(1898) L’esprit nouveau dans la vie artistique, sociale et religieuse « Introduction »
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(1898) L’esprit nouveau dans la vie artistique, sociale et religieuse « Introduction »

Introduction

L’esprit nouveau

Mon premier mot aura pour but de dissiper une équivoque.‌

Le 3 mars 1894, au cours d’une discussion provoquée par une manifestation religieuse de la rue, M. Eugène Spuller, ministre des cultes, prononçait à la tribune de la Chambre les paroles suivantes :‌

« … Il est temps — comme le dit M. Cochin, à qui je ne crains pas de m’associer en cette occasion — de s’inspirer dans les questions religieuses du principe supérieur de la tolérance… Je dis que sur ce point vous pouvez compter à la fois et sur la vigilance du gouvernement pour maintenir les droits de l’État, et sur l’esprit nouveau qui l’anime (Applaudissements répétés au centre et à droite)… Cet esprit nouveau, c’est l’esprit qui tend, dans une société aussi profondément troublée que celle-ci, à ramener tous les Français autour des idées de bon sens, de justice et de charité qui sont nécessaires à toute société qui veut vivre… » (Vifs applaudissements sur les mêmes bancs. Interruptions). ‌

Le mot fit fortune. Il est entré, depuis lors, dans le langage courant de la presse et de la politique, avec ce sens : rapprochement entre la République et l’Église, alliance de la démocratie et du catholicisme, rentrée en faveur du pouvoir religieux au sein de la société civile, restauration du règne social de Jésus. On le voit, l’esprit nouveau ainsi compris, n’est, à peu de chose près, qu’une tentative de résurrection de l’esprit ancien. C’est l’esprit de réaction.‌

Le sens que j’attribue à cette formule est totalement différent de cette interprétation singulière ; il en est même l’exact opposé. J’entends lui restituer ici son sens véritable, le seul qu’il puisse, à vrai dire, posséder : c’est l’esprit qui tend à faire triompher une nouvelle conception du monde dans l’humanité occidentale. L’esprit nouveau, à mes yeux, c’est avant tout l’esprit d’action.‌

Il me semble donc impossible qu’un malentendu subsiste à cet égard.

 

Qu’est-ce au fond que l’esprit nouveau ?

Le monde ancien — je ne dis pas le monde antique — possédait une conception de l’univers dont il s’est nourri pendant des siècles. La corruption s’y est mise. Des cerveaux se sont illuminés de conscience, pour lesquels ce qui avait été l’unique vérité devint l’erreur. L’esprit nouveau était né ; et les entrailles de l’humanité ressentent encore la douleur de cet enfantement.

Le moule, — aussi large que la vérité, aux yeux du moyen âge, indiscutablement étroit à nos yeux — dans lequel l’Europe médiévale avait enfermé le monde et l’homme, toute la vie, se trouva, au bout de huit siècles, insuffisant pour contenir l’ensemble des êtres et des choses. Des fissures s’y montrèrent d’où jaillirent au dehors des parcelles de vie prisonnière. Les bouches d’air closes et condamnées, de nouvelles fissures se produisirent à côté. On y remédia, mais inutilement. Les parois craquèrent sans cesse, et ce qui était au dedans, invinciblement attiré par l’air libre, suivit l’exemple de libération, par individualités, par groupes ou par masses. Le moule était définitivement rompu.

Certains d’entre les libérés eurent bientôt l’intuition d’une vérité nouvelle : que le monde ne pouvait être enfermé dans un moule, quel qu’il fût, et que sa réalité seule contenait toute la révélation. Découverte immense ! Le point de vue était radicalement changé. De nouveaux yeux s’ouvraient sur une nouvelle terre.‌

L’œuvre de la pensée du moyen âge fut en somme une confiscation de la réalité au profit d’une formule. Une confiscation du monde au profit de Dieu, de l’homme au profit des représentants de Dieu ici-bas. Il est douteux que l’idéalisme puisse offrir à nouveau le spectacle d’une aussi prodigieuse victoire ; il n’a pas moins fallu que l’énorme excès des matérialités de l’époque romaine pour engendrer celle-ci. Sacrifier l’immense foule des vivants à une abstraction est un héroïsme dont nous ne sentirons plus, il faut l’espérer du moins, la nécessité ; notre naïveté n’en serait plus capable. L’Europe chrétienne, en effet, eut foi dans un mythe étrange, l’un des plus singuliers parmi ceux qui présidèrent aux destins collectifs. Des centaines de millions d’hommes, d’êtres vivant, sentant et pensant, nés sur une terre identique à la nôtre, possédant les mêmes désirs que nous, pétris de la même substance, participant à la même vie, riches des mêmes énergies, se crurent, par la plus surprenante des aberrations, des condamnés à une peine irrémissible, la peine de vivre. L’humble soumission au pouvoir divin, au monarque céleste et terrestre leur parut l’unique destin de l’homme, qui ne pouvait pas même demander l’oubli de son servage à la nature, abîme grouillant de tentations et de péchés. La seule ouverture sur la joie, le seul espoir, c’était l’au-delà, la récompense après la mort, l’envol vers le Paradis. Puisque la vie naturelle devait être mauvaise, puisqu’elle n’était qu’une expiation de mystérieux crimes ancestraux, fou, criminel et impie qui aurait tenté de la transformer en vue du bonheur sur cette terre ! Il fallait souffrir pour mériter la récompense posthume, puisque Dieu avait voulu son humanité telle qu’elle était.‌

Mais le moyen-âge, dans sa foi solide et naïve, ignorait cette loi du monde moral : que toute compression engendre une dilatation, la Nature refoulée pendant des siècles, fit un jour irruption, en dépit des barrières. Sa force ne pouvait être contenue plus longtemps. L’homme, qui l’avait maudite, se sentit envahir par elle. Des impulsions de la nature au cœur de l’homme est sorti le salut, c’est-à-dire le réveil du corps, du cœur, du cerveau. En quatre siècles, l’esprit nouveau s’incarna sous trois formes principales : la Renaissance, une aube de vie païenne ; la Réforme, une aube de libre pensée ; la Révolution, une aube de vie sociale. A chacune de ces prises de conscience, l’âme médiévale s’obscurcissait, tandis que la plante humaine s’épanouissait sur sa tige.

La rentrée dans l’ordre de la réalité s’effectuait.

 

De ce que la conception nouvelle ait germé depuis près de cinq siècles dans l’esprit des penseurs d’élite, il ne s’ensuit nullement qu’elle ait triomphé en fait. Il suffit de regarder autour de soi pour reconnaître qu’élaborée depuis des siècles et virtuellement victorieuse, elle ne commence qu’à peine en ce siècle, à s’incarner dans la réalité, à passer de la spéculation de l’élite dans la pratique de la foule. Les « survivances du passé » sont infiniment longues à disparaître.

Et même, — tellement sont vivaces les forces de réaction, — après cinq siècles de pensée libre, l’esprit nouveau n’en est encore qu’aux syllabes premières ! Sa force essentielle, bien qu’elle ne se soit encore qu’incomplètement prouvée, est néanmoins suffisante pour nous donner toute confiance. Quelles que soient les apparences et en dépit de l’extrême lenteur des évolutions, il existe et il nous conduit.‌

La conception nouvelle est en voie de transformer la vie toute entière de l’homme, dont la situation dans l’ensemble du monde doit changer radicalement. Voilà l’événement capital, trop souvent méconnu et qu’il faut sans cesse rappeler. L’univers est tel aujourd’hui qu’il était il y a cinq ou dix siècles : c’est l’homme qui a changé, au moins dans sa pensée, sinon, pour le présent, dans sa vie.‌

La vie individuelle, la vie religieuse, la vie sociale de l’humanité sont entrées, depuis l’ère moderne, dans une nouvelle phase.‌

La Renaissance a été le réveil de l’individu d’Occident, sa sortie de l’ordre médiéval par son adhésion à l’antiquité remise en honneur. C’est à partir de cette époque que la libre vie de l’intelligence a repris son cours détourné par l’effort chrétien d’annihilation cérébrale, que la nature et l’esprit de l’homme ont repris contact et renouvelé leur alliance. « Pour la première fois, l’homme entre dans l’intimité de l’univers1. »

La Réforme représente le premier coup porté au dogme catholique erroné. Depuis le seizième siècle l’œuvre de démolition a pris d’énormes proportions. Ce ne sont plus des points de dogme qu’on attaque, c’est la métaphysique chrétienne toute entière qui s’écroule sous les assauts de la pensée libre.

La Révolution enfin est venue renouveler la vie sociale de l’humanité en posant les bases du droit. A travers le serf et le seigneur, elle à vu l’homme, et par-delà le pouvoir, la justice : c’est d’elle que date la cité.

Bien que pour l’immense majorité, la vie individuelle n’existe pas ou à peine, que la vie religieuse n’ait pas changé, et que la vie sociale ne soit encore qu’un espoir, il n’en est pas moins vrai qu’un esprit nouveau a déterminé l’évolution des cinq derniers siècles, ayant pour caractéristique première la rentrée de l’homme dans l’ordre naturel. Dès qu’il a connu la nature, l’homme a rejeté l’artificiel divin autrefois imposé à son ignorance. Il a reporté sur « l’univers cette même piété que l’homme pieux (ancien style), avait pour son Dieu2 ». En même temps il a pris conscience de son énergie et librement il s’est mis à vivre. « Au seizième siècle, c’était la terre qui retrouvait sa vraie place dans le ciel ; aujourd’hui c’est l’homme3… ».

Affranchissement de l’individu, retour aux voies de nature, acheminement de l’humanité vers sa propre conscience, telles sont les grandes lignes du nouveau devenir.

Vis-à-vis des attaques furieuses et réitérées : que mènent contre cette nouvelle conception de l’univers toutes les forces de réaction, il importe au premier chef, croyons-nous, de réaffirmer à toute occasion ce que nous croyons être la vérité, il n’est point de participation trop humble à un labeur aussi sacré que celui qui consiste à préparer les chemins où s’engagera l’humanité de demain.

Il y a vingt-trois ans, Edgar Quinet, le clairvoyant philosophe de l’histoire, publiait son Esprit nouveau : et aujourd’hui ses conclusions nous apparaissent encore plus nettes, plus riches de sens, plus absolues. L’âpreté de la lutte ne nous permet plus cette modération dont s’atténue l’expression de sa pensée ; nous avons besoin de vérités plus brutales et plus radicales, dont l’équivoque soit totalement absente. Mais en des jours où la formule même qu’il a imposée a pu se fausser si étrangement, son exemple nous a fortifiés.‌

Il n’est pas vain de rappeler aux insoucieux et aux dilettantes de la vie que l’avenir du monde est lié à la banqueroute ou au succès des principes dont nous venons de résumer l’esprit : triomphe de la pensée libre, respect de la réalité, élargissement de la conscience. Car nos adversaires, j’entends les êtres d’anti-évolution, avec une audace digne d’une meilleure cause, poursuivent énergiquement leur tâche de stérilisation. Pour les luttes inévitables et fécondes, il faut créer des antagonistes.

Dans les pages qui suivent, à propos d’hommes et d’événements quotidiens, j’ai fixé durant quelques instants ma pensée sur quelques uns des problèmes capitaux de la vie artistique, sociale et religieuse. A défaut de génie, la franchise est un moyen de parvenir à la mise en valeur du vrai. Et si la découverte de la vérité a l’importance positive que je lui attribue, peut-être n’aurais-je point fait, suivant mes forces, besogne inutile.‌

J’ai foi dans cette parole de Quinet : « C’est trop peu de lutter chaque jour, pour préparer le nouvel avenir, il faut encore travailler à découvrir l’esprit qui renouvellera toutes choses, dans ce monde dont nous touchons le seuil. »‌