(1769) Les deux âges du goût et du génie français sous Louis XIV et sous Louis XV pp. -532
/ 5837
(1769) Les deux âges du goût et du génie français sous Louis XIV et sous Louis XV pp. -532

A Monseigneur le comte de Saint-Florentin,
ministre et secrétaire d’état, commandeur des ordres du roi, &c.

Monseigneur,

Les Beaux Arts ne furent jamais ingrats envers leurs bienfaiteurs. Vous les protégez : c’est à eux qu’il appartient d’éterniser le souvenir de vos vertus. Ils s’en acquitteront sans doute : leur gloire est inséparable de la vôtre. La mienne, Monseigneur, me semble assu- rée, puisque vous daignez permettre à cet Ouvrage de paraître sous vos auspi ces. Je voudrois qu’il pût vivre assez long-tems pour annoncer aux derniers âges que le nôtre a eu le bonheur de posséder un Ministre ami de l’Etat & du Peuple ; un Ministre universellement ché- ri, & sensible à la douceur de l’être.

Je suis, avec le plus profond respect,

Monseigneur,
De votre grandeur,
Le très-humble & très-obéissant serviteur, La Dixmerie.

Discours préliminaire

Sur l’origine & les progrès des Sciences & des Arts, jusqu’au Regne de Louis XIV.

LE plus grand spectacle pour l’homme est celui des efforts & des progrès de l’esprit humain. C’est, peut-être, le seul avantage qui doive lui inspirer quelque orgueil. Mais souvent on apprécie mal ce qu’il importe le plus de bien apprécier. On se fait de fausses idées sur la gloire ; on oublie ce qui est utile pour s’occuper de ce qui est frappant. Si dans son Jupiter Olympien Phidias n’eût représenté que le Dieu bienfaisant pere commun des hommes, il en eût moins imposé à la multitude. Il le représenta prêt à lancer la foudre ; toute la Grece tomba aux pieds de son image.

Nous sommes encore ce qu’étaient les Grecs à cet égard. C’est peu d’être éclairés, nous voulons être éblouis. Nous le serions moins facilement si nous avions le coup d’œil plus juste. Dailleurs tout contribue à nous aveugler. Il est peu de conquérans destructeurs dont l’Histoire n’ait fait mention, & presque tous les inventeurs des arts utiles sont oubliés. Quint-Curce nous apprend qu’Alexandre brûla le Palais de Persépolis & nous laisse ignorer le nom de l’Architecte qui bâtit ce Palais. On fait que le farouche Omar dévoua aux flammes tous les livres qui tomberent en son pouvoir, & l’on ignore jusqu’au titre même de ces livres.

Les Historiens n’ont vu que trop souvent comme le vulgaire, tandis qu’ils devaient lui apprendre à mieux voir & à mieux juger. Ignoraient-ils que pour subjuguer, ou ravager une partie de la terre, il ne faut souvent que de l’audace, des complices & du bonheur ? Il faut des lumieres & du génie pour éclairer les hommes. Presque chaque peuple eut ses conquérans : très-peu de Nations peuvent se glorifier d’avoir produit des Sages. Ce nom, lui-même, fut souvent mal interprêté. L’Orient le prodigua long-tems à des hommes dont toute l’aptitude se bornait à pénétrer le sens de quelques énigmes puériles. Sept habitans de la Grece furent à la fois honorés du titre de Sages, & quelques-uns d’entre eux le mériterent. Mais d’autres qui le méritaient mieux n’en furent jamais décorés. Le premier qui ajusta quelques paroles grossieres, sur un chant non moins grossier, pour engager les hommes à se réunir & à s’entr’aider mutuellement ; celui qui inventa le premier instrument d’agriculture ; celui qui indiqua aux hommes le levier pour suppléer à leur faiblesse ; tous ceux, enfin, qui contribuerent à les rendre & plus heureux & plus instruits & meilleurs ; tous doivent être mis au rang des Sages & des bienfaiteurs de l’humanité.

Ce sont les arts utiles qui ont lié les hommes, & les arts d’agrément qui leur ont fait chérir cette union. Orphée chanta & fut écouté. On dit que ses chants adoucissaient les lions & les tigres. Il est facile de reconnaître sous cet emblême les mortels féroces qu’il arrachait à leurs cavernes.

Je ne me proposais pas de remonter ici à la premiere origine des connaissances humaines. Je voulais seulement décrire leur marche depuis leur renaissance en Europe jusqu’au siecle dernier. Mais, enfin, la famille des Arts & des Sciences m’a paru mériter une généalogie plus complette. J’essaierai d’indiquer, très-rapidement, & la souche & la filiation de ses différentes parties de la suivre dans ses émigrations ; de montrer, enfin, plus en détail, comment s’est introduite parmi nous cette famille tant de fois errante, & qui semble pour jamais bannie des lieux qui l’ont vu naître.

Son enfance dut être longue ; ses premiers pas furent bien chancelans. On ne marche pas sans hésiter au sein d’une nuit obscure, & les ténebres de l’ignorance couvraient le monde entier. L’Egypte apperçut les premieres lueurs d’un jour qui ne brilla jamais pour elle de tout son éclat. Elle donna naissance à la Géométrie, érigea la Médecine en art, égala les Chaldéens dans la connaissance des astres. Elle eut, comme eux, des monumens gigantesques, plutôt faits pour étonner les yeux que pour satisfaire le goût. Ses pyramides si fameuses, nous attestent plutôt la patience & l’esclavage de ses habitans que leurs connaissances dans l’Architecture. Ils eurent des figures colossales, mais non des statues régulieres, & toute la science de leurs Peintres consistait à tracer des hyérogliphes. On figurait les objets pour en exprimer l’idée avant que l’écriture alphabétique fût en usage. Il est même vraisemblable que telle fut l’origine du Dessin & de la Peinture. C’est à regret qu’on enleve cette invention à la jeune Dibutade. Elle a pu, d’ailleurs, la reproduire sans avoir, sans doute, consulté les hyérogliphes. Du reste, ni l’ancienne Egypte, ni la Chaldée, n’eurent jamais ni un seul Poëte, ni un seul Historien connus ; & sans les Grecs on ignorerait entiérement l’histoire de ces deux Peuples si fameux.

Les Egyptiens porterent dans la Grece une partie de leurs connaissances & furent bientôt surpassés par leurs éleves. Mais ce fut la Poésie qui brilla d’abord chez ces derniers. Ils en furent même les inventeurs. Je parle de celle qui est assujettie à certaines regles & à un rithme particulier. En général, c’est la Poésie qui paraît toujours avoir précédé les autres arts. Deux causes tendaient à la faire, sur-tout, fleurir chez les Grecs ; l’heureux tour de leur génie & l’harmonie délicieuse de leur langue.

Homere ne fut pas, sans doute, le premier Poëte qu’eût produit la Grece ; mais elle n’en produisit jamais de plus grand. Ses défauts sont de son siecle, ses beautés sont à lui. Celles d’Hésiode le cedent aux siennes & l’emporteraient sur bien d’autres. Il chanta la vie champêtre & traça des leçons d’agriculture. Il fut aussi le chantre des Dieux de la Grece qui eut presque toujours des Poëtes pour ses Théologiens.

Environ deux siecles après, on vit fleurir & l’énergique Alcée, & le délicat Anacréon, & la tendre Sapho, surnommée la dixieme Muse. Corryne, qui vint ensuite, hérita de ses talens & enleva jusqu’à cinq fois à Pindare la couronne lyrique.

On commençait à cultiver la Philosophie, cette Science qui a pour objet l’étude de l’homme, de la nature & de la vérité. Solon & Pytagore firent de grands progrès dans cette étude. Celle de l’Astronomie occupa davantage Thalès. Il est le premier qui ait prédit les éclipses, enseigné l’usage de l’étoile polaire, décrit la rondeur de la terre & l’obliquité de l’écliptique. Il fit dans la Géométrie des découvertes non moins utiles. Son successeur, Anaximandre, inventa la sphere armillaire, les cadrans solaires, & dressa le premier des cartes géographiques.

Mais ce fut le siecle de Périclès & d’Alexandre qui devint pour les Arts & les Sciences un siecle de triomphes. La Peinture eut des Apelle & des Zeuxis ; la Sculpture des Phydias, des Praxitelle, des Lysippe. On compta parmi les Historiens Thucidide, & parmi les Orateurs Isocrate & Démosthene. On vit briller sur la scene tragique le terrible Eschyle, le sublime Sophocle, & le tendre Euripide. L’enjoué Aristophane, Ménandre non moins vrai que varié dans ses caracteres, donnaient au genre comique l’agrément, le sel & l’utilité qu’il doit avoir. Aristote instruisait les hommes sur la politique, le goût & la morale. Anaxagore cherchait à pénétrer dans les vastes régions de la Métaphysique. Platon développait dans ses écrits la sagesse que Socrate avait enseignée par ses discours & son exemple.

Une foule de monumens déposent en faveur de l’Architecture Grecque. Il en existe encore differens vestiges. Nous n’en connaissons aucun de leur Musique, & sa supériorité n’est attestée que par les Historiens. Il ne nous en reste pas plus de leur peinture dont les mêmes Historiens font de si grands éloges.

Les Capitaines d’Alexandre, en partageant son Empire après sa mort, n hériterent pas tous de son penchant pour les Arts. Ils ne trouverent d’asyle qu’à la Cour de Ptolomée Philadelphe. Théocrite & Callimaque y firent fleurir la Poésie. Le premier par des ornemens champêtres, le second par cette légéreté brillante qui fait les délices du grand monde & que lui seul peut inspirer.

Dans le même tems Archimede étonnait Syracuse par ses prodiges de méchanique, & ses découvertes dans les sciences de calcul. Rome, victorieuse de Carthage, s’accoutumait enfin à la société des talens. Plaute & Térence brillaient sur la scene comique. Lucrece habillait la Physique des couleurs de la Poésie ; Catulle se bornait aux graces du sentiment ; Salluste jettait dans l’Histoire un genre d’éloquence, une force de jugement qu’elle ne connaissait pas encore & qu’elle a eu long-tems lieu d’oublier.

Là parurent aussi les Hortensius, les Ciceron, les Jule César. Ce dernier, devenu le Maître de Rome, protégea les Lettres qu’il aimait & qu’il cultivait. Auguste, son successeur, eut le même amour pour elles, & leur prêta le même appui. Il ne fut pas moins l’ami que le protecteur de Virgile & d’Horace. Il exila Ovide ; mais long-tems il l’avait comblé de faveurs. C’est dans ce siecle que la Poésie Latine est portée à son plus haut degré de perfection. Tite-Live soutient, à quelques égards, celle de l’Histoire. Il n’est plus question de grands Orateurs, & jamais les Romains ne s’appliquerent aux Sciences exactes.

Mais, sous Auguste, l’Architecture, la Sculpture & la Peinture enfanterent des chefs-d’œuvres. Il subsiste encore des monumens des deux premieres, malgré l’effort des barbares. Les productions de la troisieme ont péri sous les ruines du tems.

La mort d’Auguste entraîna, en quelque sorte la perte des Arts. Pour comble de malheur, Néron les aima, & devint l’ennemi de tout Ecrivain qui pouvait l’effacer. Il eut pour contemporains & pour victimes, Séneque, qui changea le ton de l’éloquence ; Lucain, qui fut souvent éloquent dans ses vers, & plus souvent gigantesque & ampoulé. Pétrone, licencieux & délicat ; Perse, obscur & Philosophe. Les deux derniers furent en butte à la haine du tyran, mais ils échapperent à sa vengeance.

Sous Trajan, parurent Pline le neveu, éloquent avec tant de graces ; Quintilien, qui dans ses leçons sur l’éloquence joint l’exemple au précepte ; Martial, qui mit l’Epigramme en vigueur ; Juvénal, qui aiguisa le tranchant de la Satyre ; Plutarque, à qui nous devons les vies des hommes illustres, & qui s’est illustré par elles ; Tacite, dont les annales sont un excellent cours de politique. Là, fleurirent aussi Antonin & Marc-Aurele, qui cultiverent la Philosophie dans le rang de simples particuliers, & qui la placerent avec eux sur le trône. On vit paraître, dans le même tems, Galien à qui la Médecine doit de si utiles préceptes. Ptolomée qui rectifia la Géographie & bâtit un nouveau systême du monde ; Plotin, si pénétrant dans la Métaphysique & si persuasif dans la Morale.

Le goût de l’Empereur Julien pour les Lettres ne les ranima point dans ses Etats. J’en excepte l’Eloquence. Il avait laissé le champ libre entre les Chrétiens & les Payens. Elle devint pour eux une arme dont ils firent un ample usage. Parmi les Poëtes, Claudien est le seul digne d’être compté. On lui érigea une statue même de son vivant. Mais les honneurs qu’on lui prodigua ne rappellerent point des bords du tombeau le génie poétique. L’inondation des Barbares du Nord acheva même de l’y plonger entiérement. Ils détruisirent en Italie les monumens des Arts. Ils corrompirent jusqu’au langage des vaincus & y substituerent leur propre idiome. Les Arts, enfin, n’eurent plus d’asyle que dans Constantinople, sous la protection de Justinien ; mais les disputes théologiques absorberent tout ce qu’on appellait les Sciences prophanes.

Charlemagne, qui avait chassé les Barbares & subjugué une partie de l’Europe, essaya d’en bannir la barbarie ; mais il ne put faire fleurir, même en France, les Lettres & les Arts qu’il aimait. Un Alcuin, un Scot, un Erigene, les seuls modeles que toute sa puissance pût rassembler, étaient peu propres à seconder ses vues. Après sa mort on retomba dans la premiere obscurité. La lumiere des Arts parut cependant se rallumer au sein de l’Asie. Les Arabes effectuaient ce qu’en France on avait tenté inutilement. Ils eurent des Poëtes. On cultiva parmi eux la Chymie & l’Astronomie. Il est vrai qu’ils abonderent en Alchymistes & en Astrologues. Mais ils cultiverent avec fruit la Médecine : ils porterent loin les Sciences exactes. On leur doit l’invention des chiffres numériques, usités encore aujourd’hui dans toute l’Europe. On leur doit aussi l’invention de l’Algebre, Science qui a fait faire un chemin si prompt à celles de calcul, qui en facilite les opérations, & qui même pouvait seule en rendre quelques-unes praticables.

Ce ne fut que l’aurore d’un jour promptement obscurci. L’Empire des Calyfes succomba sous l’effort des Sultans. Constantinople elle-même devint la Capitale de leurs Etats. Les faibles débris des Arts semblaient n’avoir plus d’asyle. Heureusement ils en retrouverent un dans cette même Italie d’où on les croyait bannis pour jamais. Les Médicis, devenus Souverains d’un Etat où ils furent long-tems simples citoyens, appellerent auprès d’eux tout ce que l’Orient offrait encore d’Artistes & de Sçavans ; troupeau faible, & qui exigeait un appui constant pour se reproduire. Il le trouva dans cette seule famille qui, pour le bonheur des Arts, occupait & le siege de Rome & le trône de Toscane.

Ce fut alors que les progrès répondirent aux encouragemens. Les Lettres & les Arts s’éleverent avec la même rapidité au point de la perfection. La Peinture y fut portée par Michel Ange, Raphael, le Titien, Paul Veronese & une foule d’autres Artistes qui se disputaient la palme ; dignes presque tous, en effet, de se la disputer. Le Tasse & l’Arioste, dans un genre opposé, prouverent que la Poésie Italienne s’étendait à tous les genres. Pétrarque & le Dante avaient déja commencé cette preuve.

Un Monarque, ami des Arts & digne de leurs hommages, François I, les appellait autour de son trône. Ils y accoururent ; mais cette émigration ne fut pas aussi heureuse qu’elle pouvait l’être. Une terre inculte ne répond pas toujours aux premiers soins du cultivateur. Il faut souvent plus d’une tentative pour la fertiliser, & le malheur des tems s’opposait à ces tentatives. Cependant les Arts transplantés en France y laisserent un germe qui se développa dans des tems plus favorables. Ce fut un trésor caché que François I laissa à ses successeurs. Il faut donc en rapporter l’origine à ce Prince, digne à tous égards des faveurs de la fortune qui, cependant, parut le croiser dans toutes ses entreprises.

On sait, de plus, qu’il ne se borna point à chercher ailleurs ce qui pouvait nous manquer. Il n’épargna rien pour faire valoir le peu que nous avions. L’Etranger & le Français qui eurent des talens lui furent également chers, & furent également récompensés. Voyons maintenant quelles étaient alors nos richesses naturelles dans les Arts, quelles furent les branches étrangeres qu’il y joignit, & quels ont été les progrès des unes & des autres depuis cette époque jusqu’au regne de Louis XIV, leur dernier restaurateur. Commençons par la Poésie qui, dans tous les tems & tous les lieux, précéda toujours les autres Arts, & contribua souvent à les perfectionner.

Dès le tems de la seconde race de nos Rois, on cultivait en France une sorte de Poésie dont il reste encore aujourd’hui quelques essais grossiers. La Provence & le Languedoc eurent leurs Troubadours. C’était un reste des anciens Bardes, si révérés parmi les Gaulois. On fait que l’emploi des Bardes fut de chanter dans leurs vers les faits héroïques de la Nation. Il n’y avait point alors d’autres Historiens, ni d’autre maniere d’écrire l’Histoire. Les Troubadours Provençaux chantaient aussi les faits guerriers de leur tems, & quelquefois leurs propres aventures. L’amour y entrait communément pour quelque chose ; souvent même il en fit tous les frais. De-là l’origine de la Romance. Ils mêlaient à ces vers grossiers, une Musique non moins grossiere, exécutée par les Jongleurs qui les accompagnaient. Avec ce cortege, ils parcouraient les cours des Souverains de l’Europe. Ils y étaient reçus, accueillis & récompensés. La plûpart étaient eux-mêmes d’une naissance distinguée. On trouve dans la liste de leurs noms celui de Guillaume X, Comte de Poitiers & Duc d’Aquitaine. “Tel, dit M. de Fontenelle, qui, par les partages de sa famille, n’avait que la moitié ou le quart d’un vieux château, allait quelque tems courir le monde en rimant, & revenait acquérir le reste du château”.

Ces Troubadours parurent d’abord sous le regne de Louis le Débonnaire, & devinrent célebres sous celui de Hugues Capet. Ils composaient dans l’Idiome de leur Province, c’est-à-dire en Provençal, ou en Languedocien. Alors fleurissait en Provence la Cour d’Amour, tribunal dont les Troubadours consignaient les jugemens. On commença aussi à versifier en Langue Romance, langage barbare qui ne semblait guere présager la Langue des Quinaut & des Racine. Un Comte de Champagne, Thibaut V, devenu ensuite Roi de Navarre, protégea les Poëtes & cultiva lui-même la Poésie. On l’a surnommé le Chansonnier, eu égard à ses chansons, & le Grand en faveur de ses vertus. On sait quelle fut sa passion pour la Reine Blanche de Castille, mere de Louis IX. On a cru long-tems qu’elle était l’héroïne des vers de Thibaut ; mais on en veut faire aujourd’hui un problême comme de la Corrine chantée par Ovide. Quelle que soit cette héroïne, voici comment le Prince la chantait :

Las ! si j’avais pouvoir d’oublier
Sa beauté, sa beauté, son bien dire
Et son très-doux, très-doux regarder
Finirais mon martyre ;
Mais las ! mon cœur je n’en puis ôter,
Et grand affolage
M’est d’espérer ;
Mais tel servage
Donne courage
A tout endurer.
Et puis comment, comment oublier
Sa beauté, sa beauté, son bien dire,
Et son très-doux, très-doux regarder ?
Mieux aime mon martyre.

On peut, sans doute, rapporter au même tems ces anciens fabliaux dont il reste des copies à la Bibliotheque du Roi. On y trouve les premieres traces de cette naïveté qui plaira toujours, & qui parut être long-tems le seul caractere de notre Langue.

Enfin, comme l’a dit Despréaux :

Villon sut le premier, dans ces siecles grossiers,
Débrouiller l’art confus de nos vieux Romanciers.

Villon écrivait sous le regne de Louis XI qui lui sauva la vie. Il ne fit pas de meilleurs vers que ses prédécesseurs, mais il donna plus de régularité à ce qu’il faisait. Il s’attacha, par préférence, à la Balade, sorte de Poëme inventé sous Charles V. René d’Anjou, Roi des deux Siciles & Comte de Provence, en composa dès-lors plusieurs. Un Prieur de Sainte Genevieve de Paris en donna depuis un Traité qui a pour titre, Art de dicter Balades & Rondels. On voit que le Rondeau est à-peu-près de même date que la Balade, & il faut y renvoyer aussi le Triolet. On attribue l’invention du Virelai aux Picards. Du reste, les plus grands efforts du génie consistaient alors dans quelques jeux poétiques, où l’on employait des mètres aussi différens que ridicules. Telles étaient ces différentes sortes de rime, annexée, batelée, brisée, enchaînée, couronnée, &c. Voici un exemple de la derniere.

La blanche Colombelle, belle,
Souvent je vais priant, criant ;
Mais dessous la cordelle d’elle
Me jette un œil friant, riant.

En voici un de la rime enchaînée. C’est moins un enchaînement des rimes que celui du sens & des mots.

Dieu des amans de mort me garde ;
Me gardant, donne-moi bonheur ;
En me le donnant, prends ta darde ;
En la prenant, navre son cœur.

La rime nous vient des Goths qui l’employaient dans leurs vers. Elle fait un des principaux ornemens des nôtres, & ce serait les appauvrir beaucoup que de l’en bannir. Elle supplée à la cadence des mots qui est moins sensible dans notre Langue que dans la Grecque & la Latine. On a voulu introduire la rime dans les vers Grecs & Latins ; mais elle y figure aussi mal que les ïambes & les spondées dans les vers Français du vieux Baïf.

Le regne de François I vit l’art des vers porté beaucoup plus loin par Clément Marot & Melin de Saint-Gelais, tous deux encore cités aujourd’hui. Marot avait plus d’enjouement & Saint-Gelais plus de douceur. On le surnomma l’Ovide Français. Un tel éloge paraît aujourd’hui bien outré. On se borne maintenant à lire quelques-unes de ses Epigrammes, tandis qu’on lit encore & les Epigrammes de Marot & quelques-unes de ses Epîtres.

Il se forma sous le regne de Henri II une société de sept beaux esprits qu’on nomma la Pleyade. Les prétendus astres qui la formaient ne brillerent pas tous du même éclat. On y comptait Belleau, que Ronsard a surnommé le Peintre de la nature & qui l’imitait avec assez de graces ; Ronsard lui-même, qui essaya d’enrichir notre Langue & qui la rendit encore plus barbare ; Dorat, qui obtint le surnom de Pindare Français, pour avoir fait cinquante mille vers Grecs ou Latins ; Baïf, qui essaya d’introduire dans les nôtres la cadence & la mesure des précédens ; Ponthus de Thiard, qui peignit assez vivement les erreurs & les plaisirs de l’amour ; Jodelle, qui essaya le premier de donner à la Tragédie & à la Comédie Française la forme qu’elle avait chez les anciens ; mais qui ne trouva pas, comme eux, une Langue propre à seconder son génie.

Ce Poëte eut, comme Ronsard, une imagination vive & forte. Il voulut, comme lui, suppléer à la disette de notre Langue par une foule de mots calqués sur le Grec, & qui ne servirent qu’à la rendre plus dure & plus inintelligible. C’est ce même défaut qui rend le style de du Bartas inaccessible & dégoûtant. Ronsard fut son admirateur & lui fit présent d’une plume d’or. C’était une plume de fer qu’il convenait de leur offrir à l’un & à l’autre.

Desportes purgea, en partie, notre Langue de ces expressions techniques. Ses vers ont plus de douceur, plus de facilité qu’elle ne semblait alors le pérmettre. Ils lui mériterent d’être comparé à Tibule. On lui reprochait d’avoir beaucoup emprunté des Italiens. Il eut mieux valu en faire la matiere de son éloge.

Ce Poëte fut comblé de bienfaits par Henri III, & refusa même l’Archevêché de Bordeaux que lui offrit Henri IV. Bertaud, qui l’imita dans l’élégance & la douceur de ses vers, ne l’imita point dans son refus. Il accepta l’Evêché de Seez étant déja lui-même Conseiller d’Etat. C’est de lui cette chanson qu’un bon Poëte moderne s’applaudirait d’avoir faite.

Félicité passée
Qui ne peut revenir,
Tourment de ma pensée,
Que n’ai-je, en te perdant, perdu le souvenir.
Hélas ! il ne me reste
De mes contentemens
Qu’un souvenir funeste
Qui me les convertit à toute heure en tourmens.
Le sort plein d’injustice
M’ayant, enfin, rendu
Ce reste un pur supplice,
Je serais plus heureux si j’avais tout perdu.

Il mettait aussi quelquefois beaucoup d’énergie dans ses Paraphrases des Pseaumes ; témoin cette stance où il peint l’homme injuste.

Ni pompe, ni grandeur, ni gloire, ni puissance,
Ne sauraient détourner le glaive de vengeance
Pendant dessus son chef des mains de l’Eternel,
De qui l’inévitable & sévere justice
Fait qu’il est à toute heure, en un même supplice,
Témoin, Juge & Bourreau, non moins que criminel.

Joachim du Bellai, qu’une mort prématurée empêcha seule d’être aussi Evêque, mérite, à-peu-près, les mêmes éloges que Bertaud à titre de Poëte. Il était un des sept de la Pleyade. Oh estime particuliérement ses Sonnets, genre de Poésie emprunté des Italiens, & que Saint-Gelais introduisit le premier en France.

On voit, par tous ces exemples, que les Lettres, & sur-tout la Poésie étaient encouragées & récompensées. Voici encore un autre Poëte qui leur dut la mitre & même la pourpre. C’est le fameux Cardinal du Perron. Il n’était pas aussi grand Poëte qu’il fut Courtisan délié ; mais il devint utile à ceux qui lui étaient supérieurs en talens. Ce fut lui qui fit connaître à Henri IV ceux de Malherbe, & c’est à ce dernier que la Poésie Française doit sa véritable existence. Il en a pour garant Despréaux, très-sobre en matiere d’éloges.

Enfin, Malherbe vint, & le premier en France,
Fit sentir dans les vers une juste cadence ;
D’un mot mis en sa place enseigna le pouvoir,
Et réduisit la Muse aux regles du devoir.
Par ce sage Ecrivain la Langue réparée
N’offrit plus rien de rude à l’oreille épurée.
Les stances avec grace apprirent à tomber,
Et le vers sur le vers n’osa plus enjamber.
Tout reconnut ses loix, & ce guide fidele
Aux Auteurs de ce tems sert encor de modele.
Marchez donc sur ses pas, aimez sa pureté,
Et de son tour heureux imitez la clarté.

Malherbe eut pour disciple Racan, moins châtié dans ses vers ; mais né, peut-être, avec plus de fécondité & d’élévation de génie que son Maître même. Ces deux hommes sont encore célebres de nos jours, & annoncerent par leurs écrits les progrès surprenans que la Poésie allait faire sous le regne de Louis XIV.

Elle n’en avait fait que bien peu jusqu’alors dans la partie Dramatique. L’art du théatre eut parmi nous des commencemens aussi faibles que parmi les Grecs, & tarda plus long-tems à se perfectionner. Il y avait en France des Histrions dès le tems de la premiere race. Charlemagne les chassa, attendu l’indécence de leurs mœurs & de leurs jeux. Ils ne parurent plus sur les trétaux ; mais ils s’insinuerent jusques dans les temples. Ils célébrerent dans nos anciennes Eglises la Fête des Foux, qu’on y célébra long-tems. Ils mêlaient à ces jeux des danses & des chansons également dissolues. Les Troubadours donnerent ensuite une autre sorte de spectacle ambulant, mais plus honnête. Il consistait à mettre en vers & en action quelques aventures susceptibles d’intérêt. Ces vers étaient rimés & chantés. Les Jongleurs les accompagnaient avec leurs instrumens. Le regne de ce nouveau genre dura plusieurs siecles ; mais il finit par des abus qui le firent supprimer.

Il faut des spectacles à un peuple nombreux. Les Pélerins succéderent aux Troubadours. Tout se réduisait de la part des premiers à chanter quelques mauvais Cantiques de leur composition. Bientôt on imagina de mettre en action ces Cantiques, & de-là ces jeux qui furent nommés les Mysteres. Les Acteurs prirent le titre de Confreres de la Passion, & ce mystere fut le premier qu’ils jouerent sur le théatre.

Ce ne fut pas tout. Les Confreres de la Passion s’associerent avec le Prince des Sots & ses sujets. On nommait ainsi une troupe de farceurs qui donnaient au public un spectacle plus prophane & moins absurde que le premier. Il résulta de cette association un mêlange qui égaya beaucoup les Mysteres. On accourait en foule à ce spectacle, & les Curés de cette Capitale avancerent même l’heure des vêpres pour laisser à leurs paroissiens le tems de s’y rendre.

Enfin, le Parlement interdit aux Confreres de la Passion tout ce qui avait rapport au nouveau Testament. Ils se crurent dégradés, & abandonnerent leur théatre à une troupe de Comédiens, ou plutôt de Farceurs.

La farce avait été mise à la mode par les Clercs de la Basoche. Ils étaient depuis plusieurs siecles en possession de la représenter publiquement sous le titre de Moralités. Ces Moralistes n’étaient rien moins que sérieux. On en jugera par l’ancienne Piece de l’Avocat Patelin jouée sur le théatre de la Basoche sous le regne de Charles VII. C’est de leur théatre que Brueïs a tiré la piece qui porte encore le même titre. Les traits les plus naïfs & les plus piquans que renferme la nouvelle Comédie, sont tirés de l’ancienne. Mais ces Moralistes devinrent à la fin trop satiriques. Ils furent emprisonnés, supprimés & rétablis à différentes reprises. Enfin, en 1547, une maladie contagieuse, qui désolait la Capitale, fit abolir de nouveau ce théatre, & depuis il ne s’est pas relevé.

Ce fut dans le même tems que Jodelle mit au jour ses Tragédies, les premieres qui eussent encore paru en France. On y remarque des vues plutôt que de l’exécution. Mais il fallait du génie pour voir de la forte. Jodelle a du moins posé la premiere pierre de l’édifice Dramatique. Ses grossiers successeurs les Baïf, les Hardi, les Garnier, ne contribuerent pas à l’élever beaucoup. Le Thémistocle de Duryer fait regretter que ce Poëte ait si peu connu la difficulté du genre. Mairet, qui fut célebre dans un âge où c’est beaucoup de n’être pas ignoré, fit revivre la regle des trois unités, dans le tems même que Corneille n’en faisait pas encore usage dans ses Drames. Rotrou, que Corneille appellait son Maître, était bien éloigné d’égaler un tel Disciple. Il y a des beautés dans Vinceslas ; mais il ne parut qu’après des chefs-d’œuvres faits pour l’éclipser.

Le goût décidé qu’eut le Cardinal de Richelieu pour les productions dramatiques, fut la source d’une émulation toujours favorable aux Arts qui en sont l’objet. Aucune piece composée par les cinq Auteurs ne fut digne de faire la réputation d’un seul ; mais elles firent naître à Corneille l’envie d’être couronné à part, & l’on sait quel pas il fit dans cette carriere lorsqu’il ne fut plus contraint de mesurer sa marche sur celle d’autrui.

Quant au genre comique, on a vu quelle fut son origine en France ; mais il faut attendre le règne de Louis XIV pour voir ses progrès. Jusqu’alors il n’était point sorti du ton de la farce. On y avait seulement joint un tissu d’événemens peu vraisemblables, & certains personnages ridicules qui ne peignaient aucun caractere.

Ne cherchons pas, non plus, dans les siecles antérieurs de grands vestiges d’éloquence Française. Le onzieme siecle fut ébloui & subjugué par celle de Saint Bernard. C’étaient les élans du génie dont l’art ne réglait point la marche, mais qui entraînait tout par son impétuosité. Il fit prendre les armes à trois cens mille hommes pour une entreprise qui ne réussit pas ; & ce qui prouve encore davantage, ce mauvais succès ne diminua ni l’ascendant de Bernard sur les peuples, ni leur vénération envers lui.

Il eut pour émule, & pour adversaire, le malheureux Abailard, qu’il vainquit dans une dispute théologique. Il ne l’eût pas vaincu dans la peinture des passions, qu’Abailard traçait d’après son cœur. Il faut en dire autant d’Héloïse, non moins tendre qu’Abailard, & peut-être encore plus touchante, plus expressive dans ses tableaux.

Ces trois personnes écrivirent en Latin. Il n’y avait point encore en France d’autre Langue dans laquelle on pût être éloquent. Alain Chartier essaya de l’être dans la nôtre sous le regne de Charles IX. C’était tout ce qu’on pouvait faire alors que d’essayer. Mais les efforts de cet Ecrivain furent long-tems sans imitateurs. La Chaire semblait être une ressource pour l’éloquence : elle n’en devint une que pour la boufonnerie & la naïveté cynique. Les Farceurs, chassés de nos Eglises, trouverent des émules dans nos Prédicateurs. Presque tous les imitaient dans leurs propos & dans leurs gestes. Les plus décens prêchaient comme Brantôme écrivit. Le seizieme siecle ne vit pas même supprimer ces abus. On cite encore à ce sujet les faits & gestes du petit Pere André. On joignit seulement à ces farces dogmatiques une érudition mal digérée, un mêlange perpétuel du sacré avec le prophane, & où le prophane même avait toujours la préférence.

Telle fut aussi la marche de l’éloquence du Barreau. Elle ne fut durant plusieurs siecles ni moins triviale, ni moins boufonne que celle de la Chaire. On y jetta ensuite la même bigarure, avec cette différence que les Poëtes payens étaient plus souvent cités dans la Chaire, & les PP. de l’Eglise au Barreau. Dailleurs, nulle élévation, nulle élégance ni dans l’une, ni dans l’autre. C’est Balzac qui a le premier fait voir que notre Prose était susceptible d’harmonie. Il atteignit à l’éloquence, mais il ne sut point la placer. Il voulut l’introduire dans le style épistolaire où il ne faut être qu’élégant, naturel & précis. Balzac fut traduit en ridicule, & aurait pu servir de modele s’il avait eu le tact aussi sûr qu’il eut le génie élevé.

Ce fut la protection du Cardinal de Richelieu, & l’établissement de l’Académie Française, qui acheverent de polir notre Langue. On eut des Orateurs aussi-tôt qu’on eut un langage. On avait eu des Poëtes auparavant. Je le répete encore ; la Poésie a toujours précédé les autres Arts, & servi d’aliment à l’éloquence. Il a toujours fallu, avant que de parler aux hommes le langage de la raison, apprivoiser leurs oreilles par le charme de l’harmonie.

Depuis le douzieme siecle, il s’était élevé bien des disputes scholastiques, interminables de leur nature. On y faisait intervenir Aristote pour lui faire dire ce qu’on voulait qu’il dît. Chacun le citait comme autorité & l’interprêtait à sa maniere. Les disputes de religion s’éleverent ensuite : elles désolerent l’Etat ; mais elles forcerent bien des Docteurs ignorans à s’instruire. Chacun cherchait à déterrer les vieux monumens pour s’en faire un point d’appui. Chacun finit par demeurer dans son opinion, mais, du moins, elle avait été soutenue avec plus d’ordre & de lumieres.

La seule Philosophie d’Aristote était enseignée dans les Ecoles. Il en coûta la vie, dans le seizieme siecle, au célebre & malheureux Ramus pour avoir osé s’élever contre elle. On allait même défendre d’en enseigner d’autre dans le siecle dernier, si l’arrêt burlesque, imaginé par Despréaux, n’eût pas empêché un arrêt plus sérieux d’éclore.

On avait fait un peu plus de progrès dans la Morale. Montagne & Charron, qui écrivaient il y a près de deux cens ans, sont encore lus & médités de nos jours. Le premier fut un Philosophe Praticien, plutôt qu’un subtil observateur. Il n’écrivit que d’après lui-même, sûr moyen de peindre au moins quelque chose. Son ouvrage est le tableau de son caractere, &, en général, celui de l’homme.

Charron, Peintre plus sévere & plus serieux, non moins hardi que Montagne, envisage presque toujours les objets hors de lui-même. C’est un Philosophe qui argumente, plutôt qu’un Moraliste qui applique & qui raisonne.

La Morale politique ne fut pas non plus entiérement négligée vers les derniers siecles. On vit éclore la République de Jean Bodin, qu’on peut, à bien des égards, mettre à côté de celle de Platon. L’Auteur y joint à quelques maximes impraticables, des vues nouvelles, dignes d’être adoptées. Une preuve que ce livre est encore estimé de nos jours, c’est qu’on a reproché au célebre Auteur de l’Esprit de Loix d’y avoir utilement puisé.

Dès le tems de Louis XI, l’Histoire prit une forte de forme dans les Mémoires de Comines. Jusqu’alors elle n’en avait pas dans notre Langue. Cette Langue, plus de cent ans après, parut même encore trop imparfaite au célebre de Thou pour en faire usage. Il écrivit son Histoire en Latin. Ce qui fait regretter qu’il n’ait pas encore écrit cent ans plus tard.

Brantôme, qui le précéda, mérite aussi d’être envisagé comme Historien. Sa naïveté cynique dans les détails peut faire présumer qu’il est exact sur les faits.

Ce style était en général celui de son tems. Rabelais en donna le premier l’exemple. Son Roman satyrique & licencieux fit encore des imitateurs d’un autre genre. Il est devenu presque inintelligible aujourd’hui ; il a, d’ailleurs, perdu ce qui en faisait l’à propos : cependant, il égaie encore ceux même qui ont le plus de peine à l’entendre.

Rabelais dut être flatté d’avoir pour émule une Princesse qu’un grand Roi se glorifiait d’avoir pour sœur. Les Cent Nouvelles Nouvelles de la Reine de Navarre font écrites dans le style du Pantagruel. Rien ne prouverait mieux que ces fortes d’ouvrages sont presque toujours de simples amusemens de l’esprit, & non des productions du cœur.

Il y eut des Romans en France aussi-tôt qu’on put écrire en Français. J’ai déja parlé de celui de la Rose. Il m’en resterait bien d’autres à citer. Laissons à l’écart la Bibliotheque bleue pour passer à l’Astrée de d’Urfé, Roman qui ne trouvait aucun modele dans notre Langue. Il est trop volumineux ; mais on s’égare encore avec plaisir dans les détours de ce riant paysage. D’Urfé changea le ton reçu ; il fit parler ses Bergers, quelquefois avec langueur, toujours avec décence. Nous devons à ce Roman ces volumineuses fictions qui parurent, coup sur coup, au commencement du siecle dernier. Mais, comme l’a dit le judicieux Despréaux, d’Urfé eut l’art d’ériger ses Bergers en personnages intéressans, & ses imitateurs n’ont fait des plus grands personnages que des Bergers insipides.

Il faut placer avant cette époque l’Argénis de Barclai, qui parut peu de tems après l’Astrée. On croit que cet ouvrage n’est qu’un emblême, & qu’il y avait une clef. Cette clef est perdue, & l’ouvrage se fait encore lire. C’était, dit-on, le seul Roman que Boileau estimât. Mais il jugeait aussi sévérement ces sortes de productions que les Opéra de Quinaut ; il voulait toujours analyser ce qui doit n’être que senti.

Je passe à une derniere branche de littérature qui fut aussi cultivée par nos aïeux ; c’est la Traduction. La disette des bons écrits nationnaux exigeait qu’on naturalisât certaines productions étrangeres. Mais notre Langue était encore si faible & si barbare qu’elle semblait s’y refuser entiérement. Cet obstacle fut surmonté par Amiot, autant qu’il pouvait l’être. Il traduisit Plutarque, traduit depuis par d’autres ; mais aucune de ces versions n’a fait oublier la sienne. Elle intéresse, elle se fait lire. On y reconnaît l’Auteur ancien, malgré la disproportion qu’il y avait entre sa Langue & celle du Traducteur. Au reste, Amiot eut bien des émules & n’eut pas un rival, ni dans son siecle, ni dans l’intervalle qui le sépare du regne de Louis XIV. Il fallait trop de génie pour suppléer aux défectuosités de notre Langue. Nous eûmes de bons Traducteurs lorsqu’on leur eût fourni l’équivalent de l’idiome qu’ils voulaient traduire.

Les Sciences exactes furent encore plus négligées parmi nous. On s’en tenait sur ce point, comme sur tant d’autres, à commenter Aristote. On s’en tenait aussi pour l’Astronomie au systême de Ptolomée. En Allemagne, Copernic le renversa entiérement. Au lieu de faire tourner le soleil au tour de notre petit globe, il soutint que ce grand astre est immobile au centre du monde ; que Vénus, la Terre, Mars, Jupiter & Saturne, font leur mouvement dans six cercles au tour du soleil ; mais que la Terre a un autre mouvement au tour de son axe, tandis que la Lune fait son circuit au tour de la Terre.

Ce systême, qui n’est que le développement de celui d’Aristarque de Samos, fut adopté & soutenu par Galilée. Il en couta, pour un tems, la liberté à ce Philosophe. Il ne sortit même des cachots de l’Inquisition qu’après s’être rétracté ; mais le Soleil n’en resta pas moins immobile. On doit au même Galilée l’invention du pendule simple, & à son fils, Vincent Galilée, l’art d’appliquer ce pendule aux horloges.

Le nouveau systême astronomique ne fut introduit en France que par Descartes, fortement secondé par Gassendi. Ce dernier, qui vivait loin de la Capitale, échappa à la persécution de l’Ecole ; mais peu s’en fallut qu’elle ne devînt pour Descartes ce qu’avait été l’Inquisition de Florence pour Galilée.

Le hasard avait procuré à l’Astronomie quelques découvertes utiles. Dès le treizieme siecle, un enfant Hollandais inventa le Télescope. A-peu-près dans le même tems on découvrit la Boussole ; mais on ignore à qui on en est redevable. Il paraît, cependant, que les Français en firent usage des premiers. C’est ce que fait augurer la fleur de lys qui forme son aiguille. On en saurait davantage s’il y avait eu alors des Historiens, & sur-tout, si ces Historiens eussent été de sages observateurs.

Il faut l’avouer ; jusqu’au regne de Louis XIV nous fûmes inférieurs aux Italiens dans presque toutes les parties de la Littérature & des Sciences. Ils ne nous furent pas moins supérieurs dans les beaux Arts, tels que la Peinture, la Sculpture, l’Architecture & même la Musique, partie alors la plus faible chez eux, comme elle ne le fut que trop long-tems chez nous.

Avant le quinzieme siecle on ne connaissait en France que la Peinture sur verre. François I fit venir Maître Roux & le Primatice, Peintres d’Italie, pour décorer Fontainebleau. Il se forma dans ce lieu une espece d’école de Peinture qui ne fit pas de rapides progrès. Cependant, on distingua parmi le nombre des éleves, Corneille de Lyon, du Moutier, Joannet & Jean Cousin. On voit de ce dernier un tableau du jugement universel placé dans la Sacristie des Minimes du Bois de Vincennes. Il se distingua, sur-tout, dans la partie du dessein, & fut encore meilleur Sculpteur qu’habile Peintre.

Du Breuil & Bunel, deux Peintres Français, succéderent au Primatice. Le premier décora de quatorze tableaux, peints à fresque, la chambre des poëles de Fontainebleau ; les ouvrages du second servaient d’ornement à la petite galerie du Louvre, & furent brûlés avec elle en 1660.

Ces morceaux n’étaient pas des chefs d’œuvres, mais ils offraient des beautés. L’Arts se fortifiait de jour en jour. La mort de François I, & les troubles qui suivirent son regne, replongerent la Peinture dans sa premiere inertie. Elle en sortit sous Henri IV par les travaux de Friminet, qui avait été de nouveau puiser en Italie des principes anéantis parmi nous. Sous le regne suivant, Jacques Blankard & Simon le Vouet, rapporterent de la même contrée des fruits encore plus abondans. Ils ne tarderent pas même à se multiplier. Le Vouet est regardé comme le fondateur de l’Ecole Française. Il fut très-inférieur à la plûpart de ses éleves ; mais il était le seul de son tems qu’ils pussent adopter pour Maître.

Les Arts d’imitation se suivent dans leurs progrès. Nous n’avions pas eu, avant le regne de François I, un seul Sculpteur digne d’attention. Ce Prince porta la sienne sur tout ce qui pouvait encourager la Sculpture. Il fit venir d’Italie cent vingt-quatre Statues, un grand nombre de Bustes, & fit mouler dans Rome les bas-reliefs de la Colonne Trajane, les Statues de Vénus, de Laocoon, de Commode, du Tibre, du Nil, de la Cléopâtre, du Belvedere, & en un mot, tous les chefs-d’œuvres dont il ne pouvait se procurer les originaux. On ne manqua plus en France de modeles pour se former, & bientôt on entreprit de lutter contre ces modeles. Rien de plus surprenant que la rapidité des progrès de nos premiers Sculpteurs. Ils atteignirent le but presque en entrant dans la carriere. On vit fleurir, dès le tems même de François I, un Jean Goujon, si renommé pour la sculpture en demi-bosse & les bas-reliefs. Ceux de la Fontaine des Innocens, ceux du grand Pavillon du vieux Louvre, ceux de l’Hôtel de Carnavalet ; en un mot, tous ses ouvrages, sont encore des objets d’admiration pour les connoisseurs, & d’imitation pour les plus grands Artistes. Ses Caryatides, placées dans la Salle des Cent-Suisses au vieux Louvre, ont été copiées par Sarrafin ; persuadé, sans doute, qu’il valait mieux bien imiter des chefs-d’œuvres, que de rester trop au-dessous d’eux en ne les imitant pas.

Un autre Artiste, non moins étonnant que le premier, est Germain Pilon. Plusieurs Eglises de cette Capitale sont décorées de ses ouvrages, & l’œil du connaisseur va les y chercher soigneusement. On ne se lasse point, sur-tout, d’admirer son fameux groupe des trois Graces, placé, & même un peu déplacé, dans l’Eglise des Célestins. Ces deux hommes suffiraient seuls pour prouver que l’Art de la Sculpture a été perfectionné en France. On peut les opposer aux plus grands Artistes des autres Nations. Il est même bon d’observer qu’ils vivaient dans un siecle d’ignorance où leur génie seul pouvait les guider. Eh ! qui ne fait que la perfection des Lettres contribue à celle des Arts ?

La même cause qui avait fait retomber la Peinture dans le néant, y replongea la Sculpture. Elles n’en sortirent qu’au siecle de Louis XIV pour briller avec encore plus d’éclat.

Il suffit de jetter les yeux sur quelques uns de nos anciens Temples pour juger de notre ancienne Architecture. Elle est digne, en tout sens, du nom qu’elle porte ; & malheureusement elle a survécu à la domination des Goths à qui elle doit son origine. L’ancienne Eglise de Sainte Genevieve, bâtie par Clovis, prouve qu’il était plus facile à ce Prince de les expulser de cette contrée, que d’en bannir le mauvais goût introduit par eux. Charlemagne, à qui nul ennemi ne résistait, échoua lui-même dans cette entreprise. Hugues Capet fut, à quelques égards, plus heureux ou mieux fecondé. C’est sous son regne que fut commencée l’Eglise de Notre Dame de Paris. Il se fit alors une sorte de révolution dans l’Architecture ; mais, sans toucher au genre, on outra la réforme. L’ancienne Architecture gothique était trop massive & trop pesante ; on la rendit trop légere & trop délicate ; on la surchargea d’ornemens inutiles & de mauvais goût. Cependant, on admire encore, avec raison, deux monumens gothiques élevés sous le regne de Louis IX. C’est la Sainte Chapelle de Paris & celle de Vincennes, bâties l’une & l’autre, en effet, sont remarquables par la hardiesse & la délicatesse de leur construction. Elles ont l’avantage d’étonner les yeux, plutôt que de satisfaire le goût.

Celui de François I pour les beaux Arts influa sur les progrès de l’Architecture. On vit paraître Jean Bullant, Louis de Foix & Philibert de Lorme. C’est sur les desseins & sous la conduite de ce dernier que furent bâtis le magnifique escalier de Fontaine-bleau, le Château de Meudon ; celui d’Anet sous Henri II ; celui des Tuileries sous Catherine de Médicis, de concert avec Jean Bullant. Louis de Foix fut appellé en Espagne où il construisit le superbe Palais de l’Escurial. Quelques autres Architectes Français firent briller leurs talens jusques dans Rome, & furent admirés des Artistes mêmes qui s’étaient regardés comme leurs Maîtres.

N’oublions pas le célebre Abbé de Clagny qui eut tant de part aux bâtimens ajoutés au vieux Louvre sous Henri II. C’est de lui la belle façade qui termine l’intérieur de cet édifice. On le regarde, avec raison, comme un chef-d’œuvre de délicatesse & d’élégance.

Il y eut, ensuite, jusques vers la fin du regne de Henri IV, un intervalle où l’Architecture parut languir. Ce n’est pas au milieu des guerres civiles qu’on s’occupe à bâtir des Temples, ni des Palais. Trop heureux quand la fureur des deux partis respecte les monumens qui existent.

Sous la régence de Marie de Médicis parut le fameux Jacques de Brosse. Il fut employé par cette Princesse à construire le Palais du Luxembourg, un des plus beaux que renferme cette Capitale, & l’un des plus réguliers qu’il y ait en Europe. Nous lui devons aussi le Portail de Saint Gervais, autre chef-d’œuvre qui ne laisse aucune prise à la critique, & qui ne peut recevoir trop d’éloges.

On pourrait encore citer d’autres noms, & nous avons d’autres monumens qui prouvent que l’Architecture se soutint avantageusement sous le regne de Louis XIII. Mais il étoit réservé à son successeur de la voir portée encore plus loin, & de lui fournir tous les moyens de déployer ses ressources. Sans l’occasion le génie d’un Architecte est une mine qu’on néglige de fouiller, & dont les trésors n’existent pour personne.

Il faut joindre à ces Arts connus des anciens un autre Art qu’ils ne connurent jamais. Je parle de la Gravure en taille douce. Un Orfevre de Florence l’inventa dans le quinzieme siecle. Ainsi l’Europe en est redevable aux Italiens. Ils apporterent cet Art en France sous le regne de François I ; mais ils ne nous en apporterent que les premiers élémens, ou pour mieux dire des essais informes, aussi peu propres à former de bons imitateurs qu’à faire naître l’envie de le devenir. Nos Graveurs étaient encore très-médiocres sous le regne de Henri IV. Ils se fortifierent sous celui de Louis XIII. On applaudit aux efforts de Michel Laone, de Claude Mellen, de Grégoire Huret, de Charles Audran & de quelques autres. Il ne faut pas, sur-tout, oublier le célebre Callot, qui joignit l’imagination la plus piquante, la plus vive, à la plus grande facilité de travail & d’expression. Il fut un des premiers qui entreprit de graver à l’eau forte les sujets d’une certaine étendue. Avant lui, on réservait cette méthode pour les plus petits objets. Les plus grands n’étaient jamais gravés qu’au burin. Mais la méthode introduite par Callot a trouvé de célebres imitateurs, & paraît même avoir entiérement prévalu aujourd’hui.

Il me reste à parler de la Musique, Art qui fut bien tardif à se renouveller en Europe. Toutefois, dès le douzieme siecle, Gui Aretin créa la gamme, ou l’art d’écrire la Musique. Il y joignit le contrepoint, que les anciens ne paraissent pas avoir connu. On nomme ainsi la réunion de plusieurs chants sur un seul & même sujet. C’est-là, précisément, ce qui constitue l’harmonie. Au surplus, notre Musique eut de bien faibles commencemens ; ils remontent jusqu’aux Jongleurs, forte de Musiciens, qui accompagnaient nos anciens Troubadours, & qui joignaient au chant de ces derniers le son de la vielle, de la flûte & de la guitare.

La Musique fut très-accueillie sous le regne de François I, Prince à qui nulle partie des Arts n’était indifférente. Il paraît qu’on dansait à sa Cour sur quelques airs de nos anciens Noels. On mit en musique les chansons de Marot ; on nota ses pseaumes, chantés encore aujourd’hui chez les Protestans. Nous chantons encore nous mêmes d’autres airs dont nous ignorons précisément la date ; mais qui, à coup sûr, sont d’une date ancienne. De ce nombre est l’air des Folies d’Espagne. Baïf, sous le regne de Henri III, établit dans sa maison une espece d’Académie de Musique, ou plutôt un concert que le Monarque honora souvent de sa présence. C’est le premier exemple d’un pareil établissement parmi nous. Mais il s’écoula plus de deux siecles sans que notre Musique fît aucuns progrès sensibles. Ce n’est que sous le regne de Louis XIV qu’elle a paru prendre une consistance nouvelle ; & mériter, enfin, d’être placée au nombre des beaux Arts. Dès ce tems-là même on avait écrit sur sa théorie & ses principes. Descartes & le P. Mersene les calculerent en Mathématiciens profonds ; mais des calculs ne feront jamais un Musicien. La théorie indique la route ; le génie seul peut y entrer & s’y soutenir.

Tel fut, en général, au commencement du siecle dernier, l’état de nos connaissances & de nos progrès dans tout ce qui est du ressort du génie & du goût. C’étaient de simples lueurs ; mais elles présageaient un beau jour. Il parut, & peut-être, ne sommes-nous pas encore à son déclin. Il n’est pas de jour qui n’ait deux parties. Nos Peres ont joui de la premiere ; nous jouissons de la seconde. Ils ont cueilli à tems certaines fleurs, qui ont perdu pour nous une partie de leur éclat : nous moissonnons des fruits qui n’étaient pas encore pour eux dans toute leur maturité.

C’est leur marche & la nôtre que j’ai prétendu suivre. C’est-là tout l’objet du travail que j’offre au public. J’ignore s’il approuvera la marche que j’ai moi-même suivie. Il m’eût été facile d’en adopter une autre. Mais j’ai tâché d’égayer la matiere & d’y jetter une sorte de mouvement & d’intérêt. Je n’écris pas spécialement pour ceux qui savent tout, ou plutôt qui se figurent ne rien ignorer : j’écris pour cette classe nombreuse qui fait peu de chose, qui a la bonne foi de l’avouer & qui n’en est pas moins estimable. Elle veut qu’on l’amuse en l’instruisant ; double condition difficile à remplir : il fallait du moins l’essayer. On sent que je n’ai pas dû m’appesantir sur les détails, dans un texte mis en action ; mais on trouvera dans les notes, ou plutôt dans les dissertations rejettées à la fin de l’ouvrage, tout ce qui regarde chaque genre, & que le texte ne pouvait offrir. J’ai eu l’ambition de dire beaucoup de choses & de ne pas faire un gros livre. Le public décidera si j’ai rempli l’autre.

Fautes à corriger.

I l s’est glissé à la page 395, ligne 3, une faute essentielle. Au lieu du mot Géométrie, lisez Géographie.

Même page, ligne 13, ajoutez aux noms cités, celui de M. Bellin.

Page 84, ligne 4 ; c’est un vers cité de mémoire. Substituez au second hémistiche, celui-ci : Une jeune Bergere, &c.

Page 264, ligne 9, M. Guétrie, lisez Grétry.

Page 355, ligne 15 ; c’est lui, lisez c’est de lui

Les Deux Ages du goût et du génie français,
Sous Louis XIV & sous Louis XV.

F atigué du vain bruit des troubles littéraires ;
Oubliant à la fois ces brigues, ces clameurs,
Ces ris, ces brocards, ces fureurs,
Et tant de jaloux adversaires,
Et tant de malins spectateurs,
Et tant de triomphes vulgaires,
Et tant de comiques horreurs :
Abjurant la frivole envie
D’être immortel chez nos neveux
Sans jamais connaître la vie ;
J’allais borner, enfin, mes vœux
A n’être rien, pour être heureux.
Dès-lors, plus de métromanie,
Plus de soucis ambitieux,
Plus de regrets, plus d’insomnie ;
Mais d’un air doux, officieux,
Des arts le séduisant Génie
Soudain se présente à mes yeux.
Sors, dit-il, de ta létargie ;
Viens voir sur ces bords somptueux
La Cour du Pinde réunie.
C’est-là qu’assemblant ses bureaux,
Elle examine, elle apprécie,
Et les beautés, & les défauts,
Et la science, & l’ineptie,
De tant d’Ecrivains, tous rivaux,
En mérite fort inégaux,
Et presqu’inégaux en jalousie.

Viens voir quelque chose de plus, poursuivit-il ; viens voir apprécier deux siecles qui se croyent inappréciables ; celui-ci & le dernier : viens voir établir entr’eux la prééminence, comme elle avoit été réglée entre ceux qui les ont précédés, comme elle le fera entre ceux qui doivent les suivre.

Tous les cent ans ce Sénat respectable,
S’assemble & juge, en arbitre équitable,
Ces deux voisins, ces freres ennemis.
Dans sa conduite, orgueilleux, intraitable,
Au frere aîné le jeune est peu soumis :
Tel, bien souvent, un pere vénérable
Voit ses conseils dédaignés par son fils.

Il ajouta que l’indocilité de notre siecle avait fait devancer cette cérémonie. Le Dieu des Arts se proposait de rendre nos Auteurs & nos Artistes plus modestes, plus pacifiques, moins jaloux. Je prévis que ces assises auraient le fort de certaines dictes Polonaises, ou de ces Etats dont un de nos grands Poëtes a dit :

De ces bruyans Etats le fruit le plus commun,
Est de voir tous nos maux sans en guérir aucun.

Quoi qu’il en soit, je suivis le Génie, & en peu de tems nous arrivâmes au lieu destiné pour cette assemblée. C’étoit un vaste & magnifique Palais ; car les beaux Arts préferent aujourd’hui les rives du Pactole à celles de l’Hipocrene. Ils sont devenus les enfans de l’opulence, & n’habitent plus qu’avec elle.

Là ne sont point les cabanes rustiques
Du bon Lycurgue & du sage Mentor ;
Gens ennemis de l’aisance & de l’or ;
Qui d’un État législateurs cyniques,
Pour son bonheur, le rendaient indigent ;
Chassaient le luxe. O les fins Politiques !
A ses Reclus, dans ses déserts mistiques,
Frere Pacôme en prescrivit autant.

On voyait dans ce Palais tout ce que l’industrie de deux siecles éclairés & délicats, avait pu y rassembler pour l’embellir. On y voyait aussi en personne les parties intéressées à ce grand procès, les Poëtes, les Orateurs, les Historiens, les Philosophes, les Artistes que l’un & l’autre siecle avaient produits. Ceux qu’avaient produits les siecles précédens, n’y étaient qu’en image ; leurs bustes, leurs médaillons servaient d’ornement à la galerie qui conduisait au Temple.

Dans un sombre coin du portique
Etaient suspendus les portraits
Des Villons & des Saint-Gelais,
Des Desportes & des Bellais ;
Troupe fertile en virelais,
Ballades, rondeaux, triolets,
Ou telle autre œuvre fantastique.
Du tems les efforts destructeurs
Ont peu respecté les couleurs
Qui paraient l’effigie antique
De ces très-caduques Auteurs,
Patriarches & Fondateurs
De notre Parnasse gothique.

On avait mis un peu plus en évidence les médaillons de Rabelais, de Marot & de quelques Auteurs célebres dans leur tems ; mais aujourd’hui plus cités qu’ils ne sont lus. D’ailleurs ils ne formaient qu’un hors d’œuvre. Passons au véritable objet de cette assemblée.

Elle me parut des plus tumultueuses : la présence du Dieu, celle des Génies qui l’entouraient, n’en imposait que foiblement à cette multitude. A peine eût-on distingué parmi ces clameurs, la voix du Stentor d’Homere, voix qui se faisait entendre à toute l’armée des Grecs. Ici les deux partis opposés formaient chacun autant de troupes différentes que les Arts, les Sciences & les Lettres offrent de genres différens : mais chaque troupe eût voulu avoir le pas sur toutes les autres : chaque Auteur, chaque Artiste eût voulu l’obtenir sur tous ses semblables.

Ainsi, par l’Aquilon troublés,
Dans un tumultueux orage,
On voit les flots amoncelés
S’empresser, à la fois, de frapper le rivage.

Il fallut du tems pour établir l’ordre parmi ces cohortes indociles ; mais on accorda la préséance aux Poëtes, par la raison que la Poësie a précédé tous les autres Arts & toute espece de Science. Alors j’entendis les sons éclatans de la trompette : c’était le signal pour faire approcher ceux des concurrens qui avoient osé courir la carriere épique. Divers champions du dernier siecle se mirent sur les rangs. J’apperçus, entr’autres, les Auteurs de la Pucelle, du Saint Louis, du Clovis & d’Alaric.

Je chante le vainqueur des vainqueurs de la terre(a),

disait Scuderi d’un ton amphatique & avec le geste d’un Capitan.

Tout est auguste & saint au sujet que j’embrasse(a),

ajoutait Desmarets d’un ton prophétique.

Je chante un saint guerrier & la sainte entreprise(b),

s’écriait le Pere Lemoine, d’un ton dévotement inspiré.

Je chante la Pucelle & la sainte vaillance(c),

reprenait, d’un ton rude & enroué, le vieux Chantre de Jeanne d’Arcq.

Le gothique & dur Chapelain,
Courbé sous l’énorme Pucelle,
Venait, un brevet à la main,
Supplier la troupe immortelle
De le maintenir dans ses droits,
Dans cette autorité suprême,
Qui le fit paraître autrefois
Tuteur de Corneille lui-même.
Envain, disait-il, mes frondeurs
Osaient, sur mon chef-d’œuvre Epique,
Lancer leur venin satyrique,
Je fus loué par vingt Auteurs.
Des bienfaits d’un nouvel Auguste,
Le cours fut par moi dirigé :
Si j’en fus le mieux partagé,
C’est qu’un tel partage était juste ;
Moi-même ainsi l’avais jugé.
Ah ! daignez, ô Sénat sublime,
Approuver ma décision,
Et régler sur la double cime,
Mon rang d’après ma pension.

Cette supplique fut mal reçue du Dieu, & fit rire ceux même qui avaient appellé autrefois Chapelain un grand homme. Quoi ? reprit-il, avec étonnement, est-ce ainsi qu’on accueille celui qui retira du bûcher la libératrice de cet Empire ? Savez-vous bien qu’alors

Et Marne & Seine & Loire à peine en leurs courans,
Trouvaient un boulevard franc du joug des Tyrans (a).

Ignorez-vous quelle merveille c’était que mon Héroïne ?

Le Ciel pour la former fit un rare mêlange
Des vertus d’une fille & d’un homme & d’un ange :
D’où vint après au jour cet astre des François
Qui ne fut pas un d’eux & qui fut tous les trois.

Voyez comme j’arme ma guerriere !

La sainte prend le fer par sa superbe garde,
Et vers le firmament d’un œil ferme regarde ;
Haussant la main robuste à qui l’acier luisant,
Malgré sa pesanteur, ne paraît point pesant.

C’est envain que deux braves jumeaux s’unissent à sa perte.

Ils l’attaquent ensemble, & chacun de son dard,
Avecque même effort, tirent vers même part ;
Mais leurs efforts sont vains contre la forte sainte ;
Chacun d’eux reçoit d’elle une semblable atteinte ;
Ils naquirent tous deux sous un semblable fort,
Et moururent tous deux d’une semblable mort.

Ces vers où je décris celle du brave Chabannes, ne sont-ils pas d’une belle harmonie imitative ?

Quand de trois lourds marteaux la sonnante tempête,
Par l’effort de trois bras vient fondre sur sa tête.

Et ces deux autres où je peins si noblement le trépas de Canede ?

Par le fléau tournoyant il est pris en travers,
Et loin des premiers chus s’en va cheoir à l’envers.

Et l’heureuse situation que je donne au temple de la Vertu ?

Un seul endroit y mene, & de ce seul endroit
Droite & roide est la cime & le sentier étroit.

Le bon Chapelain s’apperçut un peu tard que tout l’auditoire se bouchait les oreilles, & que la dureté de ses vers causait d’horribles convulsions à Racine, à Boileau, à Rousseau, à tous nos Poëtes élégans & harmonieux. Je vois bien, leur dit-il, que votre oreille efféminée redoute les vers mâles & forts. En voici de plus doux que j’ai daigné faire pour peindre la douce & tendre Agnès Sorel. C’est de l’albâne ; écoutez hardiment.

On voit que sur son col un double demi-globe,
Se hausse par mesure & souleve sa robe…..

De grands éclats de rire se firent entendre malgré tout le respect dû au tribunal ; ils furent approuvés par le Génie même. Arrêtez, cria-t-il au vieux rimeur, épargnez-nous les autres détails. Ce fut avec bien du regret que Chapelain obéit. Scuderi, qui se croyait toujours dans Notre-Dame-de-la-Garde(a), s’avança avec l’air d’un homme qui commande. Ma destinée est de vaincre cet Auteur, dit-il : Alaric fit oublier la Pucelle, & cela devait être ; jugez-en par ce portrait d’une Nymphe ; voyez combien il enchérit sur celui de la belle Agnès.

……..
Au milieu du bassin est une Néréïde(b)
Qui tâche d’essuyer son poil toujours humide,
Et qui semblant presser ce poil & long & beau,
En fait toujours sortir de l’écume & de l’eau.

On rit encore plus qu’on n’avait fait au portrait de la belle Agnès. Scuderi furieux, criait à pleine tête : écoutez encore ce morceau. Peut-on mieux peindre l’inquiétude où Alaric, en disparoissant, a plongé toute sa flotte ? C’est le pilote qui s’en apperçoit le premier.

Il le cherche à la proue, il le cherche à la poupe ;
Il l’appelle, il s’écrie, il éveille la troupe,
Et la troupe éveillée, apprenant son ennui,
Joint ses cris à ses cris & cherche comme lui.
Alaric, Alaric ! dit le triste équipage.
Alaric, Alaric ! replique le rivage ;
Et l’on entend alors, tant ce nom leur est cher,
Alaric, Alaric, de rocher en rocher.

Les huées qui s’éleverent dans ce moment contre l’Auteur, auraient pu étouffer les cris de cette flotte nombreuse. Il n’en fut point effraïé, & récita encore cette épitaphe de Radagaise tué dans un combat au milieu des Alpes.

Ici gît un Guerrier qui trouva peu d’égaux,
Car son cœur fut plus grand que ces murs ne sont hauts.

Paix-là, lui dit enfin le Génie dont la patience était à bout, attendez maintenant votre sort. Desmarais voulut parler ; un geste lui imposa silence. En même tems le Génie se tourna vers les Modernes, & chercha des yeux celui d’entr’eux qui pouvait reclamer la couronne épique. Il ne le chercha pas long-tems.

Illustre par mille travaux,
Voltaire, dans sa noble audace,
Disputait à chacun ses lauriers & sa place.
Il instruisait les Rois, il chantait les Héros ;
Caliope, Clio, Melpomene, Thalie,
Partageaient son hommage & ne le fixaient pas.
Jusques dans les mains d’Uranie
Il osait ravir le compas.
Tels on voit les Dieux dans Homere,
Gênés sur ce vaste hémisphere,
Franchir ses bornes en deux pas.

Il offrit au Dieu l’éloquente, la sublime Henriade ; mais ce fut de l’air d’un homme qui a plus d’un riche présent à faire. Chapelain, qui se connut toujours en bon vers, quoiqu’il en fît toujours de mauvais, avoua que le coloris de ce Poëme eût été d’une grande ressource pour sa Pucelle. Avouez aussi, disait-il au Poëte, que si j’eus le malheur de rimer durement, j’eus le bonheur de bien mettre en jeu les ressorts de l’Epopée ? Je connus, je sus employer la grande machine, & si jamais les vers peuvent être comptés pour rien dans un Poëme Epique, le mien sera placé au rang des chefs-d’œuvres. Mais, reprenait l’Auteur moderne, ignorez-vous que j’ai moi-même fait une Pucelle dont les ressorts sont très-actifs, & dont les vers ne sont pas durs ? Ah ! reprit Chapelain, c’est un grief dont je veux me plaindre au tribunal. Vous avez cherché à rendre infiniment ridicule un sujet tout héroïque. Il allait commencer un long & dur exposé du fait. Je sais de quoi il s’agit, interrompit le Dieu des Arts ; l’Auteur n’a rien fait sans me consulter : il a traité gaiement ce que vous traitâtes avec trop de sérieux ; mais votre sublime est souvent burlesque, & son burlesque est souvent sublime.

Le Jésuite Lemoine, toujours conduit par son imagination bouillante & déréglée, voulut aussi prendre part à cette dispute ; il osa reprocher au Chantre de Henri IV, de n’être que l’Historien de son Héros. Il lui cita pour précepte ces vers du Législateur de notre Parnasse.

….. La Poësie Epique,
Dans le cours triomphant de la narration,
Se soutient par la fable & vit de fiction(a).

Voilà, poursuivit-il, ce que vous deviez faire & ce que vous n’avez point fait ; & voilà ce que je me suis bien gardé d’oublier dans ma couronne reconquise ; car,

Le projet en fut grand, plus grand en fut l’ouvrage (b) ;
L’enfer mit contre i ruse & force en usage ;
Il fit des Régimens de fantômes armés ;
Il mit en Bastions les Elémens charmés :
Et dans un camp de feu que les Démons formerent,
Avecque les Sultans les Monstres se rangerent.
Mais le saint Roi vainquit Sultans, Monstres, Démons,
Fit de sang & de morts des fleuves & des monts, &c.

Avouez, poursuivit Lemoine, que c’est là faire un véritable usage du merveilleux ? Je l’avoue, lui dit le Poëte moderne, & vous savez quel en fut le succès. J’admire aussi beaucoup l’art avec lequel vous employez l’histoire de Judith. Lisamante, une de vos héroïnes, coupe noblement la tête au Sultan Mélédin, comme la veuve Béthulienne la coupa au Général de Nabuchodonosor. Les circonstances, le fait, sont absolument les mêmes. Voilà ce qui s’appelle tirer parti de ses lectures. Un de mes personnages lit également l’histoire de Judith & se souvient de l’avoir lue ; mais je n’en fais pas un de mes Héros.

Alors un petit homme qui s’était tapi dans un coin pour tout entendre & rire de tout ce qu’il entendrait, éleva sa voix de fausset ; c’était Scarron. Il adressa la parole aux détracteurs du Poëte moderne. Je suis de votre avis, leur dit-il, & voici ma raison pour en être. J’ai voulu travestir la Henriade comme j’ai travesti l’Enéide : j’espérais égayer le loisir des neuf sœurs qu’un éternel sublime ennuie quelquefois. Je me suis trompé ; la Henriade ne prête point au burlesque : je n’y vois ni statue qui défend les Villes, ni cheval de bois qui les prend, ni anges qui luttent contre les diables, ni Dieux qui se mesurent avec les hommes, ni mortels qui blessent les Dieux, & même les plus belles Déesses. Que faire d’un Héros qui s’avise d’être toujours Héros ? qui ne pleure pas au milieu d’une tempête, & qui pleure en apprenant que ceux qui lui ferment l’entrée de sa maison, meurent de faim ?

Le Dieu ne fit guere plus d’attention à ce discours qu’à ceux qui l’avaient occasionné. Il blâma Chapelain d’avoir osé faire une égale violence à Minerve & à la Pucelle. Il relégua le Poëme d’Alaric chez les Vandales qu’il célebre. Il plaignit l’Auteur du Clovis d’avoir manqué de génie en traitant un sujet si digne par lui-même d’être bien traité. Il reprocha à l’Auteur du Saint Louis, & la hardiesse bizarre de sa marche, & le défaut de correction dans son style, & le défaut de goût dans ses détails. Enfin il couronna le Chantre du grand Henri des mêmes lauriers qui décorent le front d’Homere, de Virgile & du Taffe. Par-là, il décidait que le Poëte moderne avait eu raison de ne se livrer que modérément à la fiction, & que les Poëtes anciens avaient eu raison d’en faire un ample usage.

Ainsi, le prix de l’Epopée fut adjugé à notre siecle, & un triomphe de cette nature pouvait facilement suppléer à d’autres a-1. Une Amazone littéraire vint encore à l’appui de cette favorable décision.

De graces, de talens digne & rare assemblage,
Captivant, à la fois, l’esprit, le cœur, les yeux,
Sous un attirail belliqueux
Je vis paraître du Boccage.
Elle qui, dédaignant de vulgaires travaux,
Emboucha de Milton la trompette éclatante,
Et, dans sa carriere brillante,
Ne voit point de rivale, & voit peu de rivaux.

En effet, nulle autre Emule ne se présenta ni pour la combattre, ni pour la seconder. Elle parut recevoir encore un nouveau lustre des lauriers dont le Dieu la couronna. Il l’exhorta en même tems à démentir toujours par des travaux nobles & utiles, la frivolité attachée à son sexe ; tandis qu’un sexe né pour les travaux solides ne se livrait que trop souvent au frivole.

Boileau qui, jusqu’à ce moment, avait eu la modestie de se tenir à l’écart, s’avança alors muni de son Poëme du Lutrin. Lui-même ne le soupçonnait pas d’être un Poëme Epique ; il ne l’offrait que comme un ingénieux badinage où il avait fait preuve de talent, d’esprit & de génie. A sa rencontre s’avançait, d’un air timide, un rival digne de lui ; c’était le charmant Auteur du Ververt, autre badinage poëtique, égal au Lutrin par le mérite de l’expression, & supérieur à ce Poëme par l’agrément du sujet.

D’une main légere & badine,
L’ingénieux, le séduisant Gresset,
Figurait à nos yeux l’immortel Perroquet
De la troupe visitandine ;
Ses erreurs, sa saine doctrine,
Son jargon militaire, & son dévot caquet.
A cet élégant badinage
Succede le riant tableau
De son pédantesque hermitage :
Les Graces, les Talens conduisent son pinceau.
Enfin, d’un crayon plus sévere,
Il trace du Méchant le mordant caractere,
Ses mensonges adroits, ses comiques noirceurs.
Mais d’un sommeil épidémique
Il n’est point garanti par ses succès flatteurs.
Il s’endort, couronné de lauriers & de fleurs,
Dans un fauteuil académique.

Boileau, qui fit des vers toute sa vie, reprochait à Gresset d’avoir si-tôt cessé d’en faire. Pourquoi, lui disait-il, mettre ainsi à l’écart l’instrument de votre gloire & de votre fortune ? Pourquoi, sur-tout, regretter d’avoir fait Sidnei & le Méchant ? Passe encore pour Edouard. En parlant ainsi, il lui remit une des deux couronnes que le Génie venait de lui donner, & garda l’autre pour lui. C’était remplir l’intention du tribunal ; c’était aussi en faveur du droit d’aînesse qu’il avait chargé Boileau de ce partage.

Ce critique sévere, qui avait mal mené tant d’Ecrivains de son siecle, n’était guere mieux traité par ceux du nôtre. On lui reprochait hautement de n’avoir ni chaleur, ni génie ; d’être plus versificateur que Poëte, plus imitateur qu’inventeur, plus exact qu’aisé dans ses vers. Non, lui criait hardiment un d’entr’eux :

Jamais un vers n’est parti de ton cœur.

Ce qui mortifia le plus Boileau, fut de voir plus d’un moderne estimable applaudir à cette vive apostrophe. Il ranime alors sa verve satyrique, & s’écrie en s’adressant à ses détracteurs :

Vainement contre moi votre ligue conspire ;
Je regne, & mes travaux ont fondé mon empire :
Ils ont réglé mon rang, ils attestent mes droits ;
Mes préceptes pour vous seront toujours des loix ;
Et tandis qu’en mes vers votre audace indiscrette
Ne voit qu’un froid rimeur & jamais un Poëte,
D’autres plus éclairés, plus sages, moins hautains,
Sur mes heureux tableaux régleront leurs desseins ;
Y puiseront cet art de peindre avec justesse,
De louer sans fadeur, de rimer sans rudesse ;
De placer, sans effort, dans des cadres bornés,
Ces portraits, ces détails, l’un de l’autre étonnés :
D’étendre ou de créer, digne essor du génie ;
D’unir l’esprit au goût, la force à l’harmonie :
Ils y reconnaîtront cet ascendant vainqueur,
Qui de tant d’Ecrivains me rendit la terreur,
Et me fait dédaigner, tel enfin qu’il puisse être,
Le disciple indiscret qui veut juger son Maître.

On voit par-là que si Boileau avait perdu de sa vigueur d’expression, sa hauteur était du moins toujours la même. Pour la justifier, il offrit à ses juges son Art Poétique, ce chef-d’œuvre de notre langue & de notre Poésie, auquel notre Poésie & notre langue semblaient également se refuser, & où l’exemple se trouve toujours uni au précepte. Aucune voix ne s’éleva contre le mérite de cette production : elle fut même respectée par les Ecrivains de ce siecle ; mais elle fit naître quelque rumeur parmi les contemporains du Poëte. Les uns se plaignaient de ce qu’il s’était souvenu d’eux ; les autres de ce qu’il avait paru les mettre en oubli. Du nombre des premiers étaient Scuderi & Brébeuf, également furieux qu’il les citât comme des modèles à éviter. Du nombre des seconds étaient Quinaut & Lafontaine, également surpris qu’il n’eût pas même parlé du genre où ils devaient être cités comme des modeles à suivre. Le Dieu n’en était guere moins étonné qu’eux-mêmes. Il déclara que cette double omission était une double faute dans ce chef-d’œuvre ; mais que les écrits de ces deux grands hommes y supplééroient.

Un de nos contemporains(a), qui a chanté l’art du Peintre comme Boileau a chanté l’art du Poëte, ne s’avançait à la rencontre d’un si redoutable rival qu’avec une modeste défiance. Il avouait que sans l’Art Poétique il n’eût peut-être jamais entrepris l’Art de peindre. Mais, disait-il à Despréaux, vous eûtes sur moi plus d’un avantage : vous chantiez un Art qui est le vôtre ; celui que j’ai chanté n’est pas le mien : vous parliez le langage de votre patrie ; il me fallut parler un idiome étranger : vous n’eûtes à vaincre que les difficultés de la rime & de l’expression : j’eus les mêmes difficultés à combattre, & bien des méprises à éviter. C’est dequoi Despréaux convenait, & il avouait, de plus, qu’à travers tant de ronces, le Poëte moderne avait su répandre libéralement des fleurs. Enfin, le tribunal décida que ce Poëme était également bon à consulter & à lire.

Il fit un accueil distingué au jeune Auteur du Poëme sur la Déclamation,(a) sujet agréable & que le Poëte a décoré des couleurs d’une Poésie facile & brillante. Le Génie comique récitait avec complaisance le portrait d’une de ses plus cheres favorites. Il appuyait singulierement sur ces vers :

Il me semble la voir,(b) l’œil brillant de gaité,
Parler, agir, marcher avec légéreté ;
Piquante sans apprêt, & vive sans grimace,
A chaque mouvement acquérir une grace,
Sourire, s’exprimer, se faire avec esprit,
Joindre le jeu muet à l’éclair du débit,
Nuancer tous ses tons, varier sa figure,
Rendre l’art naturel & parer la nature.

Le Génie tragique n’était pas moins affecté de celui-ci ; il y reconnoissait une Actrice que lui-même semble inspirer.

Son geste est un éclair, ses yeux lancent la foudre(a).

Arrêtez ! criait à cet Auteur un Ecrivain du dernier siecle, remportez cette bagatelle. Que m’importe vos vers sur la déclamation théatrale ? Voici mon Art de prêcher. C’est-là ce qui s’appelle un sujet heureusement choisi : le tribunal décidera s’il est bien traité. A ces mots je reconnus l’Abbé de Villiers. Le tribunal décida que l’Auteur n’avait point dû écrire en vers sur un Art qui exclut de ses productions & les vers & toute espece de Poésie. Du reste, il lui pardonna cette faute de jugement en faveur de quelques morceaux qu’on regretterait de voir écrits en prose.

L’Auteur du Poëme sur les Merveilles de la Nature (b), n’eut à combattre aucun Ecrivain du siecle passé : nul d’entr’eux n’avait fourni la même carriere. Il fut loué, & pour avoir osé l’entreprendre, & pour n’être point resté trop au-dessous d’une telle entreprise. Divers morceaux de son ouvrage furent lus avec applaudissement : on regretta, cependant, que ses talens n’eussent pas eu lieu de se perfectionner dans la Capitale. Une Muse qui n’a jamais quitté la Province, est une femme qui dans son extérieur conserve nécessairement un vernis provincial.

Le nom de Racine se fit entendre : je regardai avec empressement ; ce n’était point le rival de Corneille ; c’était un de nos contemporains qui a prouvé que le fils d’un grand homme ne dégénerait pas toujours(a).

Sur les pas de son pere il semait quelques fleurs ;
Mais bientôt, saisissant la trompette sacrée,
Du souverain des Dieux il chantait les grandeurs,
Et méritait, enfin, les sublimes honneurs
Et du Pinde & de l’Empirée.

Lui-même parut, toutefois, douter de ce qu’il valait : il répétait souvent ces deux vers qui sont de lui :

O peres trop fameux, que vos noms triomphans
Sont un pesant fardeau pour vos faibles enfans !

Quelques Molinistes lui en firent une sévere application : il était naturel que le Poëme de la Grace leur parût mauvais. Oui, disaient-ils, cet Auteur a frappé quelques-uns de ses vers au même coin que l’Auteur d’Athalie ; mais il les a toujours battus à froid ; son style manque de chaleur & de mouvement ; ses beautés sentent le travail & l’apprêt : enfin il les doit plus à son goût qu’à son génie. On s’arrêta peu à cette critique. Le Dieu décida même que si le génie s’était souvent passé des secours du goût, jamais le goût, sans le génie, n’avait produit de beautés réelles. Il ajouta que celles qu’on osait blâmer dans cet Auteur, étaient presque toutes le fruit de l’un & de l’autre.

Là parut aussi, avec le plus grand éclat, un Cardinal qui tirait son moindre lustre de la pourpre Romaine(a). C’était l’éloquent Auteur de l’anti-Lucrece, ouvrage où Lucrece est si heureusement combattu dans sa propre Langue. Sans ce motif, & la maniere supérieure dont l’objet est rempli, le Dieu alloit désapprouver l’usage de ces armes étrangeres. Il ne l’approuva même que pour cette fois seulement. Il décida qu’un Poëte, né en France, ne devait point emprunter le langage Latin pour parler à des Français. Epargnez, disait-il,

Epargnez cet injuste outrage
A l’Idiôme que par choix,
Sur les débris du vieux Gaulois,
Je combinai pour mon usage.
Faut-il annoncer les exploits
D’un Héros qui vole au carnage ?
Voulez-vous des champs, ou des bois,
Nous tracer la paisible image ;
Vanter & l’amour & ses loix,
Ou condamner son esclavage ?
Sans rien craindre, élevez la voix,
Et parlez-moi votre langage.
Homere, dont les doctes chants,
Des Héros de la Grece antique,
Illustraient les faits éclatans ;
Dans son ivresse poétique,
Eut-il recours à des accens
Inconnus au sein de l’Attique ?
Celui qui chanta les destins
De ce dévot rempli d’adresse,
Transfuge sur les bords Latins,
Fuyant les Grecs & sa Maîtresse ;
Virgile, malgré la richesse
De ses tableaux toujours divins,
Eût-il enchanté les Romains
Avec les accens de la Grece ?
Ovide eût envain soupiré
Pour sa Julie, un peu volage,
Si dans un langage ignoré,
Il eût exprimé son hommage.
Contre ce pédantesque abus,
La raison devrait vous défendre.
Quittez des travaux superflus :
Horace n’y peut rien entendre,
Comme vous ne l’entendez plus.

Les Rapin, les la Rue, les Commire, les Menage & tant d’autres calculateurs d’ïambes & de spondées, ne goûterent pas volontiers cette leçon. Despréaux, qui les avait frondés de son vivant, ne les épargna point dans cette rencontre. On a, disait-il au P. Rapin, on a osé comparer vos Jardins aux Géorgiques de Virgile ; mais les Laboureurs d’Italie pouvaient lire le Poëte de Mantoue ; & Antoine, mon Jardinier, qui lisait mes Epîtres, n’a jamais pû lire votre Poëme. Il n’en est pas moins vrai que mon Jardin d’Auteuil fut très-bien cultivé.

Quelques Peintres firent le même reproche à Dufresnoi qui, pour leur tracer des leçons, avait eu recours à la Langue d’Horace. Ils le blâmerent de leur avoir supposé des connaissances qu’ils n’avaient pas. Il les blâma, de son côté, de n’avoir pas eu les connaissances qu’il leur supposait a-2.

Santeuil, qui croyait ses Hymnes supérieures à toutes les Odes Grecques, Latines & Françaises, ne rabattit rien de ses prétentions : il demanda la couronne due au meilleur des Poëtes Lyriques. Il fallait bien, dit-il, que je fisse des Hymnes en Latin ; les eût-on chantées dans nos Temples, si je les eusse faites en Français ? On ne trouva point cette raison déplacée ; mais il n’eût pas la couronne.

Je vis paraître alors un homme à qui je l’eusse décernée sans scrupule. C’étoit l’harmonieux, le sublime Rousseau. Il s’avançait suivi de quelques Disciples, & ne paraissait craindre aucun rival dans l’un ni dans l’autre siecle. Eh ! quel autre, en effet, réunit jamais dans ce genre tant de justesse à tant d’élévation, tant d’élégance à tant de force, porta aussi haut son vol, & le soutint aussi vigoureusement ?

Tel, dédaignant notre hémisphere,
L’intrépide oiseau du tonnerre
S’éleve & plane au haut des Cieux ;
Ou, toujours loin de notre vue,
Sur un rocher qui fend la nue,
Suspend son vol audacieux.

Quelques cris se firent entendre. Divers Auteurs du dernier siecle reclamaient Rousseau comme leur contemporain. Il l’est par ses meilleurs ouvrages, disaient-ils, & il n’appartient au siecle suivant que par ses malheurs. Ils en citaient pour preuve la fin de son épitaphe :

Il fut trente ans digne d’envie,
Et trente ans digne de pitié.

Ils y joignaient l’opinion d’un célebre Auteur moderne qui en avait jugé ainsi ; mais sa décision ne fut point prise au pied de la lettre, & à tout prendre Rousseau nous fut adjugé.

Lamothe, qu’on a tant loué dans quelques livres, & tant de fois couronné dans quelques Académies, parut aussi tenant à la main le recueil de ses Odes Philosophiques & Métaphysiques. Le Dieu ne rejetta point son hommage ; il déclara seulement que si l’Auteur n’eût écrit qu’en prose, cette Philosophie & cette Morale suffiraient : mais, ajouta le Génie, Rousseau n’oublia jamais qu’il écrivait en vers. Il est grand Peintre, grand Poëte, & cela suffit.

On distingua, toutefois, parmi les Odes de Lamothe, Pindare aux Enfers, l’Eloquence, & quelques-autres. La plupart des nouvelles Odes sacrées attirerent les suffrages du tribunal. Il accueillit avec la même distinction, diverses productions lyriques de différens Auteurs : telles que les Rois, l’Enthousiasme, le Jeu, &c. Plusieurs jeunes gens lui offraient aussi certaines Odes couronnées dans quelques Académies. Observez, disaient-ils, que chaque vers a la mesure prescrite par les regles, & chaque ode le nombre de vers prescrits par le programe. Comptez : ils ne sont ni en-deçà de 80, ni au-delà de 100. Le Dieu pour toute réponse leur montra l’illustre Rousseau, en les exhortant à se modéler sur ce fameux Lyrique qu’aucune Académie n’a jamais couronné. Il le fut alors par le Génie même, de l’aveu de tout le tribunal, & sans qu’aucun de ses adversaires osât en murmurer.

Par-là, notre siecle au prix de l’Epopée, unit celui de l’Odea-3. Je doutai pour lui d’un égal succès en voyant le Génie tragique faire signe à ses favoris d’avancer.

Soudain s’offrent à mes regards
Ces deux fameux Rivaux, de tant d’autres l’exemple.
Tous deux sont immortels, & le temple des Arts
Semble être devenu leur temple.

Corneille & Racine avaient une suite assez nombreuse. J’apperçus dans la foule un homme qui s’efforçait d’en sortir. C’était Scuderi. A titre de Militaire, il prétendait conduire la troupe. Il citait & ses hauts faits d’armes, & les cinq Portiers étouffés aux représentations de l’Amour Tyrannique. D’autre part, Thomas Corneille montrait une liste des représentations de Tymocrate. Pradon montrait sa Phedre & le Sonnet de Madame Deshoulieres. Campistron répétait divers morceaux de ses Tragédies ; morceaux que le jeu de Baron avait sçu faire paraître excellens ; mais qui parurent tels qu’ils étaient dans la bouche de leur Auteur. D’autres Poëtes moins connus encore que ces derniers, marquaient encore plus d’ambition de figurer aux premiers rangs. Il fallut que le tribunal établît la subordination parmi cette cohorte. On obéit à la fin ; mais, selon l’usage, on murmura en obéissant.

La Troupe des modernes avançait de son côté. Elle était conduite par les Auteurs de Rhadamiste & d’Œdipe. Nul de ceux qui les suivaient ne parut leur disputer la prééminence ; mais chacun se l’attribuait sur tous les autres. Il y eut, par cette raison, peu d’ordre dans la marche : il eût fallu trop de tems pour l’établir, & je ne les place ici moi-même que comme le hasard les offrit à mes yeux.

Je distinguai parmi le nombre l’élégant Auteur de Didon : Piece que Racine eût facilement adoptée.

Il sçut corriger à propos
Les traits de ce caffard Enée
Fourbe comme quatre dévots ;
Lui qu’une Reine subornée
Prit pour le plus grand des Héros.
Il fuit, telle est sa destinée ;
Mais il combat avant de fuir :
Et cette veuve abandonnée,
De ses feux n’a plus à rougir.
Seulement, en femme irritée,
Elle s’obstine à se punir,
D’être par un ingrat quittée,
Pour n’avoir pu le prévenir.

Là parurent aussi divers Ecrivains qui ont parcouru plus ou moins souvent, plus ou moins heureusement cette carriere. Le Dieu accueillait avec distinction Lagrange Chancel qui ne fut Poëte que dans ses libelles ; mais qui sçut être intéressant dans Ino & Mélicerte ; & l’Auteur de Gustave, Drame où les incidens sont un peu prodigués ; mais où chaque personnage ne dit que ce qu’il doit dire : & l’Auteur de Philodete, Ouvrage où le Poëte ne sacrifie qu’à des beautés réelles & susceptibles d’examen : & celui d’Iphigénie en Tauride, tableau où l’on reconnaît la touche d’un pinceau quelquefois dur ; mais toujours plein de chaleur & d’énergie : & celui de Venise sauvée, imitation qui peut servir de modèle, & qui en est un d’action théatrale : & le Peintre du Siege de Calais, monument de patriotisme ; & d’autres émules d’un âge peu avancé ; mais dont les premiers pas dans cette arène furent marqués par des succès. Quelques jeunes athletes, qui avaient essuyé des revers, ne furent pas même exclus de ce concours. On les y admit, non pour ce qu’ils avaient fait, mais pour ce qu’ils promettaient de faire.

L’un brille par le coloris,
L’autre oppose à cet avantage
Des plans artistement saisis.
Tous satisfaits de leur partage ;
Mais plus certains d’être applaudis
Si, pour hâter notre suffrage,
Leurs talens étaient réunis.

Telle fut à-peu-près la disposition des deux troupes. Elles resterent en présence l’une de l’autre, ayant leurs chefs en avant. Corneille & Racine me parurent envisager l’Auteur de Zaïre & celui de Radhamiste comme deux rivaux dignes d’eux. Celui-ci attirait, en particulier, l’attention de Corneille qui fut toujours plus frappé de l’énergie d’un tableau que de la suavité de son coloris.

De l’implacable Atrée épuisant la fureur,
Le mâle Crébillon ravit notre suffrage.
Tyran impérieux, prodigue de carnage,
Il nous soumet par la terreur.

Il avait, de plus, l’avantage de s’être frayé une route nouvelle dans une carriere où Corneille & Racine l’avaient devancé. Quant à lui, il annonçait peu de prétentions. Il croyait sa cause douteuse, & n’en était pas moins tranquille sur l’événement. Je ne remarquai pas le même flegme dans son illustre Collègue, malgré toutes les raisons qu’il avait de se rassurer & quoiqu’il ne crût pas sa cause extrêmement litigieuse. Alors le Poëte Lafosse éleva la voix. Il se croyait fort supérieur à tous les Tragiques de ce siecle, par la raison qu’il jugeait son Manlius égal aux meilleures Tragédies de Corneille. Il n’était pas même le seul qui en jugeât ainsi. A quoi bon vous compromettre ? disait-il à l’Auteur de Rodogune ; laissez agir votre éleve. Il vous rendra bon compte de tout. Corneille essaya envain de modérer cette ardeur. Déja Lafosse allait déclamer la prose de l’Abbé de Saint-Réal mise en vers, quand le Génie l’arrêta. Votre ouvrage m’est connu, lui dit-il : c’est un drame admirable, autant qu’une conjuration républicaine peut le permettre : mais il ne vous donne pas droit de parler quand Corneille juge encore à propos de se taire.

Campistron, qui croyait lui-même avoir égalé Racine, osa citer à haute voix son Andronic, si souvent reproduit sur la scene, & son Alcibiade qui s’y montre de tems à autre. Le Génie lui conseilla de ne parler que de Tyridate qui ne s’y montre presque jamais.

Thomas Corneille, n’osant plus parler de Timocrate, cita & le Comte d’Essex & Ariane. Pour cette derniere, lui cria un Moderne, oubliez-la comme tant d’autres. Ignorez-vous que la retraite d’une Actrice célêbre vient de causer la sienne ? Votre Comte d’Essex doit un peu plus à son propre mérite ; mais il doit encore davantage à l’ambition qu’eurent certains débutans de paraître sous un habit à la moderne & décorés d’un cordon.

Plusieurs voix allaient se confondre. Scuderi, Pradon, la Calprenede, & quelques-autres, allaient parler tous à la fois. Le Dieu leur imposa silence, en même tems, & pour toujours.

J’attendais avec impatience que Corneille prît la parole. Corneille, me disois-je, si habile à faire parler & raisonner ses personnages, renoncerait-il à cette faculté pour lui-même ? Je me flattais de le voir porter l’argument & la replique aussi loin que dans Sertorius & dans Cinna. Quelle fut ma surprise de l’entendre s’exprimer ainsi, en s’adressant à ses deux modernes Rivaux.

Ces Romains si vantés, & si dignes de l’être,
Semblent tous, à ma voix, reprendre un nouvel-être.
J’exprimai, sans effort, leurs mâles sentimens :
Je leur prêtai mon ame ; ils parurent trop grands.
Mais il faut l’avouer ; Guerrier, ou Politique,
Plus altier que touchant, plus pompeux que tragique,
Balançant, à mon gré, le destin des Etats,
J’étonne un spectateur & ne l’attendris pas.
Un démon plus heureux vous guide & vous inspire.
On admire Brutus ; on pleure avec Zaïre.
Electre dans les fers aux cœurs donne la loi.
L’inéxorable Atrée y porte un juste effroi.
Je vous ouvris la route, & votre noble audace
De la barriere au terme a sçu franchir l’espace.
Vous m’eussiez égalé sans être mes Rivaux :
Vous m’avez surpassé ; vous êtes mes égaux.

Il me parut que tout le tribunal adoptait cette décision. Les deux Tragiques modernes allaient s’y refuser par modestie, quand Racine prit la parole. Ce fut à-peu-près en ces termes qu’il s’énonça :

D’un tyrannique amour trop esclave moi-même,
J’en fis de mes travaux le mobile suprême.
Là tout Héros soupire & vante son ardeur.
Heureux si quelquefois une molle langueur,
Du tragique en mes vers détruisant l’énergie,
Ne déguisait un drame en plaintive élégie :
Si, variant l’essor d’un élégant pinceau,
Tant de portraits brillans formaient plus d’un tableau !
Toutefois, dans sa rage Athalie implacable ;
Phedre, en proie aux remords, & malgré soi coupable ;
A comat & Burrhus, Oreste, Agamemnon,
Sur le plus haut du Pinde ont illustré mon nom.
Vingt fois j’ai triomphé sans souffrir de défaite.
Un triomphe plus grand signala ma retraite.
Que dis-je ? Si mon cœur, plus ferme en ses projets,
D’une injuste cabale eût dédaigné les traits ;
Peut-être, de nouveau rentré dans la carriere,
En eussai-je à tout autre interdit la barriere ;
Et peut-être ma main, par de plus nobles coups,
Eût moissonné ce champ si fertile pour vous.

Aucun de ceux à qui Racine parlait ne parut douter de ce que ce grand homme aurait pu faire ; mais le Dieu déclara que chacun serait jugé d’après ce qu’il avait fait. On décida que Racine s’était parfaitement bien jugé lui-même : que ce grand Poëte était en même tems un grand Peintre ; mais que son pinceau avait souvent plus d’élégance que de fierté, ses desseins plus de correction que de hardiesse ; qu’il ne dédaigna point assez les petits moyens, & négligea un peu trop les grands effets : enfin, qu’il fallait souvent être Michel-Ange, lorsqu’il s’était contenté d’être Raphael.

On trouva que le nerveux Crébillon sacrifiait, pour l’ordinaire, l’élégance à la force : mais il fut loué pour avoir le premier mis en jeu ces ressorts terribles qui maîtrisent & agitent si puissamment l’ame du spectateur ; on admira l’effet du sombre coloris qui ajoute encore à l’énergie de ses tableaux.

On applaudit, à la fois, dans l’Auteur d’Œdipe, de Zaïre, de Brutus, & de tant d’autres chefs-d’œuvres, tout ce qui distingue, chacun à part, ses trois redoutables Prédécesseurs ; le sublime de Corneille, l’élégance de Racine, le terrible de Crébillon. Il reçut encore plus d’éloges sur un genre de mérite qui lui est propre : c’est d’avoir jetté dans tous ses drames une morale utile à l’humanité, sans être nuisible à l’intérêt de la scene.

Enfin, le Dieu déclara que notre siecle avait vu faire quelques pas de plus à la Tragédie ; qu’elle offrait & une marche plus active, & des effets plus frappans, & un caractere plus décidé : en un mot, que l’art tragique avait atteint le but ; mais qu’il risquait d’aller au-delà si les Auteurs ne s’arrêtaient à propos a-4. Alors, le Génie qui préside à ce genre éleva la voix. Ce fut pour prédire la décadence prochaine d’un art qui ne fut jamais bien perfectionné que parmi nous. Il déclara, cependant, ne voir encore une partie de ces abus que par anticipation. Bientôt, disait-il, avec un ton qui me parut un peu trop caustique.

Bientôt sur la tragique scene
L’art tragique s’éclipsera
Je vois travestir Melpomene
En machiniste d’opéra.
Bientôt une ivresse indiscrette
Séduira cent jeunes Auteurs.
Je vois, pour un seul vrai Poëte,
Vingt futiles décorateurs,
Bientôt vos tristes pantomimes
Devront tout au jeu de l’Acteur.
Je vois dans ces froides maximes
Un froid & vain déclamateur.
Je vois, enfin, que toute regle
Sera proscrite désormais ;
Et que tel qui prend un vol d’aigle
Ira tomber dans les marais.

Je formai des vœux pour que cet oracle n’eût pas si-tôt son effet. Heureusement, il me parut n’effrayer personne. Chacun, en son particulier, l’appliquait à ses rivaux, & ne soupçonnait pas qu’il pût lui-même y être intéressé. Le Génie changea de ton pour ajouter quelques conseils aux menaces qui venaient de lui échapper. C’était aux jeunes Poëtes qu’il adressait la parole.

D’un sujet bien choisi voulez-vous faire usage ?
Mettez en jeu tous ses ressorts.
D’un œil vif & perçant démêlez ses rapports.
Approfondissez tout : c’est-là votre partage.
Le Pactole en son sein promene ses trésors ;
On ne le saisit pas sans quitter le rivage.
Sur-tout, du cœurhumain scrutateurs studieux,
De ses vrais mouvemens offrez-nous la peinture.
Dans vos divers tableaux consultez la nature.
L’art ne plaît que par elle à nos cœurs, à nos yeux.
De mérope éperdue exprimez les allarmes.
D’Ariane trompée imitez la douleur.
Pleurez avec Didon ; peignez Zaïte en larmes,
Monime au désespoir & Camille en fureur.
Que Phedre exhale avec horreur
Le feu secret qui la dévore ;
Et que Rhadamiste aime encore
Pour mieux exciter la terreur.

On ne trouva point que ces préceptes fussent erronés ; mais on les regarda comme des loix susceptibles d’interprétation, & chacun se réserva le droit de les interprêter à sa maniere.

Je vis alors s’avancer de part & d’autre, les Auteurs qui ont paru, avec plus ou moins d’éclat, sur la scene comique. A la tête de ceux du dernier siecle étaient Moliere & Regnard, qui, cependant, ne marchaient pas sur la même ligne. Regnard était subordonné à Moliere & réglait sa marche sur la sienne. Après ces deux grands hommes, venaient d’autres Ecrivains qui les reconnaissaient pour leurs chefs : Dufresny, qui dans ses ouvrages comme dans sa conduite, offre un caractere d’originalité piquante. Dancourt, dont toutes les Pieces à l’exception du Chevalier à la mode, & du Galant Jardinier, ne sont guere que des Vaudevilles ; mais qui étonne toujours par l’aisance & la rapidité de son Dialogue. Brueïs & Pallaprat qui firent ensemble le Grondeur, la seule bonne Piece de théatre qu’une pareille association ait jamais produite. Baron à qui on attribue l’Homme à bonnes fortunes, & qui se piquait encore plus d’être le héros de la Piece que d’en être l’Auteur. Je crus apercevoir dans l’ombre un homme à robe noire & à bonnet triangulaire qui lui glissait tacitement l’Andrienne. Là étaient aussi certains Auteurs tels que Poisson, le Grand, &c, dont il reste encore sur la scene quelques productions isolées. Ce qui suffisait pour leur donner droit de présence à ce concours.

Cette troupe marquait la plus grande assurance. Elle se confiait & dans ses propres forces & dans le mérite de ses chefs. La troupe opposée avait moins de confiance dans les siens, ou plutôt elle ne voulait en reconnaître aucun. Chaque individu aspirait au premier grade. A peine avait-on quelque déférence pour l’Auteur du Glorieux & du Philosophe marié ; Comédies du genre le plus noble & du ton le plus élevé, sans que le genre comique y perde rien de son vrai caractere. L’Auteur du Préjugé à la mode n’osait presque parler de ses autres productions théatrales. Celui de l’Homme du Jour & du Français à Londres ne se taisait qu’à regret sur quelqu’autres morceaux de son vaste théatre. Celui de la Métromanie prétendait ne se taire sur rien, & chacun desirait l’entendre parler.

Armé de pointes & de traits,
Piron de Momus même eût repoussé l’attaque.
Sa main brûlait ces vers qu’avec trop de succès,
Elle offrit, jeune encore, aux autels de Lampsaque ;
Chef-d’œuvre du Génie & source de regrets.
Bientôt d’un crayon moins prophane,
Sous les yeux de Thalie achevant ses portraits
Il nous peignit du Métromane
Les projets peu sensés, les bisarres accès.
De-là, sur la tragique scene
Nous retraçant du nord le fugitif altier,
De Thalie & de Melpomene
Il obtint le double laurier.

Mais dans ce moment il ne s’agissait que de son chef-d’œuvre comique. Il y joignit même les Fils ingrats qui le sont moins envers leur Auteur qu’envers leur Pere.

Fagan montrait, sans rien dire, la Pupile & le Rendez-vous ; deux petites Pieces d’un genre & d’un ton bien opposés, mais également faits pour la scene. Le mérite de ces deux ouvrages suppléait au silence de l’Auteur.

L’ingénieux Marivaux s’avançait avec la Surprise de l’Amour ; tableau précieux par ses nuances & ses développemens. C’est le cœur humain pris sur le fait dans une de ses situations les plus délicates à saisir.

Je distinguai, en particulier, le séduisant Auteur de l’Oracle, des Graces, du Sylphe, des Hommes, &c, ouvrages d’un genre neuf & qui sera difficilement imité. Ce n’est pas que cet Ecrivain n’eût aussi moissonné des lauriers dans la route connue ; mais on lui savait gré sur-tout d’avoir fait paraître Thalie sous un aspect aussi nouveau, sans déguiser aucun de ses traits.

Facile, varié, maître dans l’art de plaire,
Habile à réunir un double caractere,
Il joignit l’énergie au plus vif agrément.
Sa plume délicate & sûre,
Est le pinceau de la Nature,
Et l’organe du sentiment.

L’Auteur du Complaisant & du Fat puni tenait d’une main ces deux excellentes productions & de l’autre un voile dont il se couvrait le visage. Cette modestie me parut outrée ; mais je ne craignis pas qu’elle devînt contagieuse.

L’Auteur du Méchant regrettait de n’avoir pas d’abord pris la même précaution, ou plutôt de s’être mis dans le cas de la prendre. On ne lui pardonnait ni ses remords, ni de n’avoir pas donné plus ample matiere à son repentir.

Le Peintre sévere & caustique des Philosophes me parut n’avoir ni repentir ni remords. On desirait qu’il adoucît l’âpreté de son pinceau, assez vif, assez saillant, pour intéresser dans ses portraits sans outrer, ou choquer la ressemblance.

Je vis accourir beaucoup d’autres suivans de Thalie. Tous ne lui avaient pas sacrifié dans le même temple ; mais tous avaient vu leur offrande favorablement reçue. Je démêlai facilement les Auteurs de Démocrite prétendu fou, de Timon le Misantrope, de la Coquette fixée, de l’Anglois à Bordeaux, des Mœurs du tems, de l’Impertinent, &c. Il me parut, enfin, que si quelques Ecrivains comiques du dernier siecle avaient produit un plus grand nombre d’ouvrages excellens, notre siecle avait vu naître un plus grand nombre d’Auteurs ingénieux ; que les talens sont plus généralement répandus, mais non pas anéantis ; & qu’en un mot, nous sommes aussi riches en belle monnoie que nos aïeux le furent en pieces d’or.

Quelques Modernes osaient faire à Moliere les mêmes reproches que lui avaient fait ses contemporains ; d’avoir trop donné au peuple dans quelques-unes de ses Pieces, & trop négligé ses dénouemens dans presque toutes. Il fut sensible à cette attaque & se défendit comme fit autrefois Scipion l’Africain, en rappellant ses victoires. Il rappella aussi & l’état où il avait trouvé notre scène comique & ce qu’il avait fait pour l’illustrer.

Ce fut peu de frapper sans crainte & sans scrupule,
Tout vice accrédité, tout penchant ridicule ;
De fronder tour à tour, souvent même à la fois,
Nobles & Campagnards, Courtisans & Bourgeois ;
D’être sourd aux clameurs des sots, des hypocrites :
Il me fallut de l’art assigner les limites,
Les créer, les étendre, & tirer du berceau
Ce même art qui déja penche vers son tombeau.
Peut-être, qu’en effet, dans mes vives peintures
Je fis plus d’une fois grimacer mes figures.
Mais de mes spectateurs, assemblés au hasard,
Le mêlange inégal exigeait cet écart.
Il fallut les former ; il fallut pour leur plaire
S’éloigner d’une regle à leurs yeux trop sévere.
Tel on a vu, dit-on, plus d’un Législateur
Des loix qu’il établit tempérer la rigueur ;
Se prêter au climat, au tems, à l’habitude ;
Du peuple à réformer faire une sage étude ;
Et, s’épargnant, enfin, des efforts superflus,
Pour établir ses loix, tolérer des abus.

Il était difficile de se refuser à des raisons de cette nature. Elles furent admises. Ce qui n’empêcha pas de regarder toujours comme autant de farces, Pourceaugnac, les Fourberies de Scapin, le Médecin malgré lui, &c. & comme défectueux le dénouement du Tartuffe, celui des Femmes Sçavantes, & tant d’autres. On entendit même de loin Pierre Corneille reclamer l’honneur d’avoir donné dans son Menteur le ton de la bonne Comédie, vingt ans avant que Moliere en eût fait une passable. Autre fait également certain. Mais le grand nombre de chefs-d’œuvres sortis de la plume de ce fameux comique le firent envisager comme le restaurateur & le créateur de ce genre. Celui qui perfectionne, & qui produit tant de modeles de perfection, est le véritable créateur de son art.

Regnard, que sa gaieté ne quitta jamais, reprochait à Destouches d’être un peu grave & à la Chaussée d’être excessivement triste. Le tribunal décida qu’on pouvait amuser les honnêtes gens sans exciter en eux un rire perpétuel : que Destouches avait élevé le ton de la bonne Comédie, & que la Chaussée en avait étendu le genre. Thalie, ajouta le Dieu, se permet quelquefois d’être sérieuse pour devenir plus intéressante.

Ainsi, dans son boudoir, une jeune Beauté,
Aux yeux de l’Amant qu’elle enchante,
Gagne à perdre de sa gaieté.
Elle n’était qu’aimable ; elle devient touchante.

Mais, ajouta le Génie, de même qu’il ne faut pas qu’une Belle soit trop souvent boudeuse, Thalie ne veut pas qu’on l’empêche trop souvent de rire.

Il félicitait l’Auteur de l’Oracle & des Graces d’avoir enrichi la scene d’un genre fait pour elle & qui lui manqua toujours avant lui : on n’en découvrait, en particulier, aucun vestige dans le dernier siecle. Ce qui mit dans la balance un poids très-utile en faveur du nôtre.

L’Auteur de la Surprise de l’Amour obtenait à-peu-près le même éloge. Vous avez, lui disait le Génie comique, étendu les limites de mon Empire. Vos conquêtes sont bien assurées. Je ne crains que les fausses démarches de vos successeurs.

Survint, alors, l’Auteur du Pere de Famille & du Fils naturel. J’espere, disait-il au Génie, que vous me saurez gré d’avoir mis à l’écart, pour quelques momens, la Métaphysique & l’Enciclopédie. J’ai voulu mettre la morale en action pour la faire goûter à ceux qu’elle ennuiroit dans un traité méthodique & même dépourvu de méthode. C’est un genre nouveau ; mais ce qui vaut mieux encore, c’est un genre utile. Cette supplique fut accueillie, ainsi que les deux drames qui en étoient l’objet. On fit le même accueil au Philosophe sans le savoir, autre drame tout moral, & où la morale ne nuit point à l’action.

Quelques Auteurs comiques de nos jours se plaignoient & de la rareté des sujets propres à la scene, & de la difficulté d’en faire usage. Nous en sommes réduits à glaner, disaient-ils ; on a moissonné avant que le soleil fût levé pour nous. C’en est fait. Tout a été pris ; tout est épuisé. Le Génie les rassura en leur prouvant que le ridicule était inépuisable.

Il triomphait chez vos aïeux,
Chez vous il regne encore en maître,
Et gouvernera vos neveux.
Mais c’est trop peu de le connaître,
Sachez le présenter aux yeux.
D’un travers déja peint souvent l’heureux modele
Peut enfanter d’autres tableaux :
Il prend avec le tems une forme nouvelle,
Et pour le peindre alors il faut des traits nouveaux.
Des Précieuses dont Moliere
Diffama l’insensé jargon,
La petite maîtresse altiere
Change les airs & prend le ton.
D’un Marquis, autrefois, la science suprême
Fut de vanter avec excès
Ses chiens, sa maîtresse & lui-même ;
Ses triomphes à table, & ses galans succès.
Plus sobre de nos jours, & non moins incommode ;
Il réforme, ou prévient la mode ;
Contre un sexe charmant épuise tous les traits :
Dirige ses chevaux, vante ses équipages ;
Adopte un plat Auteur, siffle les bons ouvrages,
Et trop souvent en produit de mauvais.
Dans un leste équipage, orgueilleux de paraître,
Le Médecin renonce à ses grands mots latins.
Sa phrase est élégante & ses chevaux sont fins.
Ce n’est plus un Pédant, mais c’est un Petit-Maître.
Au bon vieux tems un mari fut jaloux.
C’était l’usage : autre tems, autre mode ;
Et maintenant qui dit époux
Dit un mortel assez commode.
Il est peu de lourds Vadius ;
Grace au goût, leur gloire est passée.
On méprise un Savant en us ;
Mais l’ignorance est encensée.
Enfin, grace à l’essor nouveau
D’un sage, exempt de vains scrupules,
Diogene, avec son tonneau,
Trouverait encor des émules.

Comme il achevait ces mots, parut un jeune Poëte nouvellement couronné sur la scène comique. C’était l’Auteur des Fausses Infidélités. Il servit à prouver que cette carriere n’était pas encore sans ressources, & qu’avec des talens réels, on trouverait toujours des sujets favorables.

Tout bien apprécié, cependant, on jugea que si les Comiques du dernier siecle avaient eu le mérite de mettre en valeur un champ jusqu’alors inculte, ou mal cultivé, ils avaient profité de sa premiere abondance : qu’au contraire, leurs successeurs étaient souvent réduits à le couvrir de terres étrangeres pour le fertiliser : que les richesses des premiers pouvaient surpasser les nôtres ; mais qu’il nous avait fallu surpasser leur industrie pour approcher de leurs richesses.

Hélas ! m’écriai-je, quelle sera donc la fortune de nos neveux a-5 !

Jusqu’à ce moment Despreaux avait eu les yeux sur ce qui s’était passé. Je le vis, tout-à-coup, les détourner & s’éloigner avec dépit. Ah ! dit-il, en affectant de bâiller, voici donc encore du Quinaut ! Je vis paraître, en effet, ce tendre Lyrique chargé de tous ses chefs-d’œuvres. La collection en était nombreuse. Perrin, qui l’avait dévancé dans la carriere lyrique, ne le suivait que de loin dans cette occasion. Il reclamait, cependant, le titre d’inventeur. C’est à moi, disait-il, que la France est redevable d’un genre de spectacle qui n’existe chez aucune autre nation comme chez elle. J’en conçus la premiere idée, j’en formai le premier essai.

Oui, reprenait doucement Quinaut, vous projettâtes & moi j’exécutai. Mais quelle fut ma récompense ? Un censeur caustique me déchira : un public injuste n’attribua mes succès qu’au seul travail de Lully, qui me dut presque tous les siens. Une génération entiere disparut avant qu’on daignât me rendre justice. Je ne viens donc pas ici pour combattre mes successeurs. Je viens les remercier d’avoir été plus équitables que mes contemporains.

Tous les Lyriquesmodernes applaudirent à ce discours. La Mothe, qui, à peu de chose près, égala Quinaut dans le genre que celui-ci avait perfectionné, & qui en créa un autre que Quinaut ne connut jamais(a) : Danchet, qui vaut la Mothe : Roi, qui imita ce dernier dans ses Elémens, & qui le déchira dans ses Calotines : Pellegrin qui fut être lyrique & majestueux dans Jephté ; Labruere, qui fut élégant & nerveux dans Dardanus : l’Auteur de Castor & Pollux, chef-d’œuvre peut-être supérieur à tout ce qui existe dans ce genre : tous, enfin, s’accorderent à reconnaître Quinaut pour leur Chef.

Cahusac, dont le seul défaut est de n’être pas Lyrique, demandait à Quinaut comment il avait pu parvenir à l’être. Voici quelle fut la réponse de Quinaut.

Je donnai tout au sentiment,
Et du faux bel-esprit je dédaignai l’usage :
Je parlai d’amour tendrement :
Je fus des passions varier le langage,
Et ne les fis jamais s’exprimer durement.
De la nature en tout mes tableaux sont l’image.
Elle seule m’apprit à séduire, à toucher.
Je n’eus recours à l’art que pour mieux le cacher,
Et de mon cœur le reste fut l’ouvrage.

Oui, reprit Cahusac, vous avez prodigué, épuisé le sentiment. On ne peut vous lire sans vous admirer ; mais vous savez qu’un opéra est moins fait pour être lu que pour être chanté. Aucun des vôtres n’eut jamais l’honneur d’être mis en musique, excepté depuis quelques tems. Avouez, toutefois, que vos scenes paraissent longues, même dans la psalmodie de Lully. J’avoue, reprit Quinaut, que je me suis occupé de moi autant que du Musicien qu’on préférait à moi, & qui osait lui même penser, sur ce point, comme le public. Mais vous, ajouta-t-il, quelle fut votre conduite avec le célebre Rameau ? Je me sacrifiai pour lui, reprit le Poëte moderne, & c’est ce que je pouvais faire de mieux. Je prodiguais les fêtes, parce qu’il y prodiguait les traits de génie, & que le sien n’osait pas se développer entiérement dans les scènes. Il craignait d’être traité de Musicien barbare s’il eût toujours fait de la vraie musique.

Le Génie interrompit ce dialogue. Il approuva beaucoup la vénération des Lyriques modernes envers Quinaut, leur premier modele dans la tragédie, & félicita la Mothe d’en être un, lui-même, pour ses successeurs dans le ballet. Il permit à Cahusac de se placer au rang des Poëtes Lyriques en faveur de la coupe de ses opéras. Il fit accueil aux Auteurs de Zélindor & de Silvie, tant par la même raison, qu’en faveur de la coupe de leurs scenes, de l’aisance de leurs vers & de la délicatesse de leurs pensées. Il exhorta quelques jeunes gens à étendre, à perfectionner les vues nouvelles qu’on avait sur ce genre, & qui ne tendaient qu’à la perfection du genre même.

Quant à ce qui regarde l’état présent de l’empire Lyrique, le Dieu décida que Quinaut avait fait de meilleurs Poëmes que la plûpart de ses successeurs ; & quelques-uns de ceux-ci de meilleurs opéras que Quinaut. Ce fut particulierement à l’Auteur de Castor & Pollux que notre siecle fut redevable de cette décision a-6.

Le Dieu jetta ensuite les yeux sur un assez grand nombre de Pieces dans un genre nouveau pour nous ; genre dont notre scène lyri-comique s’est si bien trouvée depuis quelque tems. Je reconnus les titres du Médecin d’Amour, du Roi & le Fermier, d’Isabelle & Gertrude, & de beaucoup d’autres.

Le Dieu, distingua, en particulier, ceux de ces drames qui ne devaient point leur succès aux seuls talens du Musicien, & même ceux qui lui avaient fourni toutes les occasions de le déployer.

Les Auteurs d’un genre, peut-être, d’abord trop accueilli & aujourd’hui trop négligé, aspiraient également au titre de Poëtes Lyriques. Ils avaient le Sage à leur tête ; mais c’était à titre de leur aîné, & comme inventeur des Pieces à Vaudeville. Après lui marchait Panard qui donna plus de consistance à cette espece de Poëme. L’Auteur de la Chercheuse d’Esprit, &c, fut loué pour avoir jetté dans ce genre & plus de finesse, & plus d’agrément, & plus d’intérêt qu’il n’avait d’abord paru en être susceptible. Vadé prétendait avoir été encore plus loin dans son Suffisant ; mais je vis le Dieu prêt à lui reprocher d’avoir été jusques-là.

Il ne rejetta ni l’un ni l’autre de ces nouveaux genres ; par la raison que tout genre de littérature est admissible quand il est bien traité. Du reste, l’un & l’autre étaient nés & s’étaient perfectionnés dans notre siecle. Son Prédécesseur n’avait rien de cette nature à lui opposer a-7.

Il était naturel que les Musiciens suivissent de près les Poëtes qu’ils avaient accompagnés dans la carriere Lyrique. Je vis Lully s’avancer d’un pas très-grave, & suivi de quelques-uns de ses Eleves qui marchaient encore plus lentement. Il osa taxer Quinaut d’ingratitude. J’avoue maintenant, lui disait-il, que vous fûtes plus grand Poëte que je ne fus grand Musicien : mais avouez vous-même que si je n’eusse pas fait de la musique, telle qu’elle pouvait être alors, vous n’eussiez jamais fait Armide ? Quinaut en convint ; & comme il était doux & traitable, il ajouta que Lully avait su joindre à ses vers une déclamation aussi heureuse que naturelle. Vous ne dérobez rien aux traits de sentiment, poursuivit-il, & quelquefois vous y ajoutez : mais il n’en est pas ainsi des grands tableaux. Votre vernis, trop faible, répond mal à la vivacité de mes couleurs. Or, une musique qui n’ajoute rien à l’expression du Poëte est un hors d’œuvre assez inutile. Par exemple, quand je fais évoquer ainsi à Médée les esprits infernaux :

Sortez Démons, sortez de la nuit éternelle,
Voyez le jour pour le troubler, &c.

Si les Démons obéissent à sa voix, ce n’est certainement pas l’énergie de votre expression qui les force d’obéir. J’en dirai autant du Monologue d’Armide.

Enfin, il est en ma puissance,
Ce fatal ennemi, ce superbe vainqueur ! &c.

Je réponds du même effet dans une situation pareille où ces vers seraient simplement déclamés, sans aucun accompagnement.

Lully, devenu modeste, avec le tems, ne combattit point cette objection. Il se rejetta sur la nécessité où il s’était vu de former un orchestre, en même tems qu’il créait notre musique, & de proportionner son effor à la faiblesse des moyens qu’il avait pour le soutenir.

Quelques-uns de ses successeurs, tant de son siecle que du nôtre, s’appuyerent sur les mêmes raisons ; mais elles ne furent pas jugées du même poids. On distingua, cependant, de la classe commune, deux ou trois symphonies de Campra, de Marais & de Mouret. On félicita ce dernier d’avoir donné à ses chants des graces & un caractere qui lui sont propres. C’était avoir fait un pas de plus dans la carriere ; mais ce n’était encore qu’un pas. Survint un homme qui l’avait parcourue presque en entier. Son aspect me parut déconcerter autant une partie de ses contemporains qu’il effraya tous ses adversaires. Il n’avait pas été mieux reçu d’abord par ses auditeurs.

Lorsqu’entraîné par son génie,
Rameau, joignant l’exemple à ses doctes leçons,
Dans le temple de l’harmonie
Fit entendre de nouveaux sons ;
Tout Paris méconnut l’heureux fruit de ses veilles.
On craignait d’exciter son vol audacieux.
Vingt Midas, à l’envi, se bouchaient les oreilles,
Et, par des cris séditieux,
Couvraient de ses accens l’accord mélodieux.
Ainsi, borné dans sa carriere,
S’il prenait un essor du vulgaire ignoré,
A l’instant devant lui s’offrait une barriere ;
Cercle que l’ignorance avait rendu sacré.
Tel, enchaîné dans son étroit rivage,
Un fleuve impétueux, qui par mille canaux
Dans la plaine fleurie eût répandu ses eaux,
Subit un fâcheux esclavage ;
Et réduit à creuser un gravier sablonneux,
Trompant de la nature & l’espoir & les vœux,
De son germe fécond fait un stérile usage.

Ce fut aussi le motif que Rameau employa pour se disculper auprès du Génie, qui lui reprochait de n’avoir pas fait tout ce qu’il pouvait faire. J’ai dit plus d’une fois, poursuivit cet harmoniste profond & sublime, j’ai dit que notre musique vocale était encore au berceau. Peut-être, si on me l’eût permis, eussai-je pu l’en tirer. J’y éprouvai trop d’obstacles. Cet avantage est réservé à mes successeurs. Ils me surpasseront dans cette partie ; mais peut-être auront-ils peine à m’égaler dans les autres.

Le Génie l’assura qu’il y trouverait peu de rivaux, & que dans celle même qu’il fut contraint de négliger, il trouverait encore beaucoup d’admirateurs.

Un homme qui se piquait de ne rien admirer & de fronder tout ce qu’on admirait, osa dans ce moment contredire le Génie même. Il soutint qu’il n’y avait jamais eu de musique en France ; qu’il n’y en aurait jamais, ou que s’il y en avait une un jour, ce serait tant pis pour la Nation, pour la Musique & pour le Musicien. Pour le prouver, il montra un petit acte de sa composition qui prouvait assez bien le contraire. Le Génie l’exhorta à multiplier ces sortes de preuves, & à souffrir patiemment que d’autres les multipliassent.

En même tems, il se tourna vers les Auteurs de Titon & l’Aurore, des Fêtes de Tempé, de Silvie, d’Eglé, d’Aline & d’Ernelinde. C’est à vous, leur dit-il, à fournir cette nouvelle carriere. Elle commence à s’applanir sous vos pas. Les préjugés se dissipent. Marchez sans vous arrêter, ils disparaîtront entiérement. Ne bornez jamais vos scenes à cette éternelle déclamation, à ce récitatif monotone, bien inférieur à la déclamation ordinaire. Coupez toujours cette ennuyeuse psalmodie par des morceaux d’un mouvement relatif à la situation de vos personnages, au sentiment, à la passion qui les anime : qu’un ballet n’ait plus comme autrefois la gravité d’une tragédie, & n’oubliez point qu’une tragédie Lyrique doit être un opéra.

Le Dieu applaudit beaucoup au zele des nouveaux administrateurs de son temple. Vous avez, leur disait-il, osé plus d’une fois compromettre vos intérêts en faveur du bon goût. Le bon goût vous en dédommagera.

J’entendis quelques morceaux d’une musique vive, saillante & légere. C’était des fragmens de notre opéra boufon, qui menace de devenir lui-même trop sérieux. Cette musique fut goûtée du Génie. Il arrivera, dit il, que ce qui fut d’abord une faible Parodie de l’opéra, en deviendra presque le modele. Mais tout a ses abus. Auteurs du grand théatre, descendez quelquefois au ton de son diminutif. Auteurs de ce dernier, ambitionnez moins souvent celui de l’autre.

Voilà pour les préceptes de l’art. Voici pour ce qui regarde ses progrès. La musique fut long-tems pour vos peres une isle inconnue. Ils y pénétrerent dans le dernier siecle ; mais ils s’éloignerent peu du rivage. Vous vous êtes plus avancé qu’eux dans les terres. Cependant, il vous en reste encore beaucoup à découvrir, & davantage à cultiver a-8.

Il se fit alors un grand vuide au pied du tribunal. Aucun des spectateurs ne s’avançait pour le remplir ; mais chacun répétait le nom de la Fontaine, de cet homme inimitable, sublime dans sa naïveté, & naïf jusques dans son sublime. Quant à lui, il ne semblait prendre aucune part ni à ce qui se disait, ni à ce qui se passait. Il était distrait & modeste comme il le fut toujours. Enfin, le Génie, lui-même, lui ordonna de s’approcher. Il obéit, & en même tems s’avançoient, du côté des modernes, quelques émules qui le reconnoissaient pour leur maître. Là était Richer, qui lui fut plus d’une fois comparé & qui soutient à quelques égards cette flatteuse comparaison. Là parut aussi la Mothe qui dans ses fables voulut trop s’éloigner de la route connue ; qui donna un langage à des êtres qu’on ne peut en aucun sens personnifier, & qui courut après l’esprit en essayant d’imiter le langage des Brutes. Il n’était pas le seul qui eût mérité ce reproche, & le Génie, qui préside à ce genre, eut soin de les bien désigner. Il prescrivit même à la Fontaine de leur donner quelques leçons à sa maniere. Celui-ci leur débita cette fable.

Lise était belle, avait quinze ans,
Et n’écoutait que deux amans.
Les écouter cela veut dire
Qu’à tous deux quelquefois elle daignait sourire ;
Et rien de plus : c’est l’usage des champs.
Peut-être il differe à la Ville ;
Mais, chose à croire difficile,
Nos deux rivaux étaient contens.
L’un (c’était Eurilas) voulait qu’à la nature
Lise dût tous ses ornemens.
L’autre (c’était Damis) aimait les faux brillans :
Il voulait que de l’art empruntant l’imposture
Lise, pour orner ses appas,
N’eût point recours aux fleurs qui naissaient sous ses pas.
Au sein des riantes prairies,
Eurilas, toujours amoureux,
La promenait & parait ses cheveux
Des dons qu’il recueillait sur ces rives fleuries.
Damis les dédaignait : du seul faste entêté,
Il couvre de clinquant la naïve Bergere,
Et croit, en la fardant, accroître sa beauté.
Mais que produit, enfin, cette pompe étrangere ?
Lise, dont on aimait les charmes ingénus,
Avec le naturel perd l’heureux don de plaire.
Elle étonne & n’attache plus.
Un regard est le prix de ce vain étalage.
Autrefois, sans effort, elle attirait les cœurs.
Enfin, Lise regrette un si flatteur hommage.
Elle renonce aux attraits imposteurs,
Et retrouve, avec son visage,
Tous ses premiers adorateurs.
Faut-il vous expliquer ma fable ?
Des vôtres voyez le destin.
Otez à votre Lise & céruse & carmin.
Elle en sera bien plus aimable,
Son triomphe, à nos yeux, en sera plus certain.

Le Dieu applaudit à ce conseil, & la Mothe, lui-même, regretta de l’avoir si rarement prévenu. On trouva que l’Auteur des nouvelles Fables (a), sans suivre toujours à la piste son modèle, avait su éviter les fausses routes. Quelques-autres fabulistes tenaient en main des recueils de leurs ouvrages qui, entr’eux tous, pouvaient fournir la matiere d’un recueil agréable. Cependant l’avantage resta au dernier siecle. Il en est en littérature, à mérite même égal, comme en matiere d’hérédité dans certains lieux : un cadet n’a que très-peu de chose à disputer à son aîné a-9.

Est-ce là tout ? demandait, en souriant, le Génie à la Fontaine. Quoi ? reprit ce dernier, avec embarras, vous parlerai-je de Richard Minutole, du Psautier, des Lunettes, de Joconde, &c, &c, &c ? Ignorez-vous que j’ai depuis porté le cilice ? Le cilice ne fait rien à la chose, ajouta le Génie. J’aime tes contes. La licence y est sauvée par la délicatesse de l’expression ; & rien ne la sauve chez tes successeurs. Aussi n’ont-ils rien, ou presque rien à te disputer.

Vergier, qui suivait les pas de la Fontaine, & qui souvent imita sa maniere, entendit cet arrêt, & ne s’en fit l’application qu’en partie. Grécourt qui venait à leur rencontre, fut contraint de se l’appliquer en entier. Quelques-uns de nos contemporains appellerent de ce jugement au Génie même ; il daigna y joindre quelques interprétations en leur faveur.

Le célebre Rousseau s’avança avec la collection de ses Epigrammes. Le Génie tomba d’abord sur les plus licencieuses. Il admira l’énergie & la vivacité de leur tour, mais il passa promptement aux autres. Ce furent elles qui valurent à l’Auteur le prix qu’il reclamait.

Je vis mettre à l’écart une foule d’ouvrages grossierement licencieux. Peignez la volupté, disait-il aux Auteurs ; mais gardez-vous de peindre la débauche.

Le cours des eaux de l’hypocrène
Du Cygne & de la Canne un jour fixa les vœux ;
Mais l’un, pour se baigner, fit choix de la Fontaine ;
L’autre de ses marais fangeux a-10.

Au mot de volupté, je vis s’avancer un grand nombre de ses sectateurs. Tous s’efforçaient de la chanter & de la suivre. D’un côté venaient les Pavillon, les Coulange, les Lainez, & la touchante la Suse, & la délicate Deshoulieres, & quelques-autres, qui formaient un parti aussi galant que redoutable. Je craignis, sur-tout, pour notre siecle, en voyant paraître Lafare, Chapelle & Chaulieu. Cependant,

Cet aimable Triumvirat
Jamais n’eut dessein de proscrire ;
Il plaît, & voilà son empire.
Pour les plaisirs seuls il combat.
Aux loix d’une aimable paresse
Il soumet ses rians travaux.
Sur lui, sur ses galans rivaux,
La volupté regne en maîtresse,
Et, sur ce point les rend égaux.

Nous avions, d’ailleurs, plus d’un Emule à leur opposer. J’en vis un grand nombre se mettre sur les rangs, & tous avaient droit de s’y présenter. On dirait que ce genre est devenu le langage naturel du Français. Le Génie, qui préside à ces productions légeres, préparait à ses favoris des guirlandes & des couronnes de fleurs.

Auprès de lui genti Bernard
Chantait l’art d’aimer & de plaire ;
Les Dieux du Pinde, & de Cithere,
De leurs secrets lui faisaient part.
Il écoutait d’un air affable
Ces impromptus où l’Attaignant
Vante les plaisirs de la table,
Ou peint l’attrait du sentiment.
D’Arnaud, sur les doux sons d’Ovide,
Soupirait de tendres accens.
Dorat, que la volupté guide,
La déifiait dans ses chants.
T……, Saint Lambert, avec grace,
Au Luth touchant d’Anacréon,
Accordant la lyre d’Horace,
Faisaient chanter à l’unisson,
Les jeux, l’amour & la raison.
Dans cet aimable sanctuaire,
La raison dépouille à nos yeux
Ces traits d’emprunt, ce masque austere,
Qui la déguise en d’autres lieux.
Elle n’est ni sombre, ni fiere :
Elle se plaît à réunir
Au ton vrai, la gaieté légere,
Et l’avantage heureux de plaire,
Au don plus heureux de sentir.

Un des plus chers favoris du Génie me parut ne l’aborder qu’avec circonspection. Il était ramené aupres de lui par la reconnaissance, & prêtoit l’oreille à d’autres devoirs qui l’appellaient ailleurs. On regretta généralement ce sacrifice.

O toi, dont la muse riante
Moissonne & prodigue les fleurs ;
Toi, dont la touche séduisante
Varié à ton gré ses couleurs :
B….. que tes douces images
Ont d’empire sur tous nos sens !
Je vole sur ces prés naissans,
Je respire sous ces ombrages.
Sous les lambris, sous l’humble toit,
A ton gré, j’erre & me retrouve.
Ce que tu peins mon œil le voit ;
Ce que tu sens mon cœur l’éprouve.
Aux yeux du vainqueur enflamé
Qui la vengea d’un infidèle,
Ariane parut moins belle
Que dans le portrait animé
Où ton heureux pinceau rappelle
Ces attraits dont il fut charmé.
Toi, qui joins l’audace à la ruse,
Tendre & vif amant d’Aréthuse,
L’amour couronne tes efforts ;
Toi, qui d’une Déesse austere,
Sus adoucir le caractere,
Nos cœurs partagent tes transports.
Ah ! si d’une froide sagesse
L’amour n’eût été le vainqueur,
Ce portrait si vif, si flatteur,
De ses plaisirs, de son ivresse,
Offert à ta fiere maîtresse,
Eût fait sur son aride cœur
Ce que n’eût point fait la tendresse.
Mais au sein des flots mutinés
S’élance un mortel intrépide.
Nymphes de la plaine liquide,
Tendres Nayades soutenez
Ses efforts, sa course rapide !
N’esperez point la ralentit.
L’Amour & le guide & l’éclaire.
Héro l’attend, Héro si chere
A son cœur, à son souvenir,
De cet essor si téméraire,
Qui la flatte & la fait frémir,
Lui prépare le doux salaire.
Quels traits achevent le tableau !
Momens heureux, tendre délire !
Je contemple, & mon cœur soupire ;
De ma main tombe le pinceau.
Deux mortels que l’Amour enflâme,
Nés pour se plaire, égaux entre eux,
Portent, font passer dans mon ame
Le transport qui les rend heureux.
J’oublie & les amours des Dieux,
Et l’orgueil qui suit leur hommage.
Le bonheur n’est point fastueux :
Il fuit un éclat qui l’outrage.
Immortels, soyez-en jaloux.
La grandeur est votre partage ;
Mais les plaisirs sont faits pour nous.

Je ne fus pas étonné de voir paraître encore ici l’Auteur de la Henriade ; mais il me sembla que Chaulieu s’en affligeait. Il lui reprocha de manquer à leur vieille amitié, en venant lui disputer la seule couronne à laquelle il pût prétendre, lui qui pouvait prétendre à tant d’autres La Fare & Chapelle, qui avaient toujours eu moins de prétentions que l’enjoué Gouteux du Temple, attendirent patiemment ce qui en arriverait ; & voici ce qui en arriva. Chaulieu obtint le prix sur tous ses contemporains ; non qu’il fût moins négligé qu’eux, mais parce qu’il était plus Philosophe. Il ne l’obtint pas sur les modernes ; par la raison que plusieurs joignent encore plus de philosophe à plus d’exactitude : que leurs idées sont moins rebattues, leurs images plus variées, que leur coloris est plus brillant : qu’ils réunissent enfin les fruits aux fleurs, sans que les fleurs perdent rien de leur éclat. Mais le Génie exhorta ces derniers à rester dans ces heureuses limites, à ne point conduire la charrue de Triptoleme dans les vergers de Cypris ; à ne point travestir son riant parterre en jardin potager. Sur-tout, leur disait-il, gardez-vous bien d’abandonner ma Cour : ce serait vous expatrier, & c’est toujours à tort que l’on s’expatrie.

Exempts d’étude, exempts de peine,
Oubliez les tristes honneurs
Que Caliope, Melpomene,
Uranie & ses doctes sœurs,
Dans une fatiguante arène,
Réservent à quelques vainqueurs.
Ah ! ces triomphes de la scène,
Ces combats noblement décrits,
Cette pompe sublime & vaine,
Cet art d’étonner les esprits,
De les former, de les instruire,
Ne doit-il pas céder le prix
A l’art, plus doux, de les séduire ?
L’erreur est un bienfait des Dieux
Qui vous console & vous soulage.
Avec elle on peut être heureux.
L’est-on toujours quand on est sage ?
Est-ce au fond d’un antre sauvage
Qu’est placé l’autel du bonheur ?
Son sanctuaire est votre cœur ;
Mais vous en profanez l’usage.
Laissez donc ces rêveurs abstraits
Diriger le pesant Saturne.
Laissez à ces rimeurs distraits
Leur humeur sombre & taciturne,
Leur morgue, leurs vastes projets.
Que cet autre par les effets
Songe à remonter à leurs causes.
Paphos vous offre des bosquets,
Et Vénus vous offre des roses a-11.

On fit passer en revue quelques Poésies morales & philosophiques des deux siecles. On s’arrêta d’abord aux Epîtres de Despréaux, si admirables par la justesse du raisonnement & par la variété des images qui l’embellissent. On trouva la morale plus étendue, plus détaillée dans nos Poëtes modernes ; mais on y trouva moins de Poésie a-12.

Les Satires du même Despréaux furent accueillies pour le mérite de l’expression. Notre siecle n’avait presque rien à leur opposer, & le Génie en félicita nos Auteurs.

Segrais s’avança avec ses Eglogues. On ne les connaissait gueres que par le vers de Despréaux. Fontenelle parut avec les siennes qu’on a tant blâmées & tant lues. Avouez, lui disait Segrais, que vos Bergers ne ressemblent gueres à ceux de Virgile ? Avouez, reprenait Fontenelle, que ceux de Virgile ne méritent pas toujours qu’on leur ressemble ? — Les vôtres ont trop d’esprit. — Les siens trop de rusticité. — Les vôtres parlent toujours comme des Bergers d’Opéra. — Les siens se querellent souvent comme des Bouviers d’Auvergne. Il faut songer à plaire dans les ouvrages qui ne sont pas faits pour instruire, & même, quand on le peut, dans ceux qui ont pour but l’instruction. C’est un secret que vous possédâtes mieux que personne, reprit Segrais ; mais, enfin, mes Eglogues sont plus naturelles que les vôtres. Dites plus simples, ajouta le Poëte Normand ; comme votre traduction de l’Enéide est beaucoup plus simple que l’original, sans, pour cela, être aussi naturelle.

On allait juger, quand le Chantre de Ververt apporta son imitation des Bucoliques de Virgile. On trouva qu’il avait assez heureusement imité certains morceaux, & qu’il avait sagement fait de ne pas tout imiter. On décida que les Eglogues de Segrais ne se faisaient point lire, malgré leur ton champêtre, & qu’on lirait toujours celles de Fontenelle, malgré leur élocution fleurie. L’Auteur de l’Eglogue qui commence par ce vers :

Sur la fin d’un beau jour, au bord d’une fontaine, &c.

Fut loué de l’avoir faite, & blâmé de n’en avoir pas fait au moins une seconde a-13.

La belle & froide Deshoulieres, froide seulement en amour, vint disputer le prix de l’Idile. Notre siecle n’opposa rien à celle des Moutons & du Ruisseau. Elle triompha sans combattre, & eût pu triompher même en combattant a-14.

Segrais, piqué du reproche qui venait d’être fait à sa traduction de l’Enéïde, la produisit, espérant qu’elle saurait bien se défendre elle-même. Elle se défendit mal. On confirma la censure de Fontenelle. On ne fit pas un accueil plus favorable à d’autres contemporains de Segrais qui, comme lui, avaient traduit en vers d’anciens Poëtes. On loua seulement l’intention des uns & des autres. Ce fut en vain qu’ils se rejetterent sur la différence du caractere des Langues, &, encore plus, sur la difficulté de notre Poésie. Certains passages de Despréaux firent juger qu’avec du génie ces difficultés n’étaient pas insurmontables. Un moderne le prouva encore d’une maniere plus étendue. C’était le traducteur de Pope, l’élégant du Resnel, qui ne déguise aucune des beautés de l’Auteur qu’il traduit & qui, le plus souvent, rectifie ses défauts.

Le traducteur du théatre Anglais fut loué pour n’avoir traduit en vers que ce qui méritait de l’être ainsi ; pour n’avoir pas même traduit tout le reste en prose : enfin, pour avoir mis sous les yeux de ses compatriotes des richesses qui leur étaient inconnues, & dont ils ne sont redevables qu’à lui seul.

Lui, dont l’ardeur affrontant le naufrage,
Lui fit chercher sur un autre rivage,
Certains trésors étrangers à nos yeux ;
Trésors épars, dont l’heureux assemblage
Doit enrichir & nous, & nos neveux.
Plus d’un écueil, plus d’un monstre sauvage,
Sans l’arrêter, s’oppose à son passage.
Il en triomphe, & vient, nouveau Jason,
Nous faire part des fruits de son voyage,
Plus précieux que l’or de la toison a-15.

Quelques modernes, plus amateurs de morale que de Poésie, s’écrierent qu’on ne s’en était occupé que trop long-tems ; que les vers n’étaient qu’un amusement frivole ; qu’ils ne valaient qu’autant qu’ils renfermaient beaucoup de choses, & que les choses devaient toujours être préférées aux images.

Cette opinion excita un murmure général parmi les Poëtes de l’autre siecle & même parmi quelques-uns du nôtre. Il me sembla entendre le Dieu parler ainsi aux nouveaux sectaires :

Eh quoi ! de vos jardins voulez-vous bannir Flore ?
Le souffle des Zéphirs, les larmes de l’Aurore,
Ne feront-ils plus naître, à nos yeux satisfaits,
Ces roses dont Cypris embellit ses attraits ?
Quoi ? ne verrons-nous plus, sur la mousse légere,
Le Silvain qui poursuit la timide Bergere ?
Doris, au sein des flots transparens & calmés,
Attirer, d’un coup d’œil, les Tritons enflammés :
Neptune, d’un regard, appaisant les tempêtes,
Et le char de Vénus voltigeant sur nos têtes ?
L’oiseau dont les accens attendrissent nos cœurs
N’est-il plus Philomele en proie à ses douleurs ?
Ce ruisseau qui serpente aux champs de la Sicile,
N’est-il plus une Nymphe à l’amour indocile ?
Pour diriger ce char d’où tomba Phaëton
Faut-il interroger Copernic & Newton ;
Et, Poëte glacé, décrire en vers techniques
D’un systême douteux les calculs algébriques ?
Acis à Galathée offrait, pour tous présens,
Les doux fruits de l’Automne & les fleurs du Printems :
On accueillit ses dons ; tandis que Polyphême
Vit rejetter les siens plus hideux que lui-même.
Pédantesques rimeurs tel est votre destin.
De vos froids argumens le fruit aride & vain
Assoupit notre esprit qu’une image réveille.
Vous qui charmez notre ame & flattez notre oreille,
Vous qui de l’Hélicon prodiguez les trésors,
Livrez-vous, sans réserve, à vos heureux transports.
Peignez, animez tout : la nature asservie
N’attend, pour obéir, que la voix du Génie.

Tous les véritables Poëtes applaudirent à ce conseil. Ceux qui l’étaient moins le trouverent d’une pratique assez incommode. Ceux qui ne l’étaient point du tout, le jugerent impraticable. En général, je vis que nos modernes réglaient tous leurs desseins avec le compas d’Uranie, & n’osaient presque jamais s’égayer avec les crayons d’Erato.

Je vis s’avancer, de part & d’autre, la troupe des Orateurs. Le Génie qui préside à l’Eloquence ne trouva point que sa Cour fût abandonnée ; mais il jugea qu’elle menaçait de l’être.

Du côté de nos Antagonistes, on voyait Bossuet & Flechier s’élever au milieu de leurs contemporains comme deux Géants au milieu d’une troupe d’hommes ordinaires. Tous deux ne se ressemblaient pas. Cependant, le Génie les proposait ensemble pour modeles. Il exhortoit ses éleves à penser, à voir comme le premier ; à méditer, à écrire comme le second.

Les Mascaron, les la Rue, qui avaient couru avec succès la même carriere, étaient aussi pour nos modernes des rivaux très-redoutables. Bourdaloue & Massillon l’étaient encore davantage pour ceux qui entreprenaient de marcher sur leurs traces. Sénaut, qui fut le précurseur de Bourdaloue & de la véritable éloquence de la chaire ; Cheminais qui intéressa le cœur plutôt qu’il n’étonna l’esprit ; la Roche qui occupa souvent l’un & l’autre : tous ces différens personnages annonçaient que le Génie de l’Eloquence avait été fructueusement invoqué dans le dernier siecle. Peut-être sera-t-on surpris de voir tant d’Orateurs sacrés figurer ici dans une assemblée un peu prophane.

Quoi ? Bourdaloue & Massillon,
Dans ces lieux ! Qui l’aurait pu croire ?
Quoi ? leurs Emules ….. Pourquoi non ?
Croyez-moi l’Auteur d’un Sermon,
Celui d’un Drame, ou d’une Histoire,
Voltaire, & le nouveau Tymon,
Et Bossuet, & Fénélon,
Tous n’ont qu’un objet ; c’est la gloire.
Chacun, pour fruit de ses travaux,
Croit captiver la renommée ;
Et recueillir de sa fumée
Meilleure part que ses rivaux.

Je ne vis pas bien si nos Orateurs modernes prétendaient l’emporter sur leurs prédécesseurs. Je vis seulement qu’ils ne cherchaient point à les prendre pour modeles. Je n’apperçus dans toute cette assemblée qu’un Bossuet ; mais les Grecs n’eurent qu’un Démosthene & les Romains qu’un Cicéron. Cependant, notre siecle opposait à son rival plus d’un Orateur qui joignit l’élégance à la précision, la force à l’harmonie. On ne trouva point que Ségui dans l’oraison funebre de Villars fût trop inférieur à Fléchier dans celle de Turenne. On versa des larmes sur le récit de la mort & des vertus d’une autre Henriette qui fut les délices d’un Roi Bien-aimé, d’une Cour spirituelle, & d’un Peuple immense(a). L’éloge funebre d’un Ministre pacifique & modeste(b), offrait des détails brillans, une richesse, une magnificence d’expression qui en couvraient la prolixité. Celui d’un Prince dont l’aurore promettait un si beau jour(a) ; celui de son auguste & vertueux pere(b) furent jugés dignes de transmettre à la postérité les motifs de nos regrets, & de les lui faire partager. Plus d’une autre production de ce genre, & de nos jours, obtint & mérita le même accueil. La plupart même offraient plus de rapidité, plus d’aisance, plus d’harmonie, une élégance mieux soutenue que n’en présentent les chefs-d’œuvres du dernier siecle. Il ne fut pourtant pas décidé qu’à cet égard, nos richesses égalassent celles de nos peres ; mais on jugea que nous savions tirer meilleur parti des nôtres. Semblables à ces héritiers fastueux qui, moins riches que ceux à qui ils succedent, ont l’art de le paraître davantage, & chez qui le luxe extérieur couvre, avec éclat, une indigence prochaine.

La foule de nos Prédicateurs ne le cédait point, quant au nombre, à celle qui lui était opposée. Au reste, les nôtres n’imitaient leurs prédécesseurs que dans la division, très-peu nécessaire, de leurs discours. C’était toujours un texte Latin, expliqué en Français, un exorde, un premier & un second point. Mais on y semait plus de discussion que de morale, plus de raisonnemens que d’onction. Quelques-uns de ces sermons étaient de véritables discours académiques. On n’y parlait qu’à des gens de lettres qui rarement faisaient partie de l’auditoire. On admirait souvent le Philosophe ; mais on oubliait le Théologien. Massillon, qui avait gardé un juste milieu entre ces deux extrêmités ; Bourdaloue, qui fut plutôt Peintre que Philosophe ; Cheminais, qui chercha plutôt à émouvoir qu’à convaincre ; tous ces Orateurs blâmaient les nôtres d’avoir osé franchir certaines limites. Mais ces derniers s’excuserent sur la différence des tems qui en avait apporté dans leur conduite. Ils soutinrent qu’il fallait des raisonnemens dans un siecle où chacun se piquait d’être raisonneur ; des ornemens pour plaire à des esprits devenus délicats ; de la philosophie dans un tems où chacun s’arroge le titre de Philosophe. Ces raisons parurent assez plausibles. Cependant, on jugea qu’il eût mieux valu ramener le siecle au ton du genre, que de plier le genre au ton du siecle.

Les Orateurs du Barreau suivaient ceux de la Chaire & se plaignaient de ce que les sujets manquaient à leur éloquence, plutôt que leur éloquence aux sujets. Il est rare, en effet, qu’elle ait un champ aussi vaste, aussi fertile, que celle de Démosthene & de Cicéron dans les Philippiques & les Catilinaires. Les Orateurs du dernier siecle essayaient de couvrir cette aridité à l’aide de quelques fleurs étrangeres. Ils citaient Horace & Virgile à propos de coutume & de franc-aleu. Je vis le Génie rayer lui-même ces citations des discours du fameux le Maître & de l’éloquent Patru. Erard, qui le premier se les interdit, parla avec l’éloquence & l’érudition propre au sujet qu’il voulait traiter. Mais bientôt on n’écouta que l’illustre Lamoignon. Je vis Racine & Boileau accourir de nouveau pour l’entendre. Daguesseau que les modernes réclamaient pour leur chef, & qui était également réclamé par leurs Anciens, Daguesseau réunit encore un plus grand nombre de suffrages. Sa voix semblait être celle de l’Eloquence & des Loix mêmes. Les de l’Averdi, les Cochin, les Aubri, les Normand, l’emportaient facilement sur les le Maître & les Patru. Leur éloquence était moins couverte d’ornemens étrangers : mais les beautés dont elle brillait lui étaient propres. Le Génie conseillait à un grand nombre de leurs contemporains d’estimer & de cultiver la littérature, sans laquelle on ne peut être ni précis dans ses idées, ni éloquent dans ses discours. Il en citait pour exemple ce jeune Magistrat(a), héritier d’un nom cher aux Lettres qu’il honnore lui-même par ses talens ; & cet Orateur vif, clair, fécond & rapide(a) qui fait intéresser dans les matieres les plus ingrates, & ajouter à l’intérêt de celles qui en offrent le plus par elles-mêmes.

Alors s’avancerent quelques athletes qui, au jugement de l’Académie, avaient remporté le prix de l’Eloquence dans le dernier siecle. Ils ne doutaient pas qu’ils ne l’eussent également obtenu dans celui-ci. L’évenement trompa leur attente. Le fond de leurs discours intéressa peu le tribunal. C’était ou des questions puériles, ou des maximes rebattues, & la forme répondait communément au fond. Ils ne tinrent pas contre les éloges de Maurice, de Sulli, & surtout contre celui de Descartes,(b), ce chef-d’œuvre d’éloquence & de précision ; ils céderent même à d’autres éloges couronnés ; ou rejettés. Tous, ou presque tous, offraient un vernis de Philosophie inconnu à nos prédécesseurs. Le Dieu félicita l’Académie de s’être ainsi rectifiée, en ne proposant plus que des sujets dignes d’elle, & d’avoir eu souvent à couronner des ouvrages dignes du sujet proposé. Il approuva encore plus le changement arrivé dans la formule des discours de réception, ou plutôt de ce que cette formule ne subsistait plus. Ces discours, au lieu d’être encore un vain répertoire d’insipides complimens, étaient devenus des ouvrages utiles, des productions vraiment académiques.

On voit, enfin, que les avantages furent compensés. Le tribunal jugea que nous avions plus que réparé nos pertes par des nouvelles acquisitions.

Le Dieu joignit à cette décision quelques préceptes. Il recommandait à ceux qui, parmi nous, visaient à la haute éloquence, d’employer, tour-à-tour, cette élégance qui plaît, cette onction qui touche, cette véhémence qui entraîne, cette force qui subjugue. Mais il leur défendoit de faire trop souvent parler l’esprit, parce qu’alors il fait taire le Génie a-16.

Je vis s’avancer, de part & d’autre en tumulte, une foule de Métaphysiciens & de Moralistes. Ceux qui faisaient le plus de bruit étaient. Ceux qui faisaient le plus de bruit étaient quelques Auteurs de controverse. Mais le Dieu leur imposa silence. Il témoigna, toutefois, au fameux Arnaud qu’il l’entendrait avec plaisir sur toute autre matiere. Il ne voulut recevoir des mains de Nicole que ses Essais de Morale, & rejetta tout ce que lui offrirent les Claude, les Jurieu, ainsi que tant d’autres Ecrivains polémiques & fanatiques. Il n’accepta les Lettres Provinciales que comme d’ingénieuses Satires, & les Pensées de leur Auteur, comme les délassemens d’un Misantrope sublime. Il demanda à Descartes sa méthode pour conduire à la raison, méthode qui offre, en effet, le seul moyen de parvenir à raisonner. Descartes réclamait le systême des idées innées & des qualités sensibles que Mallebranche n’a réellement fait que défendre d’après lui, mais que Mallebranche défendit plus éloquemment que lui-même n’eût pu le faire. Le tribunal admirait l’imagination de cet Auteur qui a si bien écrit contre l’imagination, qui a si bien montré les erreurs des sens, & qui n’est pas lui-même exempt d’erreurs.

Notre siecle offrait moins de controversites, ou plutôt ils avaient moins fixé l’attention du siecle. Mais la Métaphysique était dans toute sa vigueur. Plus d’un moderne y donnait une ample carriere à son imagination. Quelques-uns d’entr’eux osaient beaucoup plus qu’on n’avait osé jusqu’alors, & reprochaient à Bailé de n’avoir été que sceptique. Il fut un peu étonné du reproche. Il le fut davantage de la chaleur, de la rapidité avec laquelle un Philosophe moderne lui expliquait son systême, lui développait ses idées sur le langage universel de la nature, sur l’interprétation qu’elle-même nous donne tacitement de ses principes & de ses loix, sur les facultés de l’ame dans un homme né aveugle & sourd …..

Un autre Philosophe expliquait l’influence du physique sur le moral, & de notre intérêt personnel sur nos actions & nos sentimens. La Rochefoucaut reclama cette opinion, qui forme toute la base de ses Pensées. Mais le Génie décida que la maniere dont l’Auteur moderne s’était emparé de cette maxime, la lui rendait propre ; qu’emprunter ainsi c’était acquérir, & que son ouvrage renfermait une infinité d’autres principes qu’il n’avait empruntés de personne. Cet éloge regardait en particulier la morale de l’Auteur, absolument supérieure à sa Métaphysique.

Un grand homme, que cet Auteur avait attaqué sur un principe qui fait la base de tout son systême politique & moral, Montesquieu, persistait à soutenir l’influence du climat sur les mœurs, le caractere, & par conséquent les loix des Nations. Il s’appuyait sur une foule d’exemples, autant que des exemples peuvent servir de point d’appui. Son adversaire lui observait, entr’autres choses, que les mœurs, les loix de chaque peuple ont bien varié, quoique le climat que chaque peuple habite soit par lui-même invariable. Après bien d’autres argumens réciproques, chacun resta dans son opinion. Mais ils se réunirent en faveur de la cause commune. Elle trouva un puissant appui dans l’Esprit des Loix ; ouvrage sublime & profond, où le Génie remplace la méthode, où l’on trouve plus que l’Auteur n’a paru y mettre ; ouvrage, enfin, qui force à penser ceux même qu’il n’instruit pas.

Baile, qui était-là, car dans cette assemblée il s’agissait de talens & non pas de doctrine, Baile, dis-je, qui a voulu plus souvent embarrasser qu’instruire, qui, surtout, professa la science de douter, trouva parmi nos contemporains & des doutes nouveaux & de nouvelles découvertes. Il croyoit son Dictionnaire le plus hardi monument de littérature & d’érudition qui existât parmi nous. Il cessa de le croire à l’aspect d’un autre ouvrage du même genre, plus étendu, plus varié, plus utile quand il ne risque pas d’être dangereux ; dépôt immense du résultat des efforts & des progrès de l’esprit humain. Il ne manquait à la gloire de notre Nation qui a créé, & surtout perfectionné tant de genres différens, que de transmettre à la postérité, & ses propres découvertes, & celles des autres Nations de la terre. Nouvel avantage que notre siecle remporte sur l’autre.

La Bruyere trouva parmi nos moralistes des rivaux dignes de lui. Les Considérations sur les mœurs du dix-huitieme siecle, furent jugées un pendant très-convenable à ses Caracteres. Il reconnut, il approuva l’équité de cette décision. D’autres écrits du même genre & de divers Auteurs, lui prouverent que chaque siecle, chaque esprit a ses ressources. Il sentit qu’en ôtant à ses successeurs tout espoir de le devancer, il ne se garantissait pas toujours de leurs approches.

L’harmonieux, le séduisant Auteur du Télémaque, n’avoit pas cru devoir se mêler parmi les Poëtes ; il hésitait même de se joindre aux moralistes. Le Génie l’obligea de surmonter ses scrupules. Fénélon éleva la voix, & chacun prêta une oreille attentive à ses discours. Chacun était séduit avant même qu’il eût achevé de parler. On admirait & l’abondante richesse de ses pensées, & les graces touchantes de son expression. Ce n’était point un torrent impétueux qui renverse, qui entraîne avec violence tout ce qu’il rencontre : c’était un fleuve majestueux, mais tranquille, dont le cours serpentait à travers une prairie émaillée de fleurs, & dont les eaux transparentes roulaient sur un sable d’or.

Il avoua, cependant, que son Chapitre de Salente n’était guere propre qu’à figurer dans la république de Platon, & que ses loix les plus praticables cessaient de l’être pour nous : mais on applaudissait à ses discours lors-même qu’on refusait d’y croire ; on aimait ses leçons lors-même qu’on refusait de les suivre. Sa morale se présentait sous la forme la plus intéressante. C’était Vénus Uranie. Elle avait tous les charmes qui annoncent la Mere des Graces & toute la solidité qui distingue la Reine de la Sagesse.

Quelques modernes prouverent à Fénélon qu’ils avaient plus débité de morale que lui, dans des écrits bien moins étendus que le Télémaque. C’est de quoi ce modeste Auteur convenoit facilement. Il leur demanda si cette morale était assaisonnée, s’ils avaient eu l’art d’intéresser en instruisant ? La plupart savaient bien le contraire, mais ils n’en convinrent qu’avec peine.

On parlait beaucoup des leçons qu’un aveugle venoit de donner au monde politique. Sa morale pouvait, à certains égards, être utile aux Souverains comme aux Sujets. Fénélon jugea même qu’à certains égards elle pouvait faire le pendant de la sienne. Mais, poursuivit-il, j’eusse, peut-être, disposé autrement l’ordonnance du tableau.

Montesquieu raisonnait en homme d’Etat sur la grandeur & la décadence des Romains. Il frondait en Philosophe, sous le nom d’Usbec, certains usages, certains ridicules des Français. Avec le secours de ses conseils, les premiers eussent pu s’épargner bien des revers ; les seconds pourraient supprimer bien des abus.

D’autres Français Philosophes empruntaient le ton & le costume oriental pour se rendre utiles à leurs concitoyens. On distinguait, en particulier, la voix d’Osman(a), de ce Turc ingénieux qui nous juge avec autant de pénétration que d’impartialité ; qui nous peint avec autant d’élégance que d’exactitude.

Le même, sous un autre aspect, exhortait notre noblesse(b) à ne point sacrifier la gloire à l’intérêt ; à ne point troquer son épée contre une balance ; à ne point substituer Barême à Polybe & à Folard.

Ce dernier reçut les éloges qui étaient dus à sa pénétration, à la justesse, à la nouveauté de ses vues, dans un art qui s’est entiérement renouvellé depuis deux siecles, & qui ne se pratique plus impunément sans méthode.

Son illustre Eleve, le Grand Maurice, hésitait de produire ce qu’il appellait ses rêveries. On ne s’en rapporta point à ce titre modeste. On trouva que les préceptes qu’il traçait, comme Auteur, étaient dignes des exemples qu’il avait donnés comme Général.

Le sage Puiségur ne parut point avoir dérogé à ce titre dans son Art de la Guerre. Il fut le premier Français qui rassembla en corps tous les préceptes de cet art destructeur, mais qu’il serait aussi difficile de proscrire que de justifier.

D’autres Emules plus modernes, ajoutaient à ses vues, & en proposaient de nouvelles(a). Parmi ceux du parti opposé, je distinguai le judicieux & caustique Feuquieres. Il reprochait un peu trop aigrement à ses contemporains toutes leurs fautes, & ne leur pardonnait pas même quelques-uns de leurs succès.

Je vis, enfin, que l’esprit de combinaison & de réflexion avait gagné tous les Etats. Nos Militaires ne rougissaient plus d’être éclairés, & eussent rougi de ne pouvoir, au moins, le paraître.

Nos Philosophes étaient plus moralistes que leurs prédécesseurs, nos Moralistes plus Philosophes.

Nos Politiques ne cherchaient point à pénétrer dans le cabinet des Princes, à combiner leurs intérêts différens ; mais ils s’occupaient des intérêts de l’humanité en général, & du bien de leur Patrie en particulier. Hamelot de la Houssaie trouva peu d’Emules parmi nos contemporains ; le respectable Auteur de l’Ami des Hommes trouvait encore moins de rivaux parmi nos prédécesseurs.

L’Abbé de St. Pierre se croyait toujours dans la tribune d’Athenes, ou plutôt on eût dit que Platon l’avait chargé d’administrer sa République idéale. Un Ecrivain qui a pris la peine d’abréger son traité de paix perpétuelle, projet malheureusement impraticable, mettoit lui-même au jour son contrat social, ouvrage propre à dissoudre toute société. On rendit justice aux intentions du premier, & même à quelques-unes de ses vues. On blâma le second d’avoir osé voir comme il voyait, & on eut peine à lui faire grace sur ses intentions.

Le Génie regrettait d’avoir armé cet Ecrivain des prestiges de l’Eloquence. Il condamna hautement l’usage qu’il en avait fait & qu’il en voulait faire. J’avoue, disait cet Auteur, que je puis avoir tort ; mais, au moins, ce tort m’appartient. Si j’ai marché dans de fausses routes, je me les suis frayées moi-même ; ce qui vaut encore mieux que de s’égarer sur les pas d’autrui. On ne convint pourtant pas qu’il se fût toujours égaré sans guide. On lui prouva que bien d’autres Sophistes avaient déclamé avant lui contre les Arts, les Sciences, les Lettres, la Société, l’Humanité ; qu’il n’avait rien dit de nouveau sur ces matieres, & que la seule nouveauté qu’on remarquât dans quelques-unes, c’était d’avoir été mises en question par une Académie.

Et mon Emile ? s’écria le Philosophe, me le disputerez-vous ? Jamais vos Pédagogues Français ont-ils formé un pareil Eleve ?

Un homme peu connu, parce qu’il s’est contenté d’avoir simplement raison, osa relever cette espece de cartel. Il reclama presque toute la partie physique de ce fameux systême d’éducation. Il démontra ses droits d’une maniere peu diserte, mais sensible. Ceux qui pouvaient reclamer la partie morale & métaphysique de l’Emile, tels que Montagne, Charron, Locke, & autres, ne pouvaient être présens ; mais les lumieres du tribunal y suppléerent. Toutefois, comme il jugeait sans prévention, il décida que si l’Auteur moderne étoit trop souvent copiste pour qu’on le crût original, il avait copié trop éloquemment pour être jugé plagiaire a-18.

La foule des Historiens voulait s’approcher : la foule de nos Romanciers la dévança. Ils soutinrent que l’imagination devait précéder le jugement, & que, d’ailleurs, ils avaient fait preuve, à la fois, de jugement & d’imagination.

A l’instant même, la Calprenede & les Scuderi, frere & sœur, mirent en évidence les énormes Romans de Cyrus, de Clélie, de Cassandre, de Cléopatre, &c. Les incidens qu’ils renferment prouverent qu’en effet leurs Auteurs ne manquaient pas d’imagination ; mais le nombre seul des volumes annonça qu’ils manquaient de jugement.

L’aimable Lafayette s’avança avec bien moins d’appareil, & infiniment plus de charmes. Ses deux Romans, Zaide & la Princesse de Cleves, firent mettre à l’écart tous ceux qui venaient de paraître. On les regarda comme deux modeles de vraisemblance, de naturel & de délicatesse ; mérite d’autant plus grand qu’elle-même n’avait trouvé aucun modele à suivre.

Un tour plus romanesque n’empêcha point les productions de l’ingénieuse Laforce(a) d’être accueillies. Elles le furent parce qu’elles réunissent l’élégance à l’intérêt.

La tendre, ou plutôt la galante Villedieu, peignait dans ses écrits son cœur & ses penchans.

Le vif & piquant Hamilton s’attachait plutôt à parodier qu’à peindre. Il faisait sentir le ridicule des longs Romans, & faisait regretter la briéveté des siens.

La Comtesse d’Aunoi abrégeait encore ce genre. Elle intéressait dans Hippolyte par les faits, & dans ses Contes par le style.

D’autre part nos Romanciers modernes, je veux dire ceux du siecle présent, se flattaient de n’avoir point imité leurs prédécesseurs, & de ne rien devoir à leurs contemporains.

Le Sage, en son particulier, avait cette double prétention. Il prouva, par son Gilblas, qu’elle était fondée.

L’Auteur de Cleveland offrait dans cet ouvrage, comme dans quelques autres, un caractere sombre, énergique, des sentimens approfondis, beaucoup d’invention & de fécondité ; mais trop de merveilleux, trop de réflexions morales & métaphysiques. Il était plus Philosophe & presque aussi verbeux que certains Romanciers du dernier siecle.

On écoutait, avec toute l’attention nécessaire, le subtil Auteur de Marianne & du Paysan parvenu. Il développait les replis les plus cachés du cœur humain : mais ses tableaux offraient des nuances si déliées, qu’elles risquaient d’échapper aux yeux les plus pénétrans.

Les Confessions du Comte de ** & Acajou, furent accueillis à ce tribunal comme ils l’avaient été à celui du public. C’est dire que l’Auteur ne pouvait souhaiter d’accueil plus favorable.

Il fut égalé par celui que reçurent les Egaremens du cœur & de l’esprit, tableau si vif & si vrai de leurs écarts & de leurs mouvemens. C’est la Vénus de Praxitelle que nul autre après lui n’entreprendra de finir. Le Génie se plaignait de cette omission. Pour l’appaiser l’Auteur lui offrit les Lettres de la Marquise de **. Il y joignit Tansaï & le Sopha. Une chaste Muse eût pu chicaner sur le fonds de ces ouvrages. Un Génie est moins susceptible ; il fit grace au fonds en faveur de la forme.

Le vif, le piquant Angola éprouva la même tolérance, & par la même raison. Mais le Génie rejetta une foule d’autres tableaux qui avaient toute la hardiesse de ces derniers, sans avoir leur coloris.

Deux de nos Héroïnes littéraires s’applaudissaient d’avoir épuré ce genre. Le Génie reconnut facilement & celle qui rendit si intéressans les discours & le caractere de Zilia (a) & celle qui nous fit partager si vivement les regrets de Juliette Catesbi (a). Ces deux rivales n’en craignaient aucune dans le dernier siecle.

Les Lettres du Marquis de Rozelle (b), Camedris (c) ; quelques autres productions d’Auteurs du même sexe, offraient & toute la décence qui lui est convenable, & toute la délicatesse qui lui est propre.

J’entendis un de nos Auteurs qui disait d’un ton fier & dédaigneux : voici ma nouvelle Eloïse. Toute fille est perdue si elle en lit quatre pages. Mais tout homme qui n’estimera pas mon Livre, n’aura jamais mon estime.

C’est dommage, lui dit le Génie, que le poison qu’il renferme soit si prompt à se communiquer. Vous auriez moins à craindre pour vos jeunes lectrices. Tant de lettres, éloquemment inutiles, ne leur permettraient pas d’aller le puiser au dernier volume. Enfin, votre Livre serait encore plus dangereux s’il était moins prolixe.

Le Génie demanda avec empressement & Zadigue & C….. & Babouc & Memnon & tant d’autres productions qui, sous une enveloppe légere & brillante, couvrent des vérités solides. Il regarda leur succès comme une preuve des progrès de la raison & de la Philosophie. Mais, poursuivit-il, en s’adressant à quelques jeunes Auteurs, souvenez-vous que rien n’est plus facile que d’ennuyer en raisonnant. Il ne suffit pas de narrer & de moraliser d’une maniere insipide. La morale ne plaît qu’autant qu’elle cherche à se cacher. Il faut qu’on la rencontre & non pas qu’elle se présente.

L’Auteur des Contes Moraux fut loué pour avoir souvent pratiqué cette maxime. On en conclut qu’il était capable de la suivre lors même qu’il l’avait négligée.

Un Anonyme, qu’il serait mal-aisé de ne pas reconnaître(a), essuya quelques reproches pour avoir abandonné un genre qui pouvait lui mériter tant d’éloges.

Le brillant séducteur d’Aline (b) fut invité à séduire de nouveau ses lecteurs.

Quelques autres morceaux qui étaient de différentes mains, & qui se trouvaient épars dans différens recueils, parurent au Génie dignes d’être rapprochés, comme on rapproche les fleurs d’un parterre pour en former un bouquet.

Et tes Contes ? me dit alors le Génie, qu’en feras-tu ? Ce qu’il vous plaira, lui dis-je. Vous savez, ou peut-être vous ne savez pas, que je les fis uniquement parce qu’ils me furent demandés….. Il fit un signe, & il me sembla que lui-même alors me les demandait. Il est si facile, en pareil cas, de se faire illusion ! Au moins, ajoutai-je, n’esperez pas que je rende compte au public de l’accueil qu’ils vont recevoir. S’il m’est favorable, je suis assez Philosophe pour le taire : s’il ne me l’est pas, je ne le suis point assez pour le dire….

On trouva qu’en général ce genre avait acquis de nos jours plus de consistance & de solidité, sans rien perdre du côté de l’agrément & de l’intérêt. Nos Romans l’emportaient sur ceux du dernier siecle & par le nombre, & par le mérite : mais, disait le Génie, je crains que vos Romanciers ne deviennent à la fin trop Philosophes, & vos Philosophes trop Romanciers a-19.

Ce pronostic s’étendait jusque sur nos Historiens. Leur classe, de part & d’autre, était des plus nombreuses. Depuis longtems l’Histoire en France était à la mode, &, chose assez rare parmi nous, cette mode s’était constamment soutenue.

Une foule prodigieuse de volumes était le fruit de cette émulation. Les Godefroi, pere, fils & petit-fils, les Sainte-Marthe, autre famille où la science fut héréditaire ; les Labbé, les Vignier, les le Laboureur, les Cordemoi, les Fourni, les Valois, les Baillet, les Tillemont, les Mabillon, les Longuerue, & tant d’autres érudits profonds, jettaient sur les ténebres de notre histoire des traits de lumiere qui dirigeaient la marche de leurs successeurs.

Mézerai, qui le premier entreprit l’Histoire complette de sa Nation, marquait plus d’envie d’être exact que de véritable exactitude. Il lui manquait, d’ailleurs, ce style sans lequel on n’intéresse pas même en faisant parler la vérité.

Daniel, qui écrivit avec un peu plus d’élégance, & qui ajouta aux recherches de Mézerai, n’imitait point son impartialité. Il était souvent trop diffus, rarement assez Philosophe, & affichait trop la prévention pour son ordre. On avait peine à le croire, même quand on le lisait avec plaisir, comme on avait peine à lire Mézerai, lors même qu’on était le plus porté à le croire.

Legendre, qui prétendait les réformer l’un & l’autre, n’avait point achevé son entreprise ; mais il jettait un grand jour sur l’Histoire de la premiere & de la seconde race de nos Rois.

L’Histoire d’un des plus grands hommes qu’ait produit la troisieme, l’Histoire de Henri IV, méritait à Péréfix un accueil distingué. Il peignait son héros d’une maniere aussi touchante que vraie. Il rendait ce Prince aussi cher aux Français qui lisaient son histoire, qu’il le fut à ceux qui vécurent sous son regne.

Le Comte de Boulainviliers avait des opinions qui lui étaient propres, & qui trop souvent étaient singulieres. Sans ce défaut, qui est très-grand dans un Historien, il en auroit eu toutes les qualités.

Fleuri, qui les réunissait pour la plûpart, en donnait des preuves dans son Histoire Ecclésiastique. Elle se faisait lire en dépit du sujet & du nombre des volumes.

On reprochait à Maimbourg d’avoir mieux connu la marche d’une histoire que le Génie de notre Langue. On lui observa que les longues périodes de Cicéron étaient un mauvais modele à suivre pour un Historien, & souvent même pour un Orateur Français. Il sentait la vérité de ce reproche, mais il s’excusa sur ce que son siecle ne le lui avait point fait.

On en faisait un autre à Saint-Réal. C’était d’avoir masqué plus d’un Roman du faux titre d’histoire. A ce défaut près, celle de la Conjuration de Venise doit immortaliser l’Historien.

La Bibliotheque Orientale valut à d’Herbelot le titre d’Historien profond & curieux. Le Dictionnaire de Moreri fut regardé comme les fondemens d’un édifice qu’il fallait rebâtir.

Le Pere d’Orléans eut l’avantage d’avoir donné à l’Histoire une marche nouvelle. Ses Révolutions d’Angleterre ne pouvaient être mieux traitées, ni un sujet de révolutions mieux choisi.

Vertot, qui ne lui est pas inférieur en éloquence, & qui est souvent plus précis dans ses Révolutions Romaines, de Suede & de Portugal, regrettait d’avoir été trop diffus dans son Histoire de Malthe.

Ce dernier fut presque regardé comme notre contemporain ; mais nous étions assez forts pour le céder à nos adversaires. Le tems était venu où l’Historien écrivait & pouvait écrire en Philosophe.

Les Auteurs de la nouvelle Histoire de France(a) parurent la traiter d’une maniere nouvelle. Ils rectifioient leurs devanciers sur bien des faits, & suppléaient à leur silence par une foule de détails sur la politique, les connoissances, les usages & les mœurs de nos peres ; détails qui n’auraient jamais dû être oubliés.

Le Tribunal accueillit avec encore plus de distinction un Abregé beaucoup plus instructif que nos grandes Histoires.

Il faisait le même accueil à celle d’un siecle(a) supérieur lui-même à tant d’autres ; à celle d’un Héros qui se modela sur Alexandre, & qui voulut surpasser son modele ; au hardi pendant du tableau que traça l’éloquent Bossuet ; à tant d’autres morceaux historiques, moins parce qu’ils étaient de la même main, que parce qu’ils sont de la même force.

La nouvelle Histoire de Louis XI(b), écartait le voile dont ce Prince chercha toujours à s’envelopper. On y retrouvait le génie de Tacite, sa maniere de voir & sa maniere d’écrire.

On rendait justice à la mâle précision qui distingue l’histoire de Julien & celle de Jovien (c). On voyait que l’Auteur était digne de luter avec ce même Tacite qu’il a heureusement traduit.

L’Histoire Ancienne était éclaircie & développée, autant qu’elle pouvait l’être, par l’éloquent Rolin : mais on regrettait que l’habitude de parler à des jeunes gens lui eût fait souvent oublier qu’il fallait écrire pour des hommes.

Il n’était pas moins disert dans son Histoire Romaine, & n’y était pas plus Philosophe. Son continuateur marchait sur ses traces & montrait sa robe pour s’en excuser.

L’Histoire du Bas Empire n’attira pas le même reproche à son Auteur(a). Il s’y montre Historien élégant & Philosophe raisonnable.

Une entreprise non moins étendue, plus importante, & malheureusement plus utile, excitait bien des regrets sur son interruption. C’était l’Histoire générale des Guerres (b) : tableau effrayant des fureurs & de la cupidité des hommes. C’est peu de rappeller les événemens, l’Auteur remonte à leurs causes, apprécie leurs effets, juge les hommes & les Nations qu’il met en scêne.

Le même pinceau qui venait de tracer les malheurs & les pertes de l’humanité, nous offrait encore la peinture de son industrie & de ses ressources dans l’Histoire générale du commerce des Anciens. On était surpris que l’Auteur du Roman du Jour joignît à une si parfaite connoissance du monde moderne, celle des secrets les plus cachés du monde ancien.

l’Histoire de Saladin (a), Histoire aussi impartiale que bien approfondie & bien écrite, prouvait que rien n’échappe à l’activité du Génie Français. Il découvre & célebre la vertu par-tout où elle se manifeste.

Le Génie marquait la plus grande prédilection pour les Essais sur Paris (b), ouvrage d’un genre neuf & d’une exécution supérieure au genre.

On parut un peu embarrassé de la volumineuse Histoire des Voyages ; mais, & la réputation de l’Auteur, & ce que l’ouvrage offrait d’utile, firent tolérer ce qu’il renfermait de superflu. On fit promettre à ses continuateurs de ne point imiter leur modele dans son insobriété.

Le Voyageur Français (a) n’essuya pas le même reproche. Il fut loué pour avoir dit vrai, quoique voyageur, pour l’avoir dit d’une maniere intéressante, & pour avoir observé en Philosophe.

Le Pline moderne(b), bien supérieur au Pline ancien, dévoilait à nos yeux tous les secrets de la nature. Elle paraissait n’en avoir aucun de caché pour lui. Il fixait notre attention sur des objets qui, pour nous être trop familiers, nous étoient peu connus. Il rapprochait, en notre faveur, tant d’êtres épars dans l’univers, tant de productions relatives à tel climat, ignorées dans tel autre : spectacle dont chaque partie du monde ne jouissait qu’imparfaitement, & devenu aujourd’hui, pour chaque lecteur de cette histoire, un spectacle toujours complet, toujours prêt à se renouveller.

Le profond coopérateur(a) de cette vaste entreprise, en partageait le mérite & la gloire. Il analysoit en Physicien ce que son Collegue développait en Philosophe. L’un taillait le marbre de la statue, l’autre était le Promethée qui l’animait.

Nos adversaires n’opposaient rien ni à ce magnifique monument, ni à beaucoup d’autres ; tels en particulier que l’immense Histoire de l’Académie des Sciences : vaste résumé des efforts du génie & de la pénétration de l’homme dans des matieres qu’un voile épais semblait devoir toujours envelopper. Quelques-uns des materiaux de ce grand édifice avaient été préparés dans le dernier siecle, mais le nôtre les avait vu s’accroître, & joignait à cet avantage la gloire de les avoir mis en œuvre.

Tels furent les preuves & les efforts des deux partis. L’avantage resta à celui des modernes, & ni l’un, ni l’autre n’en parurent étonnés a-20.

Un essain de traducteurs s’approcha du tribunal. Vaugelas présentait son Quint-Curce, & d’Ablancourt son Tacite. On ne trouva d’autre défaut à cette derniere traduction, que de n’en être pas une. On loua Vaugelas d’avoir parfaitement bien entendu la langue de Quint-Curce, & mis en pratique les préceptes qu’il donna sur la sienne Toureil faisait passer dans notre Langue toute l’éloquence de Démosthene. On fit reproche à l’Abbé Tallement d’avoir plutôt traduit Amiot que Plutarque. Il s’excusa sur ce que Plutarque avait été bien traduit par Amiot, & que celui-ci avait besoin de l’être à son tour. On reprochait aussi à la savante Dacier d’avoir trop admiré jusqu’aux défauts du Poëte(a) qu’elle traduisait : mais, en même tems, on l’applaudissait pour avoir fait connaître & sentir ses beautés autant que le pouvait permettre une traduction en prose.

On retrouva dans la nouvelle traduction de l’Enéïde (b), à peu près toutes les idées du Poëte Latin ; mais on n’y retrouva point cette sublime harmonie qui donne de la force & de la grace aux idées. Le Traducteur du Tasse(c) offrait dans sa version une élégance plus facile ; mais ce n’était encore qu’une traduction en prose. Celle de l’Anti-Lucrece faisait mieux connaître son original ; parce qu’il renfermait plus de raisonnemens que de Poésie. L’éloquent Traducteur de Cicéron(d) ne lui faisait rien perdre dans une langue dont le génie est entiérement opposé à celui de la langue qu’il traduisait. Gédoin en usait de même envers Pausanias & Quintilien. D’autres Ecrivains enrichissaient notre langue & notre siecle d’une foule de productions étrangeres, soit anciennes, soit modernes. Le Génie exhorta seulement nos Traducteurs à craindre & à surmonter la manie de tout traduire a-21.

Les Erudits, de part & d’autre, se disputaient vivement & durement. Presque tous étaient de l’autre siecle. Ils effrayerent l’assemblée par un amas prodigieux d’In-folio. On eût dit qu’ils voulaient s’en servir pour escalader le double mont, comme les Titans se servirent des montagnes pour escalader les Cieux. Ni le Goût, ni le Génie n’avaient présidé à ces laborieuses recherches. On les regarda comme une profonde carriere, d’où l’on pourrait tirer les matéreaux propres à élever plus d’un édifice utile & régulier.

Il regnait moins de tumulte entre les Littérateurs. Ceux-ci n’affichaient point l’érudition, mais ils faisaient preuve de goût. Ils ambitionnaient moins de fatiguer la mémoire que d’éclairer les talens. D’Aubignac, le Vayer, Bouhours, Charpentier, le Bossu, Barbier d’Aucour, l’Abbé du Bos, la Monnoie & un petit nombre d’autres, guidaient par leurs sages lumieres plus d’un Ecrivain dont on admirait le génie. Un grand nombre de Modernes leur disputaient cet avantage. Freret dissertait profondément, mais sans pesanteur, sur différens points de recherches. Hardion traçait des leçons utiles aux Orateurs & aux Poëtes. Caylus éclairait le Peintre & le Sculpteur sur les loix du costume & sur le choix des meilleurs sujets. Un de nos contemporains(a) prouvait que tous les beaux arts n’avaient qu’un même objet & partaient d’un même principe, celui d’imiter la nature & ses effets par des moyens différens. Un autre(b) que les épines de la Géométrie n’empêchaient pas de cultiver les fleurs de la Littérature, écrivait comme s’il n’eût jamais calculé. On plaçait au rang des meilleurs ouvrages sa préface de l’Encyclopédie ; préface bien supérieure à beaucoup de livres qui ne périront jamais.

D’autres Ecrivains traçaient sur la littérature & le goût, différens préceptes, & ces préceptes étaient souvent eux-mêmes des exemples.

Un homme illustre par son rang(a) y joignait des connoissances rares & un génie plus rare encore que toutes les connoissances. J’entendis le Dieu lui adresser ainsi la parole :

Dans la carriere poétique
Tu brillas dès tes jeunes ans :
Sur les pas de la politique
Tu fais briller d’autres talens.
Enfant du Pinde & du Génie,
Partage désormais tes glorieux travaux.
Par de nouveaux écrits charme encore ta patrie ;
Par de nouveaux traités assure son repos.

Il me parut, enfin, que de nos jours il y avait plus de lumieres unies aux talens, & plus de vrais talens réunis aux lumieres a-22.

On apporta aux pieds du tribunal divers instrumens de Physique, tant céleste que terrestre. Ils furent suivis par un plus grand nombre de Physiciens dans tous les genres. Les Astronomes s’arrogerent le droit de parler les premiers, attendu la dignité de leurs opérations. Descartes reprochait aux Astronomes de nos jours d’avoir abandonné son systême des tourbillons pour en adopter un autre qui n’est pas lui-même sans difficultés, & qui est encore moins nouveau. Fontenelle n’eut pas de peine à lui prouver que ce reproche ne le regardait pas, & qu’à l’âge de près de cent ans il était encore Cartésien. Un autre Physicien célebre(a) déclara être vivement tenté de suivre cet exemple. Il pouvait en servir lui-même dans son activité à suivre les phénomenes célestes, & à décrire leur nature & leurs causes.

Mais ce qui mortifia le plus Descartes qui, malgré sa Philosophie, avait eu le bonheur de connaître l’amour, ce fut de voir qu’une femme illustre(a) se déclarait en faveur de Newton qui n’aima jamais que les calculs. Il trouvait Newton fort honoré, à tous égards, d’avoir eu un pareil commentateur. Il regretta encore plus que les Elémens de sa Philosophie n’eussent pas été éclaircis par la plume élégante qui débrouilla ceux de Newton(b).

Rouhaut prouva, toutefois, qu’il n’avait manqué ni de clarté, ni de précision en abrégeant la Philosophie de Descartes.

Cassini, que la France enleva à l’Italie, prouvait, par une foule de découvertes, combien le vaste champ des cieux lui était familier. Il y joignait l’avantage d’avoir terminé la fameuse méridienne de l’Observatoire. Picart, de son côté, reclama & obtin la gloire de l’avoir commencée.

Gassendi se glorifiait d’avoir rétabli l’opinion des atômes & du vuide, opinion que beaucoup de modernes se faisaient honneur d’appuyer.

Celle de la pluralité des mondes ne parut pas entiérement neuve : mais Fontenelle eut la gloire de l’avoir renouvellée, & d’avoir mis tous ses lecteurs à portée de l’entendre.

Le profond Clairaut calculait les tables de la lune, & décrivait la figure de la terre.

Maupertuis, d’un côté, Bouguer & son actif associé(a), de l’autre, déterminaient cette derniere opération d’après de laborieuses expériences.

Le digne héritier du nom de Cassini s’exerçait efficacement sur le même sujet. Il développait dans ses Elémens d’Astronomie, tous les principes de cette science, & renfermait dans ses Tables Astronomiques toute la marche & l’économie du systême de l’Univers. Son fils marchait sur ses traces, & vérifiait ce que son aïeul a perfectionné(a).

La Caille calculait les éclipses, & le Monier la marche des cometes.

L’actif d’Alembert remontait, autant qu’il est possible, à la cause générale des vents, & à celle de la précession des équinoxes. Il discutait & mettait dans un nouveau jour différens points du systême de l’Univers, & regrettait de n’avoir plus de systême universel à imaginer.

Enfin, l’Astronomie parut être étudiée & cultivée avec plus d’ardeur que jamais. La même main qui s’était exercée avec succès sur quelques points de la théorie de cette science, venait aussi d’en tracer une histoire complette(a).

Un homme, presque ignoré jusqu’alors(b), vint jetter l’étonnement dans toute cette assemblée. Voici mon projet, disait-il à nos Astronomes. Je rétablis une partie du systême de Descartes qu’on a trop facilement abandonné, & je fronde en entier celui de Newton que vous avez trop vivement accueilli. J’adopte l’impulsion, mais j’y joins le méchanisme, & ce méchanisme je le prouve, je le démontre par des expériences que vous ne détruirez pas.

A l’instant même il en effectua quelques-unes qui parurent mériter l’attention des spectateurs, & même celle du tribunal. Vos efforts sont très-louables, dit le Dieu à ce novateur intrépide. C’est par de semblables tentatives que les hommes sont parvenus à dérober à la nature une partie de son secret. Au reste, ce grand procès a besoin d’être discuté de part & d’autre. Je l’appointe pour être jugé à la prochaine séance a-23.

Les Géometres soutenaient, avec raison, que sans la Géométrie, il n’y aurait jamais eu de véritable Astronomie ; que cette science serait toujours un peu arbitraire, mais que la Géométrie s’appuyait sur des preuves. Descartes se montra de nouveau, & soutint que la plûpart de ces preuves étaient de lui ; qu’il les avait imaginées ou simplifiées ; que l’Algebre lui devait sa perfection, elle qui a tant contribué à celle de la Géométrie, & qu’il était le premier qui eût donné à l’Europe une Géométrie complette. Presque aucun de ces points ne lui fut contesté, malgré l’envie qu’avait Roberval de le contredire. Ce dernier ne lui pardonnait pas encore leurs anciennes disputes & les avantages qu’il avait remportés sur lui. Il reçut, cependant, quelques éloges de Fermat sur son aptitude à résoudre les différens problêmes qu’il lui avait proposés.

Celui-ci fut encore loué davantage & pour avoir proposé ces problêmes, & pour en avoir déterminé de plus épineux.

Paschal, qui avait presque rougi d’être Géometre, & qui ne rougissait pas d’être controversite, se présenta sous le nom d’Ettonville(a). Ce fut sous ce nom qu’il reclama une grande partie de ses découvertes. On fit plus, on lui restitua toutes celles qu’il avait faites sous le sien propre, & même à l’âge de seizeans, sur divers points d’Algebre & de Géométrie ; science qu’il aurait pu créer, si elle n’eût pas existé avant lui.

Le Jésuite Saint-Vincent prétendait avoir trouvé la quadrature du cercle. On lui prouva qu’il n’en était rien ; mais on voulut lui restituer plusieurs découvertes qui étaient dues à ses recherches. Il en fit peu de cas & s’obstina à s’attribuer ce qu’on lui refusait.

De Beaune, qui commenta & éclaircit la Géométrie de Descartes, luttait avec lui sur quelques points que ce Géometre n’avait pas prévus(a).

Le Marquis de l’Hôpital analisait les infiniment petits, & s’en servait pour résoudre des problêmes que presque tous les Géometres croyaient insolubles. Varignon défendait ce que ce dernier venait d’établir, contre Rolle qui n’établissait rien.

Nos Géometres modernes rendaient justice à toutes ces découvertes. Elles ne leur laissaient qu’un champ bien borné à parcourir. Il ne leur était plus guere possible d’inventer ; mais ils étaient plus généralement instruits que les inventeurs. Ils profitaient de leurs travaux pour en déterminer l’usage. Ils indiquaient la pratique de ce qui ne fut d’abord qu’un objet de spéculation.

Cependant, au milieu de cette difficulté d’imaginer, Clairaut, qui s’était montré Géometre aussi jeune que se le montra Paschal, & qui inventa comme lui ce qu’il n’avait pas encore eu le tems d’apprendre d’aucun autre ; Clairaut créait de nouvelles courbes, & perfectionnait un fameux calcul imaginé avant lui(a).

Un adversaire qui par son mérite fait honneur à ceux qu’il attaque, le combattait avec avantage sur divers points de calcul. Mais son génie ne se bornait pas à de simples disputes. Il découvrait & démontrait un nouveau principe sur l’équilibre & le mouvement des fluides. En même tems, il rappelloit, avec raison, le traité complet de Mathématiques qu’il venait de répandre dans un ouvrage devenu lui-même un traité général de tous les arts & de toutes les Sciences.

Plus d’un moderne appliquait efficacement la Géométrie à la Méchanique. L’un(a) s’en servait pour donner à nos vaisseaux plus d’agilité. L’autre(b) pour éclairer nos Pilotes sur la longitude.

L’ingénieux Buffon retrouvait le miroir ardent, inventé, dit-on, par Archimede & perdu presqu’aussi-tôt qu’inventé.

Vaucanson animait la matiere & semblait donner une ame à de simples automates.

Laurent trouvait le moyen de restituer aux corps mutilés les membres qu’ils avaient perdus.

Nollet imitait tous les effets de la nature & paraissait lui commander dans ses opérations.

De Parcieux employait toutes les ressources de ses lumieres pour l’avantage du genre humain.

Enfin, l’on reconnut que si les Géometres du siecle passé avaient, à-peu-près, porté la Géométrie spéculative à sa perfection, ceux du nôtre en avaient perfectionné l’usage & l’utilité a-24.

D’autres Physiciens, les Chymistes, s’approchaient avec les instrumens qui leur étaient nécessaires. On rebuta quelques Alchymistes du siecle dernier qui parlaient encore & d’Alkaest & de grand Oeuvre. Lémery pere sortit de la foule & débrouilla un peu le cahos de cette science qui n’en était pas encore une. Il démontrait les propriétés de l’antimoine dont Gui Patin se moquait avec plus d’esprit que de raison. Geoffroi portait le flambeau dans les ombres que Lémery n’avait pas dissipées. Il en résultait un jour presqu’entiérement nouveau.

Bourdelin, qui était venu avant Lémery & Geoffroi, écoutait attentivement ce dernier, & regrettait beaucoup de n’avoir pas été son disciple.

Boulduc se hâtait de produire son crystal de Polychreste(a) ; mais il ne put prévenir Geoffroi qui, de son côté, ne l’avait pas prévenu. On partagea entr’eux l’honneur de cette découverte.

Je jettai les yeux sur nos Chymistes. Ils étaient beaucoup plus nombreux que leurs adversaires, & marquaient une assurance qui n’était pas uniquement fondée sur leur nombre. Le fils du vieux Lémery honorait & rectifiait son pere. Il discutait la nature du nitre, celle du feu, celle de la lumiere, il composa, pour l’utilité publique, son Æthiops Martial, ou sa poudre noire. En même tems, pour égayer la scêne, il modifia cette opération, & l’on vit éclorre l’Arbre de Mars.

On écoutait, avec attention, un homme qui parlait avec enthousiasme. C’était l’ardent & zélé Rouelle. Il eût voulu faire de toute l’assemblée une ample légion de Chymistes.

On écoutait encore plus attentivement, & l’on entendait beaucoup mieux, un homme(a) qui avait embrassé toute l’étendue de cette carriere. Ses travaux furent destinés à diriger ceux qui voudraient désormais la parcourir.

Un autre Chymiste(b) opérait avec une facilité qui étonnait les spectateurs. Il n’avançait rien à titre de précepte qu’il ne le démontrât par l’expérience, & plusieurs de ses préceptes lui appartenaient.

D’autres Emules, & en très-grand nombre, s’empressaient de se rendre utiles à une science qu’ils cultivaient avec éclat. Elle parut, grace à tant d’efforts, parvenue à un degré de perfection que ses inventeurs n’auraient pu prévoir a-25.

Divers Physiciens, des deux parts, cherchaient à développer le méchanisme du corps humain, à rétablir ses ressorts, à prévenir, ou plutôt à retarder sa dissolution. Les Pecquet, les Méry, les Littre, les Duvernei, offraient à nos Anatomistes d’heureuses découvertes. De notre côté, les Winslou, les Morand, les Ferrin, les Petit, les Quesnai, les Tenon, les Louis, & quelques autres, achevaient ce que les premiers avaient ébauché, & laissaient à leurs successeurs des lumieres nouvelles a-26.

A certaine distance du tribunal étaient assemblées deux troupes de Censeurs qui examinaient tout & jugeaient en premier ressort. Je reconnus les différens Journalistes Français. Le judicieux & caustique Salo, reclamait la gloire d’avoir inventé ce genre qui a fait tant d’imitateurs. Cette gloire ne lui fut pas disputée. Il reprochait, en même tems, à ses successeurs d’avoir abandonné le ton qu’il avait pris dans son début. Peut-être, leur disait-il, auriez-vous eu moins d’amis ; mais, à coup sûr, vous eussiez trouvé plus de lecteurs. Il en citait pour exemple, & l’Abbé Desfontaines, & son successeur, qui ne recuserent ni l’un ni l’autre son jugement.

Baile, qui n’avait pas dédaigné l’emploi de Journaliste, reçut des éloges mérités sur sa République des Lettres. Avouez, cependant, lui disait un Journaliste moderne, qu’il vous fut moins difficile qu’à nous de captiver les suffrages. Peut-être écrivons-nous plus purement que vous n’écriviez ; mais nous n’avons pas, comme vous, le droit de tout écrire.

Le Génie, qui veille sur ce genre, car ce genre a son génie comme les autres, exhortait les Critiques à se servir encore plus souvent de son flambeau que du glaive dont Mercure fit usage pour écorcher Marsias.

Sur les pas de l’aigle rapide,
Un jeune aiglon peut s’égarer ;
Loin d’effrayer son vol timide,
Osez le soutenir, & sachez l’éclairer.
Un coup d’essai, sans être une merveille,
Peut de plus d’un chef-d’œuvre être l’avant-coureur.
Louez avec transport, reprenez sans aigreur :
Au succès de Mélite on dut le Grand Corneille.

Mais le Génie approuvait encore moins la basse adulation, la louange mercenaire, qu’une satire outrée. Contemplez, disait-il, à ces différens Aristarques,

Contemplez la critique à l’œil fixe & sévere,
Au crayon sûr, au flambeau redouté ;
A l’Artiste, à l’Auteur, offrant une clarté
Trop certaine de leur déplaire.
De l’importune vérité
Utile & fâcheuse interprête,
Sa voix de l’orateur confond la vanité,
Fait taire l’ignorant, fait trembler le Poëte.
Par elle du faux goût le mérite est vengé,
Et jamais faquin protégé
Ne rendit sa bouche muette a-27.

La scêne changea. Je vis les Artistes s’en emparer, & mes regards se fixerent d’abord sur les Peintres. Je vis le Poussin mettre autant d’austérité dans son extérieur & ses manieres que dans ses compositions. Il ne reconnaissait la supériorité de le Brun, ni à titre de premier Peintre du Roi, ni à titre de premier Peintre de la Nation. Voué absolument à l’antique, il ne voulait point d’autres modeles, & en était un lui-même pour la correction du dessein, la sage ordonnance de ses tableaux & la savante maniere de traiter un sujet. Mais on lui reprochait d’avoir trop souvent négligé la nature pour copier des statues qui n’en sont elles-mêmes que des copies.

Le Brun, au contraire, ne la perdait jamais de vue, & n’y joignait les ressources de l’art que pour la faire valoir. Il étonnait par la fierté de son dessein & la hardiesse de ses idées : mais il était toujours noble & vrai, même dans ses compositions les plus extraordinaires.

On appellait le Sueur le Raphaël de la France, quoiqu’il n’eût peut-être jamais rien vu de Raphaël. Il devait tout à son génie & paraissait avoir été formé par les meilleurs maîtres de l’art.

Le Bourdon, moins célebre que tous ces Peintres, était cependant meilleur coloriste, mais il était moins fini.

Je vis Mignard saisir toutes les manieres avec une facilité surprenante. Il prouvait aussi qu’il avait la sienne propre, & citait, à ce sujet, la Galerie de Saint-Cloud & le Val-de-Grace.

A ces mots, un des plus grands Peintres qu’ait produit notre siecle, ne put contenir son impatience. Je reconnus le Moine. Il prétendait que ni Mignard, ni le Brun ne devaient plus parler de Galerie & de Coupole, depuis que lui-même avait peint le Salon d’Hercule. Il opposait, en même tems, au gracieux Santerre, des morceaux d’un genre encore plus gracieux & plus séduisant que sa Ste Therese.

Il lui opposa, sur-tout, l’ingénieux, le fécond Boucher, son Eleve. Cet agréable imposteur, doué d’une imagination vive & tendre, offrait à nos regards la nature moins comme elle est que comme elle devrait être. Son art va plus loin qu’elle : il nous fait desirer ce que, sans lui, nous n’eussions pas même soupçonné.

Restout luttait avec Jouvenet dont il était l’Eleve. Tous deux peignaient dans une maniere imposante, mais noble ; tous deux traitaient, par préférence, des sujets convenables à la mâle austérité de leur génie.

Le gracieux Lafosse, les deux savans Boulogne, toujours amis, quoique freres & rivaux, tenaient un rang distingué parmi les excellens Peintres du dernier siecle. Bertin & Case ne regrettaient point d’être du nôtre & lui faisaient un égal honneur.

Les Coypel du dernier regne trouvaient dans l’héritier de leur nom, les talens qu’ils eurent, & bien des connoissances qu’ils n’avaient pas.

Plus d’un Pere qui avait brillé aux yeux des nôtres, se voyait éclipsé par ses fils. Le vieux de Troy, qui ne fut guere que portraitiste, admirait les talens du sien dans un genre bien supérieur. Parossel cachait ses tableaux de bataille en voyant son fils mettre les siens au jour. Deux autres Artistes(a), plus modernes, parurent également lui en imposer, & ce n’était point une terreur panique.

Le Génie de la Peinture ne refusa pas à Claude le Lorrain les éloges que méritaient ses Paysages & ses Marines ; mais il trouva que les chefs-d’œuvres de son successeur(a), étaient, pour ainsi dire, au-dessus de tout éloge.

Wateau, que les deux partis se disputaient, & qui méritait bien ce conflit, n’osait presque rien disputer à un Artiste de nos jours(b), qui a, comme lui, deviné le secret de la nature & qui la rend beaucoup plus intéressante. Le premier flattait les yeux & divertissait l’esprit ; le second captivait les regards & attachait l’ame. On envisageait les travaux de l’un avec plaisir, on ne quittait qu’avec regret ceux de l’autre.

Le Génie s’approcha d’un groupe nombreux d’Artistes, nos Contemporains, qui réunissaient leurs efforts pour égaler ou surpasser tout ce que le regne passé offrait de plus sublime dans le plus haut genre de la Peinture.

Là était Vanloo qui réunissait le double avantage d’attacher & de séduire. Il joignait à une ordonnance sage le dessein le plus correct & le coloris le plus onctueux.

Pierre se montrait son Eleve par les graces de son pinceau, & plus que son émule par la grandeur de ses idées & l’énergie de son expression.

Vien, qui dès son début donna des chefs-d’œuvres & en fit espérer d’autres, tenait ce qu’il avait promis. A ses côtés une aimable Magicienne(a) traçait quelques figures d’insectes ou d’oiseaux, & semblait créer plutôt que peindre.

Natoire, dont le pinceau docte & sage est digne de la grandeur des sujets qu’il traite & de la majesté des temples qu’il décore, s’attachait à former une troupe de jeunes Eleves sous les yeux mêmes du Génie & par son ordre. Je le vis applaudir aux efforts du Maître & aux progrès des Disciples.

Hallé, Jeaurat, Dumont & Challes, peignaient sçavamment l’Histoire. Le jeune Deshayes mettait dans ses compositions tout l’enthousiasme du génie & de son âge. Son Emule(a) joignait à ce même enthousiasme tout ce qui caractérise un génie orné.

D’autres, à qui l’âge n’avait pas encore permis de multiplier les preuves de leurs talens, débutaient par des essais qui valaient des preuves(b).

Nos adversaires cherchaient parmi eux quelque rival à l’ingénieux Oudri. Mais ce fut un Hector qui ne trouva point d’Ajax. On reconnut de part & d’autre sa supériorité. Desportes, qui l’avait précédé dans cette carriere, consentit de ne marcher qu’à sa suite. Ses Eleves & ses successeurs le reconnurent également pour leur maître ; mais lui-même tenait à grand honneur d’avoir de pareils disciples

Chardin, qui s’était fait un genre à part, copiait la nature sans l’arranger ; mais on aimait son heureux désordre.

Les fleurs avaient aussi leurs Peintres. Fontenai, qui perfectionna ce genre, ne trouvait pas que de nos jours il fût déchu de sa perfection.

Rigaud & Largiliere trouverent dans nos Portraitistes plus d’un rival digne d’eux. Latour faisait passer dans le portrait de nos hommes célebres le génie qui les animait ; Natier, dans le portrait de nos Belles, déployait les graces & la richesse. Drouais, dans ceux de l’enfance, le tendre coloris qui la distingue ; Toqué dans tous les siens l’exactitude & la ressemblance ; Aved le naturel & la vérité. De nouveaux Emules se signalaient par d’heureux efforts & de véritables succès.

Je l’avouerai, j’avais craint pour nos Peintres un évenement peu favorable ; mais leur bonne contenance me rassura. Ils n’aspiraient pas, toutefois, à une victoire décidée : c’était bien assez pour eux d’éviter une défaite. Ils y parvinrent. On balança les différens avantages. On trouva que si les uns avaient tracé la route, les autres l’avaient bien suivie & l’avaient étendue à quelques égards. Le Dieu exhorta, cependant, nos jeunes Artistes à n’adopter aucune maniere donnée, aucun goût trop banal. C’est l’art, disait-il, qui doit tracer les principes, mais c’est le génie qui doit les employer. Que ceux qui en ont se laissent conduire par lui seul ; que ceux à qui il manque n’esperent jamais être bien conduits a-28.

Non loin de-là étaient rassemblés ceux qui depuis deux siecles ont illustré l’art des Phidias & des Praxitelles. Sarrazin, qui renouvella ce bel art en France, le prouvait par les chefs-d’œuvres dont il l’embellit & par l’honneur qu’il eut de former Girardon.

Celui-ci, de son côté, ne se montrait pas moins digne de former les plus grands Eleves. Les Bains d’Apollon, l’Enlévement de Proserpine, le Tombeau d’un de nos plus grands Ministres(a), le dispensaient d’autres preuves qui, d’ailleurs, ne lui manquaient pas.

Le Pujet, qui pouvait figurer parmi les Grands Peintres & les grands Architectes, prétendait ne céder le pas à aucun de nos Sculpteurs. Le Milon de Crotone, l’Andromede, ne permettaient à aucun autre de le prendre sur lui.

Les laborieux Anguier, l’infatigable Coustou, l’ingénieux & profond Coysevox, le Pautre, qui se montra leur égal ; tant d’autres qu’on pourrait nommer avec honneur, semblaient assurer à leur parti un triomphe bien mérité.

Mais le nombre & le mérite de leurs successeurs ne rendaient pas ce triomphe bien facile. Jamais victoire ne fut mieux disputée. Parmi nos Phidias modernes, plusieurs se faisaient remarquer dans la foule, comme on distinguait les Achilles, les Ajax, les Diomedes dans l’armée des Grecs. Je reconnus Bouchardon, que cette Capitale a chargé du soin d’acquitter son zele & sa reconnoissance dans un monument qui est le fruit de l’une & de l’autre(a) ; le Moine justement célebre par ses travaux & ses succès dans le même genre(b) ; Pigal, qui dans un seul ouvrage éternise la vie & la mort d’un héros(a) ; Falconnet qui semble avoir fourni de nouveaux traits & de nouvelles expressions à l’amour(b) ; Slodtz qui enrichit de nouveaux attributs le zele & la piété(c) ; les Adam, les Vassé, les Sally, les Caffieri, les Challes, quelques autres, achevaient de fortifier ce corps déja si redoutable par lui-même.

Tant d’efforts ne furent pas inutiles. Je vis l’avantage rester suspendu entre les deux partis. Ceux du premier eurent le mérite d’avoir précédé les autres dans la carriere, & ceux-ci la gloire d’avoir osé s’y montrer & s’y soutenir après eux. Les premiers étaient sûrs d’être applaudis en paraissant ; les seconds plus sûrs encore d’être blâmés d’oser paraître. On avait jugé les premiers d’après eux-mêmes, & les seconds d’après les premiers.

Le Tribunal décida que si les modernes avaient quelquefois négligé l’exactitude austere de leurs prédécesseurs, ils avaient donné à leurs productions un mouvement & une ame que cette exactitude ne peut remplacer a-29.

A l’instant parut la troupe des Architectes. Elle était moins nombreuse que les autres, parce qu’elle n’était composée que de ceux qui eurent occasion de manifester leurs talens, occasion qu’ils ne pouvaient pas faire naître d’eux-mêmes. Chacun d’eux était muni du plan des édifices dont il embellit la France. L’aîné des Mansards en montra de plus d’une espece. Il prétendait, avec raison, avoir donné à cet art un ton de grandeur & de majesté jusqu’alors inconnu parmi nous. Hardouin Mansard, qui fut moins austere, se vantait d’avoir été plus élégant & plus magnifique. Perraut expliquait Vitruve & joignait à ces leçons le plan de sa colonnade(a) qui était un sublime exemple. Devaux & d’Orbai, qui avaient réalisé ce plan, faisaient aussi par eux-mêmes d’autres preuves dignes d’éloges. On en donna aux productions triomphales(a) de Blondel, & aux travaux utiles de Daviler, le même qui traça aux Architectes des principes généralement adoptés, & qui aima mieux construire une Mosquée en Barbarie, que de négliger une occasion de bâtir.

Les deux siecles se disputaient de Cotte. Il tenait de l’un & de l’autre, & il méritait que l’un & l’autre le reclamassent.

Par la même raison ils se disputaient Gabriel qui se montra grand Architecte dans un âge où l’on ne rougit pas d’être encore Eleve.

Ce dernier s’applaudissait de retrouver ses talens dans son fils : talens qui se manifestaient par plus d’un édifice qui décorent cette Capitale & le séjour de ses Rois. Le Génie approuvait en entier le plan d’un nouveau Palais destiné à être le berceau des jeunes Eleves de Mars, monument de magnificence & de bonté digne d’un Roi qui, non content de récompenser les services, daigne encore les prévenir.

A titre de Génie, il appercevait déja le noble & brillant effet du nouveau Temple qui s’éleve avec tant de rapidité sous nos yeux, & dont tous les yeux ne sont pas encore en état de juger(a). Il donnait les mêmes éloges à divers travaux du même Artiste, & dont le public avait bien jugé.

Servandoni étalait dans tous les siens, & sur-tout dans le frontispice d’un de nos Temples(b), une maniere que le Génie seul peut donner. Le seul reproche qu’on osât lui faire, était d’avoir plutôt consulté ce Génie, que les moyens qu’on lui fournissait de le mettre en œuvre.

Le plan d’un autre Temple(a), dont il n’existe encore que les premiers vestiges, en faisait desirer l’entiere exécution.

Une foule d’autres plans, offerts par différentes mains, & réalisés en différens lieux, annonçaient que la France avait pris, depuis peu, une forme nouvelle. Chaque principale Ville semblait vouloir disputer à la Capitale & le concours & le suffrage des amateurs.

L’Artiste(b) à qui l’Architecture Hydraulique est redevable de tant de travaux supérieurs à ceux des Romains, jouissait de toute la reconnoissance des Français, & obtint les éloges du Dieu des arts.

Enfin, plusieurs Architectes offraient dans tous les genres, des projets non effectués, mais qui prouvaient que l’occasion seule & non le génie, manquaient à leurs Auteurs.

Cet art ne parut donc pas avoir dégénéré. Il parut même que ses nouveaux efforts avaient été suivis de nouveaux progrès, qu’on distinguait mieux le caractere propre à chaque genre, & que même plus d’un genre avait, depuis peu, acquis un caractere a-30.

Un autre art, qui multiplie & répand au loin chaque production de ces trois derniers, productions qui par elles-mêmes ne peuvent ni se multiplier, ni se répandre ; la gravure excitait un nombreux concours. Le dur, mais sécond Chauveau ; Melan qui grava toujours d’une seule taille & quelquefois d’un seul trait ; Simoneau, toujours vrai dans son expression ; Poilly net & onctueux dans son travail ; Audran, bien supérieur à eux tous par son énergie & sa grande maniere, tous ces Artistes justement célebres dans leur siecle, n’espéraient pas effacer les rivaux que leur opposait le nôtre ; tels que les Cars, les Dupuis, les Duchange, les l’Epicié, les Cochin, les Audran, les Fessard, les Bauvarlet, les Lempereur, les Lemire, les Mouet, les Jardinier & quelques autres dont les connoisseurs placeront d’eux-mêmes ici les noms.

Balechou, Aliamet, le Bas, Moyreau, s’attachaient à rendre & rendaient supérieurement, à l’aide du burin, ces effets si variés, si compliqués de la nature ; effets que le Peintre lui-même ne parvient à imiter qu’avec tous les secours de son art.

Les Drevet de notre siecle, Fiquet, Wille, Flippart, Saint-Aubin & leurs Emules, gravaient des Portraits qui firent perdre à Nanteuil une partie de la haute idée qu’il avait des siens.

Le délicat Longueuil ajoutait encore aux charmes des sujets les plus voluptueux. L’inimitable Cochin s’astraignait rarement à copier. Il inventait, il créait, il donnait libre carriere à son génie. C’était un Peintre auquel il ne manquait que la couleur.

D’autres se bornaient au seul usage du crayon. Le gracieux Eisen, l’exact & sévere Gravelot, le sage Deseve, l’ingénieux Grendz, &c, préparaient au burin d’heureux sujets pour s’exercer.

Ces deux partis attendaient & sollicitaient une décision ; mais le Dieu ne décida point entr’eux, & il avertit les Anciens de n’en pas trop murmurer a-31.

Un autre genre de spectacle attira mon attention. C’était un mêlange de tout ce que nous voyons sur nos différens théatres, & de ce qu’y voyaient nos peres. D’abord on entendit le son de divers instrumens. Mais, dès le début, le Dieu fit chasser tous les Menétriers de Lulli. Ce dernier brisa lui-même son violon, comme il avait souvent brisé ceux des Musiciens à ses ordres, lorsqu’il entendit les sons rapides & brillans des Guignon, des le Clerc, des Pagin, des Gaviniés, des Capron, des Vaugin & même de quelques Eleves qui eussent facilement éclipsé les plus fameux virtuoses de son tems. Bertaut, Duport & Jannson, l’étonnaient encore davantage par le prodigieux parti qu’ils tiraient du violoncelle, instrument dont il n’avait pas soupçonné l’existence. Blavet, Rault, Taillard eussent disputé le prix de la flûte avec Pan lui-même, & ne trouverent personne qui leur disputât rien. Enfin, nos symphonistes l’emportaient autant sur leurs adversaires, que les symphonies de Rameau l’emportent sur celles de Lully a-32.

A cette harmonie brillante, succéderent quelques scenes de déclamation. Beaubourg & Chammeslé laissaient quelquefois douter s’ils chantaient ou s’ils déclamaient.

Baron, dans le rolle du Cid, & le Couvreur dans celui de Chimene, intéressaient & ne transportaient pas. Du Fresne mettait plus de feu dans le rolle d’Œdipe ; mais il cedait celui d’Orosmane au terrible & pathétique Lekain. L’impétueuse Dumesnil oubliait toute espece d’exemple pour se livrer à son instinct sublime. Clairon déployait toutes les ressources de l’art & enchantait notre oreille par la beauté de son organe. Gaussin n’avait qu’à se montrer & parler pour attendrir. Dubois avait reçu de la nature le même privilege. Je vis Ponteuil qui n’osait presque rien disputer à Brisard. Je vis Grandval, avec certains passages du Méchant, mettre en suite les Bellerose & les Floridor(a). Je vis Regnard féliciter Belcour d’avoir ajouté de nouveaux traits au rolle du Joueur, & l’ingénieux & vif Molé rendre piquans les rolles qui par eux-mêmes l’étaient le moins.

Les Beaupré & les Beauval, Soubrettes de l’ancien tems, se taisaient pour applaudir à Desmarres, & celle-ci applaudissait encore davantage sa niece charmante, l’inimitable Dangeville. Guerin & Raisin(b) écoutaient avec dépit les deux Latorilliere. La noble & décente Grandval partageait les suffrages avec l’actrice qui l’a remplacée(a). On riait des bouffonneries de Jodelet(b) ; mais on applaudissait au jeu piquant & raisonné de Deschamps & d’Auger. L’ingénieux Préville était un véritable Prothée ; il prenait mille formes différentes & charmait sous toutes celles qu’il voulait prendre a-33.

Autre changement de scene & spectacle également fait pour l’oreille & pour les yeux. On voyait la terre, les cieux, les enfers, tous les élémens, se succéder au signal d’un coup de baguette. L’éclat des voix, celui des instrumens, tantôt se confondaient, tantôt se faisaient entendre à part. Beaumavielle & la Chanteuse Castilli(c), débitaient quelques morceaux des opéras de Cambert ; mais ils firent bientôt place à Thévenard & à Rochois qui faisaient parfaitement valoir la déclamation de Lulli. On écouta Dumesni & Muraire avec intérêt. Chassé parut, & à l’instant on n’apperçut que lui seul. Il en imposa à tout ce qui l’environnait par l’énergie de sa voix & de son action. Les Antier, les Journet n’oserent plus se faire entendre quand elles eurent entendu l’étonnante Lemaure. On applaudissait à l’art de Pélissier & à l’organe enchanteur de Fel. Jéliotte portait l’illusion & le goût du chant aussi loin qu’ils pouvaient aller, & les accens de Legros enlevaient autant de suffrages qu’ils trouvaient d’auditeurs.

Les sons mâles & onctueux de Gélin, les sons éclatans & rapides qui distinguent Larrivée, partageaient l’attention du Dieu des arts. Le Rossignol, animé au combat contre la flûte du Dieu Pan, tire de son gosier flexible des sons moins brillans, moins variés que n’en faisait entendre la Cantatrice(a) accoutumée à le remplacer. Dubois, Duplan & Duranci, ajoutaient encore à l’action des rolles les plus impétueux. Beaumesnil mettait dans les siens tous les charmes d’un art qui sait se cacher : Arnoud, des graces nobles & touchantes, un intérêt qu’elle tenait encore moins de l’art que de la nature. D’autres Emules, qui avaient droit d’entrer en lice, eurent aussi leurs succès. Enfin, grace aux Acteurs de nos jours, ce qui n’était d’abord qu’une espece de concert, devint un spectacle animé a-34.

Pour le varier encore davantage, survinrent plusieurs Coryphées du théatre lyricomique. L’ingénieuse Favart, tantôt sous le nom de Zerbine, tantôt sous celui d’Annette, faisait de tous ses auditeurs autant de Pandolphes & de Lubins. Les tendres accens de Nesselle intéressaient en faveur de Lise. La piquante Laruette charmait notre oreille par son organe brillant & flexible : l’ingénue Mandeville touchait par l’onctueuse délicatesse du sien. Beaupré joignait aux graces enfantines le piquant de l’Actrice décidée. La pétulante Deschamps ne laissait à l’auditeur le plus chagrin que la volonté & le tems d’applaudir. Caillot & Clerval enlevaient tous les suffrages par des talens qui s’acquierent, & par d’autres avantages qui ne s’acquierent pas. On applaudit au jeu pittoresquement uni de Laruette. Quelques scênes parlées firent douter si Dehesse n’avait pas brillé sur le premier de nos théatres, & l’on accueillit d’autres Acteurs du théatre où il brille, tant pour les preuves qu’ils avaient déja faites, que pour celles qu’ils promettaient de faire a-35.

Je souhaitais que la danse terminât cet ambigu théatral ; je fus satisfait. Un mêlange des ballets de l’ancien & du nouvel opéra forma d’abord un contraste assez piquant ; mais les sarabandes monotones des Beauchamps(a), des Magni, des Pécour, firent bientôt place à la danse noble & soutenue de Dupré, à la danse pittoresque & brillante de Vestris, au genre mâle & imposant de Gardel. Lani & Dauberval étonnaient par la rapidité & la précision de leurs pas. Les anciennes Subligni & Prevôt furent effacées par la noble & décente Salé, qui admirait elle-même l’étonnante perfection des pas de Lani(a). La vive Camargo brilla jusqu’à l’apparition de l’impétueuse Allard qui ne craignait pas qu’aucune autre vînt l’éclipser. Peslin, son Emule ; Anselin faite pour l’être ; Guimard, qui séduit par une danse délicate & des charmes qui lui sont propres ; Heinel, dont le début fut un triomphe ; la jeune & intéressante Gardel, quelques autres Eleves de Therpsicore, offraient tour-à-tour à nos yeux des Nymphes & des Graces. Tout, enfin, annonçait que cet art était arrivé à sa perfection, & ne s’était perfectionné que de nos jours a-36.

Quelques graves Auteurs, qui avaient toutes les prétentions que donne la gravité, murmuraient que le Dieu s’occupât d’objets si futiles. Divers légistes, dont on s’était bien moins occupé, se joignirent à eux, & demandaient à grands cris qu’on jugeât la question principale, sans avoir égard aux incidens. Pour toute réponse on leur imposa silence. Un Génie les exhorta à mieux sentir le prix de tout ce qui peut plaire aux hommes, puisque tout ce qui leur plaît les console, & qu’ils n’ont pas moins besoin d’être consolés que d’être instruits.

Ensuite le Dieu, lui-même, s’adressa à toute l’assemblée & lui dit, en meilleurs termes que je ne vais le répéter :

Renoncez aux soins superflus
De réunir tous les suffrages.
Chaque siecle eut ses avantages,
Et ses écueils & ses abus.
Restaurateur de votre scene,
Corneille au joug de Melpomene,
Soumit l’ame du spectateur.
Peut-être avec moins de génie,
Mais plus de goût, plus d’harmonie,
Plus d’élégance & de douceur,
L’Auteur de Phedre & d’Athalie
Connut mieux la route du cœur.
Mais à ces mortels qu’on admire,
Ce siecle donna des égaux.
D’un nouveau couple que j’inspire
Sachez estimer les travaux.
A Monime, opposez Zaïre,
A Cinna Radhamiste, à Rodogune Alzire,
Et gardez-vous alors, entre ces grands rivaux,
De prétendre assigner nul rang & nul empire.
Ce Peintre né, ce Térence nouveau,
Plus vif, plus gai que l’ami de Lélie,
Ce favori de Momus, de Thalie,
Du ridicule ingénieux fléau ;
Moliere, enfin, dans la nuit éternelle,
N’emporta point son sublime pinceau.
Plus d’un disciple, à ses leçons fidele,
En hérita ; plus d’un heureux tableau
Semble partir de sa touche immortelle,
Lorsqu’il subit les horreurs du tombeau.
La nature à vos yeux envain semble épuisée ;
L’art qui la rajeunit, lui rend sa force usée.
Voyez l’aigle rapide, élancé dans les airs,
Oubliant ses rochers, & dédaignant la terre,
Il plâne sur la nue, affronte le tonnerre,
Et semble commander à ce vaste univers.
Du Génie, en son cours, telle est la noble audace.
Il détruit tout obstacle, il franchit tout espace ;
Il vole ; rarement il se borne à marcher,
Et du monde entier, qu’il embrasse,
Les Pôles, à son gré, semblent se rapprocher.

Le Dieu changea de langage pour parler aux Sçavans, aux Physiciens, aux Géometres. Il résuma, en termes scientifiques, ce qui avait été jugé contr’eux, ou en leur faveur, dans le cours de cette séance ; mais ce langage même est ce qui me dispense d’en être ici l’écho.

L’instant d’après le Dieu reprit son premier ton. Il adressa aux Artistes & aux Ecrivains de nos jours cette exhortation très-nécessaire.

O vous Auteurs, & vous, dont l’heureuse imposture
Aux prestiges de l’art asservit la nature,
Voulez-vous obtenir, voulez-vous mériter
La gloire, le seul prix digne de vous tenter ?
Marchez, ne voyez qu’elle au bout de la carriere.
Tout profane mêlange obscurcit sa lumiere.
Fuyez de l’intérêt le sentier ténébreux,
Et d’un jaloux dépit les excès plus honteux.
Qu’importe à vos succès, qu’importe à votre gloire,
Qu’on s’avance avec vous au temple de Mémoire ?
Plus d’un nom peut briller dans les fastes du tems.
Il est plus de lauriers que de fronts triomphans.
Voyez ces fiers humains que le Dieu de la Guerre,
Pour défendre, ou détruire, arma de son tonnerre :
Voyez Daun, Frédéric, Broglie & Ferdinand,
Chacun d’eux fut rival, & chacun d’eux fut grand.
Le Caucase orgueilleux menace l’empirée :
Mais l’Athos, comme lui, fend la voûte azurée.
Contemplez ce parterre où Flore à vos regards
Etale ses trésors artistement épars :
Chaque fleur l’embellit, & le zéphir volage,
Incertain dans son choix, entre elles se partage.
Ainsi, de vos succès le concours glorieux,
De l’Univers entier peut arrêter les yeux.
Ranimez votre audace, & sachez vous connaître.
Vous êtes toujours grands, mais osez le paraître.

Après cette leçon morale qui, sans doute, ne corrigea personne, le Dieu termina la séance & tout disparut. Je ne vis plus ni Palais, ni Génie ; je me retrouvai seul chez moi, écrivant ce que j’avais vu, ou cru voir ; car tout ceci pourrait bien n’être qu’un songe. Il m’en resta, cependant, un nouveau desir d’arriver à la gloire ; autre espece de songe plus dangereux que le premier. Au surplus, tout dans le monde littéraire alla toujours comme auparavant, & la vision que je publie n’aura pas l’honneur d’y rien changer. Chaque Auteur s’estimera toujours plus que tous ses contemporains ; chaque lecteur n’estimera guere que nos devanciers. Notre siecle oubliera une partie de ses avantages : ils lui seront restitués par le siecle d’après, qui, à son tour, méconnaîtra une partie des siens. C’est l’aréopage qui hésite de prononcer entre Mars & Neptune, & qui ordonne que les Parties se représenteront au bout de cent ans a-37.

Notes historiques et littéraires.

Poëme épique.

n-1 Lépopée est la carriere la plus vaste où puisse entrer le génie poétique. L’essor qu’il y prend ne connaît pas de limites : celles du monde ne suffisent pas pour l’arrêter. La terre, les cieux, les enfers, tous les élémens, tous les êtres, soit moraux, soit physiques, semblent obéir à sa voix. La nature entiere est sous sa main, & c’est en maître qu’il doit lui commander. Un Poëte, qui a vaincu toutes les difficultés & rempli tous les devoirs d’une telle entreprise, est l’Hercule de la Fable : on lui doit l’apothéose. Mais le genre humain n’eut pas souvent cet honneur à décerner. Que de générations, que de siecles ont disparu sans avoir même vu risquer un pareil essor ! Les Nations les plus éclairées n’en fournissent réciproquement qu’un seul exemple heureux. La Grece n’eut qu’un Homere, Rome ancienne qu’un Virgile ; l’Italie moderne qu’un le Tasse ; l’Angleterre qu’un Milton ; la France qu’un Voltaire.

Le dernier siecle vit éclore, parmi nous, une foule de chefs-d’œuvre dans différens genres, & ne produisit rien de supportable dans celui de l’Épopée. On parla durant vingt ans de la Pucelle avec éloge ; mais c’était avant qu’elle vît le jour. A peine elle parut qu’on n’en parla qu’avec mépris, &, sans les Sarcasmes de Despréaux, on ignorerait aujourd’hui qu’elle eût existé.

On a, cependant, beaucoup exalté la marche de ce Poëme. On le regarde, en général, comme un immense tableau où le Peintre peche plutôt par le coloris que par le dessein. Il prouve, en effet, que Chapelain avait étudié les grands modeles ; mais il prouve encore mieux que cette étude seule ne suffit pas.

Le premier devoir du Poëte Epique est de bien choisir son sujet. L’action qu’il célebre doit être grande, héroïque, intéressante, le dénouement heureux, le héros pris dans la classe des hommes extraordinaires.

Voulez-vous long-tems plaire & jamais ne lasser ?
Faites choix d’un héros propre à m’intéresser,
En valeur éclatant, en vertus magnifique ;
Qu’en lui, jusqu’aux défauts, tout se montre héroïque.

C’est le Législateur de notre Poésie qui parle, & les plus grands exemples viennent à l’appui de ce précepte. Il faut qu’un tel personnage porte la vertu héroïque & militaire aussi loin qu’elle peut aller : il faut, sur-tout, qu’il acheve glorieusement son entreprise.

Jusqu’alors aucune femme n’avait fourni un sujet d’Epopée. L’antiquité eut, pourtant, comme nous, ses héroïnes. Elle nous vante encore ses Sémiramis, ses Thomiris, ses Talestris, ses Zénobies & une foule d’autres. Mais aucun Poëte n’a fait de leurs actions le sujet d’un Poëme. Ce qui ne s’est point fait peut souvent se faire, je l’avoue. Il s’agit seulement d’examiner si l’innovation est heureuse. Ce n’est pas le Poëme de Chapelain qui nous fournira cet exemple.

Toute la mission de Jeanne d’Arc se bornait comme nous l’apprend son histoire, & comme elle le dit elle-même ici, à délivrer Orléans & à faire sacrer le Roi à Rheims. Elle effectua l’une & l’autre entreprise. Voilà donc en quoi devait consister toute l’action du Poëme. Elle eut été simple & entiere. La Pucelle en sortait triomphante, & le Poëte remplissait, au moins à cet égard, une des premieres conditions de l’Epopée. Tout n’était pas fait, je l’avoue. Charles VII avait été sacré Roi à Rheims ; mais l’Anglais regnait encore dans Paris & sur une partie de la France ? Qu’y faire ? Jeanne d’Arc n’y pouvait plus rien. Elle se trouve dès ce moment réduite au simple rolle d’aventuriere. Aucune des promesses qu’elle fait à Charles ne se vérifie. Repoussée au siege de Paris qu’elle avait promis de prendre en trois jours, chassée honteusement par le Roi qu’elle a secouru, elle se réfugie au sein d’une épaisse forêt pour y vivre de gland & d’eau. Là, son frere, le seul qui l’eût accompagnée & plainte dans un tel désastre, lui observe que ses jours & son honneur sont exposés. Elle n’y songeait pas ; mais cette réflexion l’oblige à se jetter dans Compiegne. Son humeur belliqueuse devait être un peu ralentie. Cependant, on lui persuade encore une fois de reprendre les armes. Elle est blessée & prise par les Anglois, jettée dans une prison d’où, selon l’histoire, trop connue pour y rien changer, elle ne peut ni ne doit plus sortir que pour aller au supplice. Tel est l’état piteux où le Poëte nous offre son héroïne à la fin de son douzieme chant. Une telle catastrophe peut figurer dans une tragédie, mais non terminer un Poëme Epique. Le dénouement d’un pareil ouvrage doit être heureux, & tout à l’avantage du héros qui en fait l’objet.

On m’opposera, sans doute, que ce Poëme devait renfermer vingt-quatre chants de douze cents vers chacun. Mais que fera le Poëte dans les douze autres chants ? C’est, je pense, Dunois qui va les remplir. Il achevera l’ouvrage commencé, comme l’histoire nous dit qu’il l’acheva réellement. Ainsi, voilà deux principaux personnages dans ce Poëme, & une division d’intérêt qui en affoiblit le ressort ? Dunois agira, & Jeanne, durant tout cet intervalle, en sera réduite à gémir ou à prier dans son cachot. Dunois même, en délivrant la France, ne pourra délivrer cette malheureuse captive. Elle ne sortira des fers que pour être privée du jour. Son supplice ne la flétrira point ; mais c’était la victoire qui devait l’illustrer.

Chapelain a-t-il mieux réussi dans le choix & le contraste des caracteres ? Celui de Jeanne est inégal & inconséquent. C’est ce qui vient d’être démontré. Dunois a une grandeur mieux raisonnée, plus soutenue ; mais son inconstance envers la Princesse Marie est aussi révoltante que celle d’Enée envers Didon, & n’est pas aussi-bien motivée. Sa passion mixte pour la Pucelle, n’intéresse ni n’occupe le lecteur. Qu’est-ce qu’un amour purement métaphysique, dégagé de tout intérêt des sens & auquel on sacrifie une passion réelle & réciproque ? L’origine de cette passion est exprimée par le Poëte avec plus de douceur qu’on ne pourrait le présumer.

L’ardeur parut en eux soudaine & mutuelle.
Elle brûla pour lui comme il brûla pour elle ;
Et dans un même instant, par les traits de leurs yeux,
Tous deux furent vaincus, tous deux victorieux.

Il est vrai que le changement de Dunois est ménagé par Saint Michel, emploi un peu singulier pour un Archange. Le voilà en parallele avec le Mercure des Grecs. Celui-ci même ne se mêlait que des amours du Maître des Dieux : jamais il ne devint l’agent de la faiblesse des hommes. Ce qui paraîtra encore plus étonnant, c’est que Saint Michel, en préparant cette intrigue, ne faisait qu’obéir aux ordres du Ciel même. C’est la premiere fois qu’une pareille fiction a été imaginée, &, sans doute, qu’elle ne fera ni plagiaires, ni imitateurs.

Quant au caractere de Charles VII, il est encore plus défectueux dans ce Poëme que les précédens. Ce Prince y paraît d’abord faible & absolument découragé, ou plutôt comme n’ayant jamais eu aucun instinct de courage. Il veut se réfugier dans les grottes de l’Auvergne & abandonner, sans coup férir, son Royaume à l’Etranger. Plus loin, c’est un héros que rien ne rebute & que le Poëte surnomme la terreur des Tyrans. C’est un preux Chevalier qui s’obstine presque seul à attaquer Paris, malgré la retraite de la Pucelle & la déroute de son armée. Tantôt il regarde cette même Pucelle comme sa libératrice, tantôt il leve sur elle un bras forcené, & finit par la chasser avec ignominie. De telles inégalités ne choquent pas moins la vraisemblance que la majesté du personnage à qui on les attribue.

Que dirons-nous de la belle & tendre Agnès ? Elle n’est ici que pour servir d’ombre à Jeanne d’Arc. Le rolle qu’elle joue dans ce Poëme est bien inférieur & bien opposé à la maniere dont elle figure dans l’histoire. On fait qu’elle contribua, autant que la Pucelle même, à ranimer le courage de Charles VII ; mais Chapelain la dépouille de cette gloire pour en décorer entiérement son héroïne. Passe encore s’il ne défigurait pas les charmes d’Agnès par le portrait gotique & brute qu’il en trace. Quel pinceau ! quel coloris !

En la plus haute part d’un visage céleste,
Les glaces lui font voir un front grand & modeste,
Sur qui, vers chaque temple, en bouillons séparés,
Tombent les riches flots de ses cheveux dorés.
Sous lui, roulent deux cieux d’où mille ardentes flâmes,
Mille foudres sans bruit s’élancent dans les ames,
Deux yeux étincelans qui, pour être serains,
N’en font pas moins trembler les plus hardis humains.
Là, forgent les amours les redoutables armes
Dont les coups, pour du sang, ne tirent que des larmes.
……,…………..
Au-dessous se fait voir en chaque joue éclose,
Sur un fond de lys blanc une vermeille rose,
Qui, de son rouge centre épandue en largeur.
Vers les extrêmités fait pâlir sa rougeur.
Plus bas, s’offre & s’avance une bouche enfantine
Qu’une double fossette aux deux angles termine
Et dont le petit tour, fait d’un coral riant,
Couvre un double filet de perles d’orient.
&c, &c, &c.

Si le Maréchal d’Anvers, en quittant son enclume & son marteau, n’eût pas mieux peint sa Maîtresse, elle ne lui eût jamais été accordée. L’amour le rendit Peintre. L’ambition de rimer ne suffira jamais pour faire un Poëte.

Le portrait de la Pucelle est d’une teinte un peu meilleure que celui d’Agnès.

Les douceurs, les souris, les attraits ni les charmes
De ce visage altier ne forment point les armes.
Il est beau de lui-même, il dompte sans charmer,
Et fait qu’on le révere & qu’on n’ose l’aimer.
Pour tous soins, une fiere & sainte négligence
De sa mâle beauté rehausse l’excellence,
Et par ses ornemens, ouvrages du hasard,
Rend la nature en lui plus puissante que l’art.

Il faut bien des recherches pour trouver quelques vers passables dans ce long Poëme. Ce qui étonnera, sans doute, c’est que Chapelain réussit mieux dans les comparaisons que dans les autres détails. Témoin celle-ci où il peint l’Ange qui descend des cieux pour inspirer la Pucelle.

Le monde voit sa chûte avec étonnement
Et croit que le soleil tombe du firmament.

Témoin cet autre où il figure la valeur impétueuse de Jeanne d’Arc.

C’est ainsi que cieux on voit tomber la foudre,
Embraser les forêts, mettre les rocs en poudre ;
Des sourcilleuses tours sapper le fondement,
Et pour tous ces effets n’employer qu’un moment.

Mais toutes les comparaisons de ce Poëme roulent à-peu-près sur le même fond d’idées & le même tour d’expression. Celle des autres morceaux est, pour l’ordinaire, dure & contrainte : nul enthousiasme, nul essor. Les vers les plus heureux y sont le fruit du travail & non du génie. Ce n’est point Minerve qui sort toute armée du cerveau de Jupiter : ce sont les statues que Vulcain forgea dans son antre, & qui se meuvent plutôt qu’elles n’agissent.

Chapelain a-t-il fait un meilleur emploi de la fiction, de cette partie qui sert d’aliment au Poëme Epique ? Il se félicite dans sa Préface de n’avoir pas eu recours à la magie. Mais le fréquent usage qu’il fait des démons & des anges, est une autre forte de magie bien plus rebutante que la premiere. Il est, sans doute, permis d’employer ces sortes d’intelligences dans un Poëme Chrétien ; mais un Poëte Français n’en doit user que sobrement. On a vu, d’ailleurs, à quoi s’étendait une partie de la mission de Saint Michel ; à rendre Dunois amoureux de Jeanne. La suite du rolle de cet Archange n’est guere plus favorable. Il a besoin de faire venir un renfort d’Anges pour faire tête aux Démons. Il en est réduit à supplier la terreur, que le Diable supplie de son côté, & qui balance entre l’un & l’autre. Enfin, Dieu, la Vierge, les Anges, les Saints, les Démons, agissent si fréquemment dans ce poëme, qu’ils ne laissent rien à faire aux hommes. On a reproché le même défaut à Homere qui, en cela, se conformait à la Théologie de son tems. Chapelain n’avait pas la même raison pour se déterminer. Il écrivait avant les disputes sur le libre-arbitre, & il ne prit jamais part à ces disputes.

Le Poëme de la Pucelle est donc un sujet mal choisi, & sans doute encore plus mal traité. Un excellent Poëme dans le goût de l’Arioste, vient de nous prouver qu’il ne fallait pas, dumoins, traiter ce sujet sérieusement. On voit dans ce dernier ouvrage l’homme de génie qui se joue de sa matiere, & dans l’autre un faible rimeur accablé sous le poids de la sienne.

L’Alaric de Scuderi parut quelque tems après la Pucelle, & l’Auteur se vante qu’il la fit oublier. C’est ce même Scuderi qui opposait l’Amour Tyrannique au Cid & à Cinna. Il est vrai que la Pucelle fut oubliée ; mais bientôt l’Alaric eut le même sort. Il en était digne, & par l’idée que nous avons du héros, & par la maniere dont ses actions y sont célébrées. Il faut pourtant l’avouer, Scuderi mit dans ce Poëme à peu près autant d’invention que dans ses longs Romans. Il n’en écarta point la magie, au contraire il la prodigua ; mais le style en est faible, diffus, & le plus souvent ridicule. C’est ainsi qu’Alaric exprime sa flamme à la Reine Amalasonte.

Connoissez-moi, Madame, & puis connoissez-vous,
Vous trouverez en vous une prudence extrême ;
Vous trouverez en moi la fidélité même.
Vous trouverez en vous cent attraits tout puissans ;
Vous trouverez en moi cent desirs innocens.
Vous trouverez en vous une beauté parfaite ;
Vous trouverez en moi l’aise de ma défaite.
Vous trouverez en moi, vous trouverez en vous,
Et le cœur le plus ferme, & l’objet le plus doux.

Qu’il me soit permis de citer encore ce morceau. Le Poëte a voulu y peindre Alaric tout occupé de ses projets de conquête.

Il se flatte en lui-même, & s’excite à la gloire ;
Il cherche le chemin qui mene à la victoire.
Il prévoit sagement les obstacles divers
Que son bras peut trouver à vaincre l’univers.
Il songe à surmonter ces dangereux obstacles,
Il prépare son cœur à faire des miracles.
Il pense à des vaisseaux, il pense à des soldats,
Ce grand destein l’occupe & ne l’étonne pas.
……………….
Les rochers & les vents, les flots & les étoiles,
Les armes, l’attirail & les munitions,
Les machines de guerre & mille inventions,
Tout est dans cet esprit, tout y trouve sa place.

Tel est le ton qui regne dans tout cet ouvrage, inférieur encore à la Pucelle & par le choix des idées, & par le burlesque, ou la trivialité de l’expression.

C’était la mode alors d’entreprendre un Poëme Epique. On vit paraître le Clovis de Desmarets en vingt-six chants. Un sujet aussi heureux promettoit beaucoup ; malheureusement les talens du Poëte répondaient mal au sujet. Ses vers sont moins durs que ceux de Chapelain, moins bizarres que ceux de Scuderi ; mais ils manquent de cette chaleur, de cette énergie, de cette pompe harmonieuse qu’exige le style de l’Epopée. On y retrouve celui des pieces qui ont précédé les tragédies de Corneille. La fable de ce Poëme est foiblement constituée, malgré l’avantage que donnaient au Poëte, & l’éloignement des tems & le contraste des mœurs & celui du culte, & le fond même de l’histoire. Desmarets fut depuis surnommé le visionnaire, & par dérision, le Prophete : mais l’ouvrage où il pouvait le plus donner carriere à son imagination, le Poëme de Clovis, en offre moins que ses écrits estatiques & fanatiques ; moins, surtout, que son avis du Saint Esprit au Roi : production dont le titre seul dénote suffisamment par quel esprit l’Auteur fut inspiré.

L’Auteur du Saint Louis semble, à quelques égards, l’avoir été par le Génie même. Avec plus de goût, plus de travail & de meilleurs conseils, le P. Lemoine eût atteint le but de l’Epopée. Il a l’imagination féconde & brillante ; c’est dommage qu’elle ne brille souvent qu’aux dépens de la raison. Le style de son Poëme est trop uniforme & trop soldatesque. Nulle variété, nulle onction, nulle douceur. C’est un volcan dont l’éruption est perpétuelle ; mais qui, avec du feu, vomit encore plus de rocaille & de fumée. Despréaux interrogé pourquoi il n’avait fait nulle mention du P. Lemoine dans son Art Poétique, répondit, en parodiant deux vers de Corneille :

Il s’est trop élevé pour en dire du mal ;
Il s’est trop égaré pour en dire du bien.

Peut-être serait-il à desirer que cet Auteur eût écrit dans le sein du monde & quarante ans plus tard. Il eût mieux connu & le génie de notre langue & celui de la nation pour laquelle il écrivait. Il eût mieux choisi ses fictions & ses épisodes. Il eût moins prodigué le merveilleux, & ce merveilleux qui dans son Poëme est souvent burlesque, eût pu dès-lors y devenir sublime.

Voici un exemple des fictions du P. Lemoine, & du ton avec lequel il les décrivait. Il s’agit d’un château construit en l’air par les Démons, d’où ils désolent & accablent une troupe de soldats chrétiens.

L’orage en même tems, à torrens répandu,
Roule par les créneaux du château suspendu.
Le vent, par tourbillons, à la flamme se mêle ;
L’eau se mêle à l’éclair, & l’éclair à la grêle ;
Et les astres éteints, les cieux déconcertés,
Les élémens confus, les Démons révoltés,
Semblent avec fracas de leurs spheres descendre,
Ou pour noyer la terre, ou pour la mettre en cendre.
Le soldat commandé pour la garde du pont,
Pris à dos, pris en flanc, pris encore de front,
Ne fait par où céder, ni par où faire tête :
Un orage le chasse, un orage l’arrête.
………………..
A l’assaut des Démons Miseme de sa part
Ajoute un autre assaut de foudres faits par art,
De longs brûlots roulans, dont la gorge fumante
Est de soufre allumée & de bitume ardente.
Ces boutefeux aîlés, qu’un comete conduit,
Qu’un tonnerre accompagne & qu’une foudre fuit ;
Pareils à des dragons, volans sur la riviere,
La font au loin rougir d’une affreuse lumiere ;
Et contre les Français, de l’un à l’autre bord,
Portent l’embrasement, le ravage & la mort.
Le feu se prend au pont, aux tours, à la levée ;
L’onde en est elle-même à peine préservée.
Elle écume, elle siffle, & par son sifflement,
Ou s’irrite, ou se plaint de l’ardeur qu’elle sent.

Je ne crois pas devoir m’arrêter ni au Moyse sauvé de Saint Amand, ni au Saint Paulin de Perrault, ni à quelques autres productions toutes également faibles & défectueuses. Elles ne servent qu’à prouver combien la carriere Epique est au-dessus des forces communes d’un Ecrivain. Aucun des Poëtes célebres du dernier siecle ne tenta d’y pénétrer. Corneille eût, cependant, surpassé Lucain, & Racine eût, peut-être, égalé Virgile. Quoi qu’il en soit, ils ne l’ont pas même entrepris, & le premier devoir du génie est d’oser. Le Lutrin de Despréaux fait honneur à son imagination ; il prouve qu’il était grand Poëte, malgré tout ce qu’on a dit & fait pour le reléguer dans la classe des versificateurs. Quelles ressources ne trouve-t-il pas dans son génie pour donner du corps & de l’étendue à un sujet qui par lui-même avait si peu de consistance ? Quel riche mêlange d’objets & de couleurs ! quel ensemble heureux de composition ! Ce n’est point là, toutefois, un Poëme Epique. J’en appelle à la définition que Boileau nous donne lui-même d’un tel ouvrage. Si dans son Lutrin il a prétendu luter contre Homere, c’est contre Homere le chantre des grenouilles, & non pas contre le chantre d’Achille.

C’est notre siecle qui a vu éclore le premier Poëme Epique dans notre Langue. On a prétendu enlever ce titre à la Henriade, par la seule raison qu’elle offre moins de merveilleux que les autres Poëmes de cette nature. On soutient que la fable de celui-ci est trop simple, ou plutôt que sa marche est purement historique. Il est vrai que Gabrielle d’Estrées n’est point une Magicienne comme Armide ; c’est l’amour, & non le pouvoir infernal, qui amene le vainqueur d’Yvri à ses pieds. Je doute que ces éternels enchantemens, approuvés ou tolérés, dans le Poëme Italien, pussent également l’être dans un Poëme Français. Le génie de chaque langue & de chaque nation differe. Il faut, d’ailleurs, en construisant la fable d’un Poëme avoir égard à trois choses. 1°. La date ou l’époque de l’événement qu’on célebre est-elle plus ou moins éloignée ? 2°. Quelles sont les mœurs du climat où l’on place le lieu de la scene ? 3°. Quel est le goût, le caractere, quelle est la croyance de la nation pour laquelle on écrit ? Par exemple, il seroit permis d’employer plus de merveilleux dans un Poëme de Clovis, que dans un sujet tiré de la Ligue. En revanche, l’action du premier nous intéresserait moins que celle du second. La mémoire de Henri IV nous est infiniment plus présente & plus précieuse que celle de Clovis. Les avantages se trouvent compensés des deux parts, & le célebre Auteur de la Henriade n’a négligé aucun des siens. Il ne fait intervenir qu’à propos les intelligences supérieures. Il n’a recours aux êtres moraux que pour l’ornement & l’utilité de son sujet. Rien qui nuise à l’intérêt dominant. Il conserve toute sa progression morale & se trouve même fortifié par le concours des accessoires.

Quel personnage que celui de Henri IV dans ce Poëme ! Quel mêlange héroïque de grandeur & de bonté, de courage & de douceur ! Combien il intéresse, même quand il est faible ! Il justifie cette maxime de Quinaut :

Si l’amour est une faiblesse,
C’est la faiblesse des grands cœurs.

Quelle suavité, quel coloris dans le portrait de Gabrielle & dans tout le tableau que forme le neuvieme chant ! C’est le pinceau du Correge & de l’Albane. On y retrouve le gracieux & le fini de l’un, l’onctueux & le brillant de l’autre. On a prétendu que cet épisode ne conduisait à rien. Il ne retarde, il est vrai, que de quelques instans les opérations du héros & la conclusion du Poëme. Renaud s’oublie un peu plus long-tems auprès d’Armide. Il est reveillé par Ubalde comme Henri l’est par Mornai. Mais Renaud n’est qu’un personnage secondaire, & l’amant de Gabrielle est le premier mobile de la Henriade. Peut-être eût-il été encore plus dangereux de le faire sommeiller trop long-tems. Ce qu’on veut regarder comme inutile fût devenu alors très-nuisible ; alors le rôle de l’amant eût dégradé celui du héros. On peut, enfin, n’envisager cet épisode que comme un moment de repos pour le lecteur : mais que ce repos est délicieux ! Qu’il est donné à peu d’Auteurs de s’égarer aussi agréablement ! C’est Hercule qui, après avoir passé le Phlégéton, fait une pose dans les Champs Elisées.

Je n’appuirai point sur les détails brillans & sublimes dont ce Poëme est rempli. Jamais on ne porta plus loin l’éloquence, la pompe & l’harmonie des vers. C’est une maniere qui n’appartient qu’à l’Auteur ; mais cette maniere est grande & digne de l’Epopée. En citer des exemples formerait ici un hors d’œuvre. Qui ne connaît le noble pathétique du second chant, l’éloquence mâle du discours de Pothier, le noir & terrible sacrifice des Ligueurs, le songe sublime de Henri IV ; tant de magnifiques descriptions, tant de portraits frappés au meilleur coin ? Il est peu de lecteurs à qui tous ces morceaux admirables ne soient présens, & tant que subsistera la Langue Française, on ira les puiser à la source même.

Un fameux Poëte, l’harmonieux Rousseau, avait, dit-on, conseillé à M. de Voltaire de refondre en entier la marche de son Poëme. Chacun, en particulier, a sa maniere de voir, & Rousseau était bien en droit d’avoir la sienne. Peut-être eût-il envisagé ce sujet sous une forme encore plus poétique. La chose était possible, &, sans doute, l’Auteur de la Henriade sentait comme lui cette possibilité. Mais une telle marche pouvait-elle s’appliquer à un sujet aussi moderne ? Eût-elle affaibli ou fortifié l’intérêt ? Eût-elle assez conservé la vraisemblance ? Les personnages de ce Poëme, j’entends les principaux, ne sont-ils pas assez importans, assez intéressans par eux-mêmes ? Fallait-il faire agir sans cesse à leur place une foule de machines poétiques, machines qui ne les remplaceraient que bien faiblement à nos yeux ? Les Français n’ont pas la tête épique, disait un homme de goût à M. de Voltaire. C’est qu’il ne jugeait de l’Epopée que d’après les anciens modeles, & sa présomption était fondée. Heureusement elle ne découragea pas notre illustre Poëte. Il consulta les tems, les lieux, la nouvelle maniere de penser, de sentir & de voir. La Henriade parut & enleva tous les suffrages.

Cessons d’envier à notre siecle une gloire dont il doit être bien jaloux ; celle d’avoir vu éclore parmi nous le premier Poëme Epique : le premier, du moins, qui mérite véritablement ce titre. A cela près, cette carriere a été moins courue de nos jours que dans le siecle précédent. Plus on a de lumieres, plus on se défie de ses forces, à moins qu’elles ne soient supérieures aux difficultés. Nous avons, cependant, vû paraître le Poëme de l’Isle-Adam, ou de la Maltiade, sujet heureusement choisi, puisqu’il intéresse un grand nombre de Nations ; sujet même conduit avec art ; plutôt que la production d’un Poëte.

Une héroïne littéraire(a) a fait passer dans notre Langue tout ce que Milton a d’intelligible &, surtout, de plus intéressant. Qu’elle a rendu Eve aimable ! & que son amour est bien exprimé ! On le sentira encore mieux en réfléchissant que celle qui l’a si bien peint était faite elle-même pour l’inspirer.

Ce n’est pas tout. Après avoir chanté, d’après Milton, le Paradis perdu, elle a célébré sans guide la découverte d’un monde nouveau, source des richesses actuelles de l’ancien. La Colombiade est l’ouvrage d’un génie mâle & courageux, fait pour les plus grandes entreprises. Celle de produire un Poëme Epique après la Henriade était de ce nombre. C’est Panthée l’Amasone qui ose combattre contre Achille, & qui, même en lui cédant, paraît digne de l’avoir combattu.

Tels ont été dans le genre Epique les principaux efforts de nos Poëtes. On attend parmi sous une Odyssée nouvelle où sera célébré un sage Empereut plus digne que le sage Ulysse même d’être chanté par un Homere. La mâle précision des vers de M. Thomas, l’heureux tour qu’il donne à ses idées, la force de ces idées mêmes, & ce que les connoisseurs ont déja entendu de cet ouvrage ; tout annonce que Pierre le Grand trouvera dans cet Auteur un Chantre digne de lui. Son Poëme de Jumonville donne à cette présomption l’apparence de la certitude. Quelques essais de combats échappés du pinceau de le Brun présageaient déja ses batailles d’Alexandre.

Un genre inférieur à l’Epopée, le Poëme héroïcomique, avait, grace au Lutrin de Boileau, brillé dans le dernier siecle. Il n’a rien perdu dans le nôtre. Le Ver-Vert de M. Gresset est un chef-d’œuvre d’agrément & de finesse. Invention, dessein, coloris, tout est remarquable dans ce tableau charmant. C’est la production d’un génie heureux & facile, également favorisé des Muses & des Graces.

Nous leur devons, sans doute, aussi la voluptueuse peinture de Zélis au Bain ; production légere où le sentiment est approfondi, où l’art paraît subordonné à la nature ; mais où la nature est si riche par elle-même, qu’elle semble n’avoir pas eu besoin d’autres ornemens.

Elle est plus soignée dans les Tourterelles. M. Dorat y déploie ce coloris brillant, ce fini gracieux qui distinguent sa touche. Ces deux ouvrages sont deux miniatures qui réunissent l’effet & le jeu du tableau.

L’un & l’autre sont du genre érotique ; genre déchu parmi nous depuis que l’amour a quitté le ton du sentiment pour prendre celui du persiflage. Ces deux Poëmes nous prouvent qu’on peut lui faire parler encore sa premiere langue.

Celle qui domine dans un Poëme comique enfanté de nos jours, a quelquefois l’enveloppe d’une langue étrangere. L’Auteur de ce Poëme en est aussi le héros. C’est ce qui le lui a fait intituler Mon Odyssée. Il n’est point exposé aux naufrages maritimes. Ce nouvel Ulysse voyage à pied, & peut-être sa narration serait-elle moins peinée s’il eût voyagé plus à son aise. M. Robé a quelquefois de l’expression & du tour ; mais il lui arrive très-souvent de prendre la dureté pour l’énergie, & le singulier pour le pitoresque. On dirait qu’il veut ressusciter le vieux Ronsard. Ce dernier fut, en quelque sorte, excusable de vouloir créer une langue qui n’existait pas. Elle existe aujourd’hui, & le devoir de tout Ecrivain est de la respecter. Il n’est pas moins essentiel de respecter l’harmonie quand on écrit en vers. J’ajouterai qu’il l’est encore plus de se respecter soi-même ? Pourquoi s’offrir sans cesse aux yeux de ses lecteurs sous la livrée de l’indigence ? Homere mandiait son pain dans ces mêmes Villes qui, après sa mort, voulaient lui ériger des Autels. Homere, dans l’Odyssée chanta, dit-on, ses propres voyages : mais ce fut sous le nom d’Ulysse qu’il voyagea. En lisant ce Poëme on admire le Poëte & on révere le voyageur.

Le dernier regne avait accueilli le burlesque de Scaron. Il ne le serait pas aujourd’hui. Nous avons, cependant, toléré le genre Poissard. Il m’en coûte pour citer ici la Pipe cassée. Mais, enfin, ce genre a un objet d’imitation, & le burlesque n’imite absolument rien. Toutefois, il ne paraît pas qu’aucun Poëte Grec & Latin ait jamais pris ses héros sous les halles d’Athenes, ou de Rome. Où en seraient nos plus habiles Professeurs dans ces deux langues, si on leur apportait une Poissarderie Grecque ou Latine ? Je crois déja voir éclore une foule d’écrits où l’on prétendrait prouver qu’on parlait autrement Grec & Latin que ne l’ont parlé Homere & Virgile. De même s’il arrivait que notre Langue devînt un jour une Langue morte, & que plusieurs siecles de barbarie eussent rempli cet intervalle, on pourrait douter alors qui des deux a le mieux parlé Français, ou de l’Auteur de la Pipe cassée, ou de celui de la Henriade.

Au reste, ces écarts ne peuvent être que passagers. Ils sont trop marqués pour être durables. Ce n’est que par degrés que le goût perd insensiblement ses droits. Nous touchons, peut-être, à cette décadence. Elle est du moins inévitable & par l’instabilité de l’esprit humain, & par le besoin qu’il a de produire, & par la difficulté de produire encore sans chercher des routes nouvelles. On s’y jette & l’on s’y égare. Les Anciens soupçonnaient, dit-on, l’existence du nouveau monde. Il s’écoula bien des siecles avant que Cristophe Colomb l’eût découvert.

Le poëme didactique.

n-2 Lépopée a pour but d’intéresser l’ame. Le Poëme Didactique d’éclairer l’esprit. Dans le premier, le Poëte nous entraîne à sa suite ; dans le second, il nous invite à le suivre. Il veut moins être admiré qu’écouté ; mais pour l’être, il doit captiver notre attention & par l’utilité de ses préceptes, & par les ornemens dont il les décore. Toute science & tout art sont du ressort de ce Poëme. La Religion, l’Astronomie, la Physique, l’Agriculture, la Poésie, la Peinture, & jusqu’à la Déclamation, nous en offrent des exemples & des modeles. C’est rappeller la Poésie à sa premiere institution qui fut de graver dans l’esprit des hommes des principes qu’ils n’eussent, peut-être, ni retenu, ni goûté, dans un autre langage.

L’Art Poétique de Boileau fut le premier ouvrage de cette nature qui enrichit notre langue. Il imita & surpassa de beaucoup Horace dans ce chef-d’œuvre. La matiere de son Poëme est heureusement disposée. Un chant vient toujours à l’appui du chant qui le précede. Chaque détail est un tableau, chaque précepte un exemple. Ce Poëte y fit voir aux Français toutes les ressources, toutes les richesses de leur Langue, assez peu estimée jusqu’àlors par les Français mêmes. Il seme des fleurs sur les passages les plus arides, & jamais la clarté du précepte n’en est obscurcie. On peut lui appliquer ce qu’il dit lui-même d’Homere.

Tout ce qu’il a touché se convertit en or.

Veut-il nous détailler les préceptes de l’Idylle ? C’est une Idylle même qu’il nous trace.

Telle qu’une Bergere, au plus beau jour de fête,
De superbes rubis ne charge point sa tête,
Et, sans mêler à l’or l’éclat des diamans,
Cueille en un champ voisin ses plus beaux ornemens ;
Telle, aimable en son air, mais humble dans son style,
Doit éclater sans pompe une élégante Idylle.
&c.

Par-tout, il s’éleve ou s’abaisse à proportion du genre dont il parle. Il en prend & il en donne le ton. Il a même su y joindre quelques épisodes où son génie prend encore mieux l’essor. C’est pour le lecteur un moment de repos & un ornement de plus pour l’ouvrage.

Un modele aussi excellent ne pouvait manquer d’imitateurs bons ou mauvais. On vit paraître en vers l’Art de Prêcher, sujet qui semblait mieux convenir à la prose ; mais, enfin, les vers en sont faciles & quelquefois élégans ; jamais énergiques. L’Auteur (l’Abbé de Villiers) en faisait, dit-on, lui-même peu de cas. On a vu des Poëtes, avec moins de mérite, être infiniment moins modestes. A peu près dans le même tems que parut l’Art de Prêcher on vit éclore un Poême sur le le geste des Prédicateurs. Il est de Sanleque, Génovéfain qui a fait aussi quelques Satires médiocres. Elles sont à celles de Despréaux ce qu’est son Poëme du Geste à l’Art Poétique.

Notre siecle a vu appliquer ce genre à de plus grands objets. Le Poëme de la Religion est un de ces monumens où le génie se trouve d’accord avec le zele. Il offre des traits que n’eût pas désavoué la main qui traça le sublime tableau d’Athalie : en un mot, le fils du grand Racine y paraît digne de porter ce nom célebre. La texture de cet ouvrage n’est pas seulement d’un Théologien, elle est d’un Poëte, & presque toujours la sécheresse de l’argument est sauvée par l’abondance des images. Des scrupules, de plus d’une espece, empêcherent M. Racine d’entrer dans la carriere que son pere avait illustrée. Il nous les détaille lui-même. Ces scrupules, au reste, pouvaient partir d’un défaut de vocation. La trempe de son génie, le portait au genre didactique. Il est plutôt fait pour combattre les passions que pour les peindre. S’il fût né dans l’ancienne Rome, il eût pu être Lucrece, & n’eût jamais été Virgile. On a dit que ses vers manquaient de vie & de chaleur. Cette critique est outrée. Ils sentent l’art ; mais cet art atteint quelquefois le but de la nature. Le Poëme de la Religion est un des monumens les plus utiles qu’on ait érigés à sa gloire. Il intéresse, il sera lu ; privilege dont jouira toujours la bonne Poésie, & qui manque souvent aux traités les plus orthodoxes.

Le Poëme de la Grace, du même auteur, est en général fort inférieur à celui de la Religion. C’est que ce premier sujet est lui-même très-inférieur à l’autre. Il offre plus à la discussion qu’aux images, & en Poésie il faut moins discuter que peindre.

Voici une matiere où l’imagination du Poëte a trouvé le champ le plus neuf & le plus vaste. Où pouvait-elle mieux prendre l’essor qu’en célébrant les merveilles de la nature ? Quelle immense variété d’objets ! Quelle source de tableaux sublimes ! Un pareil choix fait honneur au goût de M. Dulard, & l’exécution n’en fait pas moins à ses talens. L’un & l’autre partent d’une noble hardiesse qui décele, au moins, le génie. On trouve dans ce Poëme de l’élévation dans les idées & de la noblesse dans l’expression ; une Poésie facile, abondante ; mais qui pourrait être plus soutenue. Peut-être serait-il à souhaiter que l’Auteur eût habité la Capitale. C’est-là, sur-tout, que le talent se perfectionne tant par le secours des conseils que par celui des exemples. C’est l’émulation qui dans les Arts produit les plus grands effets. Il faut être poussé, animé par le concours. On devenait guerrier en respirant l’air de Sparte ; on devenait orateur en respirant celui d’Athenes.

Le pinceau léger & brillant qui peignit avec des couleurs si vives & si vraies les quatre parties du jour, traça aussi le tableau des quatre Saisons. C’est toujours la même fraîcheur de coloris ; mais les tons en sont plus variés, plus marqués. Ils sont assortis au local, ainsi que l’exigeait la matiere. Le premier morceau est un délicieux tableau de Chevalet ; le second est une grande machine. Apollon placera l’un dans sa galerie ; l’Amour gardera soigneusement l’autre dans son cabinet.

Un art qui a fait parmi nous les plus grands progrès, la Peinture, a vu dans notre Langue ses préceptes chantés par la Poésie. C’est une sœur qui en instruit une autre. M. Watelet, dans cet ouvrage, déploie toutes les connoissances de l’Artiste, & se distingue, à la fois, dans le plus difficile de tous les arts. Il exprime avec agrément les détails les plus épineux. Son Poëme est, en même tems, un traité méthodique. L’Artiste y puise des préceptes utiles, & l’amateur lui fait gré d’avoir embelli ces préceptes. C’était pour notre Poésie un langage tout nouveau, & il fallait des lumieres unies au talent pour lui faire parler ce langage.

D’autres Ecrivains ont envisagé cette matiere sous un aspect plus général. C’est ce qu’a fait M. Baillet de St. Julien dans un Poëme auquel on ne reproche que son peu d’étendue. C’est, à peu près, aussi la marche que suit M. Lemiere dans celui qu’il nous prépare sur le même sujet. Il y parle moins à l’Artiste qu’à l’homme de génie. Il donne plus à l’exemple qu’au précepte. En un mot, le but de son ouvrage est moins d’éclairer l’art dans ses procédés, que de soutenir le génie dans son essor.

L’art de bien déclamer les vers était digne, sans doute, que la Poésie ornât ses préceptes. C’est un hommage que M. Dorat n’a point dédaigné de lui rendre. Son Poëme de la Déclamation ne fait pas moins d’honneur à cet art qu’aux heureux talens du Poëte. C’est un monument qui subsistera, & qui, dans tous les tems méritera d’être lu & consulté. Il paraissait difficile d’y joindre un chant sur la danse ; les détails de cet art avaient encore bien peu exercé nos Poëtes. M. Dorat a vaincu ces difficultés sans paraître même avoir eu à les combattre.

Le dernier siecle vit éclore différens Poëmes Latins. Celui de Dufresnoi sur la Peinture eut, de son tems, beaucoup de réputation ; mais, en général, il est plus connu des Savans que des Artistes. C’est ce qui arrivera toujours à tout ouvrage écrit dans une Langue morte. Jamais Auteur Latin eut-il la manie d’écrire en Grec, ni aucun Grec en Egyptien ? On a beaucoup vanté le Poëme des Jardins du P. Rapin. Il y aura toujours à retrancher de ces éloges tout ce que nous ne serons jamais à portée d’aprécier. Pour écrire en vers dans une Langue il faut en posséder toutes les finesses, toutes les nuances. Et quel est le moderne érudit qui peut se flatter de connaître toutes celles de la Langue Latine ? C’est de quoi Despréaux s’est moqué avec sa sagacité ordinaire. On peut, sans doute, embrasser une opinion qu’il a soutenue & que le raisonnement confirme. Il est fâcheux pour M. l’Abbé de Marsy de n’avoir pas écrit en Français aussi-bien qu’il paraît écrire en Latin. Son Poëme de la Peinture serait plus connu, plus souvent cité, plus utile au grand nombre des Artistes qu’il veut éclairer & conduire. Le Célebre Cardinal de Polygnac est plus excusable dans le choix qu’il a fait du même idiome. Il voulait combattre Lucrece dans sa propre Langue, & il écrivait pour une classe de lecteurs à qui cet idiome n’était point étranger : mais il eût encore mieux fait d’écrire dans sa Langue naturelle, qu’il parlait si éloquemment.

Revenons aux Poëtes Français. Le genre didactique s’est donc soutenu parmi eux ? Il a même embrassé, de nos jours, de plus grands objets que dans le dernier siecle. Ce genre est précieux à conserver. Il rend intéressant pour tous les lecteurs des sujets qui n’intéresseraient, tout au plus, que certaines classes d’entr’eux. Il rend même plus sensibles certaines vérités qu’il est essentiel à tous les hommes de connaître.

L’Ode.

n-3 Lode, cet élan du génie, cette saillie de l’enthousiasme, emploie tous les ressorts du Poëme Epique dans une étendue infiniment plus bornée. Elle n’exige pas, comme lui, une gradation combinée avec art. Le Poëte y paraît inspiré dès son début, & cette chaleur ne doit ni se reposer, ni se ralentir. Nouveau Prométhée, il dérobe le feu des cieux pour animer toute la nature. Tel est, en particulier, le caractere de l’Ode Pindarique. Il en est d’autres qui donnent plus au raisonnement qu’à la description ; d’autres qui donnent tout au sentiment. C’est dans ce dernier genre qu’Anacréon composa les siennes. Horace fit aussi quelques Odes Philosophiques & raisonnées. Mais, enfin, toute espece d’Ode est susceptible de Poésie. Le sentiment y doit être animé ; le raisonnement embelli par les images. C’est en Poëte qu’il faut, en ce moment, raisonner & sentir.

L’Ode, j’entends celle du haut genre, fut peu cultivée dans le dernier siecle. Malherbe, que l’autre siecle avait vu naître, donna le premier à cette sorte de Poëme le caractere qui lui est propre. Son Ode à Henri le Grand, celle qu’il adresse à Louis XIII, sont des modeles dignes d’être à jamais imités ; mais ils resterent long-tems sans imitateurs. Qui croirait que Chapelain fût alors celui qui en approcha le plus ? Son Ode au Cardinal de Richelieu passa long-tems pour un chef-d’œuvre. Elle n’en est plus un aujourd’hui : mais on applaudirait encore à cette strophe où le Poëte représente ce Ministre dédaignant & domptant la calomnie.

De quelque insupportable injure
Que ton renom soit attaqué,
Il ne saurait être offusqué ;
La lumiere en est toujours pure.
Dans un paisible mouvement
Tu t’éleves au firmament
Et laisse contre toi murmurer sur la terre.
Ainsi le haut Olympe à son pié sabloneux
Laisse fumer la foudre & gronder le tonnerre,
Et garde son sommet tranquille & lumineux.

Despréaux qui avait tracé d’excellentes leçons sur ce genre de Poésie, comme sur tous les autres, les pratiqua mal dans son Ode sur la prise de Namur. Elle eut aussi peu de succès que la Tragédie de l’Abbé Daubignac qui avait lui-même donné d’excellentes regles sur la Tragédie.

Enfin, Rousseau parut, mais ce fut vers la fin du dernier siecle, ou, pour mieux dire, au commencement du nôtre. C’est ce grand Poëte qui a perfectionné l’Ode en France. Quelle élévation d’idées ! quelle abondance d’images ! quelle pureté, quelle noblesse d’expression ! quelle heureuse harmonie de vers ! quel enthousiasme éclairé & soutenu ! Jamais de fausses rimes, & les rimes les plus exactes semblent s’offrir d’elles-mêmes à son choix. Il déploie, à son gré, toute la richesse & toutes les ressources de notre Langue, & il prouve combien elle est riche & fertile en ressources. Toutes ses Odes ne sont pas égales ; mais il n’a point de rivaux dans ses chefs-d’œuvres.

Lamothe, qu’on a tant critiqué, a lui-même de quoi répondre avantageusement aux critiques. Plusieurs de ses Odes ont mérité leur succès. Il lui manquait, cependant, cette chaleur que l’esprit seul ne donne pas, & ce coloris que le talent seul peut donner. Philosophe ingénieux, raisonneur fertile, plutôt que Poëte harmonieux & brillant, il a fait d’excellens essais de morale plutôt que des Odes excellentes.

Un de nos plus estimables contemporains (M. Lefranc de Pompignan) marche, avec éclat, sur les traces de Rousseau dans ses Odes sacrées. Il a seulement le désavantage de n’être venu qu’après ce fameux Poëte, & c’en est un d’avoir un pareil prédécesseur.

M. Darnaud, dans ses Jérémiades, a fort heureusement imité la tristesse éloquente, les sombres images qui caractérisent le Prophete qu’il traduit.

Plusieurs de nos Poëtes, encore vivans, & la plûpart encore jeunes, ont fait d’heureuses courses dans la carriere de l’Ode. Les Conquêtes du Roi, par M. Freron ; les Rois, par M. le C. de B….. ; l’Enthousiasme, par M. Sabatier ; le Jeu, par M. le Chevalier de Laurès ; le Tems, par M. Thomas ; d’autres morceaux isolés, mais justement accueillis, prouvent que ce genre n’est pas entiérement abandonné. Il pourrait même l’être sans que l’impuissance des Auteurs en fût la cause. Le ton de raisonnement qui s’est emparé de toutes nos têtes, ne laisse plus aucun essor à l’enthousiasme. Le Poëte n’ose plus se le permettre ; le lecteur ne le permet plus au Poëte. Nous moralisons bien, mais nous peignons mal.

Voici, cependant, un exemple où le Poëte a peint & moralisé tout à la fois. Je le tire de la belle Ode sur le Jeu par M. le Chevalier de Laurès.

Minos, dans son urne effrayante,
Roule-t-il parmi nous les arrêts du destin ?
Quoi ! l’ivoire échappé de sa prison bruyante
Va fixer le sort incertain ?
Le cube vagabond hésite,
Il menace, il flatte, il agite
Tous les yeux, tous les cœurs dans sa route entraînés.
Il s’arrête…. De cris les voûtes retentissent,
Les proscrits éperdus maudissent
L’irrévocable Loi qui les a condamnés.
Fuyez ! à tant de barbaries
O Graces, gardez-vous de vous associer !
Eh quoi ! Mere des Ris sur l’autel des Furies
Vous avez pu sacrifier !
A d’indignes tourmens livrées,
De la perte désespérées
Vous ne connoissez plus ni repos, ni douceurs :
L’Amour, en soupirant, voit les sombres allarmes
Obscurcir l’éclat de vos charmes,
Et lui ravit un trône où volaient tous les cœurs.

Que deviendra le genre anacréontique ? Le goût national pourra le maintenir. Quelquefois il résiste à l’opinion. Ce genre existe & se soutient encore. On peut même dire qu’il se perfectionna au commencement de ce siecle, & que ce fut à Lamothe qu’il dut cette perfection. Cet Ecrivain, qui a soutenu plus d’un paradoxe littéraire, en était un lui-même en littérature. On connaît la dureté de ses vers dans l’Epopée, la Tragédie & l’Ode héroïque. Cependant il traduit, il imite Anacréon avec une élégance, une douceur dignes de ce Poëte. M. Poinsinet de Sivri, a de même traduit Anacréon d’une maniere très-anacréontique. Une foule d’autres Ecrivains ont cultivé ce genre avec toute la délicatesse qu’il exige. On chantera dans tous les tems ces paroles charmantes imitées en partie du Poëte Grec, & bien supérieures à l’original :

Que ne suis-je la fougere
Où, sur la fin d’un beau jour,
Se repose ma Bergere
Sous les aîles de l’Amour !
&c.

On n’oubliera jamais la Rose brillante & suave de M. Bernard, ni tant d’autres morceaux délicieux qu’il serait trop long de citer. En un mot, si les productions légeres du Vieillard de Théos ont fait tant d’honneur à la Grece, pourquoi ne pas nous glorifier de celles qui, parmi nous, les égalent & les surpassent ? Combien de Chansons Françaises, oubliées presque aussi-tôt que produites, & qui seraient aujourd’hui citées avec enthousiasme si leurs Auteurs eussent été Grecs ou Latins ? Nous sommes si riches, à cet égard, que nous dédaignons de compter nos richesses. Nous imitons les anciens Péruviens qui ne faisaient presque nulle attention à l’or de leurs mines.

La Tragédie.

n-4 U n de nos grands Ecrivains, qui témoigne ne pas aimer les Poëtes, sans doute parce qu’il ne l’était pas lui-même, M. de Montesquieu, avoue, cependant, qu’une bonne Tragédie est le chef-d’œuvre de l’esprit humain. Nous eûmes long-tems un théatre avant que d’avoir des chefs-d’œuvres de cette espece. Les monstrueuses productions des Hardi & des Garnier étaient bien éloignées d’y atteindre. Mairet essaya le premier de débrouiller ce cahos. Sa Tragédie de Soliman, qui précéda toutes les pieces de Corneille, & même celles de Rotrou, est dans la regle des trois unités. Sa Sophonisbe l’emporta long-tems sur celle de Corneille ; mais nul de ces deux Drames ne doit être cité comme un modele à suivre. Le Cid, qui renferme tant de beautés, ne présente guères moins de défauts. C’est dans Cinna, dans les Horaces, dans Rodogune qu’il faut chercher ces grands efforts de génie qui rendent Corneille si supérieur à tout ce qui l’avait précédé. Jamais on ne porta plus loin l’énergie des caracteres & celle de l’expression ; l’art de varier ses plans & ses moyens ; l’art de placer ses personnages dans une situation embarrassante & de les en tirer avec facilité : enfin l’art d’étonner son auditoire par des raisonnemens imprévus & par des réponses qu’il prévoyait encore moins. Mais, osons le dire, Corneille donne plus au raisonnement qu’à la sensibilité. On l’admire plutôt qu’il ne touche. Presque toujours ses personnages sont dans une perspective immense, & n’ont rien qui les rapproche de nous. Ses héroïnes, même celles qu’il rend amoureuses, expriment plutôt l’orgueil que l’amour. J’en excepte Chimene dans le Cid, & Camille dans Horace. En un mot, le sentiment le plus ordinaire, & presque le seul que nous inspire Corneille, c’est l’admiration. C’en est bien assez pour avoir obtenu & conservé le titre de Grand. Corneille pourra être moins suivi sans devoir être moins estimé. On lui reproche aussi de n’avoir pas assés respecté la Langue. C’était, en partie, la faute du tems où il a vécu. Il eût, sans doute, été plus exact s’il eût écrit cinquante ans plus tard ; mais, enfin, il n’a pas écrit purement. Né avec plus de génie que de goût, il peignait à grands traits & négligeait les détails. Il n’était pas assez pénétré des difficultés de notre Poésie & des soins qu’elle exige. Ses Drames sont de grands tableaux qu’il faut voir dans l’éloignement. On doit plutôt y chercher la fierté du dessein que la suavité du coloris.

On trouve, au contraire, cette suavité délicieuse dans toutes les productions de Racine. Il faut en excepter la Thébaïde & l’Alexandre, où ce Poëte, encore jeune, voulut imiter Corneille qui était pour lui inimitable. Il connut bientôt le genre qui lui était propre, & dès ce moment il ne se démentit plus. Une harmonie, une élégance inalterables ; toujours le ton du sentiment lorsqu’il veut l’exprimer ; toujours soutenu quand il s’éleve, & ne rampant jamais quand il s’abaisse : tel est Racine dans tous les ouvrages qu’il fit succéder aux deux premiers. Il fit passer dans ses écrits toute la douceur, toute la magnificence d’une Langue qui ne faisait que de naître, & qu’avant lui on croyait barbare & pauvre. Lui & Despréaux, l’ont enrichie & fixée. Mais si Racine est admirable par l’expression, il a essuyé plus d’une critique sur d’autres parties de son art. On lui a reproché trop d’uniformité dans ses plans & dans ses caracteres. Il existe entre la plûpart de ses personnages une analogie frappante : On dirait que, sous des noms empruntés chez les Grecs & les Romains, Racine a voulu seulement peindre des Français : usage toléré dans quelques-uns de nos Romans, mais qui figure toujours mal dans une Tragédie. Peut-être, aussi, quelques unes de ses pieces manquent-elles de mouvement. La gradation morale y est toujours observée ; mais souvent l’action physique y languit. Un Drame trop compliqué manque son objet. Un Drame trop simple ne le remplit que foiblement. Ce n’est point assez pour l’auditoire d’être doucement ému ; il veut être agité, subjugué. Il faut que le théatre soit pour lui le trépié de la Sybille qui jettait dans le délire tous ceux qui osaient en approcher.

Campistron, qui succéda à Racine, le prit pour son modele ; mais il ne l’imite que de fort loin. On ne retrouve dans ses écrits ni cette harmonie de vers, ni cette magie de style qui caractérise son maître. Il manque d’énergie & de chaleur. Des plans assez artistement combinés lui valurent quelques succès au théatre. Thomas Corneille en avait eu avant lui pour la même cause. Mais c’est le style qui fait vivre les ouvrages de Poésie, & ni Campistron, ni Thomas Corneille n’ont rempli ce premier devoir du Poëte. De l’intérêt & le jeu des Acteurs soutiennent encore sur la scene Ariane & le Comte d’Essex, Andronic & Tiridate. On va les voir au théatre ; on les néglige dans le cabinet.

Lafosse, qui se modela sur Corneille dans son Manlius, en approcha beaucoup plus que Campistron de Racine. Les caracteres de ce Drame sont élevés, soutenus, & le style répond aux caracteres.

Quelques autres pieces de différens Auteurs se montrent encore de tems à autre sur la scene ; mais nulle d’entr’elles n’a pu y faire époque. Toutes sont marquées au coin de l’imitation & non du génie créateur.

Cette révolution était réservée à notre siecle. On vit alors un homme percer subitement la foule, & faire prendre à la Muse tragique ce ton mâle, imposant & terrible, dont le seul Eschyle donna l’exemple chez les Grecs, & dont Corneille hasarda un sublime essai dans Rodogune. On avait épuisé tous les ressorts de l’admiration & de la pitié. Il restait la terreur, autre moyen non moins puissant que les deux premiers. Crébillon s’en empare, & la porte dans l’ame de tous ses auditeurs. Le sombre de son coloris ajoute encore à l’énergie de ses tableaux. Il effraie, il subjugue. On s’intéresse en frémissant. Ce Poëte n’offre dans son style ni la pompe de Corneille, ni l’élégance de Racine : mais souvent un seul de ses vers fait situation. Nul ne connut mieux l’art de frapper à propos les coups décisifs. La dureté même qu’on lui reproche est quelquefois sublime ; témoin ces deux vers.

La nature marâtre, en ces affreux climats,
Ne produit au lieu d’or que du fer, des soldats.

L’élégance eût été déplacée dans cette image. Il fallait ces couleurs brutes & locales pour peindre ce pays barbare. Quelle situation que la reconnoissance de Rhadamiste & de Zénobie ! Quel caractere que celui de Rhadamiste ! On a prétendu que la terreur était portée trop loin dans Atrée. On a vu les femmes détourner la tête au cinquieme acte & proscrire le Drame entier. C’est qu’alors on était peu accoutumé aux grands mouvemens de la Tragédie, à ces coups terribles, faits pour subjuguer le spectateur que le sublime & le pathétique ne font guere qu’émouvoir. Atrée est le chef-d’œuvre de M. de Crébillon, & occupera une des premieres places parmi les autres chefs-d’œuvres du Théatre Français : conduire, intérêt, pathétique, situations, force de style & de caracteres, tout s’y trouve réuni au degré le plus transcendant. C’est un Drame auquel il faut assigner une classe à part, comme à presque toutes les autres productions du même Auteur. Crébillon eut d’illustres devanciers ; mais il n’eut aucun modele. Il osa se frayer une route nouvelle entre Corneille & Racine. Tel est le privilege du génie. Veut-on lui imposer des entraves ? Il prend les aîles de Dédale & franchit la barriere qui s’oppose à son passage.

L’Art tragique semblait donc avoir acquis toutes les formes qu’il pouvait prendre. Un nouvel athlète parut, & déploya de nouvelles ressources dans cette arène. Ses premiers pas furent un triomphe. Des triomphes plus grands leur ont encore succédé. Il osa lutter contre Corneille, il le vainquit dans un âge où c’eût été beaucoup d’oser le prendre pour guide. Venu trop tard, s’il n’eût été qu’un génie ordinaire, l’Auteur d’Œdipe fit usage des ressources qui manquent rarement à un génie du premier ordre. Il fit naître de nouveaux fruits dans un champ que tant de moissons semblaient avoir épuisé. M. de Voltaire, enfin, eut mille obstacles à vaincre & semble n’en avoir pas même eu à combattre. Sa marche est libre, hardie ; sa maniere n’est celle d’aucun autre. Il n’est ni Corneille, ni Racine, ni Crébillon ; il est tous les trois ensemble. Il réunit leurs différens genres & y joint un caractere qui lui est propre. Nul ne l’égala jamais dans l’art d’embellir la morale, de l’adapter au sentiment, de la rendre aussi touchante que le sentiment même. Tout dans ses Drames tourne au profit de l’humanité. Il est Philosophe jusques dans la Peinture des passions sans rien dérober à la chaleur & à l’intérêt de ses tableaux. Un autre mérite qui le distingue, c’est son coloris toujours brillant, toujours vrai, toujours suave, toujours analogue à ce qu’il veut peindre. Il est, en même tems, le Rubens & le Correge de nos Poëtes. Eloquent & sublime dans Brutus & la mort de César ; touchant & naturel dans Zaïre ; magnifique, élevé dans Sémiramis ; métaphorique dans Alzire & Mahomet ; noble & simple dans Tancrede ; il change à son gré de pinceau, & les couleurs qu’il emploie sont toujours les plus convenables au local de la scene. Mérite rare, & trop négligé par nos tragiques. C’est un des plus grands secrets de l’art, & c’est à son génie seul que ce grand Poëte en est redevable.

Au milieu des triomphes de cet homme célebre parut la Didon de M. Lefranc, ouvrage qu’on serait tenté de prendre pour une production de Racine. C’est à peu près la même pureté de style, la même élégance d’expression, le même degré de sentiment & de chaleur. Il serait difficile d’ajuster plus heureusement ce sujet au théatre. Enée, tel que l’a peint Virgile, sur tout dans cet endroit de l’Enéïde, est peu intéressant, peu théatral. Il fallait rectifier son caractere, motiver sa fuite, autant qu’elle pouvait l’être, & sur-tout la rendre moins indigne d’un héros. C’est ce qu’a fait le Poëte moderne. Enée dans son ouvrage ne fuit que parce que tout se réunir pour l’y contraindre, & sa fuite est précédée d’une victoire qui assure à Didon ses Etats. Cette Reine apprend, en même tems, son départ & son triomphe. On peut dire que l’Auteur partage lui-même ce triomphe dans un moment où la retraite n’était pas moins difficile pour lui que pour Enée.

La Grange-Chancel eut quelques succès au théatre. Ino & Mélicerte, Amasis, y reparaissent même de tems à autre. Elles s’y soutiennent par leur conduite plutôt que par leurs autres beautés. Cet Auteur combine bien, mais il écrit foiblement & n’a point de caractere qui le distingue. C’est le Campistron de nos jours.

Il regne dans le Gustave de M. Piron un mouvement très-théatral, des situations intéressantes & de l’énergie dans l’expression. Les mêmes avantages se trouvent réunis dans Venise sauvée. Le dénouement de cette Tragédie était même alors une innovation sur notre scene. Ce n’en est plus une aujourd’hui : mais il y a du courage & du mérite à l’avoir hasardée le premier.

Quelques autres Tragédies modernes ont mérité leurs succès par des moyens différens. Iphigénie en Tauride nous offre des sentimens approfondis, quoiqu’en général durement exprimés. Ne reprochons point à l’Auteur son dénouement. Le sujet n’en comporte pas de meilleur ; mais n’est-ce pas un vice dans un Ecrivain que de traiter un sujet vicieux ?

C’est presque toujours au besoin qu’on est redevable des meilleures découvertes. L’épuisement des combinaisons morales du Drame en a fait chercher de physiques. On a senti que parler aux yeux était un moyen de plus pour arriver à l’ame. C’est ce que M. Lemiere a tenté, avec le plus grand succès, dans Hypermnestre. On a fait encore depuis un plus ample usage de ce moyen. Craignons seulement l’abus & approuvons l’usage. Du reste, ne négligeons aucun des ressorts de l’art pour atteindre à son but. Les mœurs simples des Helvétiens, & l’événement qui rendit la liberté à cette contrée, ont fourni le sujet d’un Drame neuf dans son genre. M. de Sauvigni dans ses Illinois nous a peint les mœurs des Sauvages avec toute leur intégrité. On n’avait cherché des traits de patriotisme que chez les Grecs & chez les Romains. Il semblait que notre histoire n’en pût fournir elle-même aucun exemple. M. de Belloi nous a heureusement détrompés. Il a puisé dans cette mine séconde, & en a tiré des richesses dont la nation doit faire son profit. C’est un exemple dont nos Poëtes feront sagement de profiter. Pourquoi chercher Bernini à Rome quand nous avons Perraut en France ?

On a aussi distingué le coloris des Drames de MM. Dorat & Colardeau. Ces deux Poëtes, encore jeunes, ont les talens qui ne s’acquierent pas. Avec le travail ils y joindront ceux qui peuvent s’acquérir.

Tels ont été, parmi nous, l’origine & les progrès de la Tragédie ; tel est son état actuel. C’est dans l’espace de cent années que ce bel art est parvenu en France au plus haut degré de perfection où l’esprit humain l’ait jamais porté. On ne peut disputer aux grands hommes du dernier siecle l’honneur de lui avoir donné sa forme constitutive. Ils ont produit des chefs-d’œuvres dans leur genre ; mais ils n’ont pas épuisé le genre. Corneille éleve notre ame : Racine pénetre nos cœurs. Nous admirons le premier : nous sommes émus par le second. Tous deux méritent nos suffrages & ceux de la postérité. Mais elle ne leur prodiguera pas une admiration exclusive. Elle avouera que Crébillon & Voltaire ont marché dignement sur leurs traces, & le plus souvent marché sans guide ; que l’un & l’autre sont plus tragiques, & que l’un & l’autre ont jetté les premiers dans la Tragédie ces traits d’ombre & de lumiere, ces grands effets non moins nécessaires dans un Drame que dans un Tableau. Enfin, si l’Art tragique n’avait plus qu’un pas à faire pour atteindre à sa perfection ; c’est, du moins, dans notre siecle que ce pas s’est fait.

La Comédie.

n-5 O n a plus d’une fois mis en question quel était le plus difficile ou du genre comique, ou du genre tragique. Ce qu’on peut répondre, c’est qu’il faut beaucoup de génie pour exceller soit dans l’un, soit dans l’autre. Corneille ne fit le Menteur qu’après avoir fait Cinna. On sait que le Menteur est imité du théatre Espagnol ; car les Espagnols, qui n’ont plus de théatre aujourd’hui, en avaient un long-tems avant nous. La Comédie de Corneille précéda de plus de vingt ans la premiere bonne piece de Moliere. Ce dernier puisa lui-même aussi plus d’une fois chez les Espagnols. Nous leur devons, en partie, l’Etourdi & le Dépit amoureux. Mais bientôt Moliere se livra totalement à son génie. La petite Comédie des Précieuses ridicules en fut le signal. Elle eut le double avantage d’être fort applaudie & de corriger le ridicule qu’elle attaquait. On fait qu’à la premiere représentation de cette Piece un Viellard s’écria du fond du parterre : Courage, Moliere ! voilà la bonne Comédie. Ce Vieillard avait-il par lui-même l’idée du vrai genre, ou l’ouvrage de Moliere lui fit-il naître cette idée ? Dans le premier cas il avait eu long-tems à gémir sur l’imperfection de notre scene comique.

Moliere la débarrassa des intrigues trop compliquées & trop romanesques. Il en chassa les Capitans, personnages chimériques & qui ne peignaient rien, pour y substituer des ridicules puisés dans la nature & dans la société. Il n’épargna ni la Ville, ni la Cour. La scene comique cessa d’être éternellement livrée à des Valets grossiers & boufons. Moliere la restitua à des agens plus distingués. Le Courtisan, le Bourgeois, le Pédant, le Petit-Maître, s’y trouvent placés dans leur vraie perspective. Ses tableaux sont toujours une exacte imitation de ce qu’il veut peindre, & il ne peint que ce qui doit le conduire à son but. On retrouve jusques dans ses farces des traits qui le caractérisent & qui ne pouvaient partir que de lui. Toutes les classes de l’humanité contribuerent à son travail ; toutes y trouvent de quoi se rectifier. C’est un oracle qui parle à chacun sa langue, & qui est toujours intelligible.

A Moliere succéda Regnard qui se modéla sur ce grand Maître. Il a moins d’énergie, mais peut-être encore plus de gaieté. Sa Comédie du Joueur est une des meilleures qui existe au théatre. On trouve dans presque tous ses ouvrages une vivacité d’expression & de saillie qui le distingue de tous nos Comiques. Il soutint le genre, mais il n’y ajouta rien. Il faut l’envisager comme un digne Eleve de Moliere, & non pas comme son rival.

Parlerons-nous de Montfleuri, le même qui se croyait, dit-on, fort supérieur à Moliere ? Cette prétention ridicule prouve, autant que ses ouvrages, qu’il n’avait pas même l’idée du bon genre de la Comédie. Il nous reste de cet Auteur la Fille Capitaine, & la Femme Juge & Partie, deux Pieces vivement intriguées, mais dont le style tient encore de cette licence qui infecta long-tems notre théatre ; licence dont Moliere ne fut pas toujours se garantir.

On ne fera point ce reproche à Dufresni. Il se distingue & par la saillie des idées, & par la sagesse de l’expression. Il peint le ridicule avec autant de finesse que de vérité. Son pinceau n’est pas toujours énergique ; mais il est toujours vif & piquant. Il réunit même tous ces avantages dans l’Esprit de Contradiction, un des chefs-d’œuvres de notre scene, &, qui plus est, un de ceux qu’on ne se lasse point d’y revoir.

Le Grondeur de Brueys & de Pallaprat est le digne pendant de ce tableau. Brueys eut même le mérite à lui seul de métamorphoser en Comédie excellente une Farce du tems de Charles VIII. C’est l’Avocat Patelin. On y retrouve toute la conduite & la marche d’une bonne Piece moderne, & toute la naïveté que pouvait avoir l’original.

Dancourt a pour lui le naturel & la vivacité du dialogue, outre l’art d’ajuster ingénieusement au théatre les sujets qui en paraissent le moins susceptibles. On y revoit souvent le Chevalier à la mode, & sur-tout, le Galant Jardinier, petite Piece qui a toutes les nuances d’un tableau gracieux & tout le piquant d’un sujet comique.

On fait que la Comédie des Fácheux de Moliere est à scenes détachées, c’est-à-dire dans le genre épisodique. Elle eut des imitateurs. L’Esope à la Cour, & le Mercure Galant, deux Pieces de Boursaut sont dans le même genre, & peuvent, à bien des égards, soutenir la comparaison. Le nouveau Monde de l’Abbé Pellégrin, les Adieux de Mars de M. Lefranc, Momus Fabuliste, de Fuselier, leur sont peut-être encore supérieurs.

On voit que depuis Moliere il avait toujours paru des lueurs de génie & de talent ; mais l’obscurité semblait prochaine. Un Art qui ne trouve plus à s’élever n’est pas éloigné de sa chûte. Un de nos Contemporains osa essayer de lui faire prendre cet essor. Destouches éleva le ton de la Comédie, sans, toutefois, rien dérober au genre. Il l’enrichit de nouveaux caracteres dans un tems où l’on croyait la source des caracteres épuisée. Il ne fut pas toujours également heureux sur le choix. Plusieurs de ses Pieces n’ont pas réussi : d’autres n’ont pu être jouées : d’autres même n’eussent jamais dû voir le jour. Mais le Curieux Impertinent, l’Ingrat, l’Irrésolu, le Triple Mariage, l’Obstacle imprévu, & surtout ses deux chefs-d’œuvres le Glorieux & le Philosophe marié, lui assurent une réputation immortelle. Son comique n’est point celui de Moliere : il n’a point la vivacité de Regnard. Mais il plaît, il attache, il intéresse. Il est comique par les situations & le fond des choses, plutôt que par l’expression. Philosophe dans ses Drames, cette Philosophie n’a rien de triste : elle répond au caractere des ses personnages. Il a peint les hommes de son tems, & c’est le premier devoir d’un Poëte comique. C’est en même tems, une ressource pour l’art quand l’Auteur a du génie.

Les mœurs de notre siecle ont fourni à M. de Lachaussée le sujet du Préjugé à la Mode, Comédie du genre le plus noble, le plus théatral & le mieux soutenu. Cet Auteur estimable fut trop vivement critiqué durant sa vie. Il a plus de droit à notre reconnoissance que la critique n’en peut avoir sur ses ouvrages. Il nous ouvrit une nouvelle source de plaisirs avantage réservé à bien peu d’Ecrivains. S’il n’est pas entiérement créateur du genre pathétique, si ce genre est un dérivé de l’ancienne tragi-comédie, au moins est-il vrai que Lachaussée lui a donné une forme plus naturelle, plus intéressante, plus vraisemblable. Sa morale, dit-on, est souvent triste. Elle ne l’est ni dans l’Ecole des Amis, ni dans celle des Meres, encore moins dans le chef-d’œuvre dont nous avons d’abord parlé. Mélanide est d’un genre neuf & intéressant. La Gouvernante a mérité son succès. Ajoutons que cet Auteur possede supérieurement l’art de filer une scene, art difficile & peu commun. Disons plus, outres les ouvrages qu’il a produits, nous lui sommes en partie redevables de ceux qui ont paru depuis dans le même genre, & qui peuvent l’emporter sur les siens. Tel est l’Enfant prodigue, telle est Cénie. Il peut n’avoir pas atteint le but, mais sans lui la barriere pourrait être encore fermée.

D’autres, sans s’éloigner du genre établi par Moliere & Regnard, ont quelquefois égalé leurs modeles. C’est ce qu’a fait M. de Boissy dans l’Homme du jour & le Français à Londres, & M. Fagan dans la Pupille & le Rendez-vous. Fagan était né avec le germe du bon comique ; mais il fit peu d’efforts pour le développer. La plûpart de ses autres Comédies ne paraissent être que les essais d’un homme de talent, des canevas plutôt que des Pieces travaillées. On serait tenté de faire le même reproche à M. de Boissy. Il se livra trop à sa facilité. Il se contenta souvent d’esquisser lorsqu’il fallait peindre ; mais ses crayons sont toujours légers & rapides. Nul n’a mieux connu que cet Auteur l’art d’ajuster avec succès au théatre les ridicules du jours & les travers de la mode. Les fruits de sa veine auraient été plus onctueux s’ils eussent été moins abondans.

Pourquoi l’Auteur du Méchant est-il, au contraire, si économe des fruits de la sienne ? Quelle richesse de détails ! Quel agréable tour d’expression ! Le Méchant est un modele presque inimitable pour le style & le dialogue. La petite Comédie de l’Impertinent, serait, pour celle de M. Gresset, un sixieme acte digne des cinq premiers. Celle des Philosophes ne laisse elle-même à desirer que des peintures plus vraies, mais qui ne pouvaient pas être plus vivement tracées.

On placera toujours la Métromanie, Piece de M. Piron, à côté de nos chefs-d’œuvres comiques. C’est le ton de Moliere ; mais Moliere n’eut pas pris un meilleur ton.

Celui de l’ingénieux Marivaux n’est celui d’aucun autre. Il porta sur la scene la métaphysique du cœur. Il analyse le sentiment & multiplie en apparence ce qu’il ne fait que décomposer. Presque aucune de ses Comédies n’eut d’abord le succès qu’elle méritait. C’est que la plûpart sont des peintures trop fines pour la perspective du théatre. Les traits en doivent être moins déliés pour être plus facilement saisis. L’habitude de voir ces Pieces a fait disparaître ce défaut qui n’est pas, d’ailleurs, celui d’un homme ordinaire. La Surprise de l’Amour, la double Inconstance, la Mere confidente, le Legs & plusieurs autres Comédies de cet Auteur resteront au théatre, & celles même qui n’y reparaissent plus seront goûtées dans le cabinet. Je doute, cependant que M. de Marivaux puisse avoir de bons imitateurs. Sa maniere lui est propre & peu d’autres parviendront à la saisir. C’est un de ces Ecrivains qu’il faut savoir estimer sans vouloir les prendre pour modeles.

Un autre genre également inconnu dans le dernier siecle, a fait le charme & les délices du nôtre. On croit voir un tableau de l’Albane en voyant l’Oracle & les Graces. Images riantes & neuves, coloris frais & brillant, imagination tendre & délicate, rien n’y manque & tout s’y trouve dans le plus parfait accord. Les Hommes sont d’un ton plus marqué & devaient l’être. M. de Saint-Foix ne s’est pas même borné à décorer la scene comique d’un genre nouveau. Il a eu des succès brillans & mérités dans le genre établi. Le Sylphe, l’heureuse Epreuve, le Rival supposé en sont un témoignage durable. C’est l’illustre Berger d’Admette qui joue avec les Bergers d’Arcadie les airs qu’ils savent, & qui leur en apprend de nouveaux.

L’Oracle donna naissance à Zéneïde, petite Piece dans le même genre. C’est le propre de ceux qui inventent que d’avoir de bons imitateurs.

Un siecle tout philosophe & qui par-tout veut de la morale, était pour un spectacle moral & philosophique. Ce nouveau genre s’est introduit sous nos yeux. M. Diderot en donna le premier exemple dans le Pere de Famille, tableau non du ridicule, non d’une intrigue faite pour divertir l’esprit ; mais d’une action qui occupe les yeux & affecte l’ame. Le mouvement, le pittoresque s’y trouvent réunis à l’instruction. Le Drame moral est susceptible de l’intérêt le plus vif & des tableaux les plus frappans, les plus vrais, les plus agréables. Il met en action ce qui fatigue presque toujours en raisonnement. Il plaît & il instruit. De toutes les manieres de moraliser série usement, celle-ci est la plus agréables & peut devenir la plus utile. Un autre exemple qui le prouve, c’est le Philosophe sans le savoir de M. Sédaine. Ce Philophe est fils du Pere de Famille ; mais il ne doit qu’une partie de ses richesses à l’héritage paternel.

Une notice n’est point un catalogue. Je laisse à l’écart dans cette galerie, beaucoup de morceaux précieux qu’un local trop borné m’empêche de mettre à leur vraie place. J’ai vu dans des cabinets de curieux des chefs-d’œuvres de peinture & de sculpture négligemment jettés dans un coin presque imperceptible ; mais l’œil de l’amateur allait les y chercher.

Avouons-le, cependant : Moliere sera toujours envisagé comme le Prince de nos Poëtes comiques. Rien ne peut lui enlever un sceptre qu’il tient & du tems où il a vécu & du mérite de ses productions. Celui de ses successeurs dans le même siecle se borne à l’avoir imité plus ou moins heureusement. Nul d’entr’eux ne s’écarta de la route qu’il avait prise. Nos Modernes ont osé davantage. Les mœurs étaient changées : ils imiterent ce changement dans leurs tableaux. Ils éleverent le ton du genre, parce que le ton du monde s’était élevé. Moliere lui-même leur avait formé des spectateurs capables de goûter cette innovation. Ils n’étaient plus obligés, comme lui, de se plier au goût du peuple. Ils trouverent un public en état de se plier à leur goût. De-là, cette exacte décence qui distingue nos Comédies modernes. De-là aussi cette variété de genres presque tous accueillis, mais qu’on eût rejettés un demi-siecle auparavant. Tout genre est bon lorsqu’il remplit son objet. Un cultivateur habile n’exige pas toujours du même sol la même espece de tribut. Il varie sa culture, & cette terre, qui semblait épuisée, retrouve de nouveaux sucs pour produire de nouveaux fruits.

Le Poëme lyrique.

n-6 Cest de l’Italie que nous vient le Poëme Lyri-Dramatique, & ce fut Perrin qui l’introduisit le premier en France. Il est à l’égard de Quinaut, ce que fut Mairet à l’égard de Corneille. Mais Perrin ne donna sur le théatre de l’Opéra, que la seule Pastorale de Pomone. Elle ne fait pas regretter que ce théatre ait été privé de ses autres productions. Il céda son privilege à Lulli qui eut le bonheur d’être secondé par Quinaut. Cet illustre Poëte fit bientôt prendre au genre Lyrique une forme nouvelle. On trouve dans ses deux premieres Tragédies (Cadmus & Alceste) un mêlange de burlesque & d’héroïque ; défaut qu’il avait puisé chez ses premiers modeles. Il ne tarda pas à sentir le ridicule de ce mêlange, & il s’en corrigea pour toujours. Quinaut fut, avec Racine, le Poëte qui parla le mieux au cœur. C’est toujours l’expression du sentiment, & l’expression la plus harmonieuse, la plus naturelle. Tendre & délicat sans fadeur : énergique, souvent même sublime, sans dureté ni contrainte ; il dit tout ce qu’il veut dire, il peint tout ce qu’il peut peindre. Les termes, les couleurs les plus propres semblent prévenir son choix. On peut lui reprocher d’avoir trop étendu, trop développé le sentiment dans des scenes faites pour être chantées. Il ne laisse rien à dire au Musicien. Mais comme toute la musique de son tems se bornait au récitatif, espece de déclamation plus soutenue qu’au théatre François, il pourrait justifier par-là ce défaut, qui ne sera pas facilement imité. On lira toujours ses Poëmes avec délice ; mais il faudra beaucoup élaguer si l’on veut en faire des Opéras.

L’esprit d’imitation ne fut jamais rare en France. Les premiers successeurs de Quinaut se modélerent entiérement sur lui & n’égalerent pas leur modele. Celui qui en approcha le plus fut le célebre Fontenelle dans Thétis & Pellée, qu’il composa seul, & dans Bellérophon qui est de lui presque en entier. On peut même dire qu’il ne se trouve pas dans Thétis de ces expressions trop communes qu’on a justement reprochées à Quinaut ; mais peut-être s’y trouve-t-il un peu trop de bel esprit dont Quinaut fut toujours exempt.

Voici une de ces occasions où Lamothe parut avec un éclat digne de la réputation qu’il eut de son tems & qu’il conserve en partie. Notre scene Lyrique avait besoin d’un nouveau genre. Lamothe imagina l’Opéra Bellet, & en donna l’exemple dans celui de l’Europe Galante. On applaudit à la forme & au mérite de l’ouvrage. Ce genre, très-agréable par lui-même, prête beaucoup à la variété du spectacle, un des ressorts principaux de notre Opéra. On dut être étonné que Lamothe eût le talent d’être Lyrique. C’est ce que ne faisaient pas soupçonner ses Odes ; j’en excepte celles qu’il imita d’Anacréon. Mais la Pastorale d’Issé, les Tragédies d’Omphale, d’Alcione, de Scanderberg, ne laisserent plus lieu d’en douter. Elles lui valurent une place à côté de Quinaut, qui, cependant, garda toujours la premiere.

Ce Poëte eut pour émule Danchet que Rousseau, qui les haïssait tous deux, qualifie quelque part d’innocent. Il est vrai que Danchet n’avait pas la physionomie spirituelle ; mais il eut de vrais talens, bien supérieurs à ce qu’on appelle esprit. C’est à lui que nous sommes redevables des Opéra d’Hésione, de Tancrede, du Ballet des Fêtes Vénitiennes & de plusieurs autres ouvrages que les meilleures Epigrammes ne feront pas oublier. On peut même dire que dans Tancrede le contraste des mœurs & des caracteres offrait à Campra l’occasion de faire un chef-d’œuvre de Musique, si le Poëte inspirait toujours le Musicien.

Le Ballet des Elémens, fait à l’instar de l’Europe galante, lui est peut-être encore supérieur. Il suffirait seul pour donner une idée avantageuse des talens de M. Roi. Mais les Graces, Caliroé, Philomele, le Ballet des sens, productions toutes bien accueillies, viennent encore à l’appui de son chef-d’œuvre. En général ce Poëte met dans son expression plus de force que de grace. On peut dire, cependant, qu’il est Lyrique. Il a maintenu longtems avec honneur ce genre de Poésie aujourd’hui trop négligé, j’ajouterai même trop peu estimé parmi nous.

On ne doit pas oublier ici le Jephté de l’Abbé Pellegrin. C’était la premiere fois qu’on osait placer sur ce théatre un sujet tiré de l’Ecriture. Mais, ce qui n’est pas moins à remarquer, c’est que ce Drame réunit toute la dignité convenable au sujet, & tout le brillant, toute la variété, qu’exige un Opéra.

On a justement applaudi à l’Hypermnestre de Lafont, & au Dardanus de la Bruere. Mais toutes ces Tragédies furent effacées par celle de Castor & Pollux de M. Bernard. Cet ouvrage est un modele, un chef-d’œuvre pour la coupe, la variété, l’intérêt & l’expression. Il met en jeu, & toujours à propos, les ressorts les plus frappans de ce spectacle, unique dans son genre & dans ses moyens. J’avoue que le sujet fournissait beaucoup au génie du Poëte ; mais il y a bien du génie dans le Poëte d’avoir choisi ce sujet, & de l’avoir traité d’une maniere si supérieure. Bien choisir & bien rendre : voilà tout le secret des arts d’imitation.

Ne cherchons point dans les productions de M. de Cahusac la douceur & l’harmonie qu’exigent les vers Lyriques. Nous y trouverons seulement une intelligence marquée dans la coupe de ses Opéra. Nul n’a mieux connu que lui l’art d’amener les Fêtes, les Ballets & les coups de théatre. Il sacrifie souvent les droits du Poëte à ceux du Musicien ; c’est une justice que lui rendait l’illustre Rameau, qui sur cette matiere pouvait juger sans appel. Au surplus, nous ne pouvions que gagner à ce sacrifice.

Il faut, pourtant, l’avouer, M. de Cahusac occupait, du moins, la scene Lyrique, & à sa mort on eût dit que cette carriere allait être abandonnée. Deux Auteurs seulement paraissaient encore vouloir y figurer. Ce qu’ils avaient déja fait avec honneur.

M. de Moncrif, dans toutes ses productions Lyriques, & en particulier dans l’acte charmant de Zélindor, fait briller la délicatesse d’esprit & d’expression qui le distingue. M. Laujon a fait les mêmes preuves dans Daphnis & Chloé, dans Eglé, dans Silvie. Ce dernier ouvrage offre même une marche nouvelle, moins uniforme & plus propre au genre que celle de nos anciens Ballets. La danse y fait partie de l’action. Les scènes y sont coupées dans une forme qui sauve la monotonie du dialogue, & fournit au Musicien l’occasion de déployer toute la magie de son art. Cette maniere de couper une scène devient, sur-tout, nécessaire dans un Opéra Ballet, où l’intérêt est toujours moins pressant que dans une Tragédie.

Le genre Lyrique eût donc aussi parmi nous des vicissitudes. On ne peut disputer à Quinaut l’avantage d’avoir produit des Poëmes admirables. Il est le Racine de son théâtre, avec cette différence même qu’il n’eut pas de Corneille pour prédécesseur. Il n’a point fait usage de toutes les ressources que présente aujourd’hui ce spectacle. C’est que la plûpart n’existaient pas alors. Un orchestre sans Musique & sans Musiciens : des danses faibles & monotones : des machines sans précision : peu ou point de costume : tels étaient les accessoires dont Quinaut fut obligé de faire usage. Ils n’étaient pour lui que d’un faible secours, & il chercha dans son génie les moyens d’y suppléer. Nos Modernes sont amplement secondés par ce qui manquait à Quinaut. De-là ces innovations qui ont étendu & perfectionné le genre. Il a pris, avec le tems, une forme qu’il ne pouvait avoir dans son origine. On peut dire de notre Opéra ce que M. de Voltaire a dit des Romains.

Leur Jupiter, au tems du bon Roi Tulle,
Etait de bois : il fut d’or sous Luculle.

Poëme lyri-comique.

n-7 Lopéra Comique, si accrédité de nos jours, fut inconnu au dernier siecle. Ce qu’il en vit éclore ne méritait aucune attention. C’est le Sage qui a créé ce genre. Le théatre de la Foire, peu estimé jusqu’alors, changea de nom & prit une forme intéressante entre les mains de l’Auteur de Turcaret. Il fit succéder aux farces bisarres & mal digerées, une intrigue vive, des scenes piquantes & un dénouement toujours plaisant. Le Vaudeville, ce favori des Français & qui leur doit son existence, fut long-tems la seule base de ce Poëme. C’était aussi, avec quelques airs parodiés, la seule espece de chant qu’on y employât ; mais l’arrivée des Bouffons Italiens y donna entrée aux ariettes. Ce nouveau genre fit négliger l’ancien & fut presqu’aussitôt perfectionné que connu parmi nous. Les ariettes y sont, pour l’ordinaire, liées à l’action & placées dans les situations les plus frappantes. Elles intéressent le spectateur en même tems qu’elles lui charment l’oreille : mérite dont elles manquent dans les Pieces Italiennes où elles ne sont, le plus souvent, que des hors-d’œuvres.

Un Opéra Comique paraît, au premier coup d’œil, un ouvrage très-facile. Cependant il exige & beaucoup d’agrément & beaucoup de justesse dans l’esprit. Il est peu susceptible d’une intrigue détaillée ; on ne peut ni allonger, ni arondir les scenes sans faire languir l’action. C’est pourquoi l’Auteur ne saurait rentrer dans son sujet s’il en sort un instant. Il doit exposer, en peu de mots, un dessein facile à saisir ; traiter légérement chaque scene &, cependant, ne rien laisser à desirer ; dire beaucoup de choses, en faire deviner encore davantage, écrire avec aisance, être clair, gai, agréable, précis, & donner continuellement des preuves d’esprit, sans que ces preuves paraissent lui coûter aucune recherche.

Après le Sage, parurent sur la scene Lyri-Comique deux Auteurs qui l’ont encore surpassé. On reconnaîtra facilement ici MM. Favart & Panard. Le premier, sur-tout, a enrichi ce théatre d’une foule de Pieces toutes piquantes, & parmi lesquelles on compte des chefs-d’œuvres ; tels que le Coq de Village, la Chercheuse d’Esprit, Acajou. Le style de cet Auteur est agréable, ses couplets sont ingénieux ; chaque pensée est heureusement tournée & mise dans son plus beau jour. Il a saisi avec la même aptitude le nouveau genre. Ses Pieces mêlées d’ariettes ont dans l’expression tout le piquant des Pieces à Vaudeville, & réunissent une délicatesse de pensée que le premier genre n’admet pas toujours. Isabelle & Gertrude en est un exemple. C’est un tableau en miniature qui gagne à l’examen le plus attentif, & qui pourrait se passer des ornemens du cadre.

M. Panard, plein d’esprit & de feu, juste & précis, imagine vivement, écrit avec force, & peint avec vérité. On peut le nommer le pere du Vaudeville. Presque tous les siens sont des chefs-d’œuvres. Il n’a rien écrit dans le genre nouvellement accrédité ; mais le Magasin des Modernes, Opéra Comique, les Tableaux & l’Impromptu des Acteurs, petites Comédies, ont décidé depuis long-tems la place qu’il doit occuper.

M. Sédaine est un des premiers qui ait tenté la nouvelle route. Cet Auteur dessine bien un plan, coupe nettement ses scenes, marche sans embarras & remplit toujours son théatre. Le Jardinier & son Seigneur est un des plus heureux tableaux qu’on y ait produit. On ne s’avise jamais de tout, le Roi & le Fermier sont de véritables Drames. C’est dommage que le pinceau de cet Ecrivain ne seconde pas toujours son crayon. Il joindrait la douceur & la suavité du coloris à l’exactitude & à la précision du dessein.

D’autres Auteurs ont également contribué à établir & à soutenir ce genre. Le Peintre amoureux de son modele, le Médecin d’amour, & quelques autres productions de M. Anseaume, étaient des plus propres à remplir cet objet. L’Ecole de la Jeunesse du même Auteur, est une Comédie du meilleur ton. Les Amours de Bastien & Bastienne, les Ensorcelés, Georget & Georgette, ces trois agréables copies de la nature, doivent engager M. Harny à chercher de nouveaux succès. M. Poinsinet en a obtenu & mérité dans Tom-Jones. La vivacité & l’agrément des scenes du Bucheron nous font desirer que M. Guichard multiplie ces sortes de preuves.

Notre siecle a déja vu plus d’une fois les Muses réunies avec les Graces. Madame Favart ne s’est point bornée à briller sur la scene par les talens de l’actrice, elle y joint ceux de l’Auteur. C’est à ce double titre qu’elle a recueilli les suffrages du public dans Annette & Lubin, dans la Fête d’amour, & dans quelques autres productions aussi ingénieuses que délicates. Si Sapho eût chanté aussi agréablement ses vers, jamais Phaon ne lui eût résisté.

Il paraît, au surplus, que les Pieces mêlées d’ariettes ont fait oublier les Pieces à Vaudeville. Pourquoi ne saurions-nous gagner d’un côté sans perdre de l’autre ? Ces deux genres ont chacun leur agrément particulier. On s’est beaucoup élevé contre le plus nouveau. On a prétendu que ce mêlange d’ariettes & de dialogue parlé, n’était point naturel, & formait une disparate choquante. On peut avoir quelque raison ; mais le raisonnement ne tiendra jamais contre le plaisir. Ce genre séduit ceux-mêmes qui le frondent. Il faut se prêter à l’illusion quand elle fait les premieres avances. Nos aïeux ne durent pas être moins surpris de voir pour la premiere fois Cadmus, Hercule, Roland, & tant d’autres héros, ne parler qu’en chantant, que nous d’entendre Lindor & Julien chanter & parler tour-à-tour. Ne proscrivons rien de ce qui peut nous plaire. Nous avons acquis deux nouveaux genres de spectacle inconnus à nos prédécesseurs. Conservons soigneusement l’un & l’autre. On aime à cultiver le champ dont on a augmenté son héritage.

La Musique.

n-8 P resque toutes les Nations ont eu leur Musique. On nous a, toutefois, disputé l’avantage d’en avoir une : on a même osé dire que nous n’en aurions jamais. Il y a bien de l’humeur & de la prévention dans ce propos. Qu’on ait avancé que jusqu’à présent elle a mieux exprimé les sentimens doux & tendres, que les passions vives & fortes ; que sa marche, trop grave, devrait être plus animée ; qu’il ne faut plus prendre le récitatif de nos Opéra pour de la Musique ; rien ne serait plus juste que ces assertions ; rien ne l’est moins que celles de nos détracteurs ultramontains sur cette matiere.

La Musique existait en Italie avant que d’être apportée en France ; mais il n’en faut pas conclure que jusqu’alors le Français ne chantait point. Gallia cantate. Quelques morceaux anciens, connus sous le nom de Noels, & les Pseaumes de Clément Marot, prouvent que dès le tems de François I il y avait en France une Musique notée. Il n’y eut d’Opéra que sous Louis XIV. Mais parce que l’ancienne Sophonisbe est la premiere Tragédie réguliere qu’on ait fait dans notre Langue, & le Menteur la premiere bonne Comédie, en conclurons-nous qu’avant Mairet & Corneille il n’y eut dans cette même Langue nulle autre sorte de Poésie ? L’art s’est étendu & voilà tout. Le chant est si naturel à l’homme qu’on a chanté dans tous les pays de la terre, depuis le fond de la Laponie jusqu’au centre de l’Amérique, depuis le Masulipatan jusqu’au Monomotapa. Les principes de l’art ne sont ni développés, ni même connus chez la plûpart de ces Nations. Une aveugle routine, le pur instinct les dirige dans leurs productions musicales ; mais, enfin, c’est du chant & quelquefois un chant très-agréable. Ainsi la mélodie est de tous les climats. Quant à l’harmonie elle a été portée plus loin dans quelques-uns que dans d’autres. L’Italie & la France paraissaient jouir exclusivement de cet avantage ; l’Allemagne le leur dispute aujourd’hui. Ses Musiciens nous prouvent que le génie est de tous les pays, & que l’art pour se perfectionner n’a besoin que des secours du génie.

Avant que Lully eût donné des Opéra on chantait les petits airs de Lambert ; on les a même encore chantés depuis. C’est Lambert qui le premier a saisi ces tours de chant & d’expression qui constituent, en partie, notre Musique vocale. Il en est, à cet égard, l’instituteur ; Lully n’a fait que le suivre & l’imiter. Or, Lambert était Français ; il n’avait point voyagé en Italie ; il n’était éleve d’aucun Italien. Pourquoi donc attribuer à cette nation la gloire d’avoir créé notre Musique ? Passe encore pour notre Opéra ; mais, du moins, faudra-t-il ajouter que ce prétendu fils a bien augmenté le domaine qu’il reçut de sa mere.

Lully, d’ailleurs, vint en France très-jeune. Il eut le tems de se plier au goût national. Il paraît, sur-tout, avoir singulierement étudié le génie & la prosodie de notre Langue. Son récitatif prouve qu’il connaissait l’une & l’autre. Il rend presque toujours l’expression du Poëte ; souvent même qu’il ne peint. Les grands tableaux sont rares dans ses Opéra, quoique le Poëte lui en ait souvent fourni la matiere. Lully n’a point assez fait usage du chromatique, de cette heureuse complication de sons qui peint à l’esprit & qui étonne l’oreille. J’en citerai pour exemple l’invocation magique de Médée dans l’Opéra de Thésée ; la peinture qu’elle même y fait de ses crimes ; quelques autres morceaux de même genre. C’était le cas de déployer toutes les ressources d’une harmonie sombre, d’y jetter ces coups de force que la mélodie seule ne peut produire. Lully ne l’a point fait. On dit, pour le justifier, qu’il manquait d’instrumens, & que le défaut de moyens l’a seul empêché de remplir son objet. Rameau trouvait, à peu près, les mêmes obstacles à vaincre ; il en triompha. Il créa des Musiciens en leur donnant de la Musique à exécuter. Ce ne sont jamais les coopérateurs subalternes qui retardent le progrès des Arts ; il ne faut qu’un homme de génie pour le hâter & pour donner le mouvement à tous les ressorts qui y contribuent.

Toutes les ouvertures, toutes les symphonies des Opéra de Lully se ressemblent. C’est toujours le même tour, la même marche. Avouons, cependant, que toute faible qu’est chez lui la Musique instrumentale, il doit être envisagé comme l’instituteur de ce genre parmi nous. C’est lui qui, le premier, dans les airs de violon a fait chanter toutes les parties avec un agrément presque égal. Auparavant on ne considérait que le chant de dessus ; la basse & les autres parties n’étaient regardées que comme un simple accompagnement. Lully fit encore d’autres innovations, telles que l’usage avantageux des dissonances : en un mot, il donna à ce genre une consistance qu’il n’avait pas encore. Il découvrit la mine ; mais il n’en tira pas ce qu’elle renfermait de plus précieux.

Ses premiers successeurs n’en firent jamais plus, & en firent souvent moins. Au lieu de prendre le pas sur Lully, ils se traînerent à sa suite. On leur sut même gré de n’avoir pas osé davantage. En France, toute innovation dans les Arts est dangereuse pour celui qui ose la risquer. La route tracée nous semble toujours la meilleure, la seule qu’on doive suivre. De-là, tous ces dégoûts qu’éprouve l’homme de génie qui veut briser de ridicules entraves. Il triomphe à la fin ; mais il a fallu combattre long-tems ; & long-tems même après on a peine à lui pardonner son triomphe.

Lully eut pour éleves deux de ses fils & le Musicien Colasse. On ne parle plus des deux premiers (Louis & Jean Lully) ; & l’on ne se souvient du troisieme que parce qu’il a mis en Musique le beau Poëme de Thétis & Pélée. Cette Musique a été refaite par un amateur plein de talent & de goût : mais il a conservé la sublime invocation des Prêtres du Destin, telle que le premier Auteur l’avait composée. On pourrait effectivement regarder Colasse comme un grand Musicien s’il eût produit beaucoup de pareils morceaux.

Campra & Destouches qui vinrent après ne s’écarterent point des routes battues. Ils ne croyaient pas pouvoir mieux faire, & le public le croyait comme eux. Campra est noble & grave dans son chant ; mais cette gravité soutenue dégénere en froideur. Il a peu connu les Graces & il atteint rarement jusqu’à l’énergie. Omphale & Tancrede sont ses deux meilleurs ouvrages. Ce dernier Poëme, sur-tout, lui offrait la matiere d’une heureuse variété. Elle existe & dans les caracteres & dans la maniere dont chaque personnage s’exprime. Toutefois, Campra les fait chanter d’une maniere uniforme ; Ismenor comme Argant, Clorinde comme Herminie, Tancrede comme tous les autres. C’est un tableau qui manque d’effet, & qui en était le plus susceptible.

Destouches est moins profond que Campra ; mais il a plus de goût : ses chants son plus gracieux. Il composa son meilleur ouvrage (la Pastorale d’Issé) sans savoir la composition. Il l’apprit, & ne fit plus rien que d’inférieur à ce coup d’essai. Il arrive souvent que l’étude scrupuleuse des regles gêne & réfroidit le génie. On sacrifie les grands traits à l’observation des petits préceptes. Les regles sont comme les loix, elles n’ont pas tout prévu. Il faut savoir les étendre & les interprêter à propos.

D’autres émules, tels que Desmarets, Charpentier, Marais, qui mérite en particulier quelque distinction, se montrerent aussi dans la même carriere ; mais ils ne combattirent qu’avec les mêmes armes. Mouret joignit au chant le plus gracieux un caractere de composition plus pittoresque, plus saillant que tous ses prédécesseurs.

Enfin, Rameau parut, & guidé par son génie il prit un essor jusques-là ignoré. La prévention ne l’arrêta point ; mais elle le poursuivit. On lit encore avec indignation ces vers d’un grand Poëte, vers aussi peu dignes de l’Auteur que du sujet.

Distilateur d’accords barroques
Dont nos idiots sont férus,
Chez les Thraces & les Iroques
Portez vos Opéras bourrus.

Qui croirait que c’est Rousseau qui déchire, & que c’est Rameau qui est déchiré ? Mouret en jugea mieux, & la jalousie lui fit perdre la tête. On l’enferma à Charanton où il ne cessait de répéter ce beau chœur de Castor :

Qu’au feu du tonnerre
Le feu des enfers
Déclare la guerre.

Mouret avait mis trop de goût dans ses Opéra pour ne pas sentir combien Rameau lui était supérieur en génie. Rameau en avait trop lui même pour s’en tenir à de vieilles pratiques monotones, restraintes & usées. Il fit prendre à la Musique un caractere nouveau, une marche nouvelle. Presque tous les grands tableaux avaient été manqués par ses prédécesseurs. Il y jetta une énergie digne du pinceau de Michel-Ange. Il emprunta aussi tour-à-tour celui de Rubens & de l’Albane. On fait l’effet pathétique & terrible que produit ce beau morceau de Castor.

Tristes apprêts, &c.

On connaît l’acte sublime des Enfers dans Zoroastre, & celui des Champs Elisées dans ce même Opéra de Castor déja cité. Jamais contraste ne fut plus frappant. D’autre part quelle élévation dans l’acte des Incas, & dans la harangue de Tirtée ! Quel agrément, quelle simplicité piquante & délicieuse dans l’acte des Sauvages ! Rameau a su descendre jusqu’à la Bergerie dans celui d’Eglé des talens Lyriques ; il a su être comique & pittoresque dans Platée.

En un mot il a pris, tour-à-tour, les pinceaux les plus différens, les plus opposés. On aurait peine à croire que ces divers morceaux fussent de la même main. Il est vrai, cependant, que Rameau était capable de porter encore plus loin notre Musique vocale. Il y était entraîné par son génie & ses réflexions ; mais il entrevoyait bien des obstacles. C’est le public, ce sont les fanatiques sectateurs de tout ce qui est passé en usage, qui l’ont forcé de restraindre l’essor qu’il pouvait prendre. Ce qui ne s’est point fait ne doit pas se faire ; on a bien su plaire sans recourir à ces nouveaux moyens. C’est ainsi que raisonne le préjugé, & trop souvent il décourage l’Artiste, il retarde le progrès des Arts.

Il est un point, toutefois, sur lequel Rameau a réuni, a captivé tous les suffrages. C’est dans ses symphonies & ses airs de danse. Quelle force ! quel agrément ! quelle variété ! On ne se lasse point de les entendre parmi nous ; on les exécute sur presque tous les théatres de l’Europe. Les Italiens, eux-mêmes, les ont adoptés. Un détracteur de Rameau & de tous les beaux Arts, prétend que les Italiens n’empruntent nos airs de danse que parce qu’ils dédaignent d’en composer. J’aimerais autant qu’on fît dire aux habitans du Nord, qu’ils ne boivent nos excellens vins que parce qu’ils dédaignent de cultiver la vigne.

C’est peu d’avoir étendu la sphere de notre Musique, Rameau a développé les vrais principes de cet Art. Il a fait une science de ce qui n’était, auparavant, qu’une routine arbitraire. Avant lui nos Musiciens faisaient quelques bonnes choses comme le fameux Menuisier de Nevers fit des vers très-passables sans avoir jamais su lire. La basse fondamentale que Rameau a découverte, est pour le compositeur une boussole imperturbable. Il marche sans embarras, il arrive sans aucune méprise. Les écrits de cet Auteur célebre manquent, souvent, il est vrai, de cette clarté si nécessaire aux ouvrages de toute espece, particuliérement à ceux qui ont pour objet l’instruction. Ses principes sont hérissés de calculs & de termes scientifiques : en un mot, il a plutôt écrit en savant qu’en Artiste, & pour les Savans que pour les Artistes : mais ses principes n’en sont pas moins vrais ; il n’en est pas moins législateur dans cette partie. Son Code musical fera toujours autorité. On y puisera d’excellens préceptes, en même tems que ses Opéra fourniront encore de meilleurs exemples.

Ceux qu’a donné M. Mondonville dans le Carnaval du Parnasse, dans Titon & l’Aurore, & dans la Pastorale de Daphnis & Alcimadure, font honneur à son génie. Ils n’en font pas moins au tact sûr, au goût exquis dont il a donné mille preuves. On ne peut porter plus loin le goût du chant, ni le talent de mettre le chanteur à son aise. Le public n’a point rendu justice à son Thésée ; mais les vrais connoisseurs ont senti combien la prévention rendait quelquefois le public injuste.

On a remarqué dans les grands Opéra de M. Dauvergne, & en particulier dans celui d’Hercule mourant, une Musique aussi savante, aussi énergique, aussi mâle, qu’elle est ingénieuse, légere & piquante dans les Troqueurs, Opéra bouffon, le germe d’une infinité d’autres. J’ai cru, cependant, appercevoir que M. Dauvergne contraignait quelquefois son génie. Son goût paraît l’entraîner vers le genre Italien. Peut-être n’y aurait il aucun mal d’adopter jusqu’à un certain point, même dans nos grands Opéra, la Musique ultramontaine, comme il pourrait être avantageux aux Italiens d’adopter quelquefois la nôtre.

Ce mêlange intelligent a été accueilli & reconnu dans Silvie. Plus on a revu cet Opéra, plus on l’a goûté. Le génie, le talent & le goût ont présidé à cet ouvrage.

L’Auteur d’Ernelinde enchérit encore sur ce qu’on avait osé. Sa Musique pittoresque & saillante, offre, en même tems, des morceaux profonds & sublimes. On l’accuse d’avoir quelquefois passé le but. En tout cas, c’est prouver qu’il peut l’atteindre.

Le succès d’Aline fait attendre de nouveaux efforts de son Auteur. Il ne s’est jamais démenti quant à l’attrait du chant, & il a prouvé dans plus d’une occasion qu’il entendait les effets.

Ainsi, tout annonce qu’il s’est fait une heureuse révolution dans notre Musique vocale. Rien ne borne plus le progrès des Arts qu’un respect outré pour d’anciennes pratiques. La nature n’arrive à ses fins que par degrés, & l’art est lui-même assujetti à cette marche. Lully aura toujours l’avantage d’avoir donné une premiere consistence à notre Musique : Rameau de l’avoir perfectionnée dans ce qui constitue l’harmonie & les grands effets. Il restait à donner plus d’activité à notre mélodie. On a franchi ce dernier pas, & c’était le plus hasardeux. Nous avons long-tems imité cet Ephore de Sparte qui empêcha Terpandre d’ajouter une septieme corde à sa lyre.

Je passe à un genre qui depuis quelques années s’est fort accrédité en France & qui nous vient d’Italie. C’est l’Opéra Comique & Boufon. Il en est de ces querelles qui divisent la Littérature & les Arts, comme de certaines guerres civiles qui tournent au profit de la liberté. On a combattu long-tems, parmi nous, pour & contre ce nouveau genre de Musique, & on a fini par l’applaudir généralement. C’est un fruit étranger qu’on a rendu propre à notre climat. M. Dauvergne avait donné le signal dans les Troqueurs. MM. Duni, Philidor & Monsigni, ont dignement répondu à ce signal. Tous trois ont mérité de grands succès, & ce qui n’est pas moins remarquable, tous trois ont un caractere qui leur est propre.

On reconnaît dans les ouvrages de M. Duni l’Artiste & l’homme de goût. Un grand nombre de ses morceaux détachés s’exécutent dans les concerts, avec les mêmes applaudissemens qu’au théatre. Il n’est, peut-être, pas toujours de la même force dans les morceaux composés, tels que les Quatuor & même les Trio. Mais quelle beauté de chant ! Quelle vérité d’expression dans la fameuse ariette de l’Isle des Foux !

Je suis un pauvre misérable, &c.

Quel agrément, quelle finesse dans toute la piece du Peintre amoureux de son modele ! M. Duni n’en a même donné aucune qui ne fasse honneur à ses talens, quoique le succès n’en ait pas toujours été également heureux.

M. Philidor, à qui les succès brillans sont si familiers, paraît peu fait pour en avoir de médiocres. Il doit pleinement réussir, ou tomber ; alternative qui semble annexée au génie. Sa Musique est savante, pleine de force & fertile en tableaux. La maniere dont il traite les sujets purement pittoresques, & certains morceaux de chant répandus dans ses différens ouvrages, annoncent qu’il possede également le gracieux & le naïf. Qui a le plus est supposé avoir le moins.

On ne reprochera certainement pas à M. de Monsigny de négliger le chant. Il en met par tout. Il est naïf, léger, tendre, voluptueux même quand il faut l’être. Il fait allier le goût Italien au goût Français, & s’est fait, par ce moyen, un genre qui lui appartient ; genre qui doit nécessairement plaire, sur tout en France. Peu de Musiciens ont vu leurs airs aussi généralement chantés dans le public & le particulier, que le sont aujourd’hui ceux de cet Auteur. C’est qu’ils sont faciles, sans être d’un genre commun. Ils intéressent l’auditoire & ne fatiguent point le chanteur. Tels sont, en particulier, le Rondeau du Cadi dupé :

Tout me dit que Lindor, &c.

La Romance de On ne s’avise jamais de tout,

Jusques dans la moindre chose, &c.

Tant d’autres morceaux également connus, également goûtés, également dignes de l’être.

Je pourrais joindre encore ici d’autres noms. M. Alexandre dans la Musique de Georget & Georgette, & dans plusieurs de ses ouvrages, a satisfait les connoisseurs par la délicatesse, la vérité & le goût de son chant. M. Laruette, dans la Musique du Médecin d’Amour, a prouvé qu’il joignait les talens de l’Artiste à ceux de l’Acteur. Le seul reproche qu’on ait fait à MM Gosset & Rodolphe, est d’avoir donné plus que n’exigeait la scene Lyri-Comique. Leur génie semble leur indiquer un plus vaste théatre. On vient d’applaudir au coup d’essai de M. Guétrie, dans le Huron. Un début aussi heureux promet encore de plus grands succès pour l’avenir.

Ce genre de Musique est pour nous une acquisition nouvelle, digne d’être conservée. Tout genre est bon, excepté l’ennuyeux, dit un Auteur célebre. Mais combien de fois on s’est ennuyé par systême, & refusé à des amusemens que ce faux systême n’admettait pas !

La Fable.

n-9 O n a peint Vesta couverte d’un voile : il faudrait peindre ainsi la vérité. Elle a besoin de se voiler pour être accueillie. De-là nous vient l’Apologue. Il n’est pas bien décidé qu’Esope en soit l’inventeur, ni même qu’Esope ait existé ; mais les Fables qu’on lui attribue sont le plus ancien modele qui nous reste en ce genre. C’est la source ou Phedre a puisé. C’est dans cette même source que puisa, en partie, notre inimitable la Fontaine. Il emprunta d’Esope & de Phedre ; mais il ne se modéla ni sur l’un ni sur l’autre. Ses beautés lui sont propres. Une naïveté piquante & assaisonnée, un tour d’expression toujours simple & toujours imprévu ; de la Philosophie sans prétention ; des graces sans nul apprêt ; en un mot, un certain charme que la lecture de ses ouvrages fait mieux éprouver qu’on ne peut le définir : tel est la Fontaine. On sait qu’il s’essaya d’abord dans un genre de Poésie qui n’était pas le sien. Patru, que les plus beaux génies du tems consultaient, essaya de le détourner du nouveau genre qu’il allait choisir. Il ne croyait pas que notre Langue pût s’y prêter. Il ne jugeait du mérite d’une Fable que d’après celles de Phedre, inimitables, en effet, dans notre Langue par leur briéveté. C’est ce même Patru qui, par des raisons à-peu-près semblables, voulut détourner Boileau d’entreprendre l’Art Poétique. Heureusement la Fontaine & Despréaux n’en crurent que leur génie, & il en résulta des chefs-d’œuvres. Ce double exemple peut être utile aux Auteurs qui demandent conseil, & aux amateurs qu’ils consultent. L’homme éclairé, l’homme de goût, peut juger, après coup, des opérations du génie ; mais non juger d’avance de ce qu’il peut opérer.

On a reproché à la Fontaine de n’avoir jamais brodé que sur le canevas d’autrui. C’est la raison qu’alléguait Boileau pour s’excuser de n’avoir fait nulle mention de cet homme illustre dans son Art Poétique ; mais cette raison est illusoire. La Fontaine a tiré ses meilleures Fables de son propre fond. Témoin les deux Pigeons, les Animaux malades de la peste, tant d’autres ! Qu’importe, après tout, qu’Esope ait fait parler avant lui le loup & l’agneau ? Les a-t-il fait parler comme lui ?

La Fontaine eut de son vivant même divers imitateurs. Le Noble, qui a tant écrit & sur tant de matieres différentes, composa aussi des Fables dont le style est assez rapide ; mais il manque de grace & de naïveté. Richer mit dans les siennes des agrémens relatifs au genre, de la variété jointe à un heureux naturel. On le surnomma le nouveau la Fontaine. C’était en admettre deux ; mais on a depuis rectifié ce calcul.

Un défi de société fit aussi entrer la Mothe dans cette carriere. Il paria, dit-on, qu’il composerait jusqu’à cent Fables. C’était parier gros jeu. Il n’impore pas d’examiner si la centaine s’y trouve ; mais combien parmi ce nombre il s’en rencontre qui soient dignes d’être comptées. Elles en forment la moindre partie. La Mothe, dans ses Fables, est plutôt Métaphysicien que Peintre & narrateur. Il met du raisonnement & de la subtilité où il faudrait des images & du naturel. Il appelle une rave un Phénomene potager, un cadran un Greffier solaire. Il fait voyager ensemble Dom Jugement, Dame Mémoire, & Demoiselle Imagination. Est-ce-là du bel esprit ? Est-ce même de l’esprit ? Toutes ses Fables, au reste, ne sont pas sur ce mauvais ton. Il en est plusieurs qui méritent l’estime des connoisseurs & qui ne peuvent manquer de l’obtenir.

Ce genre n’offre pas à l’imagination les mêmes ressources que le genre Dramatique. Il est infiniment plus borné dans ses moyens. Ces obstacles n’ont point arrêté M. l’Abbé Aubert. Sans s’éloigner du ton naturel qu’exige l’Apologue, il éleve le ton de ce Poëme. Il y jette un tour philosophique & moral qui n’exclut ni l’agrément, ni la naïveté. On a distingué ses Fables de toutes celles qui ont paru de nos jours, & c’est le plus grand succès que puisse aujourd’hui se promettre un Fabuliste.

M. Pesselier avait de son côté recueilli quelques fruits agréables dans le Verger d’Esope. Quelques autres Fabulistes n’y ont pas non plus pénétré envain. On pourra même, de tems à autre, y faire quelques incursions utiles : mais la récolte ne sera jamais fort abondante. Plus d’un côteau, fertile autrefois, n’est plus aujourd’hui qu’un rocher aride & stérile.

Le Conte en Vers, l’Epigramme, le Madrigal, l’Epitaphe & l’Inscription.

n-10 I l est difficile de bien narrer en vers &, sur-tout, d’y narrer agréablement. Tel est, cependant, le premier devoir du conteur. Il doit moins afficher l’esprit qu’une sorte de naïveté piquante & qui part moins de l’esprit que du génie. Il faut qu’un Conte soit ingénu plutôt qu’ingénieux, a dit l’Auteur du Spectacle des beaux Arts (a) ; ouvrage dont le commencement fait desirer la suite. Le Conte en vers ne paraît pas avoir été connu des Grecs. Il ne l’a même été que fort tard chez les Romains ; si ce n’est qu’on veuille appeller Contes certaines épigrammes de Catule & de Martial. Pétrone fut le premier qui lui donna l’étendue convenable. Bocace & l’Arioste y ont également réussi chez les Italiens. Mais tous ont été surpassés par notre célebre la Fontaine. Il est inimitable lorsqu’il paraît les imiter le plus. Quelle piquante ingénuité ! Quel heureux naturel ! Pourquoi ce genre si agréable est-il presque toujours si dangereux ! Rendons, cependant, justice à la Fontaine. Il a couvert ses tableaux trop licencieux d’une gase qui en amortit l’effet tranchant. Il égaie l’imagination plutôt qu’il ne la séduit. L’esprit est contraint de sourire ; mais rarement le cœur est attaqué.

Vergier, imitateur de la Fontaine, l’imite quelquefois assez bien ; mais, pour l’ordinaire, il est moins gasé. C’est qu’il est plus facile, en pareil cas, de mettre sous les yeux certains objets que de les faire seulement entrevoir.

On ne citera ici Grécourt que pour le blâmer. Il a beaucoup de feu, d’esprit & de précision ; mais il est plus licencieux qu’intéressant, plus débauché que voluptueux.

Il est peu de nos Poëtes à qui il ne soit échappé quelque historiette en vers. Ce genre n’est donc pas abandonné. Cependant il est borné par lui-même, à moins qu’on ne s’éloigne des routes battues. On en peut trouver d’autres comme le prouvent le Kaïmac de Sennecai, la nouvelle Eve du P. du Cerceau, le Requin de M. Pyron, &c. Il faut regarder aussi comme un des meilleurs Contes qui aient jamais été faits, celui de Titon & l’Aurore, ou le Rajeunissement inutile par M. de Moncrif. Tout y est piquant, voluptueux & délicat. Le ton du style & le tour des vers y répondent à l’agrément du sujet, & nul sujet ne pouvait être plus agréable.

M. de Voltaire, qui a écrit dans tous les genres, n’a pas oublié celui du Conte. Ceux qu’il nous a donnés sous le nom d’un Auteur qu’un tel présent eût fort enrichi, indiquent eux-mêmes celui à qui l’on doit les attribuer. Presque tous ont un caractere original, & le ton qui y regne décele un Ecrivain fort supérieur au sujet qu’il traite.

On reste inférieur à ses modeles, même en parvenant à les égaler. C’est ce que doivent se dire les serviles imitateurs de la Fontaine. Ils n’esperent pas, sans doute, le surpasser jamais ? Que faire donc ? Chercher d’autres moyens ; regagner du côté de l’intérêt & du sentiment ce que nous n’emprunterons plus de la volupté licencieuse. Je prévois que la nécessité nous conduira insensiblement à cette réforme. Nous deviendrons sages, parce qu’il ne nous restera que la seule ressource de l’être.

Passons à l’Epigramme qui elle-même est souvent un Conte abrégé. Nous en avons une foule dont les moindres valent mieux que la meilleure de l’Anthologie des Grecs. On fait qu’ils ont peu réussi dans ce genre, cultivé plus avantageusement par les Romains. Nos vieux Poëtes, & en particulier Marot, ont aiguisé avec succès la pointe de l’Epigramme. Nos Modernes les ont encore surpassés. La plûpart n’ont traité l’Epigramme que par occasion ; d’autres en ont fait leur capital. On en compte plusieurs centaines du Chevalier de Cailly ; mais celles qui méritent d’être citées se réduisent à un petit nombre. Le caractere de cet Auteur est l’aisance & le naturel dans l’expression. Il y joint aussi quelquefois la finesse de la pensée. En voici des exemples.

Je veux mourir, disait Silvie,
Avecque ma virginité.
C’est grand dommage, en vérité,
Que cette charmante Beauté
Veuille sitôt perdre la vie.

Autre sur la mort d’un Ecclésiastique puissant & détesté.

Je fais bien qu’un homme d’Eglise
Qu’on redoutait fort en ce lieu
Vient de rendre son ame à Dieu :
Mais je ne sais si Dieu la prise.

Gombaut qui, de son tems, eut beaucoup de réputation, n’en méritait guere que par ses Epigrammes. Elles sont, en général, très-vives par le tour, la pensée & l’expression. Voici comment il parlait d’une belle personne peu spirituelle.

Cette Beauté, pour tout défaut,
A l’air d’une bonté niaise.
Elle n’est pas assez mauvaise
Pour être bonne comme il faut.

Il écrivait à une Dame au sujet d’un grand parleur.

Si l’on vous croit, bouche de rose,
Lysandre parle bien, nul ne peut l’égaler.
Il devrait bien savoir parler ;
Il ne fait jamais autre chose.

Il caractérisait ainsi la bonté de certaine Veuve.

Son beau-frere est son favori :
Par-tout il la suit à la trace.
Cloris aima tant son mari
Qu’elle en aime toute la race.

L’esprit du Français, fertile en saillies, a multiplié le nombre des Epigrammes. Il n’est aucun de nos Auteurs qui ne s’y soit plus ou moins exercé. On connaît ces quatre vers de Corneille sur la mort du Cardinal de Richelieu.

Qu’on parle mal ou bien du fameux Cardinal,
Ma prose ni mes vers n’en diront jamais rien.
Il m’a fait trop de bien pour en dire du mal ;
Il m’a fait trop de mal pour en dire du bien.

Racine eût encore mieux réussi dans l’Epigramme. On peut en juger par celle qu’il fit contre le Clerc & Coras. Elle est fort supérieure à toutes celles du satirique Despréaux, qui, à bien des égards, est l’Horace Français ; mais qui n’en fut jamais le Martial. On aime la piquante ingénuité de cette autre attribuée à Maucroix.

Ami, je vois beaucoup de bien
Dans le parti qu’on me propose ;
Mais, toutefois, ne pressons rien.
Prendre femme est étrange chose.
Il y faut penser mûrement.
Gens sages, en qui je me fie,
M’ont dit que c’est fait prudemment
Que d’y penser toute sa vie.

Mais nul n’a porté aussi loin ce genre que notre célebre Rousseau. Le tour, la mesure & l’arrangement des vers qu’il emploie dans ses Epigrammes aiguisent encore le piquant de la pensée qui les termine.

Exemple.

Un Maquignon de la Ville du Mans
Chez un Evêque était venu conclure
Certain marché de chevaux Bas-Normands
Que l’homme saint louait outre mesure.
Vois-tu ces crins ? Vois-tu cette encolure ?
Pour chevaux Turcs on les vendit au Roi.
Turcs ! Monseigneur ? à d’autres. Je vous jure
Qu’ils sont chrétiens ainsi que vous & moi.

C’est un metre qui semble fait exprès pour cette sorte de Poëme. On ne doit pas dissimuler que Rousseau abusa souvent du genre ; mais il a une foule d’Epigrammes que tout le monde peut lire & que tout Ecrivain doit prendre pour modeles.

Nous sommes encore plus riches en Madrigaux. L’Amour & la Galanterie en seront toujours parmi nous une source inépuisable. On peut dire que le Madrigal est frere de l’Epigramme ; avec cette différence que le frere est plus doux & plus tendre que la sœur. On redoute l’une : on fait accueil à l’autre. C’est encore un genre devenu commun à presque tous nos Poëtes. Parmi ceux qui s’en occuperent le plus dans le dernier siecle, on distingue la Sabliere & Montreuil. On remarque dans ceux du premier une aisance & une délicatesse qui font le vrai charme de ce petit Poëme. Voici comment il questionnait sa Maîtresse.

Dans cet heureux séjour, ou tout plaisir abonde,
Et parmi tant de soupirans,
Quelquefois, mon Iris, pour songer aux absens
Ne quittez-vous point tout le monde ?
N’êtes-vous point rêveuse & triste quelquefois ?
De nos rochers & de nos bois
N’allez-vous point chercher les plus sombres demeures ?
Et, de votre côté sensible à mon amour,
Ne passez-vous point quelques heures
Comme je passe tout le jour ?

Montreuil est plus brillant, plus subtil dans la pensée & l’expression. Presque tous ses Madrigaux tiennent de l’Epigramme.

Ne me demandez pas Silvie
Quel est le mal que je ressens.
C’est un mal que j’aurai tout le tems de ma vie ;
Mais je ne l’aurai pas long-tems.

Rien de plus agréable que l’impromptu qu’il fit en visitant les Petites-Maisons.

Quand j’écoute ces foux d’un air si sérieux,
Vous me raillez aussi-bien qu’eux :
Mais je leur porte envie & je n’en saurais rire.
Ah ! Madame qu’ils sont heureux !
Il leur est permis de tout dire.

Presque tout le monde sait que Saint-Pavin n’était pas dévot ; mais tout le monde ne sait pas qu’il fut un des Poëtes les plus agréables du dernier siecle. On pourrait citer de lui des morceaux assez étendus. On se bornera ici à ce Madrigal.

Iris ne dort ni nuit ni jour ;
Incessamment elle soupire :
Cependant ce n’est point d’amour,
Qui de tous les maux est le pire.
Ceux qu’elle a l’ont mise si bas
Que je la plains & les partage.
De celui seul qu’elle n’a pas
Hélas ! je souffre davantage.

On connaît le Madrigal charmant que Lainez fit pour Madame Defontaine Martel.

Le tendre Apelle un jour, dans ces jeux si vantés
Qu’Athenes célébrait en l’honneur de Neptune,
Vit au sortir de l’onde éclater cent beautés ;
Et, prenant un trait de chacune,
Il fit de sa Vénus le portait immortel.
Hélas ! s’il avait vu, l’adorable Martel,
Il n’en aurait employé qu’une.

Ovide osa, dit-on, porter ses vœux jusqu’à Julie fille d’Auguste. Je doute que la maniere dont il se déclara eût rien d’aussi ingénieux que ces vers faits par notre Virgile.

Souvent un air de vérité
Se mêle au plus grossier mensonge.
Cette nuit dans l’erreur d’un songe
Au rang des Rois j’étais monté.
Je vous aimais alors, & j’osais vous le dire.
Les Dieux, à mon réveil, ne m’ont pas tout ôtés
Je n’ai perdu que mon Empire.

Une femme célebre par ses charmes fit à un de nos esprits les plus délicats cette question : Qu’est-ce que l’Amour ? Il lui répondit par ce Quatrain :

C’est un enfant, mon maître.
Il l’est du Berger & du Roi.
Il est fait comme vous, il pense comme moi ;
Mais il est plus hardi peut-être.

De plus longues citations seraient superflues. Le Madrigal est la monnaie de tous nos beaux esprits, & les moins riches d’entre eux sont rarement dépourvus de cette monnaie.

L’Epitaphe, elle-même, a été cultivée en France avec succès. On en trouve une foule dans nos anciens Poëtes. Regnier & la Fontaine ont fait chacun la leur. Fieubet fit celle de Saint-Pavin qui ne peut être effacée par aucune autre.

Sous ce tombeau gît Saint-Pavin :
Donne des larmes à sa fin.
Tu fus de ses amis, peut-être ?
Pleure & ton sort & le sien.
Tu n’en fus pas ? Pleure le tien,
Passant, d’avoir manqué d’en être.

Saint-Pavin fit lui-même cette Epitaphe d’un fourbe qui s’attribuait un pere supposé.

Ci gît un podige du tems.
Sa naissance fut un mystere.
Tous les peres font leurs enfans :
Cet enfant avait fait son pere.

Nous pourrions en citer beaucoup d’autres tant sérieuses que plaisantes. Il n’est pas jusqu’aux Inscriptions qui ne soient enfin devenues un genre pour notre Poésie. Celles qui existent reclament contre l’abus de consacrer dans une Langue étrangere & morte des monumens élevés parmi nous & sous nos yeux. Cet usage, introduit par la nécessité, ne s’est depuis maintenu que par le pédantisme. On dirait que nous cherchons à perpétuer le souvenir de notre esclavage & du triomphe des Romains ; que la France n’est encore qu’une Province de leur Empire, & que notre Langue n’a pas produit des chefs-d’œuvres égaux, souvent même supérieurs à tous ceux dont se glorifie la Langue Latine. Dira-t-on que la premiere a moins de précision & d’énergie que la seconde ? Il existe mille preuves du contraire. J’en pourrais citer plusieurs, même en matiere d’Inscriptions. Je me bornerai à ce Distique fait par un de nos grands Poëtes pour être placé au bas d’une Statue de l’Amour.

Qui que tu sois, voilà ton maître.
Il l’est, il le fut, ou doit l’être.

La suppression de ce vieil abus multipliera bien-tôt ces sortes d’exemples. Nous avons trop long tems ressemblé à ce pédant qui ne voulait paraître que revêtu de la robe d’Aristote.

Poésies légeres.

n-11 L a Grece n’eut qu’un Anacréon, & Rome ne vit éclore dans le genre léger que certaines Poésies d’Horace & de Catule. Nous sommes beaucoup plus riches à cet égard que les Grecs & les Romains. Ces productions naissent en France comme les Palmiers en Syrie, sans apprêt & sans culture. Le dernier siecle nous en offre une ample moisson. Maynard fut le premier qui s’y distingua ; c’est-à-dire qu’il mit le premier dans ses vers la douceur & l’harmonie que ce genre exige. Mais il est plus disert que fécond, plus gracieux qu’animé. Ce fut dans ce même tems que parurent ces vers de Lingendes.

Si c’est un crime de l’aimer,
On n’en doit justement blâmer
Que les beautés qui sont en elle.
La faute en est aux Dieux
Qui la firent si belle,
Et non pas à mes yeux.

On a fait depuis beaucoup de petits vers supérieurs à ceux-là, & qui ont moins fixé l’attention. Ce n’est guere que dans les tems de disette qu’on sent le prix de certains mets. Cette même disette influa beaucoup sur la réputation de Malleville, Ecrivain qui, d’ailleurs, a du naturel & de la délicatesse. Il avait l’art d’ennoblir les sujets les plus communs. On en jugera par ces vers que lui inspira une belle mendiante.

Pieds nuds & toute échevelée,
Philis, en l’Avril de ses jours,
Non moins belle que désolée,
S’en va de porte en porte implorer du secours.
Quoi que tu puisses demander,
Tu l’obtiendras je t’en assure,
Philis ; tes yeux si beaux ont droit de commander
Au moment que ta voix humblement nous conjure.
Qui voudrait résister, résisterait envain
A l’effort de tes belles larmes.
Demander avec tant de charmes,
C’est demander les armes à la main.
Tu mêles tant d’attraits à tes moindres requêtes,
Que nos esprits se sentent émouvoir.
Et tu sais bien moins recevoir
Que non pas faire des conquêtes.
………
Les soleils de tes yeux dont la flamme est si claire,
La fraîcheur de ton tein, la douceur de tes traits,
Et tous les dons que nature t’a faits,
Obligeront la fortune à t’en faire.
……..
Tu fais la récolte en ta course,
Par la vertu de tes charmes vainqueurs.
Mais tu commences par les cœurs,
Et tu finis par la bourse.

On fait que Malleville remporta le prix du sonnet dans celui de la belle Matineuse. Il ne lui a manqué pour le rendre parfait que ce qui manquait alors à notre Langue.

Il regne une ingénieuse naïveté dans ce Dialogue de Dalibrai.

Damon à Daphné.

Baise, baise-moi tout à l’heure.
Depuis que j’ai quitté ces lieux,
Je le jure par tes beaux yeux,
J’ai fait aux champs longue demeure.

Daphné

Pour te donner un baiser, soit ;
La civilité me l’ordonne.

Damon.

Si la civilité le donne
C’est mon amour qui le reçoit.
Baise, baise je te supplie,
Daphné veux-tu me refuser ?

Daphné.

Ne viens-je pas de te baiser ?
Quoi ? sitôt mon baiser s’oublie ?

Damon.

Que ton jugement se confond,
Ma Daphné, si tu peux le croire.
C’est pour avoir trop de mémoire
Que j’en demandais un second.

Charleval, à qui on attribue quelques écrits plus sérieux, eut aussi en partage l’agrément & la délicatesse des vers. Voici comment il parlait de l’amour à cinquante ans.

J’ai consommé le tems des voluptés,
Et je rendrais mes amours indiserettes,
Si je croyais que de jeunes beautés
Prissent plaisir à de vieilles fleurettes.
A cinquante ans un galant est défait ;
Cet âge veut une apparence grave.
Une maîtresse, enfin, n’est plus mon fait.
Il ne me faut, désormais, qu’une esclave.
Les doux souris, les regards obligeans,
Font grand plaisir à quiconque en profite.
Mais ces faveurs sont pour les jeunes gens.
C’est la jeunesse aussi qui les mérite.
L’intérêt seul qui pouvait m’animer
M’a fait souvent négliger mes entrées
Chez ces beautés qui, sans vouloir aimer ;
Prennent plaisir, pourtant, d’être adorées.
Permettez-moi ce petit trait d’orgueil :
Chez l’Enjouée & chez la Sérieuse
Mon entretien a trouvé de l’accueil,
Et n’a jamais lassé de Précieuse.
Je n’oserais dire qu’on m’ait aimé ;
Je dirais trop : mais, sans que je me flate,
J’étais charmant lorsque j’étais charmé,
Et pour l’amour j’ai l’ame délicate.
………..
Charmante Iris, toute chose prend fin.
Mais ce penser ne doit point nous abattre.
Il faut, par art, échapper au chagrin,
Quant par la force on ne peut le combattre.

Charleval a traduit quelques-unes des plus agréables Poësies d’Horace, entre autres cette Ode si fameuse : Donec gratus eram, &c. On retrouve dans la traduction tout le naturel & toute la délicatesse de l’original. On attribue aussi à cet Auteur ce Quatrain adressé à Madame Scarron, si célebre depuis sous un nom différent.

Bien souvent l’amitié s’enflâme,
Et je sens qu’il est mal-aisé
Que l’ami d’une belle Dame
Ne soit un Amant déguisé.

Voiture, qui fit les délices de son siecle, est peu cité dans le nôtre. C’était un très-bel esprit ; mais cette prétention n’est pas moins affichée dans ses ouvrages que celle d’être l’amant des plus belles femmes ne le fut dans sa conduite. Il était dans ses intrigues plus galant que passionné : il est dans ses écrits plus ingénieux que tendre. Par-tout il met de l’enjouement ; & lorsqu’il a voulu être sérieux, il a paru triste. Sa prose est plus travaillée que ses vers ; mais il est en général plus fort de pensée & d’expression dans ses vers que dans sa prose. Son Epître au Grand Condé est admirable d’un bout à l’autre. C’est dans cette Epître où il dit si agréablement :

Nous autres faiseurs de chansons,
De Phébus sacrés nourrissons,
Peu prisés au siecle où nous sommes ;
Nous vendrions bien mieux nos sons
S’ils faisaient revivre les hommes,
Comme ils font revivre les noms.

Il regne un sentiment délicat dans son fameux Sonnet d’Uranie. On fait qu’il partagea toute la Cour entre lui & le Sonnet de Job, par Benserade. L’expression dans l’un & dans l’autre est souvent vicieuse ; mais la célébrité qu’ils eurent m’oblige à les rappeller ici. On en jugera mieux combien il était alors plus facile d’être accueilli que d’être aujourd’hui supporté. Voici le Sonnet de Voiture.

Il faut finir mes jours en l’amour d’Uranie.
L’absence ni le tems ne m’en sauroient guérir ;
Et je ne vois plus rien qui me pût secourir,
Ni qui sût rappeller ma liberté bannie.
Dès long-tems je connais sa rigueur infinie.
Mais pensant aux beautés pour qui je dois périr,
Je bénis mon martyre, & content de mourir,
Je n’ose murmurer contre sa tyrannie.
Quelquefois ma raison, par de faibles discours,
M’invite à la révolte & me promet secours.
Mais lorsqu’à mon besoin je me veux servir d’elle,
Après beaucoup de peine & d’efforts impuissans,
Elle dit qu’Uranie est seule aimable & belle,
Et m’y rengage plus que ne font tous mes sens.

Il subsistait entre Voiture & Benserade une exacte rivalité de bel esprit. Tous deux fertiles en faillies ; tous deux trop amis des pointes. On croit, cependant, remarquer plus d’apprêt dans Voiture & plus de vivacité dans Benserade. Il tirait parti des moindres sujets ; il y trouvait toujours un côté plaisant & agréable. On est forcé d’admirer les ressources de son esprit dans ce grand nombre de vers qu’il fit pour les Ballets & les Carousels de la Cour. Chaque personnage y est toujours caractérisé par des allusions fines & piquantes. Je rappellerai son Sonnet de Job comme j’ai fait celui d’Uranie, & toujours par la même raison.

Job, de mille tourmens atteint,
Vous rendra sa douleur connue :
Mais raisonnablement il craint
Que vous n’en soyiez pas émue.
Vous verrez sa misere nue ;
Ici lui-même se dépeint.
Accoutumez-vous à la vue
D’un homme qui souffre & se plaint.
Bien qu’il eût d’extrêmes souffrances,
On voit aller des patiences
Plus loin que la sienne n’alla.
Car, s’il eut des maux incroyables,
Il s’en plaignit, il en parla.
J’en connais de plus misérables.

Il ne faut pas oublier un Ecrivain, peut-être encore plus original que les deux précédens. C’est Sarrasin. Il regne dans ses écrits un mêlange de profondeur & de légéreté, de faillie & de reflexion qui les distingue & les caractérise. On sait par cœur le Sonnet qu’il fit sur la coquetterie d’Eve. Ses Stances sur celui de Job en sont une critique des plus ingénieuses. Il exhotait ainsi le Grand Condé à venir se reposer des fatigues de la guerre.

Enguien, délices de la Cour,
Sur ton chef éclatant de gloire,
Viens mêler le myrthe d’amour
A la palme de la victoire.
Ayant fait triompher les lis,
Et dompté l’orgueil d’Allemagne,
Viens commencer pour ta Philis
Une autre sorte de campagne.
Ne crains point de montrer au jour
L’excès de l’ardeur qui te brûle.
Ne fais-tu pas bien que l’amour
A fait un des travaux d’Hercule.
……..
Achille, beau comme le jour,
Et vaillant comme son épée,
Pleura neuf mois pour son amour
Comme un enfant pour sa poupée.
O Dieux ! que Renaud me plaisait !
Dieux, qu’Armide avait bonne grace !
Le Tasse s’en scandalisait ;
Mais je suis serviteur au Tasse.
Et nos Seigneurs les Amadis
Dont la Cour fut si triomphante,
Et qui tant jouterent jadis,
Furent-ils jamais sans Infante ?
Grand Duc, il n’y va rien du leur,
Et je le dis sans flaterie :
Tu les surpasses en valeur ;
Passe-les en galanterie.
………
A chanter ces tendres exploits
J’emploirais volontiers ma vie ;
Mais je n’ai qu’un filet de voix,
Et ne chante que pour Silvie.

Ce qui distingue Pavillon est une douceur, un naturel dans le tour & l’expression de ses vers qui en font aimer les négligences. Il est supérieur à Voiture & fut moins célebre La différence des tems influe beaucoup sur la destinée des ouvrages d’esprit : leur multiplicité divise l’attention du lecteur. Son estime, dont il est rarement prodigue, se partage entre une foule d’Ecrivains, & tout ce qui est divisé s’affaiblit. Parmi les écrits de Pavillon, les Stances qu’il fit sur la Hollande & le caractere de ses habitans, sont encore journellement citées. Il n’est personne qui ne voulût trouver souvent de pareilles relations de voyages.

Celui de Chapelle n’a rien perdu encore de sa célébrité. C’est un chef-d’œuvre dans son genre, & qui plus est, le premier qu’on ait fait dans ce genre. Bachaumont y eut, dit-on, quelque part. C’est, au reste, la seule fois que son nom soit cité. Le génie de Chapelle se retrouve le même dans tous ses ouvrages. C’est, par-tout la même légéreté, le même agrément, la même facilité d’expression, la même abondance d’idées, jointes à certaine tournure saillante & pitoresque dont tout lecteur est nécessairement frappé. Qui ne le serait de cette description de la Sainte Beaune ? Les hommes, dit-il :

N’y peuvent avoir travaillé,
Et l’on croit, avec apparence,
Que les saints esprits ont taillé
Ce roc, qu’avec tant de constance,
La Sainte a si souvent mouillé
Des larmes de sa pénitence.
Mais si d’une adresse admirable
L’Ange a taillé ce roc divin,
Le Démon, cauteleux & fin,
En a fait l’abord effroyable ;
Sachant bien que le Pellerin
Se donnerait cent fois au Diable,
Et se damnerait en chemin.

Le ton du sentiment n’était pas même inconnu à Chapelle. On en peut juger par ce morceau tiré du même voyage.

Sous un berceau, qu’amour exprès
Fit pour toucher quelque inhumaine,
L’un de nous deux un jour au frais
Assis près de cette fontaine,
Le cœur percé de mille traits,
D’une main, qu’il portait à peine,
Grava ces vers sur un cyprès.
Hélas ! que l’on serait heureux
Dans ce beau lieu digne d’envie,
Si toujours aimé de Sylvie,
L’on pouvait, toujours amoureux,
Avec elle passer la vie !

Ce Poëte fit un fréquent usage des rimes redoublées. On lui en attribue même l’origine. Elles produisent dans la plûpart de nos vers, sur-tout dans ceux de huit syllabes, une harmonie très-agréable, & ajoutent quelquefois à l’intérêt des pensées quand on n’abuse pas de ce moyen. Mais Chapelle a trop souvent sacrifié la précision à cette harmonie flatteuse.

Chaulieu, son éleve, n’est pas plus châtié que lui dans ses vers ; mais c’est une autre sorte de génie qui les a dictés. Il est plus Moraliste & plus Philosophe queson maître. Non que sa Philosophie ait rien de triste : c’est Epicure qui moralise à sa maniere. Il raisonne sur le plaisir & nous égaie, même en parlant de la goutte & de la vieillesse. Il est si moderne & si généralement connu, que toute citation devient inutile. Ceux qui voudront se rappeller encore mieux ce qu’il fut & comment il pensa, doivent relire l’Epître où il s’est peint lui-même. C’est le meilleur portrait qu’on puisse en tracer.

Ce Poëte eut pour émule & pour ami le Marquis de Lafare, qui ne devint Poëte qu’à l’âge de près de soixante ans. Ce fut à ce même âge que le devint Anacréon. Lafare a toute la délicatesse du Poëte Grec ; mais ses vers sont plus négligés. Cependant ils plaisent, comme une femme qui a des graces & de la beauté, plaît sans nulle autre sorte de parure.

Le talent du Marquis de Saint-Aulaire pour la Poésie ne fut pas moins tardif à se développer. Il est surprenant que trois hommes qui ont si bien chanté l’amour ne l’aient célébré que dans un âge où l’on cesse de le ressentir. On sait qu’à plus de quatre-vingt-quinze ans le Marquis de Saint-Aulaire fit cet impromptu pour Madame la Duchesse du Maine qui voulait tirer de lui certain secret, & qui le qualifiait de son Apollon :

La Divinité qui s’amuse
A me demander mon secret,
Si j’étais Apollon, ne serait point ma muse :
Elle serait Thétis & le jour finirait.

L’ardeur pour ce genre de Poésie s’affaiblit au bout de quelque tems. Le succès des Odes de Rousseau, le goût que l’on prit pour les Sciences exactes, fit négliger ce qu’on appella dès-lors les petits vers. On voulut penser, on négligea de sentir. Quelques morceaux échappés à M. de Voltaire étaient cependant bien propres à ramener ce goût si naturel au Français. Ils prouvent que, pour l’ordinaire, quiconque a le plus a le moins. L’Auteur s’y montre fort supérieur à tous ceux qui jusqu’alors avaient le mieux réussi dans ce genre. C’est par-tout & du véritable esprit, & une philosophie que la gaieté assaisonne : en un mot, une maniere de voir, de penser & de peindre qui lui est propre. Les Vous & les Toi, l’Epître à Madame Fontaine Martel, le Mondain, sa défense, tant d’autres morceaux du même ton & de la même main, suffiraient seuls pour assurer à leur Auteur une très-grande réputation ; ils ne forment, toutefois, que la moindre partie de la sienne. C’est Apollon qui se joue avec la flûte de Pan tandis que sa lyre se repose.

L’Auteur du Ververt soutint la réputation que lui avait fait ce Poëme, par des Poésies détachées & pleines d’agrément. Elles réunissent la force des pensées à la richesse de l’expression. Peut-être même qu’un peu de profusion se mêle à cette richesse. On pourrait souvent s’exprimer avec plus de laconisme. A cela près, les termes sont toujours choisis, toujours propres. On dirait qu’ils se multiplient sous la plume du Poëte. C’est l’art d’exprimer à la fois une même chose de toutes les manieres dont elle peut être exprimée.

A peu près dans le même tems, un nouveau Poëte entrait avec éclat dans la même carriere. M. le C. de B….. prouva par de prompts succès que le talent supérieur a bientôt fixé les regards & vaincu la satiété. On admire dans toutes ses productions un coloris frais, onctueux, brillant ; par-tout c’est la nature animée, choisie, intéressante. Rien de contraint ni de négligé. Ailleurs on n’offre Erato que sous l’aspect d’une Nymphe, ou d’une Bergere. Ici c’est une Muse parée, mais qui réunit les charmes naturels de la Bergere & de la Nymphe.

On regrette que M. Bernard n’ait pas multiplié davantage ses productions légeres & délicates. On ne peut mieux saisir le ton de la nature & du sentiment. L’Epître à Claudine est un chef-d’œuvre de finesse & d’ingénuité.

M. le Comte de T….. éloigné d’une Cour dont il fit long-tems les délices, a soupiré comme Ovide ; mais ses plaintes sont plus intéressantes, & sur-tout moins rebattues que celles du Poëte Latin.

Un petit nombre de vers, mais tous marqués au coin du génie & du talent, assurent à M. de Saint-Lambert un rang distingué parmi nos Poëtes agréables. M. le Chevalier de B….. a débuté avec le même éclat, & tout ce qui lui échappe soutient parfaitement ce début.

On a regretté, avec raison, le jeune Desmahis, moissonné dans son printems où il faisait éclore des fleurs & des fruits.

D’autres Poëtes, encore très-jeunes pour la plûpart, joignent dans leurs vers la philosophie à l’enjouement. On aime le ton vif & cavalier qui regne dans certaines productions de M. Dorat ; le sentiment qui distingue celles de M. d’Arnaud ; les traits saillans & réfléchis des Epîtres de M. Barthe ; le tour heureux des vers de M. Légier. Le Recueil de M. de Lalouptiere offre quantité de morceaux où l’on distingue par-tout un naturel orné, joint à l’art de rendre féconds les sujets par eux-mêmes les plus stériles.

Enfin, il est peu de nos Poëtes, connus par des ouvrages plus étendus, qui ne se soient exercés avec succès dans le genre agréable. Ce sont leurs tableaux de Chevalet. Ce genre n’est donc pas abandonné. Il a même acquis de nos jours ; mais craignons qu’il ne dégénere. L’art porté à l’excès a gâté nos jardins : la fureur de raisonner gâtera notre Poésie. C’est peu d’argumenter, il faut peindre. C’est peu de vouloir instruire le Français ; il exige, sur-tout, qu’on l’amuse.

Il faut des hochets pour tout âge, a dit le célebre Fontenelle. Mais la plus aimable partie de notre nation ne connaît guere que l’âge de l’enfance. Otez à cet enfant le hochet qui lui est propre pour lui en substituer un au-dessus de ses forces : il n’en fera nul usage ; l’ennui le gagnera, & l’ennui est mortel pour les enfans.

Poésies morales.

n-12 I l ne s’agit pas d’exclure entiérement de nos vers la Morale & la Philosophie. Elles peuvent y figurer l’une & l’autre, mais toujours en raison du genre de l’ouvrage & du ton qu’exige ce genre. Celui de l’Epître & du Discours en est particulierement susceptible. Nous avons une foule de ces morceaux où la force des idées est jointe à la beauté des images. Telles sont, en particulier, les Epîtres de Despréaux, bien supérieures à ses Satires. Ces dernieres pourraient être, en général, plus philosophiques. Elles ont même perdu aujourd’hui une partie des agrémens que leur prêtait l’à-propos de certaines allusions, & l’existence des Auteurs que Boileau y déchire. La malignité du lecteur n’est plus qu’à demi-satisfaite : mais elles seront toujours d’excellens modeles pour le style & l’élocution. Elles ont, d’ailleurs, contribué à venger le bon goût & à proscrire le mauvais. Il est rare que l’Auteur y soit injuste. On peut lui reprocher seulement d’avoir outré quelquefois la sévérité. On lui reprochera, sur-tout, d’avoir confondu l’Auteur d’Armide avec celui de Pyrame ; Quinaut avec Pradon.

Qu’il est bien plus convenable au Législateur de notre Parnasse de mettre, comme il fait, dans son plus beau jour cette maxime, ou plutôt ce précepte :

Rien n’est beau que le vrai ; le vrai seul est durable.

Que de s’acharner à coudre au bout de ses vers les noms de quelques malheureuses victimes ! Platon s’occupait moins à bannir du Lycée les Disciples sans talens, qu’à former ceux qui se montraient dignes de ses leçons.

Rousseau porta aussi très-loin le genre de l’Epître en vers. On regrette seulement qu’il ait employé le style marotique dans des sujets sérieux. Ce style ne convient guere aujourd’hui qu’à l’Epigramme. C’est la naïveté de Marot qu’il faut imiter, & non le langage de son siecle. Il eût été naïf dans celui du nôtre s’il eût vécu de nos jours. L’Epître que Rousseau lui adresse a presque toute la désuétude des siennes ; mais elle renferme une énergie de pensée qui étonne. L’Epître aux Muses est d’un ton plus moderne ; cependant elle offre encore bien des tours surannés. On voit que ce grand Poëte s’est donné beaucoup de peine pour éviter l’harmonie qui lui était si naturelle.

Une Epître à Clio de feu M. de la Chaussée eut dans son tems le plus grand succès, & se fait encore lire aujourd’hui. L’Auteur y défend l’art des vers contre M. de la Mothe qui ne cessa jamais d’écrire alternativement en vers & contre la Poésie.

La plûpart des Epîtres de M. Gresset sont absolument morales & d’une morale vivement assaisonnée. Son Epître aux Muses se fait lire & goûter même après celle de Rousse au.

Celle que M. le C. de B….. adresse à ce fameux Lyrique ; l’Epître à ses Lares, celle qui a pour base l’Amour de la Patrie ; quelques autres de la même main, sont d’amples sources d’une morale intéressante, & autant de modeles d’élégance & d’harmonie.

Qui ne connaît les Discours Philosophiques de M. de Voltaire, les sublimes leçons qu’ils renferment, & l’heureux tour d’expression qui les fait valoir ? On persuade aisément lorsqu’au talent d’instruire on joint à un pareil degré l’art de plaire.

Un grand nombre de pieces couronnées par nos différentes Académies, sur-tout par l’Académie Française, formeraient en les réunissant un corps complet de morale. On connaît le mérite du Poëme sur le Duel par feu M. de la Monnoie. C’est la premiere piece que cette Compagnie célebre ait honorée du prix, & il n’est pas facile d’en soumettre de meilleure à son jugement.

L’usage où elle fut long-tems de prescrire aux Poëtes le sujet qu’ils devaient traiter était une entrave pour le génie. C’est à son choix qu’il veut prendre l’effor. Malgré cette gêne, on a vu éclore différens morceaux qui ont réuni le double suffrage du Public & de l’Académie. Tel est, entre autres, le Poëme sur le Commerce par M. le Miere. On y trouve ce vers qui pourrait servir d’Epigraphe à l’ouvrage, & qui serait admirable même dans un Poëme Epique.

Le Trident de Neptune est le sceptre du Monde.

Enfin, le sujet du prix est devenu arbitraire. Chaque Auteur peut traiter celui qui le frappe davantage. Rien ne gêne son génie, s’il en a réellement. Cette liberté a déja produit d’heureux effets. Nous lui devons & l’Epître aux Poëtes de M. Marmontel, & l’Epître au Peuple, par M. Thomas, & celle d’un ayeul à son petit-fils, par M. Champfort, & le Poëte, par M. de la Harpe, & enfin l’Epître d’un fils parvenu, à son pere Laboureur ; production où le sentiment est joint aux images poétiques, & qui vient de mériter à son jeune Auteur(a) la palme de l’Académie dans un âge où il était, peut-être, sans exemple qu’on y eût jamais aspiré.

En un mot, la morale est devenue le champ qu’on s’empresse aujourd’hui le plus à cultiver. Il n’est pas dit que le Permesse arrosât uniquement une plaine fleurie. On moissonnait dans ses environs. Ne négligeons pas d’y moissonner encore. Mais que le soc tranchant respecte ces valons délicieux où les Muses vinrent tant de fois s’égayer avec les plaisirs & les Graces.

L’Églogue.

n-13 Léglogueest en Poésie ce que le Paysage est en Peinture. L’un & l’autre ont ordinairement pour but l’imitation des objets & des scenes champêtres. Il faut que le Poëte & le Peintre y conforment leur dessein & leur coloris. Il faut que l’expression des personnages soit proportionnée au genre de vie qu’on leur suppose.

Mais souvent dans ce style un rimeur aux abois,
Jette-là de dépit la flûte & le hautbois.
Et follement pompeux, dans sa verve indiscrette,
Au milieu d’une Eglogue entonne la trompette.
De peur de l’écouter Pan fuit dans les roseaux,
Et les Nymphes, d’effroi, se cachent sous les eaux.
Boil. Art. Poét.

Le plus grand Poëte que Rome ait vu fleurir, Virgile, n’a pas dédaigné ce genre. Ce fut même à ses Eglogues qu’il dut la bienveillance d’Auguste & l’amitié de Mécene. Il imita beaucoup les Idylles de Théocrite, bien dignes d’être imitées. Mais je doute qu’un Poëte Français gagne à les copier servilement l’un & l’autre. C’est encore une de ces occasions où il doit consulter la différence des tems, des lieux, des mœurs & du génie de la Langue. Le tems n’est plus où la Bergerie était en honneur, où chaque Berger gardait ses propres troupeaux, où les Bergers pouvaient être par eux-mêmes des personnages d’une certaine considération, où l’on pouvait supposer, enfin, que des fils de Rois & des demi-Dieux avaient porté la houlette. Maintenant cette profession est avilie, dédaignée. Les Bergers, tels qu’on peut les faire paraître dans une Eglogue, sont pour nous des personnages aussi fabuleux que le furent pour les Anciens les Satyres & les Faunes. Ajoutons même que des Bergers tels que nous les peignent Théocrite & Virgile, ne nous intéresseraient pas toujours & pourraient nous rebuter quelque fois. Il faut copier la nature ; mais on doit la rectifier à propos. Une imitation trop exacte est souvent plus propre à dégoûter qu’à séduire.

Aucun de nos anciens Poëtes n’a rien fait de supportable en matiere d’Eglogues. On fait comment Despréaux s’est moqué de celles de Ronsard, qui

Dans un grossier ouvrage
Fait parler ses Bergers comme on parle au Village.
Et change, sans respect pour la langue & le son,
Licidas en Pierrot & Philis en Marton.

Segrais, que le même Despréaux a loué, ne trouve guere aujourd’hui plus de lecteurs que Ronsard. Il y a pourtant du naturel dans les Eglogues de Segrais. Il s’est beaucoup modèle sur les Anciens ; il a même évité quelques-uns de leurs défauts. Pourquoi donc ne s’est-il pas soutenu ? C’est qu’il lui manque l’art d’intéresser : c’est que le genre, lui-même, a perdu pour nous une partie de son intérêt, & que c’est le génie seul du Poëte qui peut désormais y suppléer.

On a souvent reproché au célebre Fontenelle d’avoir mis trop d’esprit & de finesse dans ses Eglogues. Ce reproche peut être fondé à quelques égards. Ses Bergers ont presque toujours le ton de Bergers de théâtre, & même de Bergers d’Opéra. Ils sont ornés de rubans & vêtus de satin. C’est que ne pouvant nous offrir que des êtres factices il a tout employé pour les rendre agréables. Bien des siecles avant lui, Bion & Moschus avaient pris le même ton dans leurs Idylles, & elles sont encore admirées de nos jours. L’Aminte du Tasse, le Pastor Fido du Guarini, sont écrits dans le même esprit, & n’en sont pas moins célebres. Les Bergers de l’Astrée ne sont ni moins spirituels, ni moins délicats ; & ce Roman, malgré sa date & sa prolixité, n’a presque rien perdu de sa réputation. D’ailleurs, si les Bergers de Fontenelle s’expriment d’une maniere un peu trop subtile, ce qu’ils disent n’est jamais au-delà de ce qu’ils doivent dire. Nulle image dans leur bouche au-dessus de leur état & de leur portée. Ils parlent avec esprit ; mais leurs idées sont toujours naturelles.

Peut-être, je l’avoue, serait-il encore possible de ne pas dévouer l’Eglogue uniquement à l’amour & à la galanterie. On pourrait y allier quelques détails champêtres ; mais ce mêlange exige un tact & un goût bien délicats. Je sais que la sagesse de notre gouvernement n’épargne rien pour nous rendre Agriculteurs. C’est le plus sûr moyen de nous enrichir. C’en est un, en même tems, de familiariser nos neveux avec les idées rurales. Quant à nous, je pense qu’il nous faudra long-tems des Bergers comme on les représente sur nos théatres, & comme ils figurent dans ces Eglogues qu’on ne cessera peut-être pas si-tôt de blâmer, mais qu’on cessera encore plus tard de lire.

Au reste, ce genre paraît, en quelque sorte abandonné. Ce qu’il faut attribuer encore moins à l’indifférence de notre siecle qu’à celle de nos Auteurs. Celle de M. l’Abbé Mangenot est difficile à expliquer. L’accueil que le public a fait à la seule Eglogue qu’il ait produire, était une raison pour en produire d’autres. L’Auteur y prouve qu’on peut en faire après Fontenelle, & même y réussir sans se modéler sur les siennes.

L’Auteur du Spéctacle des beaux Arts, qui ne se borne pas au simple rôle de spectateur, propose à nos Poëtes un genre au-dessus de l’Eglogue ordinaire. C’est, dit-il, « en y adoptant pour interlocuteurs ces sages dégagés de toute inquiétude & de la tyrannie des besoins ; qui ne sont pas goût & par inclination rapprochés de la nature pour l’étudier dans ses détails aussi nombreux qu’amusans, & pour en jouir en silence. Enfin ces heureux inconnus, ces Philosophes pratiques, sans prétention, & qui loin du fracas des Villes, ou de l’intrigue des Cours, ont su préférer à de vains desirs, à des intérêts chimériques, à des soins factices, une vie douce & des plaisirs purs, tranquilles, variés. Les Bergers & les Colons que Virgile & les autres Poëtes de l’antiquité ont introduits dans leurs Eglogues, étaient, comme quelqu’un l’a observé, un peu anoblis ; ils étaient du moins exempts des soins qui consument les nôtres…Ainsi dans le genre que l’on propose ici pour faire variété, au lieu de Tircis, de Tityre, de Thémire ; c’est Dorimond, c’est Clitandre, c’est Angélique qu’il conviendrait de représenter, s’entretenant dans leur parc, au bord de leur canal, de leurs occupations champêtres, de leurs expériences pour perfectionner l’Agriculture, de leurs découvertes & de leur goût pour certaines especes d’amusemens. On pourrait aussi enrichir ces Poëmes des sentimens de bienfaisance communs à des ames bien nées, sur-tout à des hommes sans ambition & sans rivalité, qui cherchent à communiquer & à répandre le bonheur dont ils jouissent. On devrait enfin animer cette Poésie champêtre par la représentation de fêtes sans faste, mais vives & gaies, qu’un mariage, que l’arrivée d’un bienfaiteur public, ou tels autres évenemens ont occasionnées ».

Ce serait, comme on le voit, rapprocher l’Eglogue de nos mœurs & de la vérité. Ces personnages ne seraient point factices pour nous, & leurs discours nous frapperaient beaucoup plus que ceux de Bergers dont nous ne soupçonnons pas même l’existence. Ne renonçons pas, toutefois, à l’ancien genre. Il a ses agrémens, & c’est une raison pour le conserver. S’il est chimérique, s’il ne nous offre que des peintures idéales ; c’est toujours une douceur que d’être abusés de la forte. La Poésie est une aimable Magicienne à qui il faut laisser tous les moyens de nous séduire.

L’Idylle, LÉlégie et L’Héroïde.

n-14 Lidylleest le pendant de l’Eglogue. Elle forme, comme elle, un tableau champêtre, & à peu près dans le même ton de couleur : mais la scene en peut être plus variée, plus étendue. L’Idylle est, pour l’ordinaire, un récit ou un monologue. Le plus souvent le Poëte y parle en son nom : ce qui l’autorise à prendre un ton plus ou moins élevé selon les objets qu’il veut peindre ; mais c’est toujours dans la nature paisible & riante qu’il doit puiser ses images. Despréaux, en parlant de ce Poëme, & après avoir donné l’exemple du style qui lui est propre, ajoute :

Son tour simple & naïf n’a rien de fastueux,
Et n’aime point l’orgueil d’un vers présomptueux ;
Il faut que sa douceur flatte, chatouille, éveille,
Et jamais de grands mots n’épouvante l’oreille.

Ce ton mitigé est difficile à soutenir. Nous n’avons qu’un très-petit nombre d’Idylles qu’on puisse en offrir pour modeles. Il faut y placer celles des Moutons & du Ruisseau par la délicate Deshoulieres. C’est dans l’une & dans l’autre, l’expression de la nature & du sentiment, assaisonnée d’une morale qui n’en détruit point le charme.

L’illustre Racine a choisi le ton de l’Idylle pour célébrer le retour de la paix. Ce morceau, mis en chant par Lully, avait été composé dans cette vue. Il faudrait le couper aujourd’hui différemment pour ce même objet. Au surplus on y retrouve cette douce harmonie de vers si naturelle à Racine, & des images proportionnées à ce genre de Poésie qu’il ne traitait que par occasion. Il y prouve que le génie, d’accord avec le goût, est bientôt familiarisé avec tous les genres qu’il embrasse.

Celui de l’Idylle a fort peu occupé nos Poëtes contemporains. Le seul morceau qui ait fixé notre attention est la Chasse aux Oiseaux. Elle a été si heureuse pour l’Auteur qu’elle devait lui en faire entreprendre d’autres. J’en citerai ce passage qui rappellera facilement aux lecteurs l’idée du reste.

Si jamais j’ai le choix d’aimer
Je veux une beauté champêtre,
Aimable sans penser à l’être,
Et qui sans art sache charmer.
Le vrai plaisir suit la nature :
J’ai vu l’amour plus d’une fois
Jouer sur un lit de verdure ;
Il s’endort sur celui des Rois.
Tout parle au cœur dans les retraites :
Vous rameaux qui vous embrassez,
Vous oiseaux qui vous caressez,
Qui n’entend vos leçons secretes ?
Aminte n’avait que vingt ans
Quand aux champs il vit Amarille ;
Bergere en son premier printems,
Innocente autant que gentille :
Il l’aima, qui n’aurait aimé ?
Adieu les Arts, adieu la Ville ;
Des Maîtres qui l’avaient formé
Adieu la cohorte inutile.
L’amour, qui le mene au hameau,
Lui fait don d’une Pannetiere
D’où pend un léger chalumeau :
Des Bergers il prend la maniere,
Il se façonne à leurs travaux ;
Et bientôt sous ses doigt habiles
Le jonc & l’osier plus dociles
Forment des ouvrages nouveaux.
Il les présente à sa Bergere ;
Mais n’osant lui parler d’amour,
Il peint les objets d’alentour
Qu’anime sa flamme légere,
Et lui rend ainsi chaque jour
Cette langue moins étrangere.

Ce genre, au surplus, est encore un de ceux que notre maniere de penser actuelle fera de plus en plus négliger. Nous sommes devenus si moralistes & si graves ! Nous oublions que Socrate a versifié quelques Fables, & que Platon fit de petits vers amoureux.

La plaintive Elégié, en longs habits de deuil,
Sait les cheveux épars gémir sur un cercueil.
Elle peint des amans la joie & la tristesse,
Flatte, menace, irrite, appaise une maîtresse.
Mais pour bien exprimer ces caprices heureux,
C’est peu d’être Poëte il faut être amoureux.
Boil. Art Poët.

L’Elégie fut fort en usage au commencement du dernier siecle. Il n’est, pour ainsi dire, aucun des Poëtes de ce tems-là qui ne s’y soit exercé. On en trouve quelques-unes dans Malleville qui se font lire & goûter. Voiture n’y réussit pas & ne devait point y réussir. Il oubliait que ce Poëme est moins du ressort de l’esprit que de celui du cœur. C’est lui-même qui paraît avoir dicté les regrets de la Lane sur la mort de sa femme la belle Marie Desroches. Depuis Orphée, aucun époux n’avait donné un pareil exemple, & il serait difficile de s’en mieux acquitter.

De son côté Lingendes parut avoir luté contre Ovide dans l’Elégie qu’il lui adresse & qui commence par ces vers :

Ovide c’est à tort que tu veux mettre Auguste
Au rang des Immortels.
Ton exil nous apprend qu’il était trop injuste
Pour avoir des Autels.
Aussi, t’ayant banni sans cause légitime,
Il t’a désavoué,
Et les Dieux l’ont souffert, pour te punir du crime
De l’avoir trop loué.

Mais, c’est à la tendre & belle Comtesse de la Suze que le siecle dernier doit ses meilleures Elégies, ou plutôt les meilleures que nous puissions citer. Elle avait dans l’ame cette sensibilité que peignent ses expressions, ce délire passionné qui les caractérise. Elle sentait comme elle écrivait, Elle est quelquefois diffuse & négligée : c’est le propre des passions vives & impérieuses. On croit n’avoir jamais assez dit, & l’on combine peu la maniere de le dire. C’est ainsi que la Comtesse de la Suze peignait la situation de son ame.

Tristesse, ennui, chagrin, langueur, mélancolie,
Troublerez-vous toujours le repos de ma vie ?
………
Déserts soyez témoins des peines que je sens.
L’esprit tout agité de nouvelles alarmes,
Je viens ici cacher mes soupirs & mes larmes.
Je souffre sans savoir ce qui me fait souffrir ;
Je cherche, mais en vain, les moyens de guérir.
Hélas ! tout m’est fatal, tout fait mon infortune,
Tout ce qui me plaisait, aujourd’hui m’importune :
Mon esprit accablé sous de rudes combats,
Considere sa peine & ne la comprend pas.
De mes yeux languissans un éloquent silence,
En dépit de moi-même explique ma souffrance.
Je n’ai point de repos ni la nuit ni le jour.
Hélas ! d’où vient mon mal ? n’est-ce point de l’amour
Je ne puis voir Tircis que je ne sois émue.
Je rougis de paraître interdite à sa vue.
En sa mine, en son air, en chacun de ses traits,
Je trouve des appas inconnus & secrets.
Le feu de ses regards, par qui son cœur s’explique,
Etincele de joie & me la communique.
Quand je ne le vois plus ô Dieu ! quel changement !
Il était mon plaisir, il devient mon tourment.
Dans le trouble fâcheux que l’absence me cause,
Ma raison incertaine à soi-même s’oppose.
L’objet que j’ai laissé ne me saurait laisser.
Tous les autres objets ne le peuvent chasser.
…….
…….
Quoi, céder à l’amour ? Quoi, manquer de courage ?
Quitter la liberté pour un dur esclavage !
Souffrir qu’un fier tyran, sans avoir combattu,
Triomphe, malgré moi, de toute ma vertu ?
Non, je veux me défendre & soutenir ma gloire :
Des mains de mon vainqueur arracher la victoire ;
La raison & l’honneur me l’ordonnent ainsi.
Tout le veut : je le dois, & je le veux aussi.
Mais, que dis-je ? ô grands Dieux ! je parle en insensée !
Faibles raisonnemens sortez de ma pensée.
Ma flamme vous dément, & mon cœur aujourd’hui
Se soumet à l’amour & ne connaît que lui.
…….
Ne parlez plus Tircis de peine & de martire ;
Espérez ; je vous aime, enfin, j’ose le dire.
Je reçois votre cœur, je reçois vos soupirs ;
Unissons notre flamme, unissons nos desirs.
…….
Tu l’emportes amour, je cede à ta puissance.
Assez & trop long-tems je t’ai fait résistance.
Viens triompher, enfin, de mon cœur & de moi.
Esprit, honneur, vertu, tout se soumet à toi.

On voit que c’est l’amour porté jusqu’au délire ; mais, enfin, c’est-là son vrai langage. On ne le fait parler que trop souvent avec plus de réserve & plus de froideur.

Peut-être n’eût-on pas soupçonné dans la Fontaine le talent propre à l’Elégie. Il y a loin de ce genre à celui du Conte. Cependant, celle que ce Poëte composa sur la disgrace de M. Fouquet, n’a trouvé que des admirateurs. C’est le sentiment orné de toutes les graces touchantes que peut y joindre la Poésie.

Remplissez l’air de cris en vos grottes profondes.
Pleurez Nymphes de Vaux, faites croître vos ondes,
Et que l’Anqueil enflé ravage les trésors
Dont les regards de Flore ont embelli ses bords,
On ne blâmera pas vos larmes innocentes.
Vous pouvez donner cours à vos douleurs pressantes.
Chacun attend de vous ce devoir généreux.
Les Destins sont contens, Oronte est malheureux.
……..
Voilà le précipice où l’ont, enfin, jetté
Les attraits enchanteurs de la prospérité.
Dans les Palais des Rois cette plainte est commune.
On n’y connaît que trop les jeux de la fortune :
Ses trompeuses faveurs, ses appas inconstans ;
Mais on ne les connaît que quand il n’est plus tems.
Lorsque sur cette mer on vogue à pleines voiles,
Qu’on croit avoir pour soi les vents & les étoiles,
Il est bien mal aisé de régler ses desirs.
Le plus sage s’endort sur la foi des zéphirs.

Il finit par exhorter les Nymphes à fléchir le Monarque irrité.

……..
Si le long de vos bords Louis porte ses pas,
Tâchez de l’adoucir, fléchissez son courage.
Il aime ses sujets, il est juste, il est sage.
Du titre de clément rendez-le ambitieux.
C’est par-là que les Rois sont semblables aux Dieux.
Du magnanime Henri qu’il contemple la vie.
Dès qu’il put se venger il en perdit l’envie.
Inspirez à Louis cette même douceur ;
La plus belle victoire est de vaincre son cœur.
Oronte est à présent un objet de clémence.
S’il a cru les conseils d’une aveugle puissance,
Il est assez puni par son sort rigoureux ;
Et c’est être innocent que d’être malheureux.

On n’oubliera pas, sans doute, qu’il existe du même Auteur un Poëme d’Adonis rempli d’images voluptueuses & délicates, & terminé par le pathétique le plus touchant.

De nos jours, M. l’Abbé le Blanc a donné un livre entier d’Elégies que l’on a lues, & c’est, aujourd’hui un véritable succès. On s’y est peu exercé depuis cet Auteur. Mais ce genre a fait place à un autre, inconnu au dernier siecle. C’est l’Héroïde. Ovide en avait donné l’exemple chez les Romains, & n’avait pas encore trouvé d’imitateurs parmi nous. Il est vrai que M. de Fontenelle, je ne sais dans quel siecle (car il en a occupé deux) a fait une ou deux lettres en vers qu’il intitule Héroïdes. Mais on y découvre plutôt l’esprit que le sentiment. Il y égaie la matiere selon sa méthode, & le propre de l’Héroïde est d’être noble & sérieuse. Nous sommes redevables à M. Colardeau du premier modèle qui en ait paru dans notre Langue. Sa Lettre d’Héloïse à Abailard est une Héroïde véritable, tant par la belle harmonie des vers que par la chaleur des images, du sentiment & de l’expression. Ce début heureux fut un signal pour d’autres émules. On en vit une foule se mettre sur les rangs. M. Dorat, qui s’y montra des premiers, soutint noblement cette démarche. Sa réponse d’Abailard à Héloïse est un digne pendant du premier tableau. On doit même ajouter que les secours n’avaient pas été égaux de part & d’autre. M. Dorat n’a pu s’appuyer que sur les Lettres mêmes d’Abailard, & M. Colardeau eut pour appui celles d’Héloïse & les vers de Pope. Le premier a, d’ailleurs, prouvé par d’autres morceaux de même nature, que son propre fonds lui suffisait pour produire, & que sa touche, naturellement légere & brillante, savait employer à propos un coloris nerveux & sombre.

M. Blin de Saint-Maure a mis dans ses Héroïdes & du sentiment & ce tour d’expression naturel qui en indique le langage.

Celles de M. de la Harpe sont moins touchantes que philosophiques ; mais dès-lors elles décelaient le germe du talent.

D’autres Héroïdes ont paru en même tems & depuis, avec plus ou moins d’éclat. Quelques-unes même partaient de mains qui ont déja fait d’autres preuves. On doit compter aussi pour quelque chose celles qui résultent de l’Héroïde. Le ton de ce petit Poëme est-à-peu-près le même que celui de la Tragédie. C’est une carriere moins étendue où s’exercent nos jeunes athletes. Puisse-t-elle, enfin, les disposer à des combats & à des triomphes plus éclatans !

Traductions en vers.

n-15 A près le talent de créer, l’art le plus difficile est de traduire en vers. Cet art fut peu connu des Anciens. Ils imitaient, mais ils ne traduisaient pas. Le génie particulier de notre Langue & le méchanisme de notre Poésie, semblaient nous prescrire la même route. Il est vrai que nos efforts ont été souvent infructueux ; ce qui n’a point empêché de multiplier les tentatives. Perrin & Segrais, dans le dernier siecle, traduisirent chacun l’Enéide. Il est impossible de lire la traduction du premier, & on ne lit pas sans dégoût celle de l’autre. Tous deux sont prodigieusement inférieurs au Poëte qu’ils traduisent. Dailleurs, il ne suffit pas de rendre le sens d’un Auteur, il faut, en quelque sorte, rendre jusqu’à sa maniere ; il faut saisir le tour de son génie, & jusqu’à ce je ne sais quoi qui forme son caractere. Quiconque a rempli ces conditions a des droits fort étendus sur notre estime.

On s’est également essayé sur Horace & sur Ovide, mais toujours avec peu de succès. Il se trouve, cependant, quelques morceaux de l’un & de l’autre traduits assez heureusement par différentes mains ; il est vrai que ce sont des imitations plutôt que des traductions. Personne encore n’est parvenu à bien traduire ces deux Poëtes de suite & littéralement. Peut-être même une traduction littérale est-elle impraticable. Nous devons être satisfaits si nous y retrouvons & l’urbanité d’Horace & l’harmonieuse fécondité d’Ovide. On a vu Despréaux faire passer dans ses écrits une partie des richesses de différens Poëtes Latins : mais il avait à choisir & n’était pas obligé de tout prendre. Il est à croire, cependant, que Despréaux eût mieux réussi que d’autres à les traduire, & qu’il en sera de même de tout Ecrivain qui aurait son génie. Mais, pour l’encourager, il faudrait que son travail fût justement apprécié, & peu de lecteurs sont à portée d’en sentir le mérite. C’est ce qui fera toujours que l’homme d’imagination voudra composer & non traduire.

M. de la Mothe, qui a tant plaidé contre la Poésie, voulut traduire l’Iliade en vers. Il sentait, avec raison, que tout ne devait pas être traduit ; mais il fit un mauvais choix, & lors même qu’il choisit le mieux, il ne rend que faiblement les beautés de l’original. Il n’a tracé qu’une maigre esquisse d’après un magnifique tableau. Il fallait, seulement, en éclaircir les ombres, &, sur-tout, en conserver le coloris. Quelques passages traduits par le célebre Despréaux nous prouvent que notre Langue ne s’y refusait pas ; mais que le génie de la Mothe s’y est refusé. On en jugera mieux par la comparaison d’un morceau où les deux Traducteurs ont voulu rendre les mêmes images. Voici comment Despréaux l’a rendu.

L’Enfer s’émeut au bruit de Neptune en furie.
Pluton sort de son trône, il pâlit, il s’écrie ;
Il a peur que ce Dieu, dans cet affreux séjour,
D’un coup de son trident ne fasse entrer le jour,
Et par le centre ouvert de la terre ébranlée,
Ne fasse voir du styx la rive désolée ;
Ne découvre aux vivans cet empire odieux
Abhorré des mortels, & craint même des Dieux.

Voici la traduction de la Mothe.

Neptune, du trident frappant la terre & l’onde,
Entr’ouvre sous ses coups jusqu’au centre du monde ;
Pluton s’en épouvante, en son affreux séjour,
Et déja chez les morts croit voir entrer le jour.

Il n’est personne qui ne soit frappé de la différence de ces deux tableaux. Dans le premier Despréaux est Poëte & Peintre : dans le second la Mothe n’est ni l’un ni l’autre.

Le même M. de la Mothe a beaucoup mieux imité Anacréon. Ce qui n’a point empêché M. Poinsinet de Sivry de le traduire de nouveau & avec succès.

Les Eglogues de Virgile, traduites par M. Gresset nous offrent une grande partie des beautés de l’original. Elles ne renferment pas même certains défauts qui, peut-être, n’en étaient pas du tems de Virgile. Cependant, elles intéressent peu le lecteur. Est-ce la faute de notre Langue ? Est-ce la faute du genre même de l’Eglogue ? Un Poëte connu par d’autres succès, M. Lefranc de Pompignan, nous promet une traduction en vers des Géorgiques. C’est une entreprise difficile ; mais le génie & le talent sont faits pour surmonter les plus grands obstacles.

Une Langue vivante offre au Traducteur moins de difficultés à vaincre. Il lui est plus facile de la bien posséder ; il peut y avoir plus d’analogie entre elle & la nôtre ; il y a nécessairement plus de rapport entre les mœurs, les usages, la maniere de penser de nos voisins & de nous, qu’il ne peut y en avoir entre nous & les anciens Grecs ou Romains. Ces raisons peuvent avoir influé sur la traduction que feu M. l’Abbé du Resnel a faite en vers de quelques ouvrages de Pope. On dit que ce fameux Poëte Anglais aimait beaucoup lui-même à se lire dans notre Langue. Il pouvait, en effet, s’y plaire. Ses idées sont rendues avec élégance & avec force par le Traducteur. Celui-ci a même plus d’une fois rectifié son modele ; mais sans lui rien faire perdre qu’il pût regretter. Sa touche est nette & franche ; sa copie a toute la liberté de l’original. Imiter ainsi, c’est prouver qu’on est par soi-même en état de produire.

Il existe un autre ouvrage de Pope, que M. l’Abbé du Resnel a cru devoir, sans doute, laisser à l’écart. C’est la boucle de cheveux enlevée, Poëme héroï-comique. Nous en avons quelques traductions en prose. Celle que M. Marmontel en a faire en vers fut le début de cet Auteur, & donna de lui une idée qu’il a depuis soutenue par d’autres succès.

Voici un projet infiniment plus vaste & plus hasardeux que les précédens. C’est, en quelque sorte, le débrouillement du cahos. On peut envisager sous ce point de vue la traduction du théatre Anglais par M. de la Place. Donner une idée claire de productions par elles-mêmes très-confuses ; mettre sous nos yeux ce qui peut intéresser notre ame ; soustraire ce qui peut choquer le bon goût, & lutter en vers contre les meilleures scenes des Auteurs qu’il traduit ; telle est la loi que cet Ecrivain s’est imposée & qu’il remplit avec exactitude. C’est un des plus grands services qu’on ait pu rendre à la littérature Française. Il n’est pas moins utile d’enrichir notre sol de productions étrangeres, que de cultiver celles qui y croissent naturellement.

Quinaut, dans Armide, & quelques autres de nos Poëtes, ont imité certains passages du Tasse ; mais aucun n’a traduit son Poëme en entier. M. Watelet s’occupe de ce grand travail. L’Auteur du Poëme sur la Peinture, après avoir tracé à nos Peintres d’excellens préceptes, va leur fournir d’excellens sujets pour les mettre en œuvre.

Au reste, n’espérons jamais avoir de traduction littérale en vers. Ne le desirons pas même. Le méchanisme de notre versification y met trop d’obstacles, & le caractere de notre Langue y répugne. Ce qui fait beauté dans tel climat peut sembler défectueux dans tel autre. Qu’un Peintre Chinois, instruit, par hasard, dans la Mytologie Grecque, se propose de peindre une Vénus, il prendra nécessairement pour modèle une beauté Chinoise avec de petits yeux ronds, peu ou point de sourcils, & des traits mal indiqués. L’ouvrage fini, tout habitant de la Chine dira que telle devait être, en effet, la mere des Graces. Qu’un Peintre Français copie exactement ce tableau & le soumette à notre jugement. On rira & de la Vénus & de l’Artiste. Ce qui fut applaudi à Pékin serait sifflé dans Paris, & nulle des deux Nations n’aurait tort.

L’Éloquence.

n-16 Léloquence est le despotisme du génie. Elle commande, & l’on obéit sans examen. Plus d’une fois elle subjugua des esprits que la raison dépouillée de ses ornemens eût toujours trouvés rebelles. Le plus sûr moyen de nous persuader est de nous séduire. C’est à ce double succès que vise l’Eloquence, & quand elle obtient le dernier, rarement l’autre lui échappe. On parle encore des prodigieux effets qu’elle opéra chez les Grecs & chez les Romains. On en conclut qu’elle est née républicaine, & qu’elle ne peut se perfectionner, se maintenir que dans une République. Elle y devient, sans doute, arbitre de plus grands intérêts ; elle y sert mieux l’ambition : double motif qui peut engager plus d’un émule à la cultiver. Mais ne la croyons cependant pas dépourvue de toute ressource dans une Monarchie. Les progrès qu’elle a faits parmi nous en sont la preuve. Ces progrès ont été lents. C’est le dernier siecle qui en a vu éclore les premieres lueurs, & bientôt elles firent place à la lumiere la plus brillante. L’Eloquence de la Chaire y parut dans tout son éclat, & celle du Barreau secoua le voile ténébreux qui la couvrait depuis si long-tems.

La premiere est d’un genre qui ne fut jamais connu des Anciens. On ne prêchait point dans leurs temples. Ils n’eurent jamais de corps de doctrine, ou plutôt leurs Docteurs étaient des Poëtes. Les nôtres sont des Orateurs. Voilà donc un nouveau champ très-vaste pour l’éloquence. Mais, encore une fois, il ne fut bien cultivé que vers le milieu du dernier siecle. On en dut les premiers fruits aux PP. Senaut & de Lingendes : l’un Jésuite, l’autre Oratorien. Le premier plus sévere dans ses compositions, le second plus fertile, plus onctueux, moins châtié & devant beaucoup moins à l’art qu’à son génie. Tous deux rendirent à la Chaire la dignité de son langage. Il vint après-eux des hommes plus éloquens ; mais ils eurent la gloire d’avoir été les précurseurs de ces grands hommes.

Ce fut d’après eux que se forma le célebre Mascaron de l’Oratoire, depuis Evêque de Tulles & d’Agen. Il enlevait tous les suffrages de la Ville & de la Cour, lorsqu’on y vit paraître un homme qui ne s’était modèle sur aucun autre. C’est le fameux Bourdalone. Il dut tout à son génie, & l’Eloquence chétienne lui dut un ascendant qu’elle ne connaissait pas encore. Quelle énergie ! quelle profondeur ! quelle noble confiance ! Il commande plutôt qu’il n’exhorte ; il entraîne plutôt qu’il ne séduit. Il est le premier qui ait jetté dans ses discours des portraits ressemblans, de vraies peintures du monde & de la société. Il les avait puisés chez eux pour les combattre avec leurs propres armes.

Dans le même tems un Orateur de la même Société partageait l’attention du public, mais par des moyens différens. Ce n’était ni l’énergie, ni l’impétuosité de Bourdaloue. Il cherchait moins à frapper l’esprit qu’à émouvoir le cœur. C’était du sien même que partait son éloquence. Il en résultait une sorte d’onction qui s’emparait de l’ame, qui lui faisait aimer ce que Bourdaloue lui faisait craindre ; en un mot un certain charme touchant que l’art ne peut jamais imiter, & que le génie même ne donne pas toujours. On dit que cet Orateur voulait s’affranchir du joug des divisions & subdivisions, entraves du génie, & qui donnent à ces sortes de discours un air de contrainte & d’apprêt absolument contraire à leur nature. On sent aujourd’hui plus que jamais le ridicule de cet abus, & nul de nos Prédicateurs ne s’en écarte.

Le P. la Rue, qui fit preuve de plus d’un talent, y joignit encore celui de la Chaire. D’autres Prédicateurs s’y distinguaient en très-grand nombre : tels entre autres qu’un Roger devenu Evêque de Lombez ; un Brulard de Silleri Evêque de Soissons, qui écrivit sur la véritable éloquence de la Chaire, & qui en donna lui-même d’excellens modeles ; un Anselme dont Madame de Sévigné fait si ingénieusement l’éloge ; un la Roche qui eut pour partisan déclaré l’illustre Racine. Ce grand Poëte portait l’enthousiasme jusqu’à dire qu’il trouvait plus de beautés dans les sermons du P. de la Roche, qu’il n’en trouvait dans ses propres ouvrages.

Que n’eût-il donc pas dit après avoir entendu Massillon ? Ce qu’il fut lui-même à l’égard de Corneille, Massillon l’était à l’égard de Bourdaloue. Noblesse de pensée, élégance d’expression, science du cœur, art de le toucher, élévation sans enflure, naturel sans trivialité ; en un mot l’heureux talent de parler au cœur & à l’esprit ; tel est ce qui distingue, en particulier, cet Orateur célebre. C’est, de tous ceux qui ont couru la même carriere, celui dont les ouvrages subsisteront le plus long-tems, & satisferont le plus de lecteurs.

Il ne faut, cependant, pas l’appeler le dernier de nos Prédicateurs comme on appella Brutus & Cassius les derniers des Romains. Il a laissé quelques successeurs dignes de figurer dans la même arene. On en compte encore aujourd’hui plusieurs dont les talens ont reçu & reçoivent un juste accueil. Les Poisson, les Chapelain, les Rainaud, les Patouillet, les la Neuville, les Griffet, les Bernard, les Préfontaine, les de Saint-Genis, les Torné, les la Brétonnie, les Poule, &c, ont toujours attiré un nombreux concours & de nombreux suffrages. Une éloquence brillante & soutenue caractérise les discours de feu M. l’Abbé de la Tour-du-Pin. On a prétendu que cette éloquence était un peu trop mondaine, & sentait moins la chaire que le fauteuil académique. Peut-être eût-il pu répondre que le ton du siecle est changé, qu’on doit lui parler un langage qu’il entende, & qu’il serait difficile de lui en faire écouter d’autre.

Il n’en est pas moins vrai que chaque genre a son style, & qu’un temple n’est point un lycée. Il est triste pour nos Prédicateurs d’être uniquement assujettis à la nécessité de plaire, au lieu de convaincre & de toucher. On les écoute, & mieux on a saisi leurs discours, plus on sort content d’eux & de soi-même.

L’usage de payer aux Souverains, aux Princes & à quelques personnages célebres, un tribut d’éloges après leur mort, éloges plus ou moins mérités, est encore pour l’éloquence de la Chaire un champ plus vaste que le premier. Rien ne borne l’essor que l’Orateur doit y prendre. Il doit seulement y conserver son caractere, sans que la morale qu’il seme dans son discours fasse un instant perdre de vue le héros qui en est l’objet. Ce fut encore le dernier siecle qui vit perfectionner ce genre d’éloquence. Mascaron s’y distingua des premiers & balança fort long-tems les succès de Bossuet. On a réglé depuis le rang de l’un & de l’autre. Il est impossible de porter plus loin que ne l’a fait l’illustre Evêque de Maux, l’élévation des idées, la grandeur des images, la force de l’expression, le sublime, enfin ; car c’est dans ses écrits qu’il faut en chercher le vrai modèle. Plus d’une fois il a négligé l’élégance. Il est inégal comme le fut Corneille, &, comme lui, il est inimitable dans ses beautés. C’est un génie impétueux qui dans sa course rapide fait quelques faux pas, mais que nul autre ne peut encore atteindre.

Fléchier, qu’il eut pour émule, marche d’un pas plus égal. Son génie est moderé, mais vigoureux. Il mesure & fournit sa carriere. Parlons sans figure. Le premier a plus d’énergie, le second plus de graces. L’un n’obéit qu’à son imagination, l’autre commande à la sienne : Bossuet ne paraît jetter qu’un coup d’œil en grand sur les sujets qu’il traite ; Fléchier voit les siens plus en détail. Dans celui-ci tout est peint & dessiné. L’autre, le plus souvent, réserve sa touche pour les grands tableaux. Tous deux grands Peintres ; mais peut-être leurs talens réunis eussent-ils encore fait éclore un plus grand Orateur.

Il fallait du mérite pour être accueilli après ces deux célebres rivaux. Le P. la Rue obtint cette flatteuse distinction. Le public retrouva dans ses Oraisons funebres le beau feu qui animait ses Poésies & dont Corneille avait si bien fait l’éloge dans ses discours, encore mieux en les traduisant.

Tout a son terme, & la nature a posé des bornes pour les efforts du génie comme pour ceux du conquérant. Il est un point que ni l’un ni l’autre ne peuvent passer. Les grands Orateurs du dernier siecle ont atteint le sublime de l’art. Il n’est resté à leurs successeurs que l’espoir d’y atteindre comme eux. Qu’ils y parviennent ; c’est ne faire que ce qui a été fait. C’est faire beaucoup, je l’avoue ; mais le public en est peu frappé. Il est accoutumé aux prodiges. De-là, ces comparaisons le plus souvent injustes, & toujours décourageantes. On fait, d’ailleurs, que le grand nombre d’excellens ouvrages dans un genre, est un obstacle à de nouvelles productions de la même nature. La somme des idées n’est point inépuisable, & le rapport des sujets contribue encore à la restraindre. Est-il rien qui ressemble plus à un Guerrier qu’un autre Guerrier ? à un sage qu’un autre sage ? Le plus souvent ils ne different que par des nuances, & l’on exige des traits absolument nouveaux. Telles sont les difficultés que trouvent aujourd’hui à combattre nos Orateurs. Notre siecle en a vu quelques-uns lutter contre elles avec avantage. L’Oraison funebre de Louis XIV, celle du dernier Régent de France, & en particulier celle du Maréchal de Vilars, ont mérité à leurs Auteurs de justes & de nombreux éloges. La critique s’éleva contre l’Oraison funebre du Cardinal de Fleuri. On reprochait à l’Orateur d’être plus riche en expressions qu’en idées, plus disert que nerveux, plus brillant que pathétique. Ces reproches ne sont pas tous injustes ; mais on le deviendrait soi-même en plaçant cet ouvrage dans la classe des productions ordinaires. On jugeait l’Auteur d’après sa grande réputation. Si l’on eût moins attendu de lui, sans doute, il eût paru donner davantage.

On reconnaît le même pinceau dans l’Eloge funebre du Maréchal de Belle-Isle ; mais la touche en est plus ferme. La différence du sujet & du caractere exigeait ces différens tons de couleur.

Un Orateur qui semble avoir pris Flechier pour modele (M. Poncet de la Riviere, ancien Evêque de Troye) reparut souvent dans cette carriere difficile, & toujours avec le même éclat. Son style est rapide & saillant, harmonieux & précis. Il intéresse par les détails & saisit heureusement l’ensemble d’un sujet. Il est digne, enfin, de sa célébrité & par le mérite de ses productions, & par le caractere qui les distingue.

Il n’a manqué à d’autres Orateurs nos contemporains, que des occasions aussi fréquentes de faire briller leurs talens. Desirons, toutefois, qu’elles deviennent encore plus rares. Si la mort n’eût pas étendu sa faux cruelle jusque sur l’auguste trône des lys, nous aurions de moins quelques discours éloquens ; mais nous ne regretterions ni une Reine qui en faisait l’ornement, ni un Sage qui en décorait le premier degré, ni un illustre rejetton qui promettait d’en être un jour la gloire & l’appui.

Je passe à une autre sorte d’éloquence plus relative à celle dont les Orateurs d’Athenes & de Rome nous ont laissé de si grands modeles. C’est l’Eloquence du Barreau. Il n’est plus question d’y balancer les intérêts de l’Etat, d’y faire mouvoir les ressorts de la politique, de déterminer ou la paix, ou la guerre, d’exciter ou de calmer la fougue d’un grand peuple, d’établir ou de supprimer des Loix. Peut-être ne serait-il pas moins dangereux que l’Eloquence influât sur tous ces objets, qu’il ne le serait de lui interdire tout moyen de se faire entendre. C’est le char du soleil qui, conduit par Apollon, éclaire le monde, & qui l’embrase, dirigé par Phaéton.

L’Eloquence du Barreau se borne aujourd’hui parmi nous à défendre les droits de chaque Citoyen & à l’application des loix qui les établissent. Ce champ n’est pas aussi fertile, aussi étendu qu’il l’était chez les Grecs & les Romains. Il n’est même que trop sujet à l’aridité. D’abord, on y sema beaucoup de fleurs étrangeres, mais la récolte n’en fut pas heureuse. On dénaturait le sol au lieu de le cultiver. Celui qu’on regarda quelque tems comme le restaurateur de ce genre d’Eloquence, le célebre Antoine le Maître, ne fut pas lui-même exempt du défaut reproché à ses prédécesseurs. Il mêle souvent comme eux le sacré avec le prophane, les citations des Poëtes de l’antiquité avec celles des PP. de l’Eglise, lorsqu’il ne fallait que citer les Loix & raisonner d’après elles. A ce défaut près, son style a de l’élégance & de la noblesse. On peut même dire qu’il a rectifié l’ancien abus par l’adresse avec laquelle il en fait usage.

Patru en usa plus heureusement encore ; mais il valait mieux supprimer l’abus. Il est vrai qu’il y joint toute l’érudition propre au genre, & que chez lui Virgile ne fait point taire Justinien. Otez de ses plaidoyers certaines citations inutiles, vous y retrouverez tout le nécessaire.

Gautier ramena plus que jamais sur la scene du Barreau les Poëtes Grecs & Latins. Cependant, il eut de son tems une réputation. Il était prolixe dans son style, mais plein d’imagination, très-fort dans ses reparties, & même redouté de ses confreres par l’aigreur assaisonnée dont il les accompagnait. C’est à lui que Despréaux fait allusion lorsqu’il dit à son esprit :

Dans vos discours chagrins plus aigre & plus mordant
Qu’une femme en furie, ou Gautier en plaidant.

Fourcroi, avec le même feu, eut une éloquence plus soutenue. La Langue Française a dans ses plaidoyers une hardiesse, une véhémence, une flexibilité inconnues jusqu’alors au Barreau & qu’elle tenait du génie de cet Orateur. Il bannit, d’ailleurs, de ses discours les citations étrangeres à ce genre d’Eloquence, & réduisit la sienne à son véritable langage.

Pinson, Hévin, Taisard, suivirent la même route. Ce dernier était parent du grand Bossuet & jouissait de toute son estime. Blanchard, Terrasson, Pageau, & sur-tout l’éloquent Erard, perfectionnerent l’ouvrage commencé. Tous ces Avocats, célebres dans leur tems, ont eu, dans le nôtre, de dignes successeurs. On n’oubliera point les noms d’Aubri, de Duhamel, de Simon ; d’un le Normand si habile à faire valoir les vrais principes, & qui n’en cita jamais un qu’il crût faux ; d’un Cochin dont l’éloquence était également propre à persuader & à séduire ; d’un Mannory qui approfondit tout, qui sait orner les sujets les plus intéressans, & rendre intéressans les plus stériles ; d’un Gerbier dont la parole est un torrent qui entraîne & ne laisse à l’auditeur que le pouvoir d’être persuadé. MM. Elie de Beaumont, Loiseau de Mauléon, Gervais, & quelques autres qu’il serait trop long de citer, figurent avec avantage dans cette arene épineuse. Mais que ceux qui se proposent désormais d’y briller n’oublient pas que la seule étude des Loix & des principes n’a jamais formés de vrais Orateurs ; que Cicéron fut homme de lettres & ambitionna jusqu’au talent de la Poésie ; que Patru, leur ancien modele, connaissait toutes les finesses de sa Langue & fut l’Oracle des grands Ecrivains de son siecle ; que tous ceux qui ont eu au Barreau les mêmes succès avaient puisé dans la même source, & qu’enfin, l’art de se faire écouter n’est autre chose que l’art de plaire à ceux qui nous écoutent.

Le Barreau offre encore à l’Eloquence un autre champ plus riche & plus vaste que le premier. Elle peut même y paraître avec plus d’éclat & de faste. On voit d’abord qu’il s’agit de ces occasions où le Magistrat public éleve la voix tantôt en faveur des particuliers que les Loix rangent sous sa tutelle, tantôt pour manifester les intentions du Monarque, tantôt, enfin, pour assurer l’ordre établi dans la société. C’est peu de rappeller & de comparer les moyens de chacune des parties, d’en démontrer la force ou la faiblesse ; il indique encore le plus souvent à Thémis le poids qui doit déterminer sa balance. D’autres fois il trace aux Orateurs du Barreau des préceptes sur leur profession, & ces préceptes deviennent eux-mêmes des modeles d’éloquence. Nous avons dans ces différens genres une foule de chefs-d’œuvres. Omer & Denis Talon, deux célebres Avocats Généraux du dernier siecle, brillerent des premiers dans cette carriere. Le requisitoire de Denis Talon touchant les surprises pratiquées à Rome contre la doctrine soutenue par l’Eglise Gallicane relativement aux traditions de l’Eglise universelle ; ceux qui ont pour objet les excommunications lancées à l’occasion des franchises des Hôtels de nos Ambassadeurs à Rome, sont autant de monumens précieux & dignes d’être conservés. Ils brillent moins par les graces de la diction que par la solidité du raisonnement. L’Eloquence n’avait pas encore acquis toutes les richesses dont elle s’est parée depuis ; mais dès-lors on possédait l’art de penser, joint à celui de donner de l’ordre & de la force à ses pensées.

Il était réservé au célebre Chrétien-François de Lamoignon, Avocat Général durant vint-cinq ans, de réunir en lui ce qui manquait à ses prédécesseurs. Il intéressait & il étonnait par une éloquence mâle, vigoureuse &, en même tems, soignée. On accourait de toutes parts pour entendre ses harangues à l’ouverture du Parlement. On les copiait à mesure qu’il parlait, & elles devenaient publiques par la voie de l’impression, sans que l’Auteur eût lui-même songé à les publier.

L’illustre Daguesseau, si bien loué de nos jours, a su conserver à ce genre d’éloquence toute sa majesté, & l’enrichir de toutes les fleurs qu’une littérature exquise pouvait y joindre. C’est la science, le goût & le génie qui ont présidé à tous ses discours. Les Lettres & les Loix lui étaient également familieres. Il eût pu moraliser comme Platon, & haranguait comme Démosthene.

D’autres athletes ont brillé depuis dans cette noble arène. On est moins embarrassé de citer ici de grands noms que de la maniere de les y placer. Le premier de nos Parlemens voit souvent à sa tête ces hommes illustres qui ont porté long-tems la lumiere dans son sein. Ils prononcent les oracles de Thémis après avoir été ses interprêtes. Les noms de Maupeou & d’Ormesson rappelleront à la postérité de grands travaux & de grands succès. Les amateurs de l’Eloquence regretteront qu’un jeune Magistrat(a) dont le coup d’essai nous retrace un des douze travaux d’Hercule, ait sitôt quitté le caducée pour la balance. Ils vont en foule applaudir à cet Orateur dont l’éloquence joint tant de force à tant de charmes, qui cultive également les Lettres & les Loix, & qui, par-là, soutient dignement le nom de Séguier, nom également cher aux unes comme aux autres.

Cet éloquent Magistrat voit à ses côtés de dignes émules. Les autres Sénats suprêmes du Royaume nous offrent sur le même objet de grands noms & de grands exemples.

Venons à une troisieme sorte d’Eloquence, qui tient le milieu entre celle de la Chaire & celle du Barreau. Je la nommerai l’Eloquence Académique. Elle ne doit ressembler ni à la premiere, ni à la seconde ; mais elle fut long-tems bornée par l’Académie même à de vaines formules de complimens, ou à discuter quelques points de morale souvent peu dignes d’être approfondis. C’était même, pour l’ordinaire, des sermons plutôt que des discours. On y recherchait plus l’approbation du Docteur en Théologie que celle du public. On obtenait toujours l’une & rarement l’autre.

Le Français se voue trop aisément à l’imitation. Le célebre Patru ayant été élu Académicien, fit, à ce sujet, un remerciment qui enleva tous les suffrages. Dès-lors on décida qu’à l’avenir tout récipiendaire serait tenu de payer le même tribut. Il était naturel que Patru, dans son discours, parlât & du Fondateur de l’Académie, & du Chancelier Séguier, son second protecteur, & de Louis XIV qui daignait l’être alors, & de l’Académicien auquel Patru lui-même succédait. Rien n’empêchait ses successeurs de choisir une autre route. Mais durant plus de soixante ans, nul d’entre eux ne s’écarta de la premiere. Ils en sentaient la vétusté & n’osaient en choisir une plus neuve. C’était le cercle tracé au tour d’Anthiocus ; il fallait avoir parlé pour en sortir.

Notre siecle a vu, enfin, secouer ce joug importun & suranné. Les Remercimens sont devenus de vrais morceaux d’éloquence, & qui plus est des monumens utiles. M. de Valincourt en donna le premier essai. Son Remerciment à l’Académie a pour objet de guérir la plûpart des jeunes gens d’une erreur qui leur est assez commune ; celle de prendre la manie d’écrire pour le talent réel. Peut-être eût-il mieux valu encore tracer le tableau du véritable homme de Lettres & des qualités qui le constituent. On fait que M. de Valincourt devait lui-même sa réputation à l’Epître que lui adressa Despréaux, bien plus qu’à ses propres ouvrages.

Mais, enfin, son discours avait un objet. Celui du Remerciment de M. de Voltaire, est encore plus marqué & infiniment plus essentiel. Il y développe le génie de notre Langue, ainsi que le caractere des autres Langues de l’Europe. Il parle de la nôtre en Auteur qui l’a enrichie & des autres en amateur qui les cultive.

M. de Buffon vint ensuite & discuta à fond le caractere du style dans les différens genres de littérature. C’est un grand Peintre qui trace des leçons sur le coloris.

Depuis ce tems, presque chaque récipiendaire s’est fait une loi de joindre à la formule d’usage la discussion d’un point de Littérature ou de Philosophie. L’impulsion est donnée. On ne verra point reparaître l’ancien abus, & si nous retombons dans un autre, il lui sera, du moins, fort opposé.

Il s’est fait une égale révolution dans les sujets proposés pour le prix d’Eloquence. Il ne s’agit plus dans ce concours ni de questions minutieuses, ni de maximes rebattues. Chaque ouvrage couronné est un monument qu’on érige à la gloire de quelqu’un de nos grands hommes. C’est en célébrant & l’invincible Maurice, & le vaillant du Gué-Trouin, & le magnanime de Sully, & l’éloquent Daguesseau, & le profond Descartes, que leur habile Panégyriste est devenu lui-même si célebre. La gloire de ces grands personnages lui rend ce que son éloquence leur a prêté. Son génie mâle eût dédaigné de s’exercer sur des matieres futiles. Ainsi, grace à cette révolution, nous comptons de plus parmi nos bons ouvrages cinq à six discours éloquens, & parmi nos Ecrivains un Orateur Philosophe.

Il a même trouvé des émules jusques chez un sexe qui semble plutôt fait pour inspirer & ressentir l’amour, que pour exalter la Politique & la Philosophie. Mademoiselle Mazarelli a tracé éloquemment l’éloge de Sully & de Descartes. On a vu, en même tems, sur ce dernier sujet, M. Gaillard partager la palme avec un athlete couronné pour la sixieme fois. M. de la Harpe a tracé avec des couleurs, non moins riches que vraies, le portrait d’un Monarque(a) justement surnommé le Sage ; de ce Roi qui regagna par une prudence courageuse tout ce que son pere avait perdu par une valeur inconsidérée. Les Académies de Province ont suivi l’exemple de notre premiere Académie. On applaudit au choix des sujets qu’elles proposent, & souvent au mérite des ouvrages qu’elles couronnent. Celui qui commença la réputation du fameux Ex-citoyen de Geneve, eût mérité la palme qu’il obtint s’il était aussi vrai qu’il est éloquent ; si l’amour du paradoxe & de la singularité eût moins séduit l’Auteur, qui parvint, lui-même, on ne sait comment, à séduire ses juges & le public. Peut-il ne pas savoir que l’ignorance n’est bonne à rien & s’oppose à tout ce qui peut être louable ? que les plus grands scélérats furent des ignorans ? que les lumieres adoucissent les mœurs ? que si les Lettres ne peuvent pas toujours extirper les vices, elles en imposent, du moins, au crime ? qu’Octave cessa de proscrire aussitôt qu’il devint l’ami d’Horace & de Virgile, & qu’enfin, Néron, lui-même, n’osa paraître barbare tant qu’il respecta Séneque ? J’oserai le dire : si quelque chose pouvait prouver que les talens de l’esprit sont dangereux, ce serait l’abus qu’on en fait dans ce discours.

Mais n’en aimons, n’en cultivons pas moins ces lumieres bienfaisantes qui nous consolent dans nos disgraces, & nous sauvent de l’ennui dans la prospérité. Ne leur imputons pas certains vices trop inséparables de notre nature, & rendons-leur grace de n’être point des barbares, comme le furent nos aïeux.

La Métaphysique et la Morale.

n-18 Lesprit humain ne borne pas toujours ses recherches à ce qui peut frapper nos sens. Il ambitionne de se connaître & de s’apprécier lui-même, de calculer ses facultés & leurs causes. Mais, de toutes ses entreprises c’est peut-être celle qui lui a le moins réussi. L’enveloppe du doute couvre toujours ce qu’il offre de plus lumineux sur cet objet. On en crut long-tems Aristote sur sa parole. Descartes vint & nous apprit à ne croire qu’après avoir bien examiné. Cette loi qu’il s’imposa à lui-même fut parmi nous le premier pas fait vers le raisonnement. Elle ne mit pas toujours son inventeur à l’abri des écarts ; mais elle en épargna à quelques-uns de ses successeurs. Ce fut avec cet appui que Newton le rectifia sur quelques points. Le premier, malgré ses erreurs, fut grand par lui-même. Le second, peut-être plus exact, ne fut grand qu’avec le secours du premier.

Mais venons spécialement à la Métaphysique. On peut la regarder comme la Physique de l’ame. Elle est moins palpable dans ses preuves que la Physique des sens. Elle conduit, tout au plus, à quelques inductions. Descartes dans ses Méditations Métaphysiques, s’attache particulierement à établir la distinction réelle de l’ame & du corps. Il prétend prouver l’existence de l’esprit par la liberté qu’il a de douter ou de croire, selon qu’il est plus ou moins persuadé. Il distingue l’action de l’entendement d’avec celle de l’imagination, deux choses, en effet, très-distinctes. Ce qu’il dit sur les erreurs qui proviennent des sens, & sur les moyens d’éviter ces erreurs, est plus difficile à saisir. On finit, cependant, par être persuadé avec lui de l’existence des choses matérielles ; mais on doutera toujours que l’ame des bêtes puisse être placée dans cette classe.

Du reste, nul Philosophe n’a jamais mieux raisonné que lui sur l’existence d’un Dieu & l’immortalité de l’ame. Il fait de ces deux points toute la base de sa Métaphysique. Ce qui ne le garantit pas d’être accusé d’athéïsme, & par conséquent persécuté. Son Traité des Passions est plutôt un ouvrage d’Anatomie que de Métaphysique, & l’Auteur y parle plutôt en Physicien qu’en Philosophe.

Mallebranche, disciple de Descartes, adopta presque toutes ses idées intellectuelles ; mais il les orna des fleurs de l’éloquence. Il se livra à tout le feu de son imagination, en écrivant qu’il fallait que chacun se défiât de la sienne. Il démontra encore mieux que Descartes les erreurs des sens. Il entreprit de ménager un accord difficile, celui du dogme avec la raison humaine sur des points que le premier n’explique pas, ou semble même contredire. Il crut s’en tirer en voyant tout en Dieu. Selon lui, Dieu est le seul agent de nos actions & de nos pensées : toute vertu d’agir, toute action qui en résulte, lui appartiennent immédiatement. Selon lui, les causes secondes ne sont point des causes, ce ne sont que des occasions qui déterminent l’action de Dieu, des causes purement occasionnelles. Delà encore le systême des idées innées. Tout ce que voient les esprits créée, ils le voient dans la substance incréée, même les idées des corps.

Ces opinions ne furent pas généralement adoptées. Mallebranche eut des disciples & des adversaires. Le fameux Arnaud écrivit contre lui, mais leur dispute roula plutôt sur quelques points de Théologie que sur la Métaphysique. M. Foucher attaqua le systême entier du P. Mallebranche. On écrivit beaucoup de part & d’autre, & chacun resta, comme c’est l’usage, dans son opinion.

Mallebranche trouva depuis un adversaire plus redoutable chez une nation toujours portée à combattre la nôtre. Ce fut le célebre Lock, ce raisonneur profond & conséquent. Il attaqua Mallebranche sur les idées innées, & sa victoire sur ce point ne paraît pas douteuse. On regarde son essai sur l’entendement humain, comme une des meilleures productions qui en soient jamais résultées. Il ne donne rien à l’imagination ; il paraît même n’avoir fait, à cet égard, aucune violence à la sienne : mais il porte le raisonnement aussi loin qu’il puisse aller, & calcule, en quelque sorte, la marche de l’esprit, comme Newton calcula celle des planetes.

Pascal, qui fut tout ce qu’il voulut être, se distingua aussi dans la carriere du raisonnement. On regrette qu’il ait plutôt voulu nous effrayer que nous convaincre, nous décourager que nous instruire. Il ne pénetre dans le cœur humain que pour en découvrir la faiblesse ; mais il peint si éloquemment celle de notre esprit, que ses discours font preuve contre ses argumens.

Il sera toujours difficile d’indiquer les progrès de la Métaphysique. Cette route arbitraire offre mille sentiers différens. On peut choisir entre eux ; mais quel est l’œil assez perçant pour discerner celui qui mene au but ? Un Métaphysicien ne ressemble que trop souvent à ces voyageurs peu fideles qui nous amusent par de fabuleuses descriptions pour suppléer à l’impuissance où ils ont été de mieux voir.

L’esprit du siecle où nous vivons a ramené le goût de cette étude. Les tentatives ont été hardies, imposantes, les rivaux dignes de captiver l’attention du public. L’un, guidé par une ardente imagination, est souvent subjugué par elle, & domine à son tour sur celle de ses lecteurs. Il les séduit lors même qu’il ne les persuade pas. Ses ouvrages de Métaphysique sont abstraits comme le sont & le seront tous les écrits de ce genre ; mais on y remarque une force de pensée & d’expression qui caractérise l’homme de génie. Cette qualité s’annonce jusques dans sa maniere d’écrire. Elle est plus vive, plus ardente que méthodique. Elle se refuse à la froide analyse, & entraîne ceux qui croient pouvoir se borner à l’examen.

L’autre, dans un systême neuf, mais suivi, démontré, autant que la démonstration peut s’étendre en Métaphysique, porte l’analyse dans ce qui n’avait été jusqu’alors qu’indiqué. Il essaye de remonter aux causes par les effets, & chez lui l’exemple vient toujours à l’appui du raisonnement. Il rapporte, enfin, à des causes morales presque tout ce qu’un autre Ecrivain célebre attribue à des causes physiques. Certains détails de ce livre ont paru dangereux. Son estimable Auteur n’a point réclamé contre cette censure. Il s’est rétracté & soumis : persuadé, sans doute, qu’en pareil cas un Ecrivain est sujet aux mêmes Loix que la femme de César. C’est peu de ne pouvoir être jugé coupable, il doit encore être à l’abri du soupçon.

D’autres, sans faire choix d’une matiere purement métaphysique, ont su l’allier à la morale & même à la Physique du corps humain. C’est delà que dérivent le Traité des sensations (a), la Médecine de l’esprit, &c. Mais c’est particulierement la Morale que notre siecle a vu le plus généralement cultivée. Il nous en reste des fruits abondans & précieux.

Le siecle dernier fut lui-même très-fertile en Moralistes. Leur nombre serait encore plus grand si les disputes polémiques n’eussent pas trop occupé quelques-uns de ces hommes nés pour éclairer les autres. Le fameux Arnaud y sacrifia soixante ans de travaux qu’il pouvait employer au profit du genre humain. Nicole y fut lui-même entraîné par ses liaisons & par le goût du tems. Mais il nous reste ses Essais de Morale qui lui assurent l’immortalité. Jamais Philosophe ne connut mieux l’art de la persuasion, & ne parut moins le rechercher dans ses discours. L’aménité accompagne tous ses préceptes. Il paraît n’écrire que d’après son cœur, & c’est presque toujours au nôtre qu’il s’adresse ; moyen plus sûr de nous convaincre que de s’attacher uniquement à l’esprit.

C’est presque à lui seul que parlent Saint-Evremont & la Mothe le Vayer. Tous deux hardis dans leur maniere de penser & de rendre. Mais l’un portant sur les objets un regard plus sévere, l’autre cherchant à tout égayer. Tous deux Philosophes, du nombre de ceux qu’il ne faut suivre qu’avec précaution.

Une femme célebre & non moins Philosophe que les deux derniers, Madame la Marquise de Lambert, a peint son ame & parle à la nôtre dans ses écrits. Elle nous persuade & nous émeut. C’est le style du cœur, mais orné de toutes les graces du véritable esprit. Ce qu’elle avait écrit pour ses enfans devint les délices du public. Elle fit l’apologie de son sexe & même celle de l’amour, d’une maniere à prouver qu’elle connaissait tout le mérite de l’un, & toute la délicatesse de l’autre. Elle donna aussi un Traité de l’amitiê : ouvrage qui, comme le dit M. de Voltaire, fait voir que l’Auteur méritait d’avoir des amis.

L’illustre la Rochefoucaut introduisit une autre maniere de moraliser. Il présente sa morale dans des maximes détachées qui semblent dabord n’avoir entre elles ni liaison, ni correspondance. Mais on y reconnoît bientôt un systême neuf, soutenu & développé. L’Auteur y fait de l’amour-propre la base & le mobile de toutes nos démarches, de toutes nos actions, de tous nos vices, même de toutes nos vertus. Il est triste d’avouer qu’un tel principe est difficile à combattre. C’est dans le cœur humain que l’Auteur paraît l’avoir puisé. Il ne sort pas même de sa sphere pour étendre & multiplier les preuves de cette assertion.

La Bruyere sonda moins les replis du cœur qu’il n’étudia les travers de l’esprit. C’est un Peintre qui saisit & rend tout ce qu’il apperçoit. La Rochefoucaut découvre ce qu’on cherche le plus à lui cacher. Il étudie l’homme. La Bruyere envisage toute la société. Ses maximes sont des tableaux, ses portraits des exemples. Misantrope capable d’enjouement, alliant quelquefois la grace à l’énergie. Il peint mieux que son rival, mais il est moins profond observateur.

On a depuis marché plus ou moins heureusement sur les traces de ces deux hommes célebres. Le changement arrivé dans nos mœurs a donné lieu à de nouvelles observations. Le dix-huitieme siecle en a fourni à M. Duclos qui marchent de front avec les meilleures qu’ait vu éclore le siecle passé. On a trouvé dans les caracteres de Madame de Puisieux plus d’un trait que n’avait pas saisi la Bruyere. La Rochefoucaut en eût adopté plusieurs que nous devons à feu M. de Vauvenargues. D’autres Observateurs ont aussi communiqué au public certaines découvertes utiles ou piquantes. On a dit que le cœur humain était un abîme. On pourra y fouiller long-tems sans l’épuiser. La variété de nos usages, l’influence qu’elle a sur notre maniere de penser & d’agir, est une autre source toujours prête à se renouveller.

On imagina dans le dernier siecle une maniere nouvelle de faire goûter la morale. Ce fut en la mêlant avec l’action, en l’adaptant à une intrigue propre à soulager l’attention du lecteur, qu’un long tissu de maximes ne captiverait pas toujours. C’est une ingénieuse supercherie pour lui faire accepter ce qu’il ne demandait pas. Le Télémaque en fut le premier exemple & le meilleur modele. Son illustre Auteur le composa pour l’instruction d’un Prince qui devait regner. Il y sema une foule de maximes propres à lui former le cœur & l’esprit. Un pareil ouvrage semblait donc ne devoir intéresser que les Princes, ou tout au plus les hommes d’Etat ; mais tel est l’art de l’Ecrivain qu’il intéresse & charme également toutes les classes de lecteurs. Imagination féconde & brillante, variété de situations & de caracteres, une harmonie, une douceur inconnues jusqu’alors dans la Prose Française ; tout, dans cet ouvrage, contribue à l’illusion, tout y soutient l’intérêt. C’est Minerve peinte par le Cortege. Elle n’a point la molle volupté de Vénus ; mais elle a toutes les graces dont le pinceau de ce Peintre fut toujours si libéral.

L’objet du Séthos de l’Abbé Terrasson est à peu-près le même, & se trouve rempli à quelques égards. Il offre d’heureux détails. Mais l’Auteur a plutôt consulté la raison que l’art d’intéresser en raisonnant. On est persuadé de ce qu’il dit & peu touché de ses discours.

Il est difficile que ce genre de Romans se multiplie, attendu la difficulté même du genre. On vient d’applaudir aux instructions que le vieux Général de Justinien donne à ce vieil Empereur sur l’art de gouverner. Il raisonne, pour l’ordinaire, avec justesse, & s’exprime avec dignité ; mais puisque l’Auteur voulait donner à cet ouvrage la forme du Roman, ne pouvait-il pas mieux combiner son intrigue, varier davantage ses situations ; &, par ce moyen, rechauffer ce qui est toujours froid dans une suite nombreuse de dialogues ? Malgré ce défaut, il serait à souhaiter que tous les Souverains missent à profit la plûpart des préceptes renfermés dans cet ouvrage. Bélisaire aveugle deviendrait souvent pour eux un excellent guide.

N’oublions point de placer ici les Entretiens de Phocion (a). La marche en est encore moins variée que celle de B….. mais l’Auteur n’a point visé à la machine. Au surplus, tout ce qu’il débite est approfondi & raisonné. Sa morale est moins propre à conduire une Monarchie qu’une République ; mais tout homme d’Etat y puisera des principes applicables à toutes les especes de constitutions.

Quelle est celle qui ne trouvera point à puiser dans un ouvrage qui, malgré ses défauts, a fait l’étonnement de notre siecle, & fera une partie de sa gloire aux yeux de la postérité ? L’Esprit des Loix (on devine, sans doute, que c’est lui dont je parle) est un de ces monumens dont tous les détails ne sont pas remplis, dont l’ensemble n’est pas régulier, mais qui étonnent par la majesté de leur plan & la beauté de quelques-unes de leurs parties. Ce qui en existe ne peut être surpassé. Qui entreprendra d’achever ce qui lui manque ? Avouons le cependant : on peut disputer à l’illustre Montesquieu le principe qui fait la base de tout son systême, l’influence nécessaire du climat sur les loix & les usages d’un peuple. Une foule d’exemples viennent à l’appui de cette opinion. Un plus grand nombre la contredisent. Mais si dans cet ouvrage le Philosophe a pu se tromper, l’homme d’Etat & le Jurisconsulte y sont presque toujours conséquents. On peut disputer sur le principe, & rirer le plus grand parti des résultats.

C’est à la même plume que la morale est redevable d’une autre maniere de se produire. Dans les Lettres Persannes, le Philosophe Usbeck fronde avec légéreté nos ridicules, décrit avec agrément nos usages, reprend avec force nos préjugés, nous trace avec éloquence des regles de conduite. Cette morale indirecte est plus agréable, & par cette raison plus efficace que toute autre. Mais il faut la touche du génie pour la faire valoir.

On a lu avec le même empressement &, pour la même cause, les Lettres d’Osman par M. le Chevalier d’Arcq, & les Lettres Turcques par M. de Saint-Foix. Ces trois tableaux sont des pendans, & nul des trois n’est une imitation des deux autres.

Il existe encore d’autres ouvrages estimables dans le même genre, & un bien plus grand nombre de faibles imitations. Le genre ordinaire offre à peu près la même alternative. Je ne puis ni ne dois tout citer. J’aurais trop à faire dans un siecle où chacun s’érige en précepteur de ses semblables. C’est le goût du tems, & il faut avouer que ce nombreux concours, est, au moins, une preuve des progrès de l’esprit philosophique. On en trouve d’autres preuves dans ces Mêlanges où l’un des plus grands Géomêtres que la France ait produit, prouve qu’il est en même tems un de ses meilleurs Ecrivains ; ainsi que dans une foule de productions échappées au Prothée de notre Littérature, à ce génie étonnant qui a tout embrassé & tout saisi ; dans ces brillantes Bagatelles où la gaieté légere habille la raison de ses couleurs, & semble ne tenir sa place que pour mieux assurer ses droits. On trouvera, enfin, cette preuve jusques dans les écrits de ce Misantrope quelquefois sublime & toujours singulier ; captieux dans les principes, persuasif dans les détails, prodiguant l’illusion & la vérité, le sophisme & le raisonnement : ses écarts même sont une preuve que la raison a brisé ses entraves. Elle peut s’égarer dans sa course ; mais, du moins, a-t-elle osé prendre l’essor.

Tout décele une révolution dans les esprits. On a long-tems reproché au Français la frivolité de ses goûts. Elle ne s’étend pas, du moins, jusques sur son goût actuel de littérature. L’Auteur veut instruire : le lecteur veut être instruit. Le genre le plus léger prend une sorte de consistance. Le genre profond devient plus moral & plus utile. Nous n’en serons pas, sans doute, plus sages ; mais nous connaîtrons parfaitement la sagesse.

Le Roman et le Conte.

n-19 R ien ne ressemble mieux au Labyrinte de Crete que ces longs Romans dont le dernier siecle fut d’abord inondé. Le fil d’Ariane est à peine suffisant pour en sortir. On se perd dans les détours du Cyrus, de la Clélie, du Pharamond de la Cléopatre, de Cassandre & de tant d’autres volumineuses productions, où la vraisemblance est sacrifiée au merveilleux, où la constance du héros & du lecteur est également mise à l’épreuve. L’art gothique avec lequel on a construit ces édifices monstrueux, étonne quelquefois ; on veut les parcourir jusqu’au bout, mais on en sort pour ne jamais y rentrer.

Le succès de l’Astrée donna naissance à cet abus. Ce Roman, d’ailleurs très-agréable, n’est rien moins que précis. Mais ses personnages peuvent être supposés dans la nature, & ceux des Romans qui vinrent après ne cessent de s’en éloigner. Ce qu’il y a de plus ridicule, c’est que ces héros gigantesques ne parlent d’amour que comme Silvandre & Céladon. C’est le même précieux dans le langage, la même langueur dans les sentimens. Substituez une houlette à l’épée de Cyrus & à la hache d’armes d’Horatius Coclès, vous aurez deux personnages de l’Astrée.

Le Roman de Zaïde, par Madame de la Fayette, ramena ce genre au ton qui lui est propre. C’est le premier Roman écrit, parmi nous, d’un style naturel & combiné dans toutes les regles de la vraisemblance. Les sentimens y sont vrais & délicatement exprimés. Chaque événement paraît moins amené par l’Auteur que produit par le sujet même. Rien n’y surprend, mais tout y intéresse, & l’art le plus difficile est d’intéresser.

La Princesse de Cleves, ouvrage du même Auteur, mérite, à peu près, les mêmes éloges que Zaïde, & n’eut pas un moindre succès. On prétend que Segrais mit la derniere main à ces deux Romans. On les lui attribua même d’abord en entier. S’il en fit part volontairement à Madame de la Fayette, on peut dire qu’il partagea avec elle ce qu’il avait de plus précieux.

Il est superflu de rappeller ici quelques Romans oubliés qui parurent à peu près dans le même tems.

Ceux de Mademoiselle de la Force, petite fille du dernier Maréchal de ce nom, trouvent encore aujourd’hui des lecteurs & des suffrages. L’imagination brille dans son histoire secrette de Marie de Bourgogne & dans celle de Marguerite de Valois. L’une & l’autre sont écrites avec pureté ; avec élégance. L’amour, en général, y parle un langage vrai, & la galanterie un langage toujours noble.

Ceux du Comte de Bussi Rabutin, parent de Madame de la Fayette, eurent une célébrité qui devint fatale à leur Auteur. Il joignait à beaucoup d’esprit un tour d’expression original & piquant. Il intéresse la malignité par les faits & par le style. Mais ses Satires furent trop souvent des libelles, & des libelles dépourvus de vraisemblance. Il avoue, lui-même qu’ils l’étaient de vérité dans une lettre adressée au Duc de Saint-Aignan. Il y déclare que ne sachant à quoi se divertir à la campagne, il écrivit une Histoire ou plutôt un Roman satirique dans le seul dessein d’en divertir ses amis : qu’il eut recours à l’invention, & que sans avoir le moindre scrupule du tort qu’il faisait aux intéressés, parce qu’il ne prétendait point rendre cet amusement public, il écrivit mille choses qu’il n’avait jamais ouï dire ; il fit des gens heureux qui n’étaient seulement pas écoutés, & d’autres même qui n’avaient jamais songé à l’être. « Je sais bien, poursuit-il, qu’il y a dans mon procédé plus d’imprudence que de malice ; mais l’innocence de mes intentions ne console pas les gens que j’assassine, puisqu’ils sont aussi-bien assassinés que si j’en avais eu le dessein. Ce qu’on peut dire en deux mots de tout ceci, c’est que le public, en me condamnant, doit me plaindre, mais que les offensés peuvent me haïr avec raison ».

C’est l’Histoire amoureuse des Gaules dont il s’agit dans cette lettre ; & c’est à un autre ouvrage du même genre que Boileau fait allusion dans sa dixieme Satire, lorsqu’il demande à son Alcipe

S’il veut bientôt aussi
Se mettre au rang des Saints qu’à célébré Bussi.

Madame de Villedieu, née très-galante, peignit son ame dans ses Romans. Ils sont vivement & librement écrits. Ils contribuerent, presque autant que Zaïde même, à faire tomber les volumineuses fictions qui les avaient précédés. Parmi les productions de Madame de Villedieu, celles qu’on paraît aujourd’hui préférer aux autres, sont les Annales galantes, les Amours des grands hommes & les Favorites. Elle emploie dans ces deux dernieres des noms connus pour accréditer, le plus souvent, des anecdotes imaginaires.

Un intérêt tout neuf, des situations touchantes, assez de naturel dans l’expression malgré le merveilleux de quelques incidens, tel fut ce qui détermina le succès d’Hippolite Comte de Duglas, Roman de Madame la Comtesse d’Aunoi. Il est même encore lu avidement par les jeunes personnes que les tableaux d’un amour un peu romanesque séduisent plus facilement que d’autres. Ses Contes, quoique pour la plûpart Contes de Fées, sont aujourd’hui d’un goût plus général.

Il est naturel qu’un sexe né pour inspirer l’amour ait du penchant à le peindre. C’est à lui qu’il semble appartenir d’en être l’Historien. Mademoiselle de Lussan, qui lui devait son existence, lui consacra ses premiers travaux. Sa plume féconde fit éclore successivement une foule de productions galantes, parmi lesquelles on distingua l’Histoire de la Comtesse de Gondés, les Anecdotes de la Cour de Philippe Auguste, les Veillées de Thessalie & l’Histoire de Marie d’Angleterre, Reine duchesse. Il regne dans sa maniere d’écrire une sorte de politesse & de grace qui décelent à la fois le sexe & le génie de l’Auteur.

L’un & l’autre se font encore mieux remarquer dans le Siege de Calais & le Comte de Cominges, deux productions d’un Auteur du même sexe. Beaucoup de finesse, d’élégance & de pureté dans l’expression ; du sentiment, un ton qui ne s’acquiert que dans le grand monde ; tel est ce qui distingue les écrits de Madame de Tencin, & ce qui la distinguait elle-même dans la société.

Jusqu’alors on n’avait point vu renaître le goût des Romans trop étendus. Il était rare qu’on eût filé une intrigue unique par-delà deux volumes. Les Mémoires d’un homme de qualité parurent & passerent de beaucoup ce nombre. M. l’Abbé Prevôt ne se montra pas plus sobre dans l’Histoire de Cleveland. Il semblait vouloir accréditer de nouveau l’abus qu’on avait proscrit. C’était, il est vrai, le seul rapport qu’il y eût entre ses Romans & ceux du commencement de l’autre siecle. Son imagination le porte souvent à l’extraordinaire ; mais rien de ce qu’il suppose n’est physiquement impossible. C’est un nouveau genre de fiction qui agite fortement notre ame ; ce sont des tableaux énergiques, mais sombres. Les catastrophes y sont multipliées : partout le sang y coule avec les larmes. Les antres, les tombeaux, les poignards levés ou sanglans, sont les images favorites de l’Auteur. Son style est pur, mais toujours grave, même lorsqu’il pourrait l’égayer. En général, ce qu’il peint le mieux sont les grandes passions. Il approfondit, il épuise le sentiment. Il déchire l’ame en même tems qu’il l’effraie. Ce qu’on peut justement lui reprocher, c’est d’avoir prodigué les réflexions, & de n’avoir pas toujours su les rendre intéressantes. Ce reproche peut s’étendre au plus grand nombre de ses ouvrages d’imagination. Exceptons-en, toutefois, l’Histoire de Manon l’Escaut, Roman tout neuf dans son genre, qui intéresse malgré le vice des caracteres, & qui ne doit cet intérêt qu’à l’art de l’Ecrivain. L’étendue de ce Roman n’est que de ce qu’elle doit être ; mérite un peu rare chez M. l’Abbé Prevôt. Mais il faut l’avouer, jamais on ne posséda mieux que lui l’art d’être long sans paraître ennuyeux.

Dans le même tems, parut un autre scrutateur du cœur humain. Il en traçait des tableaux moins sombres, mais plus déliés. Il distingue, il saisit toutes les nuances du sentiment & des passions. Il rend palpables des traits qui, sans lui, resteraient imperceptibles. On pourrait même soupçonner qu’il prête souvent à la nature ce qu’il paraît emprunter d’elle ; mais il nous fait aimer cette illusion. D’un autre côté, on lui reproche d’avoir quelquefois copié cette même nature trop fidélement ; d’avoir, dis-je, fait parler quelques personnages populaires dans le langage, ou plutôt le jargon attaché à leur état. Mais, n’a-t-on pas vu de très-grands Peintres égayer leurs tableaux les plus sérieux par quelques figures grotesques. La vérité de l’imitation fait tout passer. En un mot, on regardera toujours Marianne & le Paysan parvenu comme deux productions originales & dignes de leur succès. Il faut laisser à l’Auteur sa maniere. Elle paraît lui être naturelle & pourrait ne sembler que ridicule dans tout autre.

Ce genre d’ouvrage a pris encore un ton différent chez deux célebres Ecrivains de nos jours. M. Duclos dans les Confessions du Comte de ***, & M. de Crébillon fils dans les Egaremens du cœur & de l’esprit, ont peint les mœurs de ce siecle avec ces touches vives & brillantes qui animent tout, & qui intéressent jusques dans les moindres détails. Ces deux émules parurent presque en même tems ; mais l’un ne s’est point modéré sur l’autre. Ils doivent leurs succès à leurs propres moyens. M. Duclos peint en Maître ce qu’il veut peindre, & heurte fiérement ce qu’il ne veut qu’esquisser. Sa maniere est vive, précise & hardie. M. de Crébillon peint presque tout. Sa composition est simple, mais rien n’y est négligé. Il voit la nature sous un aspect des plus piquans, & sait la rendre comme il la voit. Ces deux ouvrages, enfin, seront pour les siecles futurs un tableau complet des mœurs de celui-ci. On sait que chaque siecle a les siennes particulieres, & pourrait en tracer un tableau toujours original, toujours différent de ceux qui l’ont précédé ou qui doivent le suivre.

Des Romans, qu’on pourrait, peut-être, appeller des Allégories, mais fertiles en tableaux hardis & voluptueux, animés d’un coloris brillant & séducteur, s’emparerent aussi de tous les suffrages. On peut même dire qu’ils les captiverent. Il eût été honteux de ne pas savoir par cœur Tanzaï & le Sopha. Angola, qui vint après, fit aussi la plus grande fortune. Le goût de la morale semble aujourd’hui avoir prévalu ; mais ces piquantes productions ne sont pas, toutefois, oubliées. Elles occupent dans les Bibliotheques le même rang que certains tableaux dans le cabinet de l’amateur. Il ne les offre point à tous les regards, il les couvre d’un voile, mais il va souvent lui même tirer ce voile.

C’est le Zadig de M. de Voltaire qui, le premier, nous a fait voir qu’un Roman pouvait être un agréable traité de Morale & de Philosophie. Candide, & d’autres productions du même Auteur, ont mis le dernier sceau à ces preuves.

On est redevable à M. de Crébillon fils d’une autre forme de Roman qui a trouvé depuis beaucoup d’imitateurs. Ses Lettres de la Marquise de *** en furent, parmi nous, le premier modele. On ne peut joindre plus de naturel à plus de brillant, ni peindre l’amour avec des couleurs plus vives & plus vraies. Ce fut le premier ouvrage de l’Auteur. Il était encore très-jeune. On s’en apperçoit & à l’extrême chaleur de son style, & à l’impatience qu’il a eue de faire triompher son héros.

Il ne faut en France que faire avec succès un pas dans une route nouvelle pour voir, en peu de tems, cette route frayée & battue. Les Lettres Péruviennes de Madame de Grafigni tiennent du genre des Lettres Persanes, & de celles de la Marquise dont il vient d’être parlé. Elles joignent à la critique de nos mœurs une intrigue sur laquelle porte l’intérêt de l’ouvrage. C’est le style du cœur & du sentiment. L’esprit ne s’y montre que par intervalles & quand son rôle n’est point déplacé.

Les Lettres d’Henriette-Juliette Catesbi, celles du Marquis de Créci, & de Fanni Butler, par Madame Riccoboni, sont, en ce genre, de nouveaux modeles. Sentimens développés, intérêt soutenu, délicatesse de pensée & d’expression, tours ingénieux & naturels, tout y séduit, tout y charme le lecteur. Jamais femme ne posséda mieux l’art d’écrire, & sur-tout, l’art d’intéresser en écrivant.

Les Lettres du Marquis de Roselle ont eu le mérite de réussir après les précédentes. C’est dire qu’elles sont dignes de leur être associées.

Il serait injuste d’oublier ici la nouvelle Héloïse. On sait que ce Roman volumineux est aussi en forme de Lettres. On sait quel brillant succès il eut à son apparition. Il serait encore le même si l’Auteur eût combiné comme il écrit, s’il eût mis plus d’intelligence dans sa marche, plus de vérité dans ses caracteres : s’il eût moins prodigué les détails superflus ; s’il était moins prolixe dans ceux qui sont utiles ; s’il eût cherché à séduire plutôt qu’à surprendre, à faire un ouvrage de goût plutôt qu’un long ouvrage. Quelques-unes de ses Lettres sont admirables par la force & la chaleur de l’expression. Elles ont toute l’effervescence, tout le désordre qui caractérisent l’amour porté à son comble : exemple rare dans notre Langue. Il est peu de nos Romans où l’amour ne parle sur le ton de la simple galanterie. Mais pourquoi une Lettre passionnée est-elle si souvent suivie d’une digression froide ou d’une critique insipide ? Pourquoi la tendre Julie est elle si savante, & le passionné Saint-Preux si mauvais plaisant ? On a reproché à Julie d’avoir cédé un peu trop tôt ; on voudrait qu’elle eût retardé, au moins d’un volume, à visiter les Chalais. C’eût été mieux consulter les bienséances de l’art ; elle s’est bornée à consulter la nature. Mais que par la suite elle paraisse avoir tout oublié ; que Saint-Preux, lui-même, ne lui rappelle rien ; qu’un mari, informé de tout, reçoive de nouveau chez lui un pareil hôte ; qu’il le force, en quelque maniere, d’habiter sous le même toît que Julie !….. Dussai-je n’avoir jamais l’estime de M. Rousseau, je dirai que c’est confier témérairement la fortune de César à une barque fragile & aux flots inconstans….. Je dirai plus, quand Saint-Preux se trouve réellement embarqué avec Julie sur le Lac de Geneve, & que réfléchissant sur tout ce qu’il a perdu, il est tenté de la saisir & de se précipiter avec elle au fond du Lac : je frémis de cette situation ; mais j’y reconnais la nature ; j’y reconnais, sur-tout, la plus terrible des passions, la plus difficile à vaincre & même à modérer. Il est fâcheux pour l’humanité de ne pouvoir porter plus loin la perfection. La seule ressource, en pareil cas, est de se fuir de part & d’autre, & non de se réfugier sous le même toît.

C’est peu de t’avoir fui, cruel, je t’ai chassé !

dit Phedre à Hippolite.

C’est ainsi que fait parler Phedre l’homme de l’univers qui a le mieux connu le cœur humain. Si M. Rousseau eût fait la même étude, la nouvelle Héloïse aurait quatre Volumes de moins, & peut-être aurions-nous un chef-d’œuvre de plus.

Rien ne prouve mieux le dégoût du public pour les longs Romans, que l’accueil qu’il fait aujourd’hui au Conte, autre espece de Roman, plus borné encore que ceux de l’étendue la plus médiocre. Le Conte n’embrasse, pour l’ordinaire, qu’une seule circonstance de la vie des personnages qu’il met en jeu ; mais l’action doit être entiere comme dans un drame ; elle doit offrir un intérêt dominant. Pour ce qui est de la scene, l’Auteur peut l’étendre & la varier à son gré. Il lui est également permis de traiter des sujets qui, par leur nature, ne peuvent s’adapter au théatre. Y renoncer, ce serait abandonner une des plus riches parties de son domaine ; celle qui constitue le Conte en particulier ; celle qui le distingue le plus essentiellement du Drame. Chaque genre a son objet & ses moyens. Les confondre, c’est les affaiblir. C’est à l’esprit, c’est à l’ame que le Conteur en veut dans ses tableaux. Il suffit que les images qu’il leur présente soient de nature à les intéresser : peu importe ensuite que l’art puisse, ou ne puisse pas, les retracer à nos yeux.

Ce genre ne fut pas inconnu au dernier siecle. Hamilton s’y distingua d’une maniere brillante. Son style est vif, enjoué, plein d’agrément & de saillies. Mais ses Contes ne sont guere que la parodie & la critique des longs Romans. C’est le seul but qu’il semble s’y être proposé. Il n’en laisse entrevoir aucun autre, ni moral, ni philosophique.

Celui des Contes de Madame d’Aunoi est plus facile à saisir. Sa maniere est moins piquante que celle d’Hamilton, mais ses productions peuvent être plus utiles. Chacune d’elles a son but marqué, & si l’on peut y trouver un défaut, c’est dans cette morale un peu trop périodique.

Madame de Villedieu paraît à peu près la même dans ses Nouvelles que dans ses autres écrits ; galante & vive dans sa natration, peu scrupuleuse dans ses images. Peut-être eût-elle moins réussi en affichant plus de circonspection.

Il y eut, ensuite, un intervalle où les Romans reprirent la plus grande faveur, & firent négliger le Conte. Il ne se montrait que de tems à autre dans le Mercure de France dont il forme aujourd’hui une partie essentielle. On y admira les charmantes fictions d’un Ecrivain(a) qui a l’art de tout embellir, & la modestie de se tenir presque toujours caché. M. Marmontel parut, & fit prendre au Conte une consistance qu’il n’avait pas encore. On lut avidement Alcibiade, les Sultanes, Tout ou Rien, Heureusement, quelques autres morceaux où la morale est embellie par la gaieté & les graces légeres. L’Auteur a paru les négliger dans d’autres Contes pour donner presque tout à l’instruction.

Une morale nue apporte de l’ennui,

a dit un grand Maître dans l’art d’instruire & de plaire. Un lecteur, sur-tout un lecteur de Contes, veut être séduit plutôt que documenté. Qu’on dise à des Sibarites : Armez-vous des instrumens de Palès, accourez ; voilà un champ tout couvert de riches épis. Ils resteront dans leurs cabinets parfumés, ou dans leurs jardins odoriférans. Offrez-leur un parterre émaillé des fleurs les plus suaves, les plus brillantes, les plus rares : vous les verrez accourir en foule, & si parmi les fleurs il se trouve quelques épis mêlés, ils pourront les cueillir par désœuvrement.

Ne disons jamais à de pareils auditeurs : Je prétends vous instruire. A coup sûr, ils seraient peu attentifs à la leçon. Il y a beaucoup de morale dans le joli Conte d’Aline, & l’on soupçonne à peine son ingénieux Auteur d’avoir prétendu moraliser.

Cette intention perce un peu plus dans certains Contes de M. de Voltaire. Mais on sait qu’il est en possession de persuader quelque opinion qu’il soutienne, & de se faire lire sur quelque matiere qu’il écrive.

Le pathétique des Contes de M. d’Arnaud sert de passeport à sa morale. On a vu, plus d’une fois, MM. de Campigneules, Desboulmiers & le Mercier, l’offrir sous un aspect agréable & piquant.

Plus d’un Peintre a tracé lui-même son portrait, & le public lui en a su gré. Un Auteur ne jouit pas du même privilege. On lui dispute, sur-tout, celui d’apprécier ses ouvrages. Mais, puisqu’il s’agit ici de Contes, je parlerai des miens avec aussi peu de prétention que j’en mis à les composer. J’en ai fait jusqu’à trois Volumes, parce qu’ils me furent demandés. C’était porter le dévouement un peu loin : il s’agissait de succéder à M. Marmontel. Il fallait, dis-je, que mes fictions remplaçassent les siennes dans un ouvrage qu’elles avaient tant de fois enrichi. Ce fut pour moi une raison de ne pas suivre à la trace mon prédécesseur ; entreprise non moins dangereuse que celle de lui succéder. Il m’a paru, cependant, que mes Contes avaient trouvé grace aux yeux du public. Ma seule reconnoissance m’oblige d’en faire ici mention. J’espere qu’on me pardonnera cette licence en faveur du motif.

J’ajouterai, sans intérêt, que le genre du Conte me paraît avoir acquis toute sa perfection. Il joint le piquant du style à l’utilité de l’objet. Craignons seulement qu’à force de vouloir le rendre utile, on ne lui ravisse les moyens d’être agréable.

Exhortons aussi les Auteurs de Romans à conserver ce juste équilibre. La balance ne peut pencher ni d’un côté ni de l’autre, sans faire paraître ces sortes d’ouvrages ou trop pesans, ou trop légers.

L’Histoire.

n-20 On a dit que l’Histoire était la science des tems & des hommes. C’est pour nous le spectacle le plus intéressant & le plus varié. Il est à croire qu’on se le procura aussi-tôt qu’on en pût trouver les moyens : mais on mêla souvent la Fable avec l’Histoire. Le premier Historien que la France ait produit, le premier du moins qui soit digne de ce titre, fut, comme on l’a dit, le célebre de Thou. Mais il a précédé le dernier siecle. Il écrivit en Latin, parce que son génie était trop au-dessus de la Langue Française de son tems. Elle se perfectionna, & nous eûmes des Historiens dans notre idiôme. Le siecle passé en compte un assez grand nombre. Il est naturel de faire d’abord mention de Mézerai, le premier qui ait entrepris une Histoire complette de notre Nation. Mézerai a plutôt l’art de rapprocher les faits que d’intéresser en les présentant. Son style manque d’élegance & souvent de pureté. Mais sa plume est impartiale & vraie. S’il se trompe, au moins ne cherche-t-il pas à nous tromper. On a mieux fait depuis ; mais c’est avec son aide qu’on est parvenu à mieux faire.

Le P. Daniel, meilleur Ecrivain, est plus élégant qu’énergique. Il manque de chaleur & de précision. On peut lui reprocher aussi de n’être point assez Philosophe. Il semble avoir plutôt écrit l’Histoire des Rois de France que celle de la Nation Française. Rien qui regarde spécialement les mœurs & les usages ; rien qui tende à faire connaître le génie & le caractere national. Il décrit fort au long tous les grands événemens, & même quelques menus faits ; mais il néglige les causes qui ont préparé ces événemens. Il nous montre le jeu de la machine & ne nous laisse appercevoir aucun de ses ressorts.

Le Gendre a mis plus de sagacité dans son Histoire de France. On fait cependant plus de cas du Volume particulier qui a pour objet les mœurs & coutumes des Français dans les différens tems de la Monarchie que de l’Histoire entiere qu’il en a donnée. Il était instruit, mais il ne fut pas toujours impartial. On peut même dire qu’en parlant du dernier regne il s’est montré plutôt Panégyriste qu’Historien.

Lui & ses successeurs ont profité du travail d’Adrien de Vallois & de Géraud de Cordemoi sur l’Histoire de la premiere & de la seconde race de nos Rois. Ces deux érudits profonds du dernier siecle portaient dans ces épaisses tenebres le flambeau de la critique. Il n’en résulte pas un jour entiérement lumineux, mais il empêche, du moins, de confondre les objets.

D’après tous ces secours, feu M. l’Abbé Velli & ses successeurs ont entrepris d’élever un nouveau monument de notre Histoire plus complet qu’il n’avait encore pu l’être. Ils ne bornent point leurs vues aux seuls événemens politiques & militaires. Les mœurs, les usages, le génie de la Nation, ses progrès dans les arts & dans les sciences, tout entre dans leur plan. C’est l’unique moyen de faire connaître en détail une Nation qui, jusqu’alors, ne fut connue que par des faits communs à presque toutes les autres.

Quelques Histoires particulieres contribuent encore à éclaircir & développer l’Histoire générale de France. Le dernier siecle en vit éclore plusieurs. Une des plus goûtées fut celle de Henri IV par Beaumont de Perrefixe, Archevêque de Paris. On ne peut mieux l’apprécier que l’a fait M. de Voltaire dans le Catalogue des Ecrivains du dernier siecle. « Cette Histoire de Henri IV, dit-il, qui n’est qu’un abrégé, fait aimer ce grand Prince, & est propre à former un grand Roi. Il la composa pour son éleve. On crut que Mézerai y avait eu part ; en effet, il s’y trouve beaucoup de ses manieres de parler ; mais Mézerai n’avait pas ce style touchant & digne en plusieurs endroits du Prince dont Péréfixe écrivait la vie, & de celui à qui il l’adressait. Les excellens conseils qui s’y trouvent pour gouverner par soi-même n’y furent insérés que dans la seconde édition, après la mort du Cardinal Mazarin. On apprend, d’ailleurs, à connaître Henri IV dans cette Histoire beaucoup plus que dans celle de Daniel, écrite un peu séchement, & où il est trop parlé du P. Coton, & trop peu des grandes qualités de Henri IV & des particularités de la vie de ce bon Roi. Péréfixe émeut tout cœur né sensible, & fait adorer la mémoire de ce Prince dont les faiblesses n’étaient que celles d’un homme aimable, & dont les vertus étaient celles d’un grand homme ».

On sent que je ne puis ni ne dois citer, sans exception, tout ce qu’on a écrit relativement à notre Histoire. Celles de Philippe de Valois, du Roi Jean, de Charles V & de Charles VI, par l’Abbé de Choisi, sont toutes écrites dans sa maniere, c’est-à-dire avec une vivacité, un agrément qui dédommagent, autant qu’il est possible, d’une recherche plus approfondie. Ce même Historien a laissé des Mémoires qui se sont lire par la même raison.

Chaque homme d’Etat a aussi laissé les siens, ou l’on a eu soin d’en imprimer sous son nom. Quelques-uns, sur-tout ceux du Cardinal de Retz, nous offrent des détails que l’Histoire la plus complette ne présente pas toujours. Mais combien de Mémoires superflus & factices ! Courtils en surchargea les presses de la Hollande. Nos presses Françaises ont elles-mêmes plus d’une fois servi à cet usage abusif. C’est un subterfuge pour fixer l’attention du lecteur, que ces sortes d’écrits parviendraient difficilement à captiver par eux-mêmes.

Heureusement nous sommes devenus plus sobres sur ce point. On écrit maintenant peu de Mémoires, & nos Historiens puisent dans les meilleures sources. La ténébreuse politique de Louis XI n’a pu échapper à la sagacité du sien. Nous avons vu M. Duclos nous en développer tous les replis, & nous faire connaître à fond ce Prince qui se piqua toujours d’être impénétrable. Cette Histoire, profondément discutée, n’offre point les épines de la discussion. Tout est sauvé par le talent & le génie de l’Ecrivain.

Nous avons vu, sous le simple titre d’Essais Historiques sur Paris, M. de Saint-Foix, déterrer & mettre dans le plus grand jour les faits les plus cachés & les plus curieux de notre Histoire générale. Un coup d’œil sûr & perçant, une aptitude à rendre comme à saisir ; l’art d’intéresser dans les matieres les plus arides ; l’art plus rare encore de démontrer ce qu’avant lui tant d’autres n’avaient pas même apperçu : tel est ce qui distingue en particulier & le talent de cet Ecrivain célebre, & le caractere de ses productions historiques. Le patriotisme, l’attachement au Souverain & l’estime pour sa Nation s’y font remarquer de toutes parts ; autre genre de mérite qui ne devient que trop rare parmi nous. Une impartialité mal entendue nous rend trop souvent injustes envers nous-mêmes. Nous déguisons nos propres avantages pour exagérer ceux de nos voisins déja trop disposés à nous en croire sur notre parole. On sait que le premier devoir d’un peuple est de savoir s’estimer. Cet orgueil, blâmable dans un particulier, ne l’est point dans une Nation. Il fait même une partie de ses ressources. Lui faire perdre ce noble orgueil c’est les diminuer. Peut-être Rome eût-elle succombé sous Carthage, si les Romains n’eussent pas cru que le monde entier devait fléchir sous eux. Sachons gré, par exemple, à M. de Saint Foix d’avoir éclairci un point de notre Histoire dont la présomption Anglaise a tiré si lontems avantage contre nous. Cet actif & pénétrant Ecrivain prouve par le témoignage des actes de Rymer, tirés du dépôt de la Tour de Londres même, qu’à la fameuse journée de Poitiers on comptait neuf mille Gascons, c’est-à-dire neuf mille Français parmi les dix mille hommes qui composaient toute l’armée Anglaise. Une telle découverte, qu’aucun Ecrivain d’Angleterre n’a osé contredire, n’est rien moins qu’indifférente aux yeux du vrai patriote & du vrai politique. La victoire de Maraton eut-elle si fort enflé le courage des Athéniens, si, parmi les dix mille hommes qui formaient toute leur armée à cette bataille, on eût compté neuf mille Perses combattant pour eux contre leur patrie.

Il manquait à la gloire de Louis XIV d’avoir trouvé sous son regne un Historien digne de lui. Il chargea du soin d’écrire son Histoire deux de nos plus grands Poëtes, Racine & Despréaux. Mais on ignore quel eût été le succès de leur travail. On ignore même s’ils ont jamais travaillé sur cette matiere. M. de Valincourt, qui leur succéda ne prouva pas mieux qu’il s’en fût occupé. Cependant, il a paru différentes Histoires de Louis XIV. Leurs Auteurs, qui n’étaient ni brevetés, ni pensionnés, ont entassé les Volumes avec aussi peu de fidélité que de goût. Aucune de ces fastidieuses compilations ne fait dignement connaître ce Monarque si digne, à tous égards, d’être bien connu. Il ne doit cet avantage qu’à un Auteur, la gloire de notre siecle, & qui eût encore ajouté à l’éclat du sien C’est dans l’ouvrage qui a pour titre le Siecle de Louis XIV, qu’il faut étudier Louis XIV même ? Chaque trait qui le concerne tend à le caractériser. On le respecte jusque dans la peinture de ses fautes & de ses faiblesses, légeres taches qui n’empêchent pas de reconnaître en lui le grand homme. La Nation elle-même est envisagée sous tous ses points de vue dans l’ensemble de ce magnifique tableau. Rien de flatté, mais rien qui n’intéresse. Un tel monument éternise, à la fois, & le sujet qu’il retrace, & la main qui l’érige.

Un autre ouvrage, sous le simple titre d’Abrégé Chronologique de l’Histoire de France (a), n’abrege que les détails superflus, ne laisse rien échapper de ce qui est nécessaire, approfondit tout ce qui en est digne, & que souvent n’indiquent pas même les Histoires les plus détaillées. C’est encore un de ces ouvrages qui prouvent que le devoir d’un Historien ne consiste pas seulement à rassembler des faits. Il doit les choisir avec discernement, les placer dans leur vrai point de vue, & d’après cet examen, juger les hommes qui les ont fait éclore, ou qu’ils ont eux-mêmes tirés de la sphere commune. Ce ne peut être que l’ouvrage du génie : les lumieres seules de l’érudition ne suffisent pas pour l’effectuer.

Un grand nombre de nos Ecrivains ont traité des sujets absolument étrangers à notre Histoire, ou qui n’y tiennent que comme à celle de toutes les Nations. Telle est, en particulier, l’Histoire Ecclésiastique de M. de Fleuri. C’était l’ouvrage le plus considérable & le plus épineux qu’un Auteur Catholique pût entreprendre. M. de Fleuri s’en est acquitté avec distinction & souvent même avec impartialité. Cette Histoire pouvait être moins volumineuse, mais difficilement plus exacte sur les faits. Peut être faudrait-il qu’un Musulman, bien instruit & absolument désintéressé, écrivît notre Histoire Ecclésiastique, & qu’un Chrétien, qui réunirait ces deux conditions, écrivît l’Histoire du Mahométisme. Alors, il n’y aurait de part & d’autre, ni omissions forcées, ni additions complaisantes.

L’Histoire Ecclésiastique de l’Abbé de Choisi en onze Volumes, est un peu plus superficielle, mais écrire d’une maniere plus intéressante que la premiere. On y trouve un ingénieux mêlange de l’Histoire prophane qui ajoute encore à cet intérêt.

Il faut placer ici l’Histoire du Luthéranisme & celle du Calvinisme par le P. Maimbourg. Les Luthériens & les Calvinistes lui ont reproché d’avoir plutôt ajusté les faits à son Histoire, que son Histoire sur les faits. Il est certain qu’il se laissait entraîner quelquefois par son imagination ; c’était cependant plutôt dans quelques détails particuliers que sur les faits généraux ; dans le récit d’une bataille, que dans la narration des événemens politiques. C’est ce qu’on remarque, sur-tout, dans son Histoire des Croisades. Maimbourg connut le genre & la marche de l’Histoire ; mais son style est trop périodique, ses phrases sont trop allongées. Il ne sentait pas que le caractere de notre Langue est la précision & la clarté, deux choses presque incompatibles avec ce style traînant & ces phrases de Rhéteur. Quoique Jésuite, il écrivit contre le Pape en faveur des prétentions du Clergé de France. Il est vrai qu’il fut exclus de la société. Il donna quelque tems après son Histoire de la Ligue où l’on trouve la piece fondamentale de cette Ligue même, l’acte d’association de la Noblesse Française.

On regrette que certains morceaux d’Histoire de l’Abbé de Saint-Réal ne soient pas plus authentiques. L’Histoire de la Conjuration de Venise est regardée comme un chef-d’œuvre d’éloquence ; mais non pas comme un modele d’exactitude.

Le dernier siecle vit naître & perfectionner une maniere nouvelle d’écrire l’Histoire, en n’appuyant que sur les événemens qui ont fait époque, ou qui ont influé sur la forme constitutive des Etats. Il paraît que les Révolutions d’Angleterre par le P. d’Orléans en furent le premier modele. Cet ouvrage est écrit d’un style éloquent & rapide. On accuse l’Auteur d’être moins véridique depuis le regne de Henri VIII que dans ce qui précede ce regne. Henri VIII changea de religion, & le P. d’Orléans était dans l’état religieux.

Il eut pour émule dans ce genre historique l’Abbé de Vertot, Ecrivain très-élégant, & dont le grand art est d’intéresser. On lui reproche d’être plus ingénieux que vrai dans ses écrits, & ce reproche est grave pour un Historien. Il paraît, en effet, que M. l’Abbé de Vertot, sans altérer les faits principaux, arrange quelquefois les autres événemens de maniere à rendre sa narration plus piquante. C’était aussi l’usage des Historiens de l’antiquité ; mais on exige plus de retenue dans les nôtres. La baze essentielle de l’Histoire est la vérité. Elle porte avec elle une sorte d’intérêt dont la fiction la plus ingénieuse n’est point susceptible. Quoi qu’il en soit, on lit toujours avec le même empressement les Révolutions de Portugal, celles de Suede, celles de la République Romaine. L’Histoire de Malthe, ouvrage du même Auteur, n’offre pas la même élégance & n’est point assez précise. Elle lui fut, cependant, plus utile que ses meilleurs ouvrages.

On n’a point abandonné de nos jours le genre des révolutions. Feu M. du Port du Tertre en a donné une Histoire complette, achevée par M. Désormeaux. M. Linguet a mis au jour celle des Révolutions de l’Empire Romain, écrite d’un style vif & tranchant. Les opinions les plus généralement reçues y sont rarement respectées. L’Auteur fait, à son gré, d’un bon Prince un tyran, d’un tyran un bon Prince. Auguste, selon lui, n’eut jamais aucune vertu. Il ne doit sa réputation de bienfaisance & de magnanimité qu’aux vers d’Horace & de Virgile. Tibere fut moins cruel que ne le dit Tacite, & Caligula plus inconséquent que barbare. Cette Histoire est une éternelle contradiction des Auteurs contemporains, sans qu’il soit parlé d’un seul Auteur du même tems qui les contredise. Est-il aisé, après dix-sept cens ans révolus, de mieux voir que Tacite sur des faits dont il fut lui-même le témoin ? Son autorité méritait, au moins, d’être combattue par quelque autre. Mais on le juge simplement par opinion. La sienne est, pourtant, de quelque poids. Au reste, cette Histoire se fait lire, même lorsqu’elle persuade le moins. Que M. Linguet renonce à la singularité ; qu’il abandonne ce moyen factice, uniquement propre à séduire les lecteurs superficiels ; il trouvera en lui de quoi satisfaire les lecteurs judicieux. Point de réputation solide si leur suffrage ne la soutient.

On placera au rang des meilleurs morceaux dans ce genre l’Histoire dee Révolutions de Russie, par M. de la Combe. Cet ouvrage ne fut pas moins accueilli chez l’Etranger que parmi nous. Les Anglais & les Allemands l’ont traduit. Ils ont accordé la même distinction à l’Histoire de Christine Reine de Suede, & à l’Abrégé Chronologique de l’Histoire du Nord, deux autres productions du même Auteur. Ses remarques sur les mœurs, le génie & les loix des Peuples dont il s’agit dans cet Abrégé Chronologique, sont d’un Historien Philosophe, & completent le mérite de cet ouvrage.

On avait traduit dans le dernier siecle quelques Historiens de l’antiquité ; mais il nous manquait une Histoire ancienne réunie en un seul corps. Le sublime Bossuet avait fiérement tracé l’esquisse de ce grand tableau. Son Discours sur l’Histoire universelle indique la marche & le plan de cette Histoire même. Ce sont, il est vrai, les cartons de Michel-Ange : lui seul pouvait les exécuter en grand. Quoi qu’il en soit, nous avons vu naître l’Histoire ancienne de M. Rollin. C’est, tout ensemble, une traduction, & une compilation. Les faits n’y sont point assez discutés ; mais ils sont décrits d’une maniere éloquente & noble. Moins de morale & plus de philosophie eussent rendu cet ouvrage bien supérieur à ce qu’il est. On regrette que l’estimable Rollin se soit trop ressouvenu de sa place en écrivant. Il paraît n’avoir travaillé que pour ses éleves. Le devoir d’un Historien est de travailler pour tous les hommes, en général, ainsi que pour la postérité.

Le même Auteur a écrit l’Histoire Romaine sur le même ton, & paraît l’avoir transmis à son continuateur. A cela près, tous deux ont écrit avec pureté & sans boursouflure. On ne peut donner le même éloge aux PP. Catrou & Rouillé qui, dans le dernier siecle composerent ensemble une Histoire Romaine en vingt Volumes. Elle est diffuse & n’est éloquente que dans un genre étranger au style de l’Histoire.

La révolution qui a paru se faire dans les esprits, a nécessairement influé sur le génie de nos Historiens. Leur maniere actuelle d’écrire & de voir en est la suite & la preuve. La plume brillante & philosophique à qui nous devons l’Histoire de Charles XII en donna le premier signal. Cet ouvrage est un tableau vivant & animé du héros qui en fait le sujet. Mais c’est peu de le peindre, on le juge, on l’apprécie. Il fut un tems où l’Histoire d’un héros tel que Charles XII n’eût été qu’un fastidieux panégyrique d’actions qui tiennent du Roman. L’Auteur moderne, sans rien dérober au merveilleux de ces actions, les place dans leur vrai point de vue, assigne le degré d’estime qu’elles méritent, & celui même qui est dû personnellement au héros. Il a peint & jugé de même, dans une Histoire particuliere, le sage rival de Charles XII, l’immortel Czar Pierre I, Législateur & Conquérant, Despote & soumis à ses propres Loix, donnant l’exemple de tout, & se créant, pour ainsi dire, un Etat & des sujets. Ce dernier tableau fait le pendant du premier ; mais l’un représente le calme, l’autre la tempête.

L’Histoire de Julien, celle de Jovien, celle de Jean de Brienne, prouvent que M. l’Abbé de la Bleterie a fait un sacrifice volontaire lorsqu’il s’est restreint à traduire. Au reste, pour traduire Tacite, ce n’est pas trop d’avoir fait preuve qu’on peut l’imiter.

Nul obstacle ne rebute l’activité Française. Elle fouille aujourd’hui dans les dépôts les plus secrets de l’antiquité. Bien des nations qui n’existent plus, & qui n’eurent jamais d’Histoire, en ont une maintenant parmi nous. C’est à cet esprit de recherches & de pénétration que nous devons l’Histoire gênérale des Guerres & celle du Commerce des Anciens. Dans l’une & dans l’autre, M. le Chevalier d’Arcq décrit l’origine & les progrès de ces deux Sciences, dont la premiere fut toujours si fatale, & la seconde si utile au genre humain. L’Auteur suit leur marche pas à pas ; & ses réflexions développant ce que le simple récit des faits ne présenterait souvent qu’à demi, il porte le jour dans cette nuit profonde que la révolution de tant de siecles semblait rendre à jamais impénétrable. C’était peu, dans ce double projet, de réunir les talens de l’Ecrivain, il a fallu y joindre encore ceux de l’homme d’Etat. Cette raison devrait engager M. le Chevalier d’Arcq à finir le premier de ces deux ouvrages déjà si avancé. Elle ne lui laisse que peu d’espérance de trouver un digne continuateur.

C’est chez nous que les Turcs devraient venir apprendre leur Histoire, depuis qu’un de nos contemporains(a) a tiré de leurs propres Auteurs & mis en ordre les faits qui s’y trouvent épars sans suite & sans liaison. Cette entreprise n’est guere moins courageuse que ne le serait une invasion dans leurs vastes Etats.

Il en faut dire, à peu près, autant de l’Histoire du fameux Saladin. Ce héros, si fatal à nos Croisés, eut toutes les vertus d’un grand homme, & méritait un Historien Philosophe. Il l’a trouvé parmi nous. M. Marin, dans l’Histoire qu’il nous a donnée de ce Prince, le peint avec les couleurs de l’éloquence & le langage de l’impartialité. Il n’exagere, ni ne diminue aucune de ses actions. Il garde le même équilibre en parlant des héros de la Croisade. Cette Histoire, au surplus, n’intéresse pas moins la nôtre que celle d’Asie, & le soin qu’a pris l’Auteur de puiser dans les meilleures sources ne la rend pas moins curieuse qu’authentique.

L’Histoire universelle de M. de Voltaire, fait suite avec les Discours de l’illustre Bossuet. Il faut regarder cette Histoire comme une vaste galerie dont chaque tableau embrasse une des parties du moderne univers, & la reproduit sous des aspects toujours différens. Chaque siecle en voit renouveller la scene. Chaque sujet renfermé dans une étendue convenable, offre tous les détails nécessaires & n’en présente aucun d’inutiles. On y admire la même vigueur de pinceau que dans l’ouvrage de Bossuet, jointe à une touche moins austere, à un coloris aussi frappant & plus varié.

Une autre sorte d’Histoire qu’il serait injuste d’oublier, ce sont les relations de voyages. L’infatigable Tavernier, le savant Tournefort, le Philosophe Chardin, quelques autres voyageurs du dernier siecle, nous offrent dans leurs Mémoires des détails curieux sur l’état présent des lieux qu’ils ont parcourus, &, ce qui vaut mieux encore, sur les mœurs des Nations qu’ils ont visitées. C’est une sorte d’Histoire locale qui peut s’adapter à l’Histoire politique & militaire de chaque Nation qui en fait l’objet. Nous sommes devenus moins voyageurs que nos peres. Peut-être, cependant, pourrions-nous être meilleurs observateurs. L’esprit du jour, les lumieres acquises, sembleraient devoir y contribuer. Quelques nouvelles relations de voyages confirment cette opinion. Mais nous avons plus fait. Nous nous sommes appropriés les découvertes de nos voisins. Elles sont maintenant corps avec les nôtres. C’est ce qui forme l’immense collection connue sous le titre d’Histoire générale des Voyages. La premiere idée en est due aux Anglais que M. l’Abbé Prevôt ne fit d’abord que traduire. Bientôt il fut contraint de poursuivre sans guides l’ouvrage qu’ils avaient abandonné. On doit regretter même que cet Ecrivain judicieux n’ait pas été livré à son propre génie dès les commencemens de cette entreprise. Il n’eût pas manqué de lui donner une meilleure forme. Le plan qu’il a suivi en quittant ses modeles est à quelques égards mieux saisi, mieux combiné. Mais pourquoi cette multiplicité de répétitions & de Volumes ? C’est une du fameux Saladin. Ce héros, si fatal à nos Croisés, eut toutes les vertus d’un grand homme, & méritait un Historien Philosophe. Il l’a trouvé parmi nous. M. Marin, dans l’Histoire qu’il nous a donnée de ce Prince, le peint avec les couleurs de l’éloquence & le langage de l’impartialité. Il n’exagere, ni ne diminue aucune de ses actions. Il garde le même équilibre en parlant des héros de la Croisade. Cette Histoire, au surplus, n’intéresse pas moins la nôtre que celle d’Asie, & le soin qu’a pris l’Auteur de puiser dans les meilleures sources ne la rend pas moins curieuse qu’authentique.

L’Histoire universelle de M. de Voltaire, fait suite avec les Discours de l’illustre Bossuet. Il faut regarder cette Histoire comme une vaste galerie dont chaque tableau embrasse une des parties du moderne univers, & la reproduit sous des aspects toujours différens. Chaque siecle en voit renouveller la scene. Chaque sujet renfermé dans une étendue convenable, offre tous les détails nécessaires & n’en présente aucun d’inutiles. On y admire la même vigueur de pinceau que dans l’ouvrage de Bossuet, jointe à une touche moins austere, à un coloris aussi frappant & plus varié.

Une autre sorte d’Histoire qu’il serait injuste d’oublier, ce sont les relations de voyages. L’infatigable Tavernier, le savant Tournefort, le Philosophe Chardin, quelques autres voyageurs du dernier siecle, nous offrent dans leurs Mémoires des détails curieux sur l’état présent des lieux qu’ils ont parcourus, &, ce qui vaut mieux encore, sur les mœurs des Nations qu’ils ont visitées. C’est une sorte d’Histoire locale qui peut s’adapter à l’Histoire politique & militaire de chaque Nation qui en fait l’objet. Nous sommes devenus moins voyageurs que nos peres. Peut-être, cependant, pourrions-nous être meilleurs observateurs. L’esprit du jour, les lumieres acquises, sembleraient devoir y contribuer. Quelques nouvelles relations de voyages confirment cette opinion. Mais nous avons plus fait. Nous nous sommes appropriés les découvertes de nos voisins. Elles sont maintenant corps avec les nôtres. C’est ce qui forme l’immense collection connue sous le titre d’Histoire générale des Voyages. La premiere idée en est due aux Anglais que M. l’Abbé Prevôt ne fit d’abord que traduire. Bientôt il fut contraint de poursuivre sans guides l’ouvrage qu’ils avaient abandonné. On doit regretter même que cet Ecrivain judicieux n’ait pas été livré à son propre génie dès les commencemens de cette entreprise. Il n’eût pas manqué de lui donner une meilleure forme. Le plan qu’il a suivi en quittant ses modeles est à quelques égards mieux saisi, mieux combiné. Mais pourquoi cette multiplicité de répétitions & de Volumes ? C’est une monopole devenue un peu trop commune en littérature, & qui ne choque pas moins l’équité que le bon goût. Malgré ce défaut, l’Histoire générale des Voyages sera toujours envisagée comme une vaste mine, où l’or est confondu avec des matieres moins précieuses, mais où l’on ne puisera jamais inutilement.

Jusqu’à présent, le Voyageur Français par M. l’Abbé de la Porte, n’a presque rien eu de commun avec cette Histoire des Voyages. Il poursuit courageusement sa route, examine tout avec soin, décrit tout avec agrément, avec précision, & ne fait part à ses lecteurs que de ce qui peut les intéresser en les instruisant.

Les Mêlanges de M. de Surgy ont eux-mêmes reçu l’accueil dû à la variété curieuse qu’ils renferment, & à la maniere intéressante dont les objets y sont présentés.

Ces différentes Histoires de voyages sont par elles-mêmes très-relatives à l’Histoire naturelle. Cette partie en forme, toujours, un des points les plus curieux. Mais il manqua au dernier siecle un monument qui pourrait seul étendre la gloire du nôtre. On sent qu’il s’agit de l’Histoire naturelle du Cabinet du Roi, ouvrage profond, sublime, qui assure à M. de Buffon la reconnaissance de ses contemporains & de la postérité. C’est la nature interrogée sur ses opérations les plus délicates, les plus secrettes, & rarement elle se dérobe à la pénétration de l’Auteur. S’il s’arrête, c’est qu’il n’est pas donné à l’esprit humain de franchir certaines bornes. Du reste, quelle sagacité dans les recherches ! quelle vérité dans les descriptions ! Le premier homme se contenta de nommer les animaux : M. de Buffon les caractérise. Il rassemble, il fait passer en revue sous nos yeux cette multiplicité d’êtres si différens ; comme nous répandus sur la surface du globe, ou destinés à vivre dans un élément qui nous est étranger. Pline, chez les Romains, tenta cette grande entreprise ; mais, de son tems, la nature était encore plus voilée que du nôtre. M. de Buffon a trouvé plus de ressources dans les nouvelles découvertes. Souvent il en fait lui-même, & perfectionne toujours celles qui n’étaient encore qu’ébauchées.

Il est naturel d’adapter une partie de ces éloges à son docte coopérateur M. Daubanton. L’un détaille en Physicien, l’autre peint en Philosophe : l’un nous montre les ressorts de la machine, l’autre nous en décrit l’effet. Quel est celui qui nous en indiquera le jeu ?

Il est une autre branche de l’Histoire, sans laquelle aucun fait ne peut être qu’imparfaitement présenté & saisi. C’est la Géométrie. Elle indique le lieu de la scene ; l’Histoire met en action les personnages. C’est de ce double concours que résulte l’intérêt du spectacle. Il nous importe, dailleurs, de bien connaître les divisions & l’étendue du globe que nous habitons. Cette connaissance est souvent nécessaire & toujours agréable. Du reste, ses progrès sont modernes. Samson, la Hyre, Picart & de L’Isle, ont le plus contribué à ceux qu’elle fit parmi nous dans le dernier siecle. De nos jours MM. Danville, Basin & Bui de Mornas les ont portés infiniment plus loin. M. de Mornas a même adapté à cette science la Chronologie, méthode utile & nouvelle, qui rend cette étude plus intéressante & qui en éloigne toute obscurité.

Voilà, en raccourci, un état de nos richesses dans le genre historique. Tout nous annonce que la source n’en est pas encore tarie. On est parvenu à mieux voir & à mieux peindre ; à saisir ce que nos prédécesseurs laissaient échapper. On ne se borne plus à l’Histoire des faits, on écrit celle des hommes. C’est l’unique moyen de la rendre utile ; & le but principal de l’Histoire est l’utilité.

Traductions.

n-21 C haque partie de la Littérature a son objet, son mérite & ses difficultés. C’est un travail utile que de mettre à la portée de tous les Lecteurs Français les productions des Auteurs qui ont écrit dans une Langue étrangere à la nôtre. Il vaut mieux, disait d’Ablancourt, traduire de bons livres que d’en faire de nouveaux qui le plus souvent ne disent rien de nouveau. Mais on peut ajouter qu’il serait encore plus fâcheux que de bons livres fussent défigurés au lieu d’être traduits. C’est un reproche qu’on peut faire à du Ryer & à Baudouin, deux infatigables traducteurs du dernier siecle. On ne lit plus aucune des traductions de du Ryer, & la seule qu’on puisse lire de Baudouin est celle des Guerres civiles de France d’après Davila.

Vaugelas, qui avait tant médité sur notre Langue, mit en usage ses découvertes dans sa belle traduction de Quint-Curce. Elle fit dire à Balzac que l’Alexandre de Quint-Curce était invincible & celui de Vaugelas inimitable. On y trouve encore certaines expressions, certains tours surannés. Mais on doit être surpris qu’elle n’en offre pas encore davantage. Ce qui serait, sans doute, arrivé s’il n’eût pas retouché cette traduction durant trente ans. Il put la rectifier à mesure que la Langue se rectifiait.

D’Ablancourt est plus correct & d’une élégance plus soutenue. Il fut regardé comme le premier des traducteurs de son tems. On distingue parmi ses traductions celles de Tacite & de Xenophon. C’est particulierement sur elles que sa réputation est fondée. Cependant elles sont plus disertes qu’exactes, ce qui les fit surnommer les belles Infidelles.

Celle de Flavius Joseph décida la réputation d’Arnaud d’Andilly. Il fut un des meilleurs Ecrivains de Port-Royal qui en a produit tant de bons. Le Maître de Saci y traduisit Térence en même tems qu’il commentait la Bible. Un autre de Saci, qui ne fut ni de la même famille, ni habitant de Port-Royal, donna une traduction des Lettres de Pline & du Panégyrique de Trajan. C’est un de nos plus célebres Traducteurs. Il est, cependant, à croire qu’on traduirait encore mieux aujourd’hui les ouvrages de Pline. Son genre d’éloquence est plus analogue à celle de notre siecle qu’à celle du siecle dernier.

Celle de Démosthene se retrouve, en quelque sorte, dans la traduction de ses harangues par le célebre Toureil. Il semble avoir emprunté, sinon la chaleur, au moins l’énergie de son original.

Le savant Dacier, non moins Commentateur que Traducteur, s’est particulierement voué aux Auteurs Latins, comme Madame Dacier s’était vouée aux Ecrivains Grecs. Elle a traduit Homere & connaissait bien toutes les beautés de ce Poëte. Elle en trouvait jusques dans ses défauts. Dacier porta l’enthousiasme un peu moins loin mais sa traduction d’Horace est moins estimée que celle d’Homere.

Pindare fut traduit par l’Abbé Massieu ; mais Pindare est, peut-être, intraduisible, sur-tout dans notre Langue. Le P. Brumoi réussit mieux à traduire les Poëtes Dramatiques de la Grece. On les retrouve dans ses écrits, autant que le permettait une traduction en prose. Il eut le défaut commun à presque tous les Traducteurs, celui de trop idolâtrer les Auteurs qu’il traduisait. Il les croit fort supérieurs à nos plus grands modeles. C’eût été porter la prévention encore trop loin que de les croire même leurs égaux.

Boivin, le jeune, qui traduisit l’Œdipe de Sophocle & les Oiseaux d’Aristophane, fut beaucoup plus réservé dans ses jugemens. Boivin joignait le goût à l’érudition. Il fut très-utile à Despréaux pour la traduction de Longin. Despréaux mit lui même dans cette traduction tout le jugement & le goût dont il a donné tant de preuves. Les vers de l’Iliade qu’il eut occasion de rendre en vers Français, nous font regretter qu’il n’ait pas traduit ce Poëme en entier. Il avait le génie propre à ce genre de travail, & c’est dire que ce travail exige, en effet, beaucoup de génie.

Le dernier siecle offre encore beaucoup d’autres Traducteurs dignes d’éloges. Tel fut Maucroix à qui nous devons une traduction des Philippiques de Démosthene, & de quelques ouvrages de Platon. Nous devons celle des Lettres de Cicéron à l’Abbé Mongaut, & celle de la Réthorique d’Aristote à Cassandre, esprit juste, mais chagrin. C’est le Damon que Despréaux peint & fait parler dans sa premiere Satire.

L’Abbé Gédoin dans la traduction de Quintilien a égalé son modèle.

L’Abbé Tallemant, second Traducteur de Plutarque, & que le même Despréaux qualifiait seulement de Traducteur d’Amiot, fut moins accueilli que ne l’avait été son prédécesseur. Sa traduction de l’Histoire de Venise, d’après Nani, eut un meilleur sort & le méritait. Il a sçu réduire les écarts du langage Italien à la sagesse qu’exige le nôtre.

On découvre dans les traductions d’Amelot de la Houssaie, ou plutôt dans les remarques dont il les accompagne, son goût pour la politique & la spéculation. Il a traduit l’Histoire du Concile de Trente, par Fra-Paolo ; l’Homme de Cour, de Baltasar Gracian ; le Prince, de Nicolas Machiavel. Ce dernier ouvrage, l’opprobre du cœur & de l’esprit humain, l’école du despotisme & de la perfidie, a été combattu de nos jours par un Grand Roi, né absolu dans ses Etats(a) Il est glorieux pour Machiavel d’avoir trouvé un pareil adversaire, & plus glorieux pour notre siecle de lui avoir donné le jour.

On ne se borna point sous le regne de Louis XIV à traduire les Ecrivains de la Grece & de Rome. Petis de la Croix & Antoine Galant nous firent connaître les Auteurs Orientaux. On a du premier l’Histoire de Gengiskan & de Tamerlan tirée des anciens Auteurs Arabes. Il traduisit aussi les Mille & un Jour. Contes tirés de la même Langue. Les Mille & une Nuit, autres Contes Arabes, furent traduits par Antoine Galant. Les uns & les autres firent la plus grande fortune, & trouverent toujours des lecteurs. Ils font honneur à l’imagination des Orientaux, & c’est l’imagination qui doit, surtout, présider à ce genre d’ouvrages.

Notre siecle n’a pas été lui-même dépourvu de Traducteurs. Ils ont étendus leurs travaux sur un objet que leurs prédécesseurs n’avaient point envisagé. Ceux-ci crurent, avec raison, devoir donner la préférence aux Auteurs anciens. Il en est peu qu’ils n’aient traduit. Cette raison obligea leurs successeurs à chercher parmi les peuples modernes ce que ceux de l’antiquité ne leur offraient plus. Feu M. de Mirabaud traduisit le Tasse. Il ne put faire passer dans sa prose tout le charme des vers du Poëte Italien ; mais il ne leur déroba rien de ce que la prose pouvait rendre. Une foule d’Auteurs Anglais ont appris à parler notre Langue. Leurs ouvrages y ont même acquis une forme, un intérêt qui leur manquaient auparavant. C’est ce qu’on remarque dans toutes les traductions qu’en a faites M. l’Abbé Prevôt. Clarice vêtue à la Française, a mis plus d’ordre dans sa parure, sans rien perdre de ses charmes naturels. On a fait un juste accueil aux traductions de Madame Benoit, qui ne s’est pas même toujours bornée à traduire. Il n’y a pas encore long-tems que les meilleurs Poëtes qu’ait produit l’Allemagne nous étaient inconnus. Leurs ouvrages nous sont devenus familiers, grace aux soins de nos Traducteur. La Poésie Allemande est un champ nouvellement défriché. Quelques plantes sauvages s’y mêlent encore aux fruits les plus savoureux. On a transplanté ces fruits chez nous presque aussi-tôt que l’Allemagne les a vu éclore.

On n’a pas même totalement perdu de vue les anciens. Feu M. l’Abbé d’Oliver, en traduisant Cicéron, n’a presque rien dérobé à l’éloquence & sur-tout à l’élégance de cet Orateur. La Traduction d’Horace par M. l’Abbé le Batteux a fait oublier celles qui l’avaient précédées. Celle de l’Anti-Lu-crece, par feu M. de Bougainville, a dédommagé ceux qui regrettaient que ce Poëme fût écrit en Latin. On lit celle des Métamorphoses d’Ovide, par M. Fontanelle, même après avoir lu l’Abbé Bannier. L’obscur & hardi Lucrece vient d’être dévoilé par deux mains différentes.

On a osé traduire Homere, même après Madame Dacier, & cette entreprise a réussi. Lucain a occupé, en même tems, la plume de deux Ecrivains de nos jours MM. Marmontel & Masson. L’un & l’autre ont recueilli & mérité des suffrages. M. d’Alembert, en traduisant quelques morceaux de Tacite, nous a fait regretter qu’il n’ait pas tout traduit. M. l’Abbé de la Bleterie a porté plus loin son travail, & les lecteurs judicieux lui en savent gré. Il est plus facile de critiquer un Traducteur de Tacite, que de nous faire bien connaître cet Historien. Un de nos Savans (M. Gibert) travaille à une Version d’Hérodote, Ecrivain qui n’a pas encore été traduit dans notre Langue. Je pourrais citer bien d’autres entreprises de cette nature ; & sans doute que ces tentatives seront plus d’une fois renouvellées. Il serait injuste & désavantageux de les proscrire. Le meilleur Traducteur ne donne guere que l’estampe du tableau ; mais après avoir cité le Brun, on cite quelquefois Audran qui a si bien gravé les batailles d’Alexandre.

L’Érudition.

n-22 L e titre d’érudit est presque devenu aujourd’hui une épithete ridicule. Tout a son tems & son cours. Il est naturel avant de relever un édifice de fouiller dans ses décombres. Ce fut à quoi s’occuperent beaucoup de Savans du dernier siecle. On vit paraître alors, entre une foule d’autres, les Vavasseur, les du Cange, les Saumaise, les Dacier, les Spon, les Baudelot, les Gallant, les Séguin, les Vaillant, les Patin : on distingua les trois Sainte-Marthe dont le nom était devenu presque synonime avec celui de Savant ; Longuerue qui l’était dès l’âge de l’enfance, & qui posséda presque toutes les Langues anciennes & modernes ; Hardouin, dont la science fut si étendue, & qui en fit une application si bisarre ; Bochard qui fut profond & qui ne prodigua point les Volumes ; Monfaucon, moins sobre sur ce point, mais éternellement utile par la sagacité de ses recherches ; Mabillon si infatigable dans les siennes. On fait combien il était amateur de la vérité. Il quitta, par cette raison, la place qui l’obligeait de montrer aux curieux le trésor de Saint Denis.

Dès ce tems-là parurent d’autres Savans qui joignaient le goût à l’érudition. Tel fut le célebre M. Huet Evêque d’Avranches. Il étudia jusqu’à l’âge de quatre-vingt onze ans. C’est ainsi, du moins, qu’il parlait de son travail, & ses gens en parlaient comme lui. Vous ne pouvez pas voir Monseigneur, disait un d’entre eux à un paysan qui voulait parler au Prélat, il étudie. Eh ! pourquoi, répondit naïvement cet homme, Sa Majesté ne nous a-t-elle pas envoyé un Evêque qui ait fait ses études ? Il a fait, entre autres ouvrages, une Démonstration évangelique & un Traité de la faiblesse de l’esprit humain. Il a écrit sur la Navigation des Anciens & sur l’Origine des Romans. Nul genre de littérature n’était étranger à ses lumieres, ni indifférent à son esprit.

On sait quelle sagacité, quel goût l’Abbé du Bos mit dans ses ouvrages de littérature & de recherches. Ses Réflexions sur la Poésie, la Peinture & la Musique, feront toujours autorité dans ces trois arts. Il ne fut ni Poëte, ni Musicien, ni Peintre ; mais il eut cet esprit observateur à qui rien n’échappe ; ce tact assuré qui fait tout saisir & distinguer à propos ; ce jugement net qui peut régler la marche du génie même. C’est par-là que d’Aubignac traça d’excellentes regles sur la Tragédie, quoique sa Zénobie ait prouvé qu’il n’avait pas le génie tragique. A cela près, cette piece était très-réguliere. Ce qui fit dire au Grand Condé : “Je sais très-bon gré à l’Abbé d’Aubignac d’avoir si bien suivi les regles d’Aristote ; mais je ne pardonne point aux regles d’Aristote de lui avoir fait faire une si méchante tragédie”.

Menage, savant très-spirituel ; la Mothe le Vayer, non moins Philosophe que Littérateur ; Charpentier qui plaida plus d’une fois en faveur du goût ; la Monnoye qui en mit dans les plus savantes recherches ; Bannier, à qui la Fable ne pouvait presque opposer aucun voile ; quelques autres dont les travaux joignent l’agrément à l’utilité ; tous ces Ecrivains, dis-je, ont prouvé que les épines de la science pouvaient être cachées sous certaines fleurs. Notre siecle en offre lui-même un grand nombre d’exemples. On fait quelle fut la pénétration, quelles étaient les lumieres de feu M. Freret. Il perçait la nuit des tems, & les points d’histoire les plus ténébreux s’éclaircissaient à vue d’œil sous sa plume.

Celle de feu M. Hardion s’est dignement exercée sur l’Histoire poétique & sur l’Histoire universelle. M. Gibert a jetté plus d’un trait de lumiere sur l’Histoire des Gaules & de la France, ainsi que sur l’ancienne Chronologie, matiere si souvent débattue & si difficile à concilier. Feu M. le Comte de Caylus a déterré les ruines de l’Egypte & de l’ancienne Etrurie. Il offre aussi à nos Peintres & des sujets à traiter & des conseils pour les bien rendre. L’ancienne Chevalerie a fourni à M. de la Curne de Sainte-Palaye la matiere d’un ouvrage piquant & neuf. Il rappelle à notre esprit cette classe d’hommes si différence par ses mœurs des hommes actuels, & qui ne trouve aucun modele dans l’antiquité. Peut-être en faut-il excepter les tems héroïques de la Grece. Il paraît y avoir quelque analogie entre Hercule, Thésée, Philoctere & ces Paladins qui couraient le monde pour chercher les périls & la gloire. De tels hommes doivent paraît bien singuliers à notre siecle philosophique. Ils portaient, sans doute, un peu trop loin l’enthousiasme du courage ; mais il en résulta de grands effets & de plus grandes vertus. Ils étaient grossiers, mais francs. Nous sommes devenus plus polis & moins généreux, plus raisonneurs & moins actifs, plus éclairés & moins patriotes.

N’oublions pas, en parlant de l’Histoire de France, les recherches savantes & curieuses de M. l’Abbé Mabli. Cet Auteur joint à sa profonde érudition une maniere de voir supérieure à la science même, & sans laquelle on possede mal ce qu’on a le plus étudié.

Au surplus, tous les Savans de ce siecle n’ont pas également redouté l’In-folio. On connaît les immenses travaux de Dom Calmet. Rendons, toutefois, justice à ce laborieux Ecrivain. Son Commentaire de la Bible est un riche amas d’érudition. Il y développe clairement une matiere long-tems obscure, & pour nous très-intéressante ; les mœurs des anciens Peuples. Ce sont des tableaux dont le costume nous paraît souvent bisarre & nous est toujours étranger. Les mœurs de l’Orient n’eurent jamais aucun rapport avec celles de l’Europe. Voilà ce qui nous empêche souvent de bien saisir certains traits de l’Histoire des tems reculés. Nous trouvons certains usages ridicules, parce que nous en jugeons d’après les nôtres.

Je reviens à Dom Calmet. Il trouve encore aujourd’hui des successeurs dans son ordre ; & il faut l’avouer, cet ordre fut, dans tous les tems, fort utile aux Lettres. C’est aux Bénédictins que nous devons les plus anciens monumens de notre Histoire. Ils ont déterré & conservé presque tout ce qui nous reste de l’ancienne littérature. Plusieurs d’entre eux sont même aujourd’hui chargés par le Roi d’écrire, chacun à part, l’Histoire de nos différentes Provinces & de nos principales Villes. De toutes ces recherches particulieres il résultera de quoi former une Histoire générale de France plus authentique & plus complette qu’elle n’a pu l’être encore. C’est imiter en partie l’usage des Chinois, si attentifs à constater les fastes de leur nation. Il nous manque d’avoir, comme eux, un tribunal de l’Histoire ; établissement unique dans son espece, & qui rendra toujours, quant à l’exactitude, l’Histoire des Chinois supérieure à toute autre.

La Langue de ce peuple, si difficile pour lui-même, n’a point échappé à la pénétration Française. Le célebre Fourmont l’apprit sans maître, & sans avoir jamais été à la Chine. Il a laissé de dignes successeurs dans MM. de Guignes & le Roux des Hauterayes, ses éleves.

On sait à quel degré M. l’Abbé Barthelemy porte la connoissance des Langues orientales & de la nôtre. Il écrit en Français comme s’il n’eût jamais étudié l’Arabe, & sous sa plume, les matieres les plus arides prennent une forme intéressante. M. Bernard, Interprête du Roi pour les Langues Orientales, a aussi rendu plus d’un service à notre littérature & à nos Sçavans.

Dois-je oublier ici les Ecrivains qui ont travaillé à épurer notre Langue ? Cet oubli tiendrait de l’ingratitude. Ils ont préparé à nos grands Auteurs l’instrument de leur triomphe. La Langue Française, devenue aujourd’hui celle de toute l’Europe, ne fut long-tems qu’un idiome barbare, absolument incapable de noblesse & de majesté. Vaugelas entreprit le premier de lui assigner des regles. Ses Remarques ont servi de canevas à d’autres plus étendues ; mais il eut la gloire d’en avoir fourni le modele. On apprend beaucoup sur cette matiere en lisant les Doutes du P. Bouhours. Il y joignit des Remarques non moins utiles. Thomas Corneille, qui eut moins d’élevation de génie que son frere, mais qui réunissait des connaissances plus variées, écrivit aussi sur les principes de notre Langue ; principes qu’il n’observe pas toujours dans ses ouvrages ; mais dans ses Remarques il a souvent rectifié Vaugelas. Enfin, Regnier Desmarets, profitant des travaux de ses prédécesseurs, donna une Grammaire complette. C’était la premiere qui, jusqu’alors, eût paru dans notre Langue, & l’Auteur est encore aujourd’hui regardé comme un de ses Législateurs.

Cette Grammaire est, cependant, très-inférieure à celle de Port Royal, revue & publiée de nos jours par M. Duclos, de l’Académie Française. MM. Restaut, d’Açar & de Wailly ont aussi tenté utilement cette carriere. On connaît le mérite du Traité des Synonimes, par M. l’Abbé Girard, ouvrage dont le but est de prouver qu’il n’y a point de synonimes dans notre Langue, comme il n’y en eut, sans doute, jamais dans aucune autre. La Prosodie Française de feu M. l’Abbé d’Olivet, est aussi un ouvrage dont nos Orateurs, nos Auteurs, &, sur-tout, nos Musiciens, peuvent tirer le partie le plus avantageux. Au surplus, une Langue vivante est un édifice où de tems à autre on ajoute quelque partie neuve, tandis que d’autres tombent de vétusté.

Regardons, cependant, notre Langue comme établie sur des fondemens inébranlables. On pourra ajouter ou retrancher aux accessoires de l’édifice ; mais sa forme constitutive sera toujours la même. C’est à l’Académie Française qu’il est redevable de sa stabilité. Cette Compagnie, si justement célebre, a rempli les vues de son immortel fondateur. Il voulait que tout contribuât au lustre de la Nation qu’il faisait respecter. Il sentait que la politesse du langage entraîne toujours celle des mœurs, & qu’un idiome barbare est toujours le sceau de la barbare. Il trouva dans la société qu’il venait d’établir, & les talens qu’il fallait pour former le code de notre langue, & un tribunal propre à le faire respecter. Le Dictionnaire de l’Académie parut, & fit loi chez tous les vrais amateurs du langage Français. Les doutes furent éclaircis, les cas prévus, les principes développés. C’est le plus grand service que jamais aucune société littéraire ait rendu & puisse rendre à sa Nation. L’Académie n’est pas moins attentive à conserver qu’elle ne le fut à établir. Son existence est un frein pour la témérité de certains Auteurs. Du reste. l’Académie, elle-même, a plus d’une fois adopté certaines innovations introduites par l’usage. On sait qu’il est le, premier instituteur de toute Langue. A ce titre, il conserve toujours sur elle certains droits qu’il serait injuste de lui ravir.

Ce Dictionnaire, que celui de Furetiere avait prévenu, en fit naître l’idée à l’Auteur, supposé même qu’il ne lui en ait pas fourni la matiere. Il donna aussi lieu à d’autres ouvrages de même forme & qui différaient seulement par l’objet. Thomas Corneille mit au jour un Dictionnaire des Arts, & Moreri un d’Histoire. Tous deux étaient fort éloignés de la perfection, mais ils faciliterent les moyens de faire mieux. C’est à l’ouvrage de Moreri que nous devons en partie celui de Bayle, qui serait, lui-même, très-susceptible d’additions. Tel qu’il est, cependant, c’est un des plus riches monumens littéraires du siecle passé. L’Auteur cherche souvent moins à instruire qu’à faire douter ; mais il prouve supérieurement ce qu’il affirme, & lors même qu’il ne décide rien, il nous en apprend plus que ceux qui prononcent. L’appareil du Sçavant n’est pas ce qu’on admire le plus en lui. C’est le grand art de faire valoir ce qu’il fait, l’art du raisonnement bien supérieur aux autorités ; en un mot, une dialectique inimitable & bien au-dessus d’une seche érudition.

D’Herbelot donna aussi la forme du Dictionnaire à sa Bibliotheque Orientale. C’est un ouvrage purement historique. C’est, en même tems, la meilleure Histoire moderne que nous ayons de la vaste contrée d’Orient.

De nos jours, les Dictionnaires se sont prodigieusement multipliés. Cette forme est commode par elle-même. Elle devient pour le lecteur un répertoire de ce qu’il sait, ou lui fournit un prompt moyen de prendre des notions de ce qu’il veut savoir.

C’est dans cette même forme qu’on vient d’ériger aux connaissances humaines un vaste monument dont l’objet est de les perpétuer. Cette ressource leur manquait dans les différens naufrages qu’elles ont essuyés. Elles seront désormais sauvées de l’oubli, à moins que la barbarie n’absorbe un jour tout l’univers, & que l’esprit humain ne s’assoupisse pour ne jamais se réveiller.

Une telle révolution ne peut être que fort éloignée. La lumiere des sciences brille aujourd’hui d’un bout de l’Europe à l’autre. Elle porte son flambeau jusques dans les climats où le soleil n’étend qu’à regret ses rayons. Elle y est accueillie & conservée. Elle ne paraît pas, non plus, devoir si-tôt s’éclipser à nos yeux. L’émulation regne encore parmi nous, & l’érudition même y trouve des sectateurs. Pour en bien juger, qu’on jette les yeux sur les Mémoires de l’Académie des Inscriptions, source non moins précieuse qu’abondante, où tout amateur peut puiser, & ne puisera jamais envain. Qu’on parcoure ces Mémoires depuis l’établissement de cette Académie jusqu’à nos jours, on y remarquera une gradation sensible & dans la maniere de traiter un sujet & dans le choix du sujet même. On en peut dire autant de notre Académie des Sciences, respectée de toute l’Europe, & qui, dans ses travaux a pour objet l’utilité du genre humain. L’on connaît le prix du riche monument qu’elle érige aux Arts Méchaniques ; partie que le monde sçavant a négligée durant tant de siecles & dont aucune société savante ne s’est occupée que dans notre siecle & parmi nous.

Peut-être, en général sait-on moins, mais on sait mieux que ne savaient nos peres. On fait un meilleur emploi de ses connaissances. Les Sçavans du dernier siecle ont fouillé la carriere. Ceux du nôtre taillent la pierre qu’ils en ont tirée. S’il est rare qu’ils bâtissent par eux-mêmes, du moins ils fournissent aux Architectes les moyens de bâtir.

Astronomie.

n-23 L es premiers Astronomes furent presque tous Astrologues. On n’étudiait l’aspect & le cours des astres que pour y trouver des rapports avec l’homme, des influences relatives à sa destinée. Il y eut, cependant, plus d’un systême planetaire ; mais celui de Prolomée fit oublier les autres. Enfin, le hardi Copernic entreprit de le renverser, & le renversa. Il eut pour disciple Galilée qui fut moins heureux que son maître. Il risquait de ne jamais revoir le soleil s’il n’eût déclaré que cet astre était mouvant & la terre immobile. Descartes, qui vint après, n’habita point les cachots de l’Inquisition ; mais, plus d’une fois, il fut contraint de s’expatrier : tant il est dangereux de heurter les opinions reçues, même sur les matieres les plus indifférentes. Quoi qu’il en soit, Descartes créa ses Tourbillons. La base de son systême était celui de Copernic, dont il s’efforce de démontrer l’évidence. Il indique comment chaque soleil a pu se former au centre de chaque tourbillon : comment les planetes & les cometes y sont descendues ; les raisons des mouvemens réguliers & irréguliers qui se trouvent dans les unes & dans les autres ; la force & les effets de l’impulsion ; la nature de ce que nous appellons les quatre élémens ; la différence & le résultat de leur principe ; ce que c’est que la légéreté & la pesanteur, la solidité & la liquidité. La nature de la lumiere fait aussi une partie essentielle de ses observations. Il montre que les couleurs ne sont que différentes modifications de la lumiere. Il explique, enfin, le flux & reflux de la mer, les diverses propriétés de l’aimant, & plusieurs autres effets surprenans de la nature ; effets qui, selon lui, viennent tous appuyer son systême.

C’était combattre celui de l’Ecole & s’exposer à bien des contradictions. Elles ne manquerent point à Descartes ; il trouva même des adversaires d’un mérite reconnu. Gassendi s’éleva contre son hypothese du plein. C’est le même Gassendi qui osa faire revivre celle des atômes, d’après Epicure.

Quoi qu’il en soit, le systême des Tourbillons prit faveur & fut adopté par le plus grand nombre des Astronomes Français. Ce systême offrait effectivement un magnifique spectacle à l’imagination ; mais les calculs n’y cadraient pas toujours. Ils fournirent à Newton la base d’une autre hypothese. Je parle de la gravitation universelle des planetes au tour du soleil. Selon lui, les corps célestes sont en proie à deux forces centrales & opposées. L’une rend à les faire tomber dans le soleil ; c’est la force centripete. L’autre tend à les écarter de la ligne de leur chûte perpendiculaire ; c’est la force centrifuge. Du concours de ces deux forces dérive la courbe que les planetes décrivent, ainsi que la loi de leur mouvement.

Ce systême de l’attraction fut avidement reçu pas nos Physiciens calculateurs. Il s’accordait avec le résultat de leurs opérations. Cependant, il faut l’avouer, il tient à des loix ocultes dont l’existence nous est peu connue. Les effets ne démontrent que faiblement la cause. On voit que la roue du char tourne ; mais on ignore si ce char est poussé, ou tiré.

Descartes ne fut pas le seul en France qui s’attacha à cultiver l’Astronomie. Il eut des contemporains à qui cette science doit des progrès. Ils ne songerent point à bâtir un autre systême de l’univers. Leurs travaux n’eurent pour objet que certaines parties de ce grand tout. Le Comte de Pagan donna une théorie des planetes dans laquelle il calcule & indique la route de ces astres. Avant lui Ismael Bouillaud, de la Congrégation de l’Oratoire, s’était aussi rendu utile à l’Astronomie par ses ouvrages, & même par ses méprises. Le P. de Pardies calcula des tables célestes. Auzout inventa le mécromètre, sorte de télescope dont le diaphragme se resserre à volonté. Il écrivit aussi sur la comete qui parut en 1665. Picart fit un utile usage du mécromettre inventé par Auzout. Le même Astronome entreprit de mesurer un degré du méridien qu’il fixa à 57060 toises. Il fit plus encore, il forma le projet de tracer un méridien qui traversât toute la France, & qui eût pour point de réunion l’Observatoire de Paris. Il fut secondé dans cette entreprise par le fils du célebre Cassini, & par la Hire Mathématicien Français. Tous deux, même, eurent la gloire d’achever seuls ce grand travail. La Hyre, de son côté, imagina une excellente méthode pour calculer les éclipses. Roëmer, son éleve, calcula le mouvement progressif de la lumiere pour arriver du soleil jusqu’à nous. L’espace de tems qu’elle y emploie est de sept minutes.

Notre siecle compte, peut-être, un plus grand nombre d’Astronomes que le siecle précédent, & des opérations encore plus utiles. C’est lui qui a vu déterminer, d’une maniere plus exacte & plus précise qu’on n’avait pu le faire encore, la mesure d’un degré du méridien. Pour y mieux parvenir, nos Astronomes prirent le parti de mesurer trois degrés du méridien à trois points très-différens ; sous l’équateur, près du pole arctique, & entre Paris & Amiens. Ce projet fut formé en 1730. Il en résulta que la terre est applatie vers les poles, & que le diametre de l’équateur est plus long que l’axe de la terre d’environ soixante-huit lieues moyennes de France.

D’autre part, M. le Monier de l’Académie des Sciences, acheva de calculer la période des mouvemens de la lune, période qu’avait découverte le célebre Halley, Astronome Anglais, & qui mourut avant d’avoir pu la vérifier. Il avait reconnu qu’au bout de deux cent vingt-trois lunaisons, les éclipses de la lune & du soleil se renouvellent dans le même ordre.

Les travaux de M. de l’Isle n’ont pas moins contribué aux progrès de l’Astronomie. Il en a extrêmement simplifié les calculs. On lui doit l’invention des éclipses artificielles, & il a le premier découvert l’apparition de la fameuse comete de 1758.

Feu M. Clairaut parvint à résoudre le célebre problême des trois corps ; c’est-à-dire qu’il détermina la courbe que décrit un corps par l’action de deux autres en mouvement. Il entreprit de fixer le tems du retour de la comete de 1759. S’il se trompa ce fut uniquement pour s’être assujetti à un calcul trop compliqué. Son Mémoire sur la cause des inégalités du mouvement de la lune, fut couronné à l’Académie de Pétersbourg, qui avait fait de cette matiere le sujet du prix pour l’année 1751. Ses tables de la lune envoyées à Londres n’y reçurent pas le même accueil. Ce qui n’empêche pas que M. Clairaut ne doive être mis au rang des plus grands calculateurs que l’Europe ait produits. Le même Astronome a aussi beaucoup étendu la théorie de M. Bradley sur l’aberration des étoiles fixes.

M. l’Abbé de la Caille, Professeur de Mathématiques au College Mazarin, a augmenté le catalogue des étoiles. Enfin, M. d’Alembert a porté les regards pénétrans & lumineux du génie sur différens points du systême général de l’univers.

Il faut savoir oser dans tous les genres. C’est à la hardiesse de ses tentatives que l’esprit humain doit ses plus rares découvertes. Il n’est aucun systême qui n’ait été combattu dans son origine. Souvent même une erreur conduit à une vérité. Ne refusons d’aucune main le fil qui peut nous aider à sortir d’un obscur Dédale. Il serait donc injuste d’oublier ici le systême de M. Rorffé de la Perriere ; systême neuf dans sa marche, & simple dans ses principes. Il est fondé sur celui-ci, que la nature est aussi avare dans ses causes que prodigue dans ses effets. L’Auteur en bannit presque entierement les calculs. Il rejette l’attraction Newtoniene, adopte l’impulsion, le point de contiguité, & deux genres d’élémens, les uns élastiques, les autres non élastiques ; ceux-ci composés de particules de terre, d’eau, de sel, de sable & de métaux élémentaires ceux-là produits par la lumiere, le feu & l’air également élémentaires. C’est de ces deux ordres d’éléments que tous les corps sont eux-mêmes composés. L’impulsion leur est inhérente, & devient en eux une opération purement méchanique. C’est en ce sens que l’Auteur prétend appliquer le méchanisme de l’électricité à celui du monde physique. Le soleil est plongé dans le sein du fluide universel ; ce fluide est l’organe immédiat des influences de cet astre : tous deux sont actilisés, ou ce qui est la même chose, selon l’Auteur, tous deux sont électrisés l’un par l’autre : tous deux, ensemble, électrisent & animent subordonément toutes les parties du systême planetaire ; tous deux en sont l’ame & le grand ressort.

Du reste, M. de la Perriere ne laisse à l’écart aucune des branches de son systême général. Toutes semblent partir d’une même souche & dépendre d’une même cause. Elle sert d’application à tous les phénomenes de la nature qui, à leur tour, semblent venir à l’appui de ce nouveau systême.

C’est au tems seul qu’il appartient de lui assigner une place & de lui fournir des sectateurs. Tout ce qui simplifie une science la rapproche de nous. Il faut bien du courage pour oser cultiver celle des astres dans le systême Newtonien. Newton semble n’avoir parlé qu’à des Géometres. Le nouveau Physicien parle à tous les hommes, & prétend se mettre à leur portée. Au surplus, n’admettons, ni ne rejettons rien par préjugé. Un homme qui, dans une matiere aussi abstraite, nous dit : j’appuie mes opinions par des expériences palpables ; un tel homme est au moins digne d’être écouté. Le puits de la vérité est bien profond ; mais le livre de la nature est toujours ouvert. Peut être nous reprochera-t-elle un jour d’avoir étouffé le texte sous le commentaire. Il ne s’agissait que de l’entendre, & nous voulons la faire parler.

Géométrie et Méchanique.

n-24 L a Géométrie a pour base le calcul ; mais il y eut différentes manieres de calculer. On fit d’abord usage de l’Arithmétique ordinaire. Platon & Euclide en connaissaient les quatre premieres regles, & elles leur suffirent, tant pour extraire les racines quarrées & cubiques, que pour former des proportions. Archimede ajouta beaucoup à ce qu’on avait sur la science des nombres. Il connut tout l’avantage & toutes les ressources de leurs progressions. Ce fut par ce moyen qu’il se flattait de trouver un nombre propre à exprimer celui des grains de sable qui sont au bord de la mer, & même celui des grains dont on pourrait remplir l’espace de l’univers jusqu’aux étoiles fixes. Le cinquantieme terme d’une progression décuple croissante, complettait cette opération.

Un Indien, dans le dixieme siecle, en effectua une toute aussi singuliere. Il venait, dit-on, d’inventer le jeu des échecs pour plaire à son Souverain. Ce Prince lui offrit une récompense telle qu’il pourrait la souhaiter. Il demanda seulement autant de grains de bled qu’il y a de cases dans l’échiquier, en doublant à chaque case, c’est-à-dire soixante-quatre fois. Une telle demande parut au Roi fort au-dessous de sa magnificence. Il y consentit néanmoins ; mais on reconnut bien-tôt qu’il n’y aurait pas assez de bled dans les Indes pour completter ce calcul. Si on en croit un Auteur Arabe, il eût formé un tas de bled de six mille de hauteur, de longueur & de largeur ; c’est-à-dire environ vingt-six de nos lieues pour chaque dimension. En un mot, l’Arithmétique, au moyen de l’usage des progressions, servait seule aux procédés de la Géométrie. Wallis, en 1655, joignit à la premiere la théorie des infinis ; & Pascal dix ans après, la progression géométrique. C’est ce qu’il nomma Triangle Arithmétique.

Au surplus, l’Arithmétique commune a été appliquée à différens usages. On fait qu’il existe encore aujourd’hui une Arithmétique divinatoire. Chaque siecle eut ses Comus, & l’avantage du nôtre est de ne point croire à la magie du sien.

Cependant, les Mathématiciens trouverent bientôt que l’Arithmétique était resserrée dans des bornes trop étroites. Il est des problêmes où la chose inconnue ne peut être représentée par des nombres. Les Arabes y suppléerent par des caracteres symboliques. Ils soumirent même au calcul les quantités positives & les quantités négatives. Par exemple, ils purent évaluer en même tems & le bien qu’un homme avait, & celui qu’il ne possédait pas. Ils purent décomposer une question pour comparer ces quantités ; & telle fut l’origine de l’Algebre. Il est vrai qu’aucun des écrits que publierent les Arabes sur cette matiere, n’est parvenu jusqu’à nous. Diophante, Ecrivain du quatrieme siecle, est le seul qui nous en instruise. On le regarde même comme le premier Ecrivain Algebriste. Il eut pour commentatrice la sçavante & malheureuse Hypatia, la même qui donna des leçons publiques de Mathématiques & de Philosophie. On regarda tant d’érudition comme surnaturelle dans une femme. Hypatia fut accusée de Magie. On attribua à ce pouvoit magique une chose bien simple par elle-même, la mésintelligence qui regnait entre le Gouverneur Oreste & le Patriarche Saint Cyrille. Le peuple eut la barbarie de massacrer cette fille illustre ; mais le Gouverneur & le Saint ne furent pas mieux d’accord.

L’Algebre continua à faire quelques progrès dans les siecles qui suivirent ; mais ce fut dans le dernier que cette science en devint une réellement. Descartes lui fit prendre une face toute nouvelle. Il en simplifia les signes & les termes. Il indiqua un moyen pour déterminer à l’inspection des signes le nombre des racines vraies & fausses d’une équation : une méthode pour réduire les équations du quatrieme degré à ceux du second. C’est la Méthode des Indéterminées. Il découvrit une regle pour trouver toutes les racines commensurables, ou les diviseurs de tant de dimensions qu’on veut en supposer. Cette méthode a été simplifiée par Newton & par d’autres Mathématiciens Etrangers. Leibnitz enchérit encore sur ce qu’avait découvert Newton. Mais Descartes avait ouvert la route, & d’ailleurs, l’objet de cette note regarde particulierement les Algebristes Français. Un d’entre eux (M. Rolle) inventa des regles pour trouver les racines rationnelles des équations, ou pour rapprocher celles qui sont irrationnelles. C’est ce qu’on nomme encore aujourd’hui la Méthode des Cascades ; parce que dans les opérations qu’elle exige, on forme trois équations dont chacune s’appelle Cascade.

Tels sont les progrès que le dernier siecle a vu opérer dans cette route semée d’épines. Il y restait, un assez grand pas à faire. C’était de pouvoir reconnaître dans les équations le nombre de racines imaginaires qu’elles contiennent, sans être obligé de les résoudre. La regle que Newton avait trouvée, sur ce point était imparfaite. On lui préfere celles dont on est redevable à MM. De Gua & Fontaine, Mathématiciens Français. MM. Nicole & Clairaut ont également contribué à la perfection de cette partie de l’Algebre. Cette science, en un mot, est arrivée à ce degré de perfection qui n’est presque plus susceptible d’accroissement. Nos Géometres ont tous les moyens d’opérer. Il ne s’agit plus que d’appliquer utilement ces moyens.

Venons à la Géométrie. Je ne rechercherai point à qui nous sommes redevables de cette science. Qu’elle soit née dans l’Egypte ou dans la Phrigie ; que Thalès, plus de six cens ans avant l’Ere Chrétienne, ait su rendre guéable un fleuve pendant quelques heures, & l’ait remis subitement dans son lit ordinaire ; sorte de prodige opéré en faveur de l’armée de Crésus : que depuis Pythagore jusqu’à Euclide, la Géométrie ait acquis plus ou moins d’éclat ; que ce Géometre n’ait fait que rassembler ce qu’on savait, ou ait beaucoup ajouté du sien dans les treize livres qu’il a écrit sur cette matiere ; qu’Archimede ait trouvé la plûpart des choses qu’Euclide n’avait fait qu’entrevoir, & que plusieurs Géometres postérieurs aient beaucoup ajouté aux découvertes d’Archimede ; il n’en est pas moins vrai que cette science fut ensuite négligée & même oubliée durant plusieurs siecles. Ce ne fut qu’au commencement du quinzieme de notre Ere qu’elle parut sortir du tombeau. On se retrouva au même point où étaient restés les successeurs d’Archimede. On fit quelques pas en avant. Les logarithmes & le compas de proportion furent inventés ou perfectionnés par Juste Byrge qui, de simple constructeur d’instrumens de Mathématiques, devint très-habile Mathématicien. Il ne publia point ses découvertes ; mais Neper qui prétendait aussi avoir fait celle des logarithmes, la mit heureusement au jour. Elle fut perfectionnée, ensuite, & par lui-même, & par deux de ses compatriotes, Henri Briggs, & Henri Gellibrand. La Hollande & l’Italie fournissaient, en même tems, des hommes utiles à cette science. L’Allemagne vit paraître le fameux Kepler. Il introduisit l’usage de l’infini dans la Géométrie, usage qui facilite beaucoup la solution des problêmes les plus embarrassans. Il fit encore d’autres découvertes non moins utiles.

Quant à la France, elle n’avait point à gémir de sa stérilité. Dès le tems du renouvellement des Sciences, elle avait produit un Viete qui fut le restaurateur de l’Algebre, & un des premiers renovateurs de la Géométrie. Elle vit paraître aussi dès le commencement du dix-septieme siecle, plus d’un génie heureux à qui cette science dut son plus grand éclat. La Faille & Roberval se distinguerent parmi quelques autres. Le premier détermina le centre de gravité du cercle & de l’ellipse. Le second résolut différens problêmes qui, jusqu’alors, n’avaient pas même été proposés. La plûpart le furent par le Conseiller Fermat qui, lui-même, en détermina plusieurs. Il imagina, entre autres découvertes, une nouvelle méthode pour assigner le centre des conoïdes ; c’est-à-dire des solides engendrés par la révolution des courbes qui naissent des sections du cône. La théorie de la cycloïde fut expliquée par le célebre Pascal. Il avait démontré, dès l’âge de seize ans, toute l’ancienne théorie des sections coniques par le moyen d’une seule proposition. Il avait trouvé, de plus, & la longueur des courbes, & l’espace qu’elles renferment, & les solides qui en résultent. On fait que Pascal était né Géometre. Il devina une partie de cette science dans un âge où c’est beaucoup de retenir ce qui est le mieux enseigné.

Descartes qui, lui-même, ne dut qu’à ses propres réflexions ce qu’il savait de Géométrie, Descartes en recula beaucoup les limites. Toutes ses découvertes sont marquées au coin du génie. Il créait plutôt qu’il n’imaginait. C’est ainsi qu’entre autres choses il établit la théorie des questions sur les grands & les moindres effets ; celle des points d’inflexion ; qu’il inventa de nouvelles courbes ; qu’il en détermina la nature & les propriétés, & qu’il assujettit à une même construction tous les problêmes de même genre. L’application qu’il fit de l’Algebre à la Géométrie, facilita beaucoup ses opérations. Les problêmes les plus compliqués offrirent par ce moyen des solutions très-simples.

Enfin, la Géométrie de Descartes devint la boussole de presque tous les Géometres ; elle devint même celle de Newton. Mais avec elle il fit une route immense. On le vit aussi quitter bientôt son guide & marcher sans secours dans ce vaste labyrinthe. Il trouva un émule digne de lui dans le profond Leibnitz, & d’habiles interprêtes dans les deux freres Bernouilli. Ils firent même plus que l’interprêter. On leur doit le développement & la clef du calcul différentiel, calcul qui a pour objet la différence des quantités infiniment petites avec d’autres quantités. Il facilite la solution des problêmes les plus compliqués. Le Marquis de l’Hôpital, célebre Géometre, fit un brillant usage de ce calcul. Mais il fut combattu par d’autres Géometres Français. Le commencement de ce siecle vit éclore, à cet égard, beaucoup de disputes qui tournerent presque toutes à l’avantage de la Géométrie. C’en est un grand pour toutes les sciences de calcul, de se perfectionner par les discussions, tandis qu’elles ont tant de fois embrouillé celles de raisonnement.

Cependant, le calcul différentiel fit encore des progrès entre les mains de feu M. Clairaut. Ce Géometre découvrit un moyen de connaître si une différentielle est intégrable ou non. Il est presque le premier qui ait étendu & développé la théorie des courbes à double courbure. Il a aussi composé, ainsi que MM. Nicole, Fontaine & de Gua, des artifices ou des regles nouvelles pour résoudre les équations algébriques. La France possede même encore aujourd’hui un grand nombre d’habiles Mathématiciens dont les travaux sont payés par des succès, & qui ajouteraient aux découvertes déja faites, s’il en restait encore à faire

Passons à la Méchanique dont les essais ont, sans doute, précédé la Géométrie, mais qui n’est devenue une science qu’avec son secours. L’homme n’est pas le plus fort des animaux, il est seulement le plus industrieux, & cette industrie lui procure les moyens de suppléer à sa faiblesse. Tel est l’objet de la Méchanique ; elle consiste dans la faculté d’augmenter l’effort d’une puissance. Architas qui, le premier, s’occupa de cette recherche, inventa la poulie & la vis, deux machines d’un usage très-opposé. Aristote, qui écrivit beaucoup sur la Méchanique, n’inventa rien & la définit mal. Elle fut dédaignée par Platon & ses sectateurs ; mais Archimede la tira de l’oubli, ou plutôt lui donna un nouvel être. Il joignit la pratique à la spéculation. L’Histoire nous dit qu’il fut l’inventeur de plus de quarante machines, entre autres de la vis sans fin & de la vis inclinée. On sait quels prodiges Archimede opéra au siege de Syracuse. Il n’est pas possible que tout soit supposé. Personne n’a mieux connu la force & l’usage des leviers. Avec leur combinaison & un point d’appui, il répondait de soulever la terre.

Archimede eut quelques successeurs, mais il n’eut point de rivaux. On dut, cependant, à Crésibius l’invention de la clebsidre, sorte d’horloge hydraulique qui marquait les mois & les heures ; à Héron, différentes applications du levier ; à Philon de Bisance, peut-être quelques machines de guerre, ou du moins un traité sur les balistes & les catapultes. Il s’écoula, ensuite, un intervalle de plus de douze siecles, sans que la Méchanique eût fait de nouveaux progrès. Elle perdit même ce qu’elle avait acquis. On ne la chercha plus que dans Aristote où elle n’existait pas. Il parut en Hollande, dans le seizieme siecle, un Simon Steyin, qui rappella les principes de la bonne théorie, & fit quelques innovations dans la pratique. On cite, entre autres machines, des chariots à voile qui roulaient avec beaucoup de vitesse.

Galilée vint à l’appui de Stevin, & fit par lui-même une foule de découvertes, en particulier sur l’accélération des corps. Sa doctine, à cet égard, fut attaquée par quelques adversaires & défendue en France par Gassendi, Fermat & le P. de Billi. Le P. Sébastien fit plus, il inventa une machine qui prouva par l’expérience l’opinion qu’il s’agissait de défendre.

On retrouve encore ici notre illustre Descartes. Il déterminait les loix de la communication du mouvement, tandis qu’on disputait sur celles du mouvement des corps. Le problême de Descartes ne fit pas moins de sensation que celui de Galilée ; mais il ne fut point combattu. Mariote éclaircit la théorie de l’un & de l’autre. Elle avait donné lieu à différentes recherches qui aboutirent à d’utiles découvertes ; mais il s’agit principalement ici des progrès dont cette science est redevable aux Mêchaniciens Français. Je laisse à l’écart les travaux des Borelli, des Wren, des Hughens & des Bernouilli. Parmi d’autres inventions Hughens s’attribuait celle d’appliquer le ressort spiral pour régler les montres. Ce ressort avait été imaginé en France par l’Abbé Hautefeuille. Celui-ci prétendit avoir été aussi le premier qui l’eût appliqué aux montres, chose assez vraisemblable. Cependant Hughens lui disputa cet avantage. Alors parut un troisieme concurrent. C’était Hook, célebre Mathématicien Anglais. Il revendiqua l’invention & l’application du ressort spiral. Il motiva autant qu’il le put cette prétention ; mais c’était un procès difficile à juger. La question resta indécise.

Le goût des machines prenait de plus en plus faveur. Mariotte & Perraut en imaginerent de plus d’une espece en France. On parle encore de celle qu’inventa ce dernier pour exaucer les deux pierres immenses qui forment le fronton du vieux Louvre. La Hire calcula la force des hommes & des chevaux. Il appliqua la théorie de la Méchanique aux Arts. Amontons établit la théorie des frottemens. Parent & Camus la développerent & l’étendirent. On n’était pas moins attentif en France aux découvertes de quelques Sçavans étrangers, tels que Borelli qui entreprit de soumettre au calcul les efforts des muscles, & Leibnitz qui mit au jour le systême des forces vives & mortes ; systême sçavamment combattu de nos jours par M. de Mairan, le premier, qui ait osé le combattre.

A-peu-près dans le même tems M. Désaguliers, né à la Rochelle, & retiré en Angleterre où il est mort, fit un ingénieux usage de la Méchanique pour expliquer le mouvement de la force des animaux.

M. de Maupertuis a clairement démontré que toutes les opérations de la nature sont simples, & qu’elle y suit toujours la moindre quantité d’action. M. Trabaut a écrit avec succès sur la Théorie de la Méchanique, & MM. d’Alembert & Clairaut sur celle de la Dynamique. On nomme ainsi la science du mouvement des corps qui agissent les uns sur les autres de quelque maniere que ce puisse être.

En un mot, la théorie de la Méchanique paraît être entierement éclaircie. Ce qui reste à faire aujourd’hui c’est d’en multiplier les résultats. C’est à quoi nos Méchaniciens ont déjà amplement satisfait. Chaque jour voit éclore de nouveaux fruits de leur activité. On a simplifié les machines anciennes ; on en a imaginé de nouvelles. Nous venons de voir l’Angleterre & la France se disputer une découverte cherchée depuis si long-tems ; celle de déterminer la longitude en pleine mer. La pendule de M. le Roi de l’Académie des Sciences, paraît avoir, à cet égard, un avantage marqué sur celle de M. Harisson. L’horlogerie ordinaire a été portée par MM. Julien le Roi, le Pautre, Baillon, Berthoud & beaucoup d’autres, à un degré inconnu dans le dernier siecle. On a vu le célebre M. de Vaucanson imiter la hardiesse de Prométhée, animer l’ouvrage de ses mains, & rendre, en quelque sorte, de simples machines rivales des Etres créés par la nature. Il s’est également servi de la Méchanique pour perfectionner les Manufactures. Par ce moyen il supplée au nombre comme à la force des hommes.

Il a trouvé, lui-même, un digne rival dans M. Richard qui joint, à ces prodiges de pur amusement, d’autres prodiges qui étonnent & secourent l’humanité.

M. Laurent, qui l’a secourue plus d’une fois par le même moyen, étend encore ses expériences sur tous les objets que cet art peut embrasser.

Les corsets, imaginés par M. l’Abbé de la Chapelle, mettent la personne du navigateur à l’abri du naufrage. On est parvenu à connaître & à tromper tous les élémens.

Il restait en problême si le miroir ardent d’Archimede avait existé. M. de Buffon a créé de nouveau ce miroir au bout de vingt siecles ; effort presque égal à celui du premier inventeur. Ce miroir ardent est concave, mais composé de plusieurs miroirs planes. Il fond le plomb & l’étain à cent quarante pieds de distance, & met le feu au bois à un plus grand éloignement.

C’est à M. Anthéaume que nous devons la premiere lunette achromatique imaginée & construite en France. Il en existait une en Angleterre auparavant ; mais son Auteur (M. Dollon) n’avait fait part de son secret à personne. M. Anthéaume le devina. Or, deviner ainsi, c’est-à-peu-près imaginer.

On doit au même Physicien l’invention d’une nouvelle Boussole bien supérieure à celle qui est aujourd’hui en usage.

M. Saverien, Ingénieur de la Marine, a inventé un nouvel instrument à réflexion & à lunette, pour observer les astres sur mer. C’était la premiere fois qu’on avait pu réunir ces deux qualités dans un pareil instrument. Nous devons aussi à M. Saverien plusieurs ouvrages, tous estimés, sur les Sciences & la Philosophie. Tels, en particulier, que son Dictionnaire de Mathématiques, l’Histoire des progrès de l’esprit humain, & celle des Philosophes.

Le même Auteur, ainsi que MM. Bouger, Bouguer pere & fils & le P. Pézénas, ont beaucoup écrit pour perfectionner la théorie du pilotage, de la construction des vaisseaux, de la mature & de la manœuvre.

La plûpart des inventions que je viens de citer sont d’une classe bien supérieure à la Méchanique ordinaire ; mais comme elles y tiennent à quelques égards, j’ai cru pouvoir les en rapprocher.

Il parait, au surplus que dans tous ses points, la Méchanique est arrivée à sa perfection. Ce qui ne s’est pas encore fait pourra se faire ; mais il sera seulement une suite de ce qui est déja connu & pratiqué.

La Chymie.

n-25 O n a dit de l’Astronomie que c’était une fille très-sage qui devait son existence à une mere très-folle. On en peut dire autant de la Chymie. Si la premiere dut ses progrès à la manie des Astrologues, la seconde doit les siens à celle des Alchymistes. L’homme est né pour courir après le merveilleux ; rarement il le saisit ; mais il peut faire dans sa route quelques découvertes utiles. C’est ce qui est arrivé aux Roger Bacon, aux Raimond Lulle, aux Basile Valentin, &c. On trouve dans leurs écrits quelques notions sur les eaux fortes, sur l’antimoine, sur d’autres objets qui n’étaient pas celui de leurs recherches. On doit même plus regretter les découvertes qu’ils n’ont pas voulu faire que celles qu’ils ont tentées en vain. Un de leurs successeurs, Paracelse qui vivait dans le quinzieme siecle, crut en avoir fait une encore plus merveilleuse, c’était, selon lui, la Médecine universelle. Au moyen d’un tel secret, il se vantait d’étendre la vie de l’homme jusqu’à plusieurs siecles. On aimait, sans doute, à l’en croire ; malheureusement il mourut lui-même n’étant âgé que de quarante-huit ans. Toutefois, sa mort prématurée ne fit pas plus de tort à son systême sur l’art d’étendre la vie, que la pauvreté de certains Alchymistes à celui qu’ils prétendaient avoir de changer le cuivre en or. On continua de croire à l’alkaest, ou dissolvant universel, ainsi qu’à la transmutation réelle des métaux. On y joignit même la magie ; c’est ainsi, du moins, qu’on appelait la connaissance de certaines productions merveilleuses de la nature. Une des principales opérations de ces Magiciens, consistait à ressusciter les plantes. Mais le bien réel qui a résulté de ces tentatives, c’est la découverte des vertus d’une infinité de substances minérales & végétales ; connaissance ignorée jusqu’alors. On distingua la nature des médicamens simples & les vertus spécifiques des médicamens composés. L’analyse des mixtes conduisit à la connaissance des corps, à celle des différens effets qui résultent de leurs principes combinés. En un mot, après être remonté aux premiers principes des substances, on en démêla les propriétés, on se mit en état de rendre raison des procédés qui ne s’exécutaient auparavant que par instinct, ou par routine, & même de ceux qui jusqu’alors ne s’étaient pas exécutés. La Physique éclairait la Chymie qui, à son tour, prêtait ses lumieres à la Physique. Elles pénétrerent dans les plus secrets phénomenes de la nature ; elles écarterent le voile dont elle aime toujours à s’envelopper.

La Chymie, relative à la Métallurgie, était la plus ancienne ; mais elle fut long-tems un métier plutôt qu’une science. Elle fit dans le dernier siecle de grands progrès en Allemagne, parce que l’exploitation des mines y renouvellait plus souvent les expériences. Les mines forment une partie des richesses de cette contrée, & l’intérêt fut toujours le grand mobile de l’industrie. Cependant, le regne de Louis XIV vit cette branche de la Chymie s’étendre & se perfectionner en France comme les autres. MM. Homberg & Lemery se distinguerent, en particulier, par des essais qui furent autant de découvertes. Le premier étendit les siennes sur différentes végétations métalliques, sur le rafinage de l’argent, sur la vitrification de l’or au verre ardent, sur divers autres objets. On dut à M. Lemery un grand nombre de recherches sur la nature du fer, sa production, ses principes, plusieurs détonations chymiques, l’étiops martial, autrement nommé la poudre noire ; enfin l’arbre de Mars composé avec de la limaille de fer par la dissolution du nitre. L’Auteur fit présent de cette composition à l’Académie des Sciences, & elle eut soin de la placer sous les yeux du Czar Pierre le Grand, lorsque ce Prince eut la curiosité louable d’assister à l’une de ses assemblées.

On fait que la Chymie est une branche de la Physique expérimentale, & cette Physique était restée jusqu’alors à son berceau. La Chymie ne pouvait donc avoir encore de théorie certaine. On avait voulu former cette théorie avant que d’avoir fait assez d’expériences, avant que d’avoir sous les yeux un assez grand nombre de faits dont on pût faire la comparaison & tirer les résultats. On expliquait tout par le jeu des acides & des alkalis. On y substitua ensuite les cinq principes de Paracelse, qui sont l’huile & le soufre, l’esprit & le mercure, le sel, la terre & le flegme. Telle était la doctrine des Glazer, des Lemort, des Lefevre, des Lemery, Ce ne fut qu’en 1712 que M. Geoffroi, de l’Académie des Sciences, fit succéder le jour à ces épaisses ténebres. Il reconnut que tous les effets chymiques s’opéraient constamment suivant les loix de rapport, ou d’affinité entre les différentes substances que la Chymie met en action. De-là, il vit éclore une théorie lumineuse dont il donna le détail dans une table où les caracteres qui représentent les substances, sont inscrits dans le même rapport qu’elles ont entre elles. Cette clef une fois donnée, la Chymie s’est avancée à grands pas vers la perfection. On s’est servi des rapports connus pour chercher ceux qui ne l’étaient pas encore, & le raisonnement appuyé de l’expérience, a pénétré dans les secrets les plus cachés de la nature.

Le goût pour cette Science, qui est le flambeau de tant d’autres, semblait s’être ralenti après la mort de M. Geoffroi. Mais M. Rouelle, par le succès de ses cours publics, lui a rendu toute son activité.

M. Macquer, de l’Académie des Sciences, a donné un nouvel éclat à la Chymie par ses travaux sagement conçus & exécutés. C’est lui qui, en quelque sorte, l’a affermie dans sa marche en fixant ses principes, en donnant une théorie lumineuse qui embrasse toutes ses parties, en généralisant ses vues & simplifiant & dirigeant ses recherches & son application. Ses Elémens théoriques & pratiques, & son Dictionnaire de Chymie, sont comme le Code des Loix de cette Science.

M. Beaumé a aussi beaucoup contribué aux progrès de la Chymie dans ce siecle. On connaît la diversité & la clarté de ses expériences. Il n’avance rien qu’il ne le démontre. Il sait que dans la Chymie il faut moins raisonner qu’agir, & que cette Science est comme la Géométrie où tout doit être appuyé sur la démonstration. Sa belle découverte des causes du refroidissement par l’évaporation des liqueurs, son Traité de l’Ether, son Manuel de Chymie, ses Elémens de Pharmacie, ses articles du Dictionnaire des Arts & Métiers, ses Mémoires Académiques, le mettent au rang de nos plus grands Chymistes, & de nos Ecrivains les plus utiles.

Nous devons à M. de Réaumur les premieres notions pour fabriquer en France une porcelaine égale à celle des Chinois. Cet habile Physicien découvrit que la porcelaine de la Chine était une combinaison de deux substances dont l’une était vitrifiable & l’autre ne l’était pas. C’est ce qu’on nomme à la Chine le Ka-o-lin & le Pé-tun-tsi. M. Guetard, avec les secours de feu Mgr. le Duc d’Orléans, parvint à mieux connaître encore la nature & les propriétés de ces deux substances. Mais ce qui nous intéresse encore davantage, c’est qu’il nous fit voir qu’elles existaient parmi nous. Il en rapporta de plusieurs Provinces de France. On fit des essais, & la porcelaine composée avec ces matieres prises dans notre sol, acquit la même beauté, soutint les mêmes épreuves que la porcelaine apportée de la Chine.

Un homme également distingué par ses lumieres & par sa naissance(a) nous a fait part de la même découverte qu’il paraît ne devoir qu’à son génie & à ses propres recherches.

C’est aussi à M. Poissonnier, Médecin Français, & notre contemporain, qu’on est redevable d’une invention desirée depuis si long-tems ; celle de dessaler l’eau de la mer. De quel secours une telle découverte n’est-elle pas au commerce & aux navigateurs ? C’est une facilité de plus pour l’un, & un danger de moins pour les autres.

Les différentes traductions de Livres Allemands dont le savant Baron d’Holbac a enrichi notre Langue, fournissent à la Chymie de puissans secours. Elle en tire beaucoup aussi des travaux de MM. Bourdelin, Malmin, Bares, Rucy, Cadet, & d’une foule d’autres habiles Chymistes. Ils contribuent, chacun pour leur part, à donner à cette Science une vogue, un éclat qui en font connaître le mérite & l’utilité. Ni l’un ni l’autre ne peuvent plus être mis en problême. C’est la Chymie qui répand la lumiere dans la Physique, dans l’Histoire naturelle, dans les Arts, dans les Manufactures, &c. Elle est à tous ces différens objets ce qu’est à elle-même le feu, premier agent de tous ses procédés.

Physique et Anatomie.

n-26 U ne des plus tardives connaissances de l’homme a été celle de sa propre construction. Les recherches de l’antiquité sur l’Anatomie, ne hâterent que bien lentement ses progrès. Ceux dont elle fut redevable à Gallien, n’eurent pas même le pouvoir d’exciter l’émulation de ses successeurs. On cessa, en quelque sorte, de s’en occuper jusques vers le milieu du seizieme siecle. Alors quelques Médecins de Paris travaillerent avec succès au rétablissement de cette Science. Tels furent les Gontier Andernac, les Charles Etienne, les Jacques Sylvius. Le dernier imagina les noms & découvrit la propriété de la plûpart des muscles, des arteres, des veines & des nerfs. Il comptait parmi ses disciples des hommes de toutes les nations de l’Europe. Deux d’entre eux, les célebres Fallope & Vesale, y répandirent les connaissances qu’ils tenaient de leur Maître, & ajouterent beaucoup à ses découvertes. Mais on doit à l’Italien Asellius celle des veines lactées, & à l’Anglais Harvei celle de la circulation du sang. Cette derniere découverte fut vivement combattue, comme il arrive à toutes les vérités de l’être dans leur origine.

Malgré tous ces progrès, il en restait encore beaucoup à faire. On connaissait les principaux ressorts de la machine ; mais il en existe une infinité d’autres, tous extrêmement déliés, qu’on était bien éloignés de connaître. On regardait simplement la substance des principaux visceres comme une masse formée par une coagulation de liqueurs. Les petits organes qui en dérivent & qui président aux fonctions les plus secretes du corps humain, n’étaient ni apperçus, ni même soupçonnés.

Les erreurs de l’Ecole s’opposaient encore aux progrès de la Physique animale, & en particulier aux conséquences qui pouvaient résulter d’une découverte aussi utile que l’était celle de la circulation du sang. La découverte des veines lactées devint elle-même inutile jusqu’à celle du réservoir du chyle faite sous le regne de Louis XIV par Jean Pecquet. Il dissipa toutes les fausses idées qu’on avait sur l’usage du foie, sur le changement du chyle en sang, & démontra, à cet égard, le vrai procédé de la nature.

Ses leçons & son exemple influerent sur les autres Médecins de l’Europe. Bartholin, à Basle, découvrit les vaisseaux lymphatiques & la route qu’ils suivent dans presque toutes les parties du corps humain. A Rome, le célebre Malpighi développa la substance des visceres. Il indiqua, à l’aide du microscope, tous les petits organes, ou composans dont la nature semblait vouloir se réserver le secret à elle seule.

A ces découvertes près, la plûpart des autres parties de l’Anatomie n’ont été perfectionnées qu’en France. La protection du feu Roi y contribua. On amena par son ordre, dans ses Etats, les animaux les plus rares de toutes les parties du monde. On en fit des dissections, & elles fournirent aux Médecins Français tous les moyens de cultiver l’Anatomie comparée. Il en résulta des lumieres inconnues jusqu’alors. On donna de l’ordre & de l’enchaînement à toutes les parties de la Science Anatomique. Elle commença à former un tout, au lieu qu’elle ne formait auparavant qu’une certaine quantité de lambeaux épars. Jean Riolan le fils se distingua par le netteté qu’il mit dans ses ouvrages sur cette matiere. M. de Vieussens, Auteur de la Névrographie universelle, mit l’Anatomie du cerveau & des nerfs dans un jour tout nouveau & qui ne laisse place à aucune obscurité. Du Vernei & Littre perfectionnerent l’Ostéologie, la Myologie, & toutes les autres parties qui ne l’étaient pas encore. C’est, sur-tout, au premier que la Physique du corps humain doit toutes les lumieres qu’il répandait dans ses leçons, & qu’il avait puisées dans le livre de la nature.

Feu M. Pourfour du Petit, donna en 1710 un nouveau systême du cerveau qui a pour objet l’entrelacement de plusieurs nerfs ou filets médullaires qui partent de la moëlle allongée & qui passent obliquement de l’épaisseur de l’une de ses portions latérales dans l’épaisseur de l’autre portion. Ce systême fut accueilli & valut à l’Auteur une place à l’Académie des Sciences.

Tant de découvertes facilitaient aux Anatomistes de notre tems, les moyens de donner un corps complet d’Anatomie. C’est ce qu’effectua en 1732 feu M. Winslou, dans un ouvrage qui a pour titre Exposition anatomique de la structure du corps humain. Il fit usage de ce qu’on savait sur cette matiere en homme qui aurait pu le découvrir lui-même, & il fit de son chef plus d’une découverte. Quelques années après M. Lieutaud, aussi de l’Académie des Sciences, donna ses Essais Anatomiques ; essais qui renferment l’histoire exacte de toutes les parties qui composent le corps humain. Cet ouvrage peut faire le pendant du premier. Il donne plus au récit, & l’autre plus à la description. Tous deux ont leur utilité particuliere & sont également consultés. On doit aussi à M. Lieutaud des Elémens de Physiologie adaptés aux principes de la Physique expérimentale.

M. Ferrin, dans ses leçons, a fait part de ses profondes lumieres à une foule de disciples destinés à les reproduire.

M. Senac, premier Médecin du Roi, en mettant au jour l’Anatomie d’Heister, y joignit lui-même d’utiles remarques sur les parties du corps humain. Son Traité de la structure du cœur, de son action & de ses maladies, est un de ses ouvrages où l’on admire à la fois la pénétration du Philosophe & la sagacité du Physicien. M. Helvétius, son prédécesseur, avait donné des éclaircissemens sur la maniere dont l’air agit sur les poulmons ; autre matiere non moins délicate à traiter.

L’économie animale a fourni à M. Quesnai le fond d’un Traité qu’il qualifie modestement d’Essai. Il est vrai qu’il entrera toujours dans ces matieres certaines parties de Métaphysique susceptibles de plus d’une interprétation.

Il serait encore plus essentiel de prévenir les maladies que de les guérir. Tel est l’objet que se propose M. Lorry dans son Traité des Alimens. D’ailleurs, on ne peut douter que la perfection de l’Anatomie ne facilite les progrès de la Médecine spéculative. C’est ce qu’ont prouvé les succès des du Moulin, des Silva ; c’est ce que prouvent encore les Vernage, les Bouvard, les la Sône, les Petit, les Morand, les Tronchin & tant d’autres Médecins de nos jours, qui dans tous leurs traitemens ont toujours paru avoir tiré de la nature l’aveu tacite de ses besoins.

On peut encore moins douter des progrès de la Chirurgie parmi nous. Rien de conjectural dans cet Art. Ses succès gissent en preuves, & ces preuves sont toujours palpables. Personne, je pense, ne mettra en problême la supériorité des Chirurgiens de notre siecle sur ceux du précédent. Quel homme que le célebre Petit dont un de ses plus habiles disciples a fait l’éloge ! Celui de M. Morand est inséparable de son nom même. Il nous rappelle de profondes lumieres jointes à l’expérience la plus consommée. Son Traité de la taille au haut appareil & son Recueil d’observations sur la pierre, en seront de solides monumens. On attend de M. Tenon un ouvrage qui confirmera nécessairement à quel point il réunit la théorie de son Art à la plus exacte pratique. M. Louis a déja multiplié cette double preuve & par d’heureuses cures & par des ouvrages marqués au coin d’une sagacité singuliere. Il a consigné toute la théorie de l’Art chirurgical dans un ouvrage qui les renferme tous. Il a su réunir la Philosophie à la Physique dans son explication des effets de l’électricité sur l’économie animale ; dans ses Lettres sur la certitude de la mort ; dans sa Dissertation sur les noyés ; dans une autre sur les maladies héréditaires ; dans celle, enfin, où il cherche à expliquer l’union de l’ame avec le corps : toutes matieres piquantes par elles-mêmes, & non moins intéressantes pour l’humanité.

Quelques autres, qui ont également écrit, tel que M. Verdier qui abrégea l’Anatomie, & M. Suë qui la mit à la portée du Peintre & du Sculpteur ; d’autres qui se sont uniquement livrés à pratiquer leur Art, tels que MM. de la Martiniere, Andouillé, Pybrac, Foubert, &c, contribuent, non moins utilement, à le soutenir. Jamais, peut-être, l’humanité ne fut exposée à plus d’accidens ; mais il faut le dire, jamais les secours ne furent ni aussi multipliés, ni aussi efficaces.

La Physique, dans presque toutes ses parties, a fait depuis peu des progrès sensibles. J’en citerai, pour exemple, l’électricité, branche de Physique absolument ignorée de nos peres. On connaît, à cet égard, les travaux & les expériences de M. l’Abbé Nollet. MM. De Lor & d’Alibert ont découvert les premiers qu’un nuage, chargé d’un tonnerre, électrise une barre exposée à l’air, si elle est suspendue sur des cordons de soie & armée d’une pointe de fer.

Quelques Physiciens Anglais s’apperçurent avant les nôtres qu’une barre de fer s’aimante, lorsqu’après l’avoir située dans la direction du courant magnétique, c’est-à-dire de l’aiguille aimantée, on la frotte toujours dans le même sens. Ils cachaient avec soin cette découverte. M. Antheaume la fit encore sans leur secours. Il fut le premier qui nous fit connaître l’aiman sans aiman.

On doit à M. de Réaumur la perfection du Thermometre. Avant lui il n’y avait point de principes de graduation. C’est ce même Physicien qui a trouvé un moyen fort ingénieux pour faire éclore & élever des poulets, sans le secours des soins maternels.

On a vu le P. Castel imaginer un clavecin oculaire. Il est vrai que lui seul parut en distinguer l’harmonie.

La glace a fourni à M. de Mairan la matiere d’un excellent ouvrage & quelques découvertes. On en doit dire autant de ce qu’il a écrit sur l’aurore boréale, & de ses curieux Mémoires sur les réfractions. Il explique, avec beaucoup de probabilité, la cause des réfractions de la lumiere. En un mot, la Physique est regardée comme l’interprête véritable du Livre de la Nature, & c’est dans nos jours qu’elle a donné le plus de clarté à ses interprétations.

Les Journaux.

n-27 L es Journaux sont devenus une branche essentielle de notre Littérature. Peut-être cette branche a-t-elle produit trop de rejettons : peut-être les Journaux se sont-ils multipliés à l’excès. Il n’en résulte souvent qu’une plus grande contrariété d’opinions ; mais les abus d’un genre ne doivent point pour cela le faire proscrire. Il faut conserver le genre & rectifier les abus. C’est parmi nous que les Journaux littéraires ont pris naissance. Ils ne remontent pas plus haut que le dernier siecle, & dès ce tems-là même ils furent portés à leur perfection. La République des Lettres de Baile en sera une preuve toujours subsistante. Baile, dira-t-on, n’écrivit point en France. D’accord, mais il écrivit en Français, & honora sa Patrie par ses ouvrages, comme Sertorius honorait la sienne par ses exploits, même en combattant contre elle. Parmi nous, le Journal des Savans, le plus ancien de tous les Journaux, avait très bien réussi entre les mains de M. de Salo son inventeur. Il parut décheoir lorsqu’il fut dirigé par d’autres. Il ne reprit même faveur que par intervalles. C’est aujourd’hui l’ouvrage d’une société de Savans choisis ; c’est un Journal également estimable & par l’impartialité qui y regne, & par les lumières solides qu’on y puise.

D’autres Journaux, tel en particulier que celui de Trévoux, ayant, à-peu-près, le même but que le premier, ont eu, à-peu-près, la même réussite. Le Journal de Trévoux, devenu celui des Beaux Arts, est maintenant dirigé par M. l’Abbé Aubert. Un Auteur qui a fait lui-même de bons ouvrages, pourrait-il ne pas bien juger de ceux d’autrui ?

Le Journal Encyclopédique embrasse encore plus d’objets comme son titre l’annonce, & l’exécution a toujours paru répondre au titre.

Il est une sorte de Journal très-accrédité de nos jours. Ce sont de ces feuilles périodiques où l’on s’épargne une rigoureuse analyse des ouvrages trop sérieux & trop abstraits, où ces sortes d’écrits ne sont guère qu’appréciés & jugés, mais où l’on décompose d’une maniere piquante & légere les ouvrages de littérature & de goût : ces feuilles, enfin, où la critique emprunte l’enjouement de la satire & le sel de l’Epigramme. L’Abbé des Fontaines fut l’inventeur de cette forme de Journal, & ses feuilles en sont, à quelques égards, le modele. Il est instruit, écrit purement & discute avec sagacité. Son successeur (M. Freron) l’égale dans cette partie & le surpasse dans beaucoup d’autres. Il réunit à un tact plus fin, plus délicat, une expression plus saillante & plus vive. On ne peut écrire avec plus d’agrément, de délicatesse & de légéreté. Les traits qu’il lance sont presque toujours des éclairs imprévus, & les Auteurs sur qui ils tombent s’en divertiraient eux-mêmes, si jamais Auteur attaqué pouvait entendre raillerie.

M. l’Abbé de la Porte se rendit célebre dans le même genre, & c’est avec regret que le public l’a vu y renoncer.

Il existe encore d’autres Journaux plus bornés par leur étendue ; mais qui joignent l’agrément & l’utilité à la prompte expédition. Tel est l’Avant-Coureur, telles sont les Affiches de Province. On regrette, en lisant cette feuille, que la profonde littérature de M. de Querlon n’ait pas une carriere plus vaste pour se produire.

On s’accoutume trop aisément à croire qu’un Journal est un ouvrage facile, & même n’est pas un ouvrage. Il exige des connaissances plus étendues qu’aucune autre partie de la Littérature. Il exige un esprit méthodique, puisqu’il faut souvent donner de l’ordre à tel écrit qui en manque. Il exige, enfin, le talent d’écrire, sans lequel on ne serait point lu, & le talent plus difficile encore de bien juger, sans lequel on verrait bientôt déserter son tribunal.

Il faut ajouter à la classe des grands Journaux un ouvrage unique dans son objet & dans sa forme. C’est le Mercure de France. Il ne fut d’abord qu’un simple Journal historique, destiné à rendre compte des événemens politiques & militaires du regne de Louis XIV. On y joignit quelques Madrigaux, quelques vers légers ; il devint le Mercure Galant. C’est sous ce titre qu’il fut dirigé successivement par du Fresni & de Visé. Ce dernier Auteur lui fit embrasser plus d’objets. On y fit encore quelques nouvelles additions, & il devint le Mercure de France. Le Roi daigna en accepter la dédicace & l’a toujours depuis honoré de sa protection. Ce Journal s’est fortifié en vieillissant. Il n’est aujourd’hui aucun objet dans la Littérature, les Arts, les Sciences, l’Industrie même, qui n’y entre, ou ne puisse y entrer. Toutes les productions de l’esprit humain, celles de goût, d’utilité & même de caprice, y sont indiquées & appréciées. Mais ce qui le distingue particulièrement de tous les Journaux de l’Europe, c’est cette foule de morceaux ingénieux, piquans & variés dont il est devenu le dépôt. On peut le regarder comme celui des productions du génie Français. Tout ne peut pas y être de la même force ; mais on y trouve tout ce qui échappe de plus agréable à nos meilleurs Ecrivains. Nulle autre Nation n’a formé une pareille entreprise : nulle autre, peut-être, ne serait en état de la soutenir. Ajoutons que ce Journal est devenu le patrimoine des gens de Lettres. Ils en sont redevables au sage Ministre(a) qui préside à la manutention de cet ouvrage. Il a puisé dans le produit même du fruit des talens de nouveaux moyens pour les encourager.

La Peinture.

n-28 C e fut, dit-on, l’Amour qui inventa le Dessein, & par conséquent l’Art de peindre. Une telle découverte dut lui être plus d’une fois utile. On vante beaucoup les progrès des Grecs dans cet Art ; mais il ne nous en reste pas plus de monumens que de leur Musique, aussi peu connue & non moins vantée aujourd’hui. Il est vrai que leurs belles statues déposent en faveur de leurs tableaux. Il est également vrai que certains morceaux trouvés à Herculanum, prouvent que la Peinture était en vigueur chez les Romains, quoique ceux-ci passent pour avoir été, sur ce point, très-inférieurs aux Grecs. Cet Art s’éteignit comme les autres en Italie ; il n’y reparut que dans le quinzieme siecle sous les auspices de Léon X, & par les efforts de Michel Ange & de Raphael. On vit, dans ce même tems, Maître le Roux & le Primatice, tous deux Italiens, passer en France pour y peindre la Gallerie de Fontainebleau ; travail qui caractérise un peu trop la renaissance de l’Art. Celui-ci languit parmi nous jusqu’au regne de Louis XIII. Alors on vit paraître le Vouet qui, sans atteindre au sublime de l’Art, en indiqua souvent la route. Sa principale gloire, cependant, est d’avoir eu le Sueur pour éleve. Mais le Sueur n’eut de véritable Maître que son génie. Il lui dut tous ses succès & ne dut rien à l’imitation. Jamais il ne sortit de cette Capitale où les bons modeles étaient alors si rares. Il fut le Raphael de la France & aurait pu l’être de l’Italie.

Dans le même tems, un autre Artiste Français enrichissait & étonnait Rome par des chefs-d’œuvres multipliés. C’est le sage, le savant Poussin. L’érudition caractérise tous ses ouvrages : tous sont remarquables par la correction du dessein, & la noblesse de la composition. Son goût pour les antiques lui en fit souvent préférer l’imitation à celle de la nature. On reconnaît dans les figures de ses tableaux les statues qui lui ont servi de modeles. Il ne paraît avoir copié la nature que dans ses paysages. Mais il regne dans toutes ses productions un goût austere qui distingue son génie. Il faut aussi l’avouer ; ce grand Artiste sacrifie un peu trop le coloris aux autres parties de son Art. La couleur n’est pas moins nécessaire à la Peinture que le chant ne l’est à la Musique.

Entre ces deux hommes célebres il faut placer le Brun qui les estima & les craignit tous deux, & qui mérita la même distinction de leur part. On connaît la supériorité du génie de cet Artiste. Elle était secondée par le goût, par une sage étude de la nature & de tour ce qu’exige la perfection de l’Art. Il est Poëte & Peintre. Les batailles d’Alexandre, la Galerie de Versailles, une foule d’autres morceaux, annoncent avec quel feu, quelle supériorité il maîtrisait la grande machine. Tout est noble & vrai dans ses ouvrages. Les passions y sont exprimées avec autant de naturel que de force. On voit que le Brun en avait fait une étude particuliere. C’est ce qu’il a prouvé par son Traité de la Physionomie & celui du caractere des Passions. Il consultait aussi les gens de Lettres sur le costume & la poétique : attention louable & digne d’être imitée. Ce n’était pas faute de génie que le Brun avait recours à ces conseils ; c’est qu’il avait assez de génie pour sentir combien ils pouvaient lui être utiles.

Ces trois grands hommes suffiraient seuls pour égaler l’Ecole Française à toutes celles qui ont jamais existé. Mais d’autres Artistes, justement célebres, viennent encore à l’appui de leurs efforts. Mignard, qui fut leur contemporain, fut aussi leur digne émule, & l’emporta même sur eux par la fraîcheur & l’onction du coloris. Moins fier & moins hardi que le dernier dans ses grandes compositions, peut-être moins exact dans le dessein que les deux autres, il eut, toutefois, cet ensemble de talens qui caractérise le grand Peintre. Il semblait qu’aucun genre de Peinture ne lui fût étranger. Il peignait Louis XIV en même tems que la coupole du Val-de-Grace & la superbe Galerie de Saint Cloud. Ce dernier ouvrage est son chef-d’œuvre & en est même un de l’Art.

Ce fut, en particulier, par la fraîcheur & la force du coloris, que le Bourdon se distingua. Il y joignit beaucoup de feu & d’invention ; mais il négligea de finir ses ouvrages. Ils n’en sont pas moins recherchés, & le tems ne lui a rien ôté de sa réputation.

Philippe de Champagne dut la sienne à son dessein correct & à la vérité qui regne dans ses tableaux. Il rend exactement la nature ; mais il est rare qu’il la choisisse.

Le genre de l’Histoire fut soutenu par deux freres célebres, Louis & Bon Boulogne, tous deux grands Dessinateurs & grands Coloristes ; par la Fosse & Jouvenet, tous deux éleves de le Brun. Le premier meilleur Coloriste que le second ; celui-ci plus homme de génie que le premier. Sa maniere est grande & forte, ses tableaux sont pleins de mouvement. Il peint la nature & quelquefois l’exagere ; licence permise dans les grandes compositions. La Fosse, au contraire, peignait ses figures trop courtes, défaut qui ne peut être toléré que dans les bambochades.

Un coloris vrai, tendre & délicat, un goût voluptueux, caractérisent les principaux ouvrages de Santerre. Ceux d’Antoine Coypel se sont remarquer par une heureuse ordonnance, beaucoup de noblesse dans les idées, beaucoup d’expression dans les figures. Son frere puîné & son fils ont hérité de lui la belle ordonnance & l’ont surpassé par la fraîcheur & la vivacité du coloris. Case & Bertin se sont tous deux fait un grand nom dans ce même genre de Peinture. De Troy fils s’y distingua par les plus vastes compositions, par une imagination féconde & un coloris frappant.

Le Moine parut & fixa l’attention des amateurs comme de ses rivaux. On peut l’opposer à tout ce que le dernier siecle offre de plus illustre. Il a toute la volupté de Santerre dans ses tableaux de moyenne grandeur, & toute l’imagination de le Brun dans ses grandes compositions. Il paraît même l’avoir emporté sur ce Peintre dans ce qu’ils ont fait l’un & l’autre pour l’embellissement de Versailles. Bien des connoisseurs donnent la préférence au Salon d’Hercule sur la Galerie. Peut-être serait-il plus juste d’admirer également ces deux chefs-d’œuvres, que de prononcer en faveur de l’un ou de l’autre.

L’éleve de Lemoine, le séduisant Boucher, allie aux grands principes de son Art, une finesse de pensée, un charme d’exécution supérieurs à tous les préceptes. Le neveu & l’éleve de Jouvenet (feu M. Restout) fit passer dans ses ouvrages l’énergie & la grande maniere de son Maître. Carle Vanloo égala tous les grands Peintres du dernier siecle par l’élégance, la pureté du dessein, & les surpassa par le brillant & la fraîcheur du coloris. M. Pierre, son éleve, le surpasse lui-même par l’étendue & la profondeur du génie. Il imagine en Poëte & exécute en Peintre. M. Natoire fait passer, tour-à-tour, dans ses productions la force & la grace. Il manie le crayon avec la plus grande exactitude, & change de pinceau avec la plus extrême facilité. MM. Jaurat & Hallé portent la perfection du dessein à un degré qui étonne. On admire la maniere savante de M. Dumont le Romain. On est enchanté par l’heureuse magie & les belles formes que M. Vien met dans toutes ses productions. Deux jeunes rivaux, MM. Doyen & Deshayes, entrerent, l’un & l’autre, dans la carriere avec une vigueur, un feu qui étonnerent les regards. Le dernier disparut au milieu de sa course ; l’autre poursuit la sienne avec la même ardeur, & semble à chaque pas qu’il fait dans cette arêne, acquérir un nouveau degré de force.

Le début de MM. Fragonard, Saint-André, & de quelques autres, annonce que les plus grandes entreprises ne sont ni au-dessus de leur courage, ni au-dessus de leur talent.

Il est donc vrai que la Peinture du grand genre n’a point perdu son éclat, & c’est tout ce qu’on pouvait faire que de l’y soutenir.

Aux Peintres d’histoire, on peut allier les Peintres de bataille, genre qui exige la même faculté d’imaginer &, peut-être, encore plus d’énergie & de feu dans l’exécution. Parrocol s’y distingua dans le dernier siecle. Son fils l’a surpassé dans le nôtre. Quelle vérité ! quelle chaleur ! On croit voir l’action même que son pinceau n’a fait qu’imiter. Il a trouvé de dignes successeurs dans MM. l’Enfant, & Cassanove. Ce dernier semble être inspiré par le Dieu même des combats, & animé de toute la fureur guerriere qu’il exprime dans ses tableaux.

Le siecle dernier, ni les Ecoles étrangeres n’opposent rien à un Peintre qui fera époque dans notre Ecole Française. On reconnaîtra facilement ici M. Greuze. Il s’est fait un genre & une maniere qui lui sont propres. Tout est vrai dans ses tableaux, tout y est intéressant. Il prend la nature dans une classe qui fournit peu aux exagérations de l’Art. Mais que l’expression qu’il lui donne est touchante ! Elle nous séduit par sa naïveté même. Le Peintre fait plus, il nous instruit en nous séduisant. Presque tous ses tableaux ont un but moral. Tous ont un caractere qui les distingue & qui rentre dans le génie de leur Auteur. Il joint le méchanisme de son Art à toute sa théorie, à toute sa métaphysique. On doute, en voyant ses ouvrages, de ce qui doit l’emporter ou de la pensée, ou de l’exécution.

Au commencement de ce siecle Wateau se distingua dans un genre qui a quelque rapport avec celui-ci. Il a aussi copié la nature ; mais chez lui elle est plus recherchée, &, toutefois, moins intéressante.

Le genre des Marines & du Paysage semblait avoir été perfectionné par Claude le Lorrain. On ne peut mieux saisir & rendre la perspective aërienne, & les effets piquans de la nature ; mais ses grands effets, ces orages, ces tempêtes, ces commotions terribles qu’elle fait éprouver aux élémens confondus, sont exprimés d’une maniere bien supérieure par l’homme de génie, l’Artiste consommé qui parcourt aujourd’hui la même carriere. M. Vernet, dans ses Marines, joint à toute la vérité de son prédécesseur, une force magique, une variété inépuisable. Obligé, par convention, de se conformer au local des lieux qu’il veut peindre, il joint à cette exacte imitation tous les accessoires que le génie peut suggérer. Ici, c’est un beau calme qui laisse à la plaine humide une surface unie ; là, c’est un vent favorable qui enfle les voiles : plus loin, c’est une tempête qui éleve le vaisseau jusqu’aux nues & menace de le plonger au fond de l’abyme. Par-tout, c’est la nature sous l’aspect le plus intéressant qu’elle peut offrir, ou que l’Art peut lui prêter. Il se multiplie également dans ses Paysages. L’agrément des contrastes, l’heureux choix des sites, celui de l’heure du jour, & l’art avec lequel cette heure est indiquée, tout y frappe, tout y séduit. Ses figures, qui semblent n’être que l’accessoire de ses tableaux, formeraient à part des tableaux précieux & finis. Le Lorrain, au contraire, ne posséda jamais cette partie ; c’est ce qui lui faisait dire qu’il vendait le paysage & donnait les figures.

M. Louterbourg traite le Paysage dans la plus grande maniere. Sa touche est forte, son pinceau large, ses sujets sont bien choisis, & ses tableaux d’un effet tranchant & marqué. D’autres Artistes contribuent encore à soutenir ce genre, un des plus agréables de la Peinture.

Celui du Portrait dut beaucoup à Mignard dans le dernier siecle ; mais c’est Rigaud, c’est l’Argiliere qui l’ont perfectionné. Rigaud, sur-tout, est regardé comme le Vandyck de la France. Il fut, comme le Peintre Flamand, celui des Rois, des Grands & des personnages célebres. Il imite parfaitement la ressemblance, & y joint une richesse de composition qui fait regarder ses portraits comme autant de tableaux. Il a eu des successeurs dont le nom peut figurer à côté du sien. On peut même dire que le célebre Latour l’emporte sur lui par l’expression des caracteres & une finesse de tact inimitable. On connaît la vérité du pinceau de feu M. Aved : les graces & la richesse de celui de M. Tocqué ; la magie & le fini de celui de M. Michel Vanloo ; la tendresse & le brillant de celui de M. Drouais. On n’a pas moins admiré M. Greuze dans les portraits qu’il a peints, que dans ses autres compositions. Il s’y montre également Scrutateur & grand Magicien.

J’ai vu des portraits peints par MM. Latainville, Saint-Aubin, Regnaud, qui eussent pu figurer parmi les chefs-d’œuvres de nos Académiciens, & qui faisaient demander pourquoi les noms de leurs Auteurs ne figuraient pas parmi les fastes de l’Académie.

L’art de peindre les animaux, porté très-loin par Desportes, a été de nos jours perfectionné par Oudri. Ce qu’il peint est animé. On dirait qu’il a dérobé à la nature son secret pour la mieux tromper per elle-même.

Cet excellent Artiste n’a point emporté ce secret dans le tombeau. Les succès de M. Bachelier lui sont d’autant plus honorables que ceux d’Oudri les avaient précédés. Ceux de M. Chardin dans un genre analogue au précédent, & dans quelques autres qu’il s’approprie, le font, depuis long-tems, regarder comme un Peintre original, & peut-être, inimitable.

Les oiseaux peints par Mde Vien semblent sortir vivans des mains de la nature. C’est une Grace qui vient d’élever ces colombes pour orner le char de Vénus.

Ce fut l’ingénieux Fontenai qui, vers la fin du dernier siecle, perfectionna l’Art de peindre les fleurs & les fruits. Cet Art n’a point dérogé entre les mains de MM. Bellangé, Prevot & quelques autres. Ils le soutiennent dans son degré de perfection, & c’est tout ce que le talent peut faire de plus en pareil cas.

Les plus beaux monumens d’Architecture sont supérieurement rendus par M. de Machi à qui nous devons la perfection de ce genre de Peinture. Il trouve un digne émule dans M. Robert à qui il n’a encore manqué que le tems de multiplier ses preuves.

M. de la Porte peinte le relief de maniere à faire soupçonner que ses tableaux sont de la vraie Sculpture. Il eût trompé Sarrazin lui-même par la représentation de son fameux Crucifix.

On voit, enfin, dans plusieurs genres de Peinture, nos Artistes se jouer, en quelque sorte, des difficultés de l’Art. Cet Art, en un mot, n’a rien perdu de son existence & s’est étendu à quelques égards. On découvre, en général, dans nos excellens tableaux modernes une intelligence plus marquée du clair obscur, plus d’effet, plus de vie dans les personnages, plus de mouvement dans toute la machine que dans la plûpart des chefs-d’œuvres du dernier siecle. Il a vu la Peinture portée à un degré qui étonne. C’est un dépôt qu’il a confié au nôtre, & celui-ci en fait un digne usage. On fait qu’en pareil cas il n’est guere moins difficile de conserver que d’acquérir.

La Sculpture

n-29 T out nous annonce que la Sculpture a précédé l’invention de la Peinture. On érigeait des Statues aux Dieux & aux grands Personnages long-tems avant que de les peindre. Isis & Osiris, Sémiramis & Ninus avaient leurs simulacres : il n’est question nulle part de leurs portraits. On ne décidera point lequel de ces deux Arts est le moins difficile. Tous deux ont leurs secrets & leur magie ; mais l’un paraît être plus compliqué que l’autre. On a dû entreprendre plus facilement de donner au marbre, à la pierre, une forme humaine, ou imitative de tout autre objet, que de représenter ces mêmes objets sur une surface unie avec le seul secours du dessein & de la couleur. La Sculpture fut d’abord très-grossiere, comme tous les autres Arts dans leur origine. Il fallut bien des siecles pour la perfectionner, & elle ne fut perfectionnée que par les seuls Grecs. Les Romains, leurs vainqueurs dans la carriere des armes, ne les égalerent point dans celle des Arts, & en particulier dans celui-ci. La Sculpture ne fit parmi eux que de faibles progrès. Ils conquirent les plus beaux monumens de la Grece, ils l’en dépouillerent pour en enrichir leur Capitale ; mais le génie des Artistes Grecs ne put y être transféré. Au surplus, ces chefs-d’œuvres ont servi depuis à former le célebre Michel-Ange, le restaurateur de la Sculpture parmi les modernes. Cependant il eut dès-lors un émule, ou plutôt un digne rival en France. C’est Jean Goujon le même à qui nous sommes redevables des belles Sculptures du vieux Louvre, de la Fontaine des Innocens, & de quantité d’autres productions admirées encore après plus de deux siecles.

Le regne de Louis XIV, qui vit renaître tous les Arts, vit aussi la Sculpture sortir du tombeau où le tems l’avait plongée. Jacques Sarafin en fut le restaurateur. Il avait perfectionné ses talens en Italie, & embelli cette contrée par ses ouvrages. On admirera toujours ceux dont il a décoré la France. Nos Temples, nos Palais, recelent une foule de ses chefs-d’œuvres. Il suffira de citer le tombeau de Henri de Bourbon, Prince de Condé, dans l’Eglise des Jésuites ; celui du Cardinal de Bérule dans l’Eglise des Carmélites du Fauxbourg Saint-Jacques ; un grand nombre de Crucifix, genre dans lequel Sarrasin n’a pas eu de rivaux ; les figures colossales qui ornent un des Dômes du Louvre du côté de la cour ; le Groupe de Remus & de Romulus à Versailles. Tout nous prouve que cet Artiste, en entrant dans la carriere, atteignit le but. Il joignit même le talent de peindre à ses rares talens pour la Sculpture, autre avantage qu’il eut de commun avec Michel Ange, le restaurateur de cet Art en Italie, comme Sarasin le fut en France.

Deux freres célebres, François & Michel Anguier, qui parurent un peu plus tard que Sarasin, partagerent avec lui les éloges de l’amateur. On doit à l’aîné, entre autres ouvrages, le tombeau du Cardinal de Bérule dans l’Eglise des Peres de l’Oratoire de la rue Saint-Honoré ; ceux du célebre de Thou & des Ducs de Montmorenci ; le premier à Saint André-des-Arts, & l’autre à Moulins ; l’Autel du Val-de-Grace & la Creche ; le Crucifix du grand Autel de la Sorbonne. Michel Anguier a aussi décoré quelques Temples ; mais on admire, sur-tout, l’Amphitrite placée dans le Parc de Versailles, les deux figures qui accompagnent la Porte Saint-Antoine, & les magnifiques bas-reliefs qui ornent celle de Saint-Denis.

Les chefs-d’œuvres de l’Art se multipliaient avec le nombre des grands Artistes. On vit paraître alors Girardon & le Pujet, deux rivaux illustres, qui tous deux se disputaient la palme, qui tous deux la méritaient, & qui, par cette raison, laissaient en balance le jugement du public. Girardon admirable par la correction du dessein, par le fini du travail, par la noblesse & la beauté de l’ordonnance. Le tombeau du Cardinal de Richelieu, la Statue de Louis XIV à la Place Vendôme, l’Enlévement de Proserpine & les Bains d’Apollon à Versailles ; toutes les productions de son ciseau en sont des preuves multipliées. Rien que de parfait n’est sorti de ses mains. Le Pujet, hardi & profond dans ses idées, noble dans ses caracteres, exact & fier dans le dessein, donne à tous ses ouvrages un ton mâle & décidé. Il anime le marbre & le rend flexible. Tel il paraît dans le Milon de Crotone & dans l’Andromede, morceaux dignes des plus beaux jours de l’antiquité. On dira de Girardon qu’il est au-dessus de toute critique, & du Pujet qu’il est au-dessus de toute imitation.

L’activité que Louis XIV donnait aux Arts, l’emploi qu’il faisait du talent des Artistes, en fit éclore une foule dans tous les genres. On comptera toujours parmi nos excellens Sculpteurs Louis Lerambert, Gilles Guerin, les deux freres Marsy, le Comte, l’Espagnandel. C’est à ces différens Artistes que le Parc de Versailles doit une grande partie des morceaux qui le décorent. Deux autres rivaux, encore plus distingués se mirent sur les rangs. Ce furent les célebres Coysevox & Coustou. Plusieurs Temples, plusieurs Palais, & le plus beau Jardin de l’univers, nous offrent des preuves sans nombre de la supériorité de ces deux Artistes. Le premier se pliait à tous les genres. Il exprimait aussi facilement la naïveté que la noblesse, la force que la grace. Il unissait le goût au génie, & la correction du dessein à la liberté des attitudes. Le second joint à ces différentes preuves une vérité rare, un dessein pur, un choix heureux dans le sujet & dans les moyens, du moëlleux dans les contours & dans les draperies, un génie élevé, propre à tenter & à effectuer les plus grandes entreprises. Tous deux ont transmis à notre siecle ce goût de la belle Sculpture qu’ils avaient si heureusement recueilli & conservé.

Il serait injuste d’oublier ici le Pautre qui a contribué comme eux à l’ornement des Tuileries. Il acheva le Groupe d’Arie & Pœtus, commencé à Rome par Théodon, & il travailla seul au Grouppe d’Enée qui en fait le pendant. Il mérite également notre estime par ses autres ouvrages.

De l’Ecole des Coustou & des Coysevox, sont sortis des Artistes qui ont soutenu l’Art dans toute sa splendeur, si même ils ne l’ont pas augmentée. Le nom de Coustou est encore dignement soutenu aujourd’hui par ses descendans. Le goût même de cet habile Maître s’est retrouvé dans les ouvrages du célebre Bouchardon, le plus exact & le plus grand Dessinateur qu’il y ait peut-être jamais eu. Son mérite, dans ses productions, est de n’avoir pas de défauts. Tout y caractérise l’Artiste consommé. Il joignit même les talens de l’Architecte à ceux du Sculpteur. La Fontaine de Grenelle en fournit la double preuve.

M. Pigale, éleve de cet homme supérieur, ne lui fait pas moins d’honneur que ses propres ouvrages, & était digne d’achever ceux que la mort ne lui permit pas de finir. Il a, comme Bouchardon, cette exactitude sévere qui annonce une étude réfléchie de l’Art & de ses vrais principes. Sa maniere est forte & grande On est frappé du contraste qui regne entre le monument érigé par la Ville de Rheims, & le mausolée du Maréchal de Saxe. La différence du genre l’exigeait ; mais le génie seul peut bien saisir cette différence.

La célébrité de M. le Moine est fondée sur des preuves multipliées de ses rares talens. Jamais Artiste ne fut chargé de plus grandes entreprises, & n’en sortit avec plus de gloire. Il a décoré deux de nos principales Villes des Statues d’un Monarque dont tout Français chérit la personne. Versailles lui doit plusieurs de ses ornemens. Il fait prendre au marbre la figure, & en quelque sorte l’esprit & le caractere de nos grands hommes dans tous les genres. C’est pour eux un second moyen d’arriver à l’immortalité. L’Eglise de Saint Louis du Louvre nous offre encore deux chefs-d’œuvres de son ciseau, l’Annonciation & le Mausolée du Cardinal de Fleuri. Les vrais connaisseurs ont admiré dans chaque figure de ce monument la pureté du dessein, la beauté des formes, la vérité de l’expression, & dans tout l’ouvrage une sagesse convenable au lieu comme au sujet. On a, cependant, osé dire que les figures de ce monument offraient quelque chose de trop gigantesque. On oubliait que la petitesse du local occasionnait cette méprise. Pour se conformer à l’emplacement, il eût fallu rester au-dessous même des proportions naturelles ; défaut réel dans un pareil ouvrage, & qu’un Artiste pénétré des vrais principes ne se permettra jamais.

Raphael eut pour éleve Jules Romain. Un des plus grands services qu’un habile Artiste puisse rendre aux Arts, c’est de transmettre à quelqu’un le dépôt de ses talens. C’est en partie à M. le Moine que nous devons ceux de M. Falconnet, & l’on sait que le disciple est bien digne d’un tel Maître. C’est peu d’animer le marbre, il paraît le faire sentir & penser. Il exprime, avec la même vérité, les sentimens doux & tendres, les affections vives & fortes. Quelle intention, quelle finesse dans les traits & le regard de l’amour ! Quelle énergie, quelle force dans Prométhée ! Quelle sensibilité, quelle ame dans Pygmalion ! Quelle correction, quel fini dans tous ces ouvrages ! Il n’entend pas moins supérieurement la grande machine. L’Eglise de Saint Roch à Paris en offre de précieux monumens. Le Nord va bientôt en offrir d’autres. Le ciseau de cet Artiste y fait revivre les traits de Pierre le Grand sous les yeux & par les ordres d’une Souveraine qui honore dans ce Prince les mêmes vertus qu’on admire en elle.

Un autre Artiste Français, après avoir décore sa Patrie de ses productions, s’est également vu appellé par un autre Souverain du Nord qui, presque avant l’âge de regner, a déjà déployé toutes les qualités du grand Roi(a).

Ces divers exemples feront époque dans l’Histoire de la Sculpture en France. Un pareil hommage est supérieur à tous les éloges. C’est aux Nations à juger les Nations, & il est rare qu’elles portent la déférence au-delà de ce qu’elle doit aller. La préférence qu’elles accordent à nos Artistes sur tous ceux de l’Europe, est donc une marque certaine de leur supériorité.

Au reste, la France elle-même offre souvent au ciseau de ses Phidias l’occasion de s’exercer. Les monumens se multiplient sous nos yeux. Le Mausolée du célebre Curé de Saint Sulpice, met le sceau à toutes les autres preuves que M. Slodtz avait déja données de ses talens. Un autre Artiste du même nom(a) est également célebre par des preuves du même genre. Les nombreuses productions de MM. Adam l’aîné & le jeune, offrent un autre exemple d’une noble rivalité entre deux freres. Il prouve que, dans le partage des talens, la nature n’imite pas toujours certaines coutumes dans le partage inégal des biens.

On a regretté que la mort ait enlevé M. Challe aux autres succès que lui promettaient ses talens. Ceux de MM. Vassé, Caffieri & de quelques autres Artistes qui entrent dans la carriere, nous annoncent que si l’art de la Sculpture est aujourd’hui entiérement perfectionné, ils le soutiendront, du moins, dans cet état de perfection.

On ne prévoit pas, en effet, qu’il puisse être porté plus loin. Il lui manquait, peut-être, un degré d’expression, ou plutôt de mouvement, qui ne lui manque plus aujourd’hui. C’est peu d’imiter la nature dans ses belles proportions ; il faut imiter jusqu’à la vie qu’elle donne à ses ouvrages.

L’Architecture.

n-30 L e premier qui se construisit une cabane fut le premier Architecte. Cet Art dérive de la nécessité ; mais il ne fut compté parmi les beaux Arts, que lorsqu’à l’utilité qui lui est propre, il réunit l’élégance des formes extérieures & la majesté de l’ordonnance. Il ne fut bien connu dans l’antiquité que des Grecs & des Romains. Les monumens gigantesques de l’Egypte étonnaient les regards, & satisfaisaient peu l’esprit. Ils semblaient avoir été construits par des Géans, mais non par des Artistes. La décadence de l’Empire entraîna celle de l’Architecture chez les Romains. Les plus beaux édifices furent détruits par les Vandales, qui firent encore pis ; ce fut d’introduire en Europe leur propre Architecture. Il ne nous en reste que trop de monumens. Cet Art fit quelques progrès sous le regne de François I, & plus encore sous ceux de Henri IV & de Louis XIII ; mais il étoit réservé à Louis XIV de voir l’Architecture déployer toutes ses richesses, & de lui fournir tous les moyens d’en faire usage. Que de monumens élevés à sa gloire, ou par ses ordres ! Il fut, en même-temps, assez heureux pour trouver des Artistes capables de remplir ses grandes idées ; il est rare qu’un tel bonheur manque à tout Prince qui veut se le procurer. François Mansard était déja célebre quand Louis XIV lui fit demander ses desseins pour la principale façade du Louvre. Mansard y travailla, mais il ne put jamais se satisfaire. Il avait ce tourment du génie qui porte sans cesse à chercher le mieux, & à détruire ce qu’on vient d’édifier pour édifier de nouveau. Cette inconstance, très-louable, n’empêcha point Mansard de terminer quantité de beaux ouvrages, parmi lesquels on compte plusieurs chefs-d’œuvres ; tels, entre autres, que l’Eglise du Val-de-Grace, la Chapelle de Fresne, le Portail des Feuillans, l’Hôtel de Carnavalet, le magnifique Château de Maisons, &c. Cet Architecte avait l’imagination féconde, élevée : il était pénétré des vrais principes de son Art, & se permettait peu de licences : privilege auquel tout homme de génie ne doit cependant pas renoncer.

Jules-Hardouin Mansard, son neveu, en usa souvent, & toujours avec succès. Il n’eut pas moins de génie que son oncle ; mais il y joignit plus de luxe, plus de brillant. C’était l’Architecte le plus propre à seconder les vues de Louis XIV ; il avait dans l’imagination un mêlange de galanterie & de magnificence qu’on retrouve dans presque tous ses ouvrages ; témoin Marli & Trianon. Il sçut en même temps y joindre la majesté, comme le prouvent & la partie du Château de Versailles donnant sur les jardins, & la superbe Eglise des Invalides. Il paraît cependant que le génie austère de François Mansard eût encore mieux réussi à caractériser l’intérieur d’un Temple. On eût peut-être dit chez les Anciens, que l’un devait être l’Architecte des Dieux, & l’autre celui des Rois.

Perraut, dont on voulut faire un Médecin, mais que la nature avait fait Architecte, se livra à son goût, & produisit des chefs-d’œuvres. Le superbe frontispice du Louvre est un de ces efforts du génie & de l’art que rien ne peut éclipser. Il annonce au premier coup-d’œil le Palais d’un puissant Monarque : il remplit, il surpasse toute l’idée qu’on a pu se former d’un pareil Edifice. L’accouplement des colonnes, qui produit un si bel effet dans ce Péristile, ne fut jamais connu des Anciens. C’est une de ces innovations heureuses, que le génie seul ose se permettre, & qu’il lui est toujours facile de justifier.

Tout prenait de l’éclat sous le regne de Louis XIV. De simples Portes furent érigées en superbes Arcs de triomphe. Celle de Saint-Denis, bâtie par l’illustre Blondel, Architecte & Maréchal de Camp, égale tout ce que l’antiquité a produit de plus beau dans ce genre. Les Places publiques unirent la régularité à la magnificence. Une foule d’autres monumens concoururent à embellir cette Capitale. Louis XIV aurait pu dire de Paris, ce qu’Auguste disait de Rome : Je l’ai trouvé de briques, & je le laisse de marbre.

Il faut l’avouer ; le dernier siecle vit l’Architecture atteindre au degré de la perfection. Les Ouvrages des Perrauts & des Mansards peuvent balancer tout ce que Rome ancienne & moderne offrit jamais de plus majestueux en Edifices. Il y eut ensuite un moment de repos ; & l’on sçait que dans les beaux Arts l’inaction tend toujours au déclin. Mais l’Architecture vient de reprendre sous nos yeux son activité. De nouveaux monumens s’élèvent dans la Capitale, & cette émulation a passé dans toutes les principales Villes du Royaume. Quelques-unes même ont prévenu l’exemple de la Métropole. On admire, avec justice, les Ouvrages dont M. Soufflot a décoré la Ville de Lyon. Rennes & Bordeaux attirent les regards de l’Etranger & de l’Amateur. La Ville de Rheims, autrefois conquise & embellie par Jules César, ne s’est point bornée à déterrer ses anciens monumens. Elle s’est en quelque sorte renouvellée par des embellissemens de toute espece, & qui ne font pas moins d’honneur à son zèle qu’aux talens de l’Artiste(a) qui en a donné le plan, & qui dirige la conduite de tous ces Ouvrages.

L’Académie d’Architecture semble, depuis quelque temps, avoir pris une nouvelle forme. Ses vues s’étendent, ses principes se rapprochent de la simplicité noble qui convient à la grande Architecture. Elle s’attache & aux regles de convenance & au caractere essentiel à chaque espece de Monument. C’est ce qu’on remarque dans les sujets qu’elle propose, & sur-tout, dans les plans qu’elle couronne chaque année. Le soin que les jeunes Eleves paraissent prendre de se conformer à ces regles, est une preuve de l’impression qu’elles font sur eux & des progrès que l’on doit en attendre On ne sera plus désormais exposé à prendre un Temple pour un Palais, & un Palais pour un Temple. C’est un reproche qu’on peut faire au magnifique Château de Maisons, bâti par François Mansard. Il n’y a pas même jusqu’à l’Orangerie de ce Château qu’on ne soit tenté de prendre pour une Chapelle.

La plûpart de nos Eglises pechent par ce défaut de convenance & de caractère. Rien à l’extérieur n’y imprime ce respect, cet esprit de recueillement si convenable à quiconque est prêt à pénétrer dans un Temple. J’en excepte toutefois le Portail de Saint-Sulpice, Ouvrage majestueux, imposant, mais dont on n’a gueres moins médit que de son célebre Instituteur. Telle est la destinée des plus belles choses & des plus grands hommes. Siecle injuste ! Puissions-nous voir souvent de pareils Pasteurs & de pareils Edifices.

L’Architecte qui a présidé à la construction du Portail de Saint-Roch, paraît lui avoir donné trop peu de consistance & d’élévation. Il ne semble annoncer qu’une Chapelle, tandis qu’il couvre une Eglise aussi considérable par son étendue que remarquable par ses ornemens intérieurs. C’est-là, encore une fois, manquer à ce qu’on nomme le caractere de la chose A ce défaut près, l’Eglise de Saint-Roch est un monument qui honore & le siecle qui l’a vu naître, & le Pasteur qui y préside, & les Artistes qui ont secondé les vues du Pasteur.

La nouvelle Eglise de Sainte Genevieve présente à nos yeux une forme nouvelle, & nous annonce un Temple du premier ordre. A mesure que ce Bâtiment s’élève, la critique baisse la voix. On saura gré à l’Architecte(a) d’avoir osé sortir de la route commune & battue. C’est le privilege du génie.

Le plan de la nouvelle Eglise de la Magdelaine fait desirer aux Connaisseurs qu’il s’effectue. Il ne peut qu’ajouter à la réputation de l’Architecte(a) qui l’a tracé, & qui a déjà donné tant d’autres preuves de ses talens ; telles en particulier que l’Eglise de Panthemont, & les magnifiques travaux ajoutés au Palais-Royal.

On retrouvera dans les principaux édifices de l’Ecole-Militaire le goût de la grande & noble Architecture ; de même qu’on admire dans les deux colonnades de la Place de Louis XV le brillant & le fini qu’exige un édifice de décoration.(b)

Il est d’autres Architectes qui, sans avoir été à même d’élever des édifices considérables, ont prouvé en petit ce qu’ils pouvoient faire en grand. Il ne suffit pas d’avoir les talens & le génie, il faut trouver l’occasion d’en faire usage ; & l’Architecte est de tous les Artistes celui pour qui ces grandes occasions s’offrent le plus rarement. Il y a tel siecle qui aurait pû produire plus d’un Mansard, & qui n’a pas vu éclore un bâtiment d’une certaine étendue. Parmi les Membres dont l’Académie d’Architecture s’honore aujourd’hui, il faut compter, outre Messieurs Gabriel, Soufflot & Content, dont nous venons de parler, M. Moreau, Architecte de la Ville, chargé des plus grandes entreprises, & capable de les effectuer. M. de Vigny, excellent, sur-tout, quant à la distribution & à la décoration intérieure ; M. Dumont, grand décorateur, habile compositeur ; propre à rappeller & à maintenir le goût de l’antiquité. MM. Blondel & Leroi, célebres par leur goût & leurs connoissances ; MM. Louis, Patte & le Noir, dont les talens se sont manifestés par des preuves non équivoques ; tant d’autres que l’Etranger nous envie & cherche à nous enlever. Il fut un temps où la France empruntait à l’Italie des Artistes en tout genre ; aujourd’hui le reste de l’Europe rend le même hommage à la France.

Il est donc vrai que l’Architecture n’est point déchue parmi nous ; il est même prouvé que nos Architectes ont fait des progrès sensibles dans l’art de la distribution intérieure d’un édifice ; partie que leurs prédécesseurs ont peu connue, ou trop négligée. Rendons justice à nos devanciers, mais ne soyons point injustes envers nos contemporains. Cette admiration aveugle pour tout ce qui nous a précédé ; cette indifférence outrée pour tout ce qui s’effectue sous nos yeux, sont seules capables de décourager le génie & les talens. Louis XIV estima ceux du Cavalier Bernin, mais il encouragea ceux de Perraut ; & Perraut traça la colonnade du Louvre.

La Gravure.

n-31 O n a comparé la gravure d’un tableau à la traduction d’un ouvrage ; mais on traduisait longtems avant que de graver. Cet Art fut absolument inconnu aux Anciens. Il n’est même connu des Modernes que depuis un peu plus de trois siecles. En 1460 un Orfevre de Florence en eut les premieres notions & en tenta les premiers essais. Ils pouvaient être comparés à ceux de Dibutade & de sa fille dans l’art de peindre. En peu de tems, néanmoins, la gravure fit beaucoup de progrès en Italie & même en Flandre ; mais apportée en France sous le regne de François I, elle y languit jusqu’au regne de Louis XIII. Alors parurent quelques Artistes Français dont le burin devint justement célebre. Ils furent encore surpassés par quelques-uns de leurs successeurs, les mêmes qui, dans cette partie, illustrerent le regne de Louis le Grand. Tels étaient les Nanteuil, les Melan & les Simoneau pour le Portrait ; Poilly & Edelink pour l’Histoire ; Picart, pour l’Invention ; le Clerc, pour les Monumens. Le fameux Gérard Audran parut être né pour étendre les limites de son Art. Il renta & mit à fin les plus grandes entreprises. La plûpart des planches qu’il a gravées ont l’étendue d’un tableau de moyenne grandeur ; mais les batailles d’Alexandre, d’après le Brun, doivent être regardées comme son chef-d’œuvre. Quelle énergie ! quel dessein ! quelle exactitude ! On a même vu plus d’une fois Audran rectifier le Peintre qu’il imitait. Il employa pour graver ces fameuses batailles un procédé inconnu jusqu’alors. Ce fut de graver à l’eau forte tout ce qui devait faire ombre, & d’achever au burin tout ce qui exigeait plus de fini ; méthode aussi ingénieuse qu’efficace, & presque généralement adoptée aujourd’hui. Gérard Audran eut des freres dignes de porter son nom, un entre autres qui aurait lui-même rendu ce nom célebre. C’est Jean Audran, le même qui a réduit en petit les batailles d’Alexandre, & qui s’est distingué par plusieurs grands morceaux, tels que l’Esther, l’Atalie, le couronnement de la Reine Marie de Médicis. Il réussissait aussi parfaitement à graver le Portrait. Enfin, le nom d’Audran fera époque dans les fastes de la Gravure. Il existe même encore des héritiers de ce nom, & leurs talens ne dérogent point à la loi qu’il leur leur impose. C’est à l’un d’entre eux que nous sommes redevables de ce beau portrait de Louis XV, exécuté en tapisserie ; chef-d’œuvre de l’Art, qui aide à décorer les appartemens du Château de Versailles.

Une foule d’autres Artistes ont contribué & contribuent de nos jours à soutenir la Gravure dans tout son éclat. Les Duchange, les Lépicié, les Dupuis ne laissent rien à desirer dans le plus grand genre de cet Art. On sait avec quelle ame, & quelle délicatesse M. Cars a gravé tant de morceaux intéressans, d’après le célebre le Moine. Quelfini, quelle expression dans Omphale ! On y retrouve l’effet & l’illusion du tableau. MM. Bauvarlet, le Mire, Fessard, Lempereur, Jardinier & quelques autres, nous donnent journellement des preuves de leurs talens rares & consommés. On peut même dire qu’en général nos Graveurs modernes ont plus d’affinité avec les Graces que leurs prédécesseurs. Elles-mêmes semblent conduire le burin de M. Longueil qui, dans les morceaux les plus bornés par leur étendue, produit en nous l’illusion la plus complette.

La Tempête & les Baigneuses du célebre Baléchow, deux morceaux d’un caractere si opposé, suffiraient seules pour immortaliser son talent. M. Aliamet marche avec éclat dans la même route, & a su, quelquefois, allier plus d’un genre dans un seul ouvrage. Sa magnifique estampe, d’après un des meilleurs tableaux de Berghem(a), le place lui-même au rang des premiers Graveurs que la France ait produits.

M. Bas, voué d’abord à Tesnieres, a depuis choisi un Patron encore plus renommé. Aux Fêtes Flamandes, il a fait succéder les vues de nos ports d’après les tableaux de l’immortel Vernet. Ce choix opposé prouve que M. le Bas a dans son génie de puissantes ressources, & ses productions le prouvent encore mieux.

N’envions au siecle dernier ni ses Masson, ni ses Nanteuil. La gravure du portrait se soutient aujourd’hui dans sa perfection. Nos graveurs, dans ce genre, ne le cedent ni pour le nombre, ni pour le talent à ceux du dernier siecle. Il n’a même rien à opposer aux productions de notre célebre Fiquet. Le burin précieux & fini de cet Artiste, semble avoir dérobé au pinceau toutes ses ressources, pour conserver aux grands hommes qu’il nous retrace, l’ame & le génie dont ils furent animés.

C’est le génie même qui dirige le crayon du célebre Cochin. Tout ce qu’il produit renferme un caractere qui le distingue. Finesse & précision dans les contours, expression dans les figures, ensemble dans la composition ; par-tout il déploie une imagination féconde, un tact sûr & délicat, une exécution qui ne laisse rien à reprendre ni à desirer. Il manie le burin avec la même supériorité que le crayon. La gravure n’est plus entre ses mains une copie, c’est une production originale, digne elle-même d’être copiée.

D’autres Artistes se sont uniquement consacrés au Dessein. On remarque dans ceux de M. Gravelot beaucoup de force, d’exactitude & d’érudition. L’héroïque est plutôt son genre que le gracieux. C’est, au contraire, celui de M. Eisen. Son crayon se néglige quelquefois, mais c’est toujours le négligé des Graces. M. de Seve a pris une sorte de milieu entre ces deux Artistes. M. Grendtz a un genre qui lui paraît propre & qu’il fera bien de conserver. D’autres Emules entrent avec succès dans la même carriere. Ce genre est pour la Gravure un supplément de secours & de moyens. Il lui fournit les modeles, que, dans certains cas, le pinceau ne peut lui fournir.

Au reste, l’Art de dessiner ne peut désormais que s’étendre & se fortifier de plus en plus. C’est à quoi contribueront les Ecoles gratuites de Dessein, établies depuis peu par le Roi(a). Elles ont pour objet particulier la perfection de certains Arts méchaniques ; mais les Eleves dont le génie voudra prendre un essor plus élevé, y trouveront le moyen d’essayer leurs forces. L’occasion est ce qui manque le plus aux talens pour se développer. Ce n’est pas la premiere fois que tel, dont on ne voulait faire qu’un Maçon, a trouvé en soi-même de quoi devenir un grand Architecte.

Quant à la Gravure, tout nous annonce que si elle n’a plus rien à acquérir, elle n’est pas, au moins, menacée de rien perdre. On accueille mieux que jamais ses productions, & elle a plus que jamais occasion de les multiplier. Elle fait même aujourd’hui corps avec la Typographie ; c’est peu d’être imprimé, il faut encore être gravé. Quelle ressource immense pour le burin ! Les Livres pourront n’en être pas meilleurs, mais les Graveurs seront employés. De tous les moyens de soutenir un Art, c’est, à coup sûr, le plus efficace.

La Musique instrumentale.

n-32 L ully se plaignait de n’avoir pas d’Orchestre ; c’est qu’il n’existait pas encore de Musique pour les instrumens. Les vingt-quatre Violons de la Musique du Roi passaient, parmi nous, pour l’élite des Musiciens de l’Europe. Lully, dont le premier talent fut de jouer du violon, en forma lui-même une seconde école. On nomma ses Eleves Les Petits Violons. Mais ces Petits l’emporterent sur les Grands. L’Allouette, Colasse, Verdier, Baptiste le pere, Joubert, Marchand, Rebel pere, & Lalande furent tous de cette école. On sçait que la plupart ne se bornerent point à exécuter la musique de leur Maître ; ils en composerent eux-mêmes qu’on exécute encore aujourd’hui. Insensiblement l’Orchestre de l’Opéra s’est fortifié. Ses progrès ont été relatifs à ceux de notre Musique instrumentale. C’est aux grands morceaux d’exécution que nous devons tous nos grands Exécuteurs.

Les sarcasmes lancés contre cet Orchestre par un des Ecrivains qu’il a le mieux servi, ne dérobent rien à son mérite. Il réunit les suffrages de l’Etranger comme ceux du National. On ne peut, en effet, rendre avec plus d’ensemble, de justesse & de précision, les morceaux les plus difficiles & les plus compliqués.

Les Solo sur le violon sont eux-mêmes portés aujourd’hui à un degré qui étonne & qui charme. Ce n’est pas dans le dernier siecle qu’il en faut chercher les premiers modeles. Baptiste, qui parut au commencement de celui-ci, se distingua par un jeu net & intéressant. Guignon le surpassa, & obtint le titre flatteur de Roi des Violons. Les Amateurs sçavent quels services le célebre Leclerc a rendu à notre Musique instrumentale. Ses Sonnates & ses Trio en sont d’admirables monumens. Il nous vengea du mépris des Italiens, en les forçant à lui rendre justice. Ils firent plus, ils adopterent & exécuterent ses ouvrages ; maniere de louer, bien supérieure à toute autre. On sçait que Leclerc porta lui-même l’exécution aussi loin que la composition. Son jeu étoit sage, mais cette sagesse n’avoir rien de timide ; elle provenoit d’un excès de goût plutôt que d’un défaut de hardiesse & de liberté.

On a long-temps applaudi au jeu délicat & raisonné de M. Mondonville, à qui il ne manqua aucun des Lauriers que l’Art musical permet de cueillir.

Un autre Virtuose Français(a) a été puiser en Italie des talens que tout vrai Connaisseur admire. Jamais on ne portera plus loin la finesse du tact & la netteté de l’exécution. Tout, dans son jeu, est du fini le plus précieux & de l’expression la plus marquée. Cet Artiste célebre eût été encore mieux apprécié s’il eût paru quelques années plus tard. Il lui manquoit des auditeurs faits pour l’entendre. Peut-être, au surplus, est-il le premier à qui un échec n’ait pu rien faire perdre de sa réputation.

Celle de M. Gaviniés fut prompte, & s’est constamment soutenue. Il a sçu allier au goût National tout ce que le goût Italien pouvait y joindre de plus piquant. Son jeu est onctueux, brillant, plein d’expression & de sensibilité. Il a dû plaire à toutes les classes d’auditeurs. Cet artiste peut être même envisagé comme le fondateur d’une école nouvelle. Il a formé ses plus habiles successeurs ; & les talens de ses Elèves ne sont guères moins glorieux pour lui que les siens propres.

C’est M. Capron qui occupe aujourd’hui la place d’honneur dans cette carrière ; le Concert spirituel étant la véritable arène où doivent combattre ces sortes d’athlètes. Celui-ci y combat toujours avec avantage. Son jeu libre & précis, dévore toutes les difficultés, ou plutôt rien ne lui paraît difficile. Jamais on ne posséda mieux l’étendue & les ressources d’un instrument qui est lui-même regardé comme supérieur à tous.

D’autres Emules, tels que MM. Le Vachon, Labbé, Canavas, Vaugin, Piffet, Moria, jouissent d’une réputation brillante & méritée. Le premier s’attache moins à nous surprendre qu’à nous toucher, & c’est un genre de succès dont il jouit toutes les fois qu’il se fait entendre.

Je pourrais citer encore ici d’autres noms, s’il était possible de tout citer. J’ai déjà prévenu que mes réticences ne devaient point être prises pour une marque d’exclusion.

Le Violoncel n’a été connu en France que dans ce siecle. Ce fut Baptistin qui nous le fit connaître. Il jouoit de cet instrument avec distinction ; mais il fut bientôt surpassé par le fameux Bertaut, si admirable par l’expression & l’agrément de son jeu. Deux de ses Eleves, MM. du Port & Jannson, ne se bornent point à le prendre pour modèle. Ils ont porté l’exécution beaucoup plus loin, & même à un degré qui ne laisse rien à desirer, ni à espérer de plus.

C’est le célebre Blavet, qui le premier fit entendre sur la flûte ces Sons délicats & voluptueux qui émeuvent l’ame en charmant l’oreille. Les progrès de notre Musique en ont fait faire de nouveaux à cet instrument. C’est ce que le jeu brillant & précis de MM. Faillard & Raux nous fait journellement connaître.

Dangui & Charpentier ont étonné & charmé nos oreilles sur des instrumens par eux-mêmes très-bornés. La Vielle devint intéressante entre les mains du premier, & la Musette perdit son aigreur entre celles du second.

Les Amateurs du Clavessin citeront toujours avec éloge les noms de Clairambaut, de Marchand, des Couperin oncle & neveu, de Daquin, de Dufli, de Balbâtre, &c. Mais la plupart de ces Artistes furent, ou sont encore célebres, par leurs succès sur un instrument plus étendu, & qui exige qu’on réunisse à la théorie & au méchanisme de l’Art, le génie que les regles seules ne peuvent donner.

On voit qu’il s’agit ici de l’Orgue. Il y eut en France, dès le siecle dernier, plus d’un Organiste renommé. Cambert, auteur de la musique du premier Opéra Français, fut Organiste de Saint-Honoré à Paris. Quelque tems après parurent les célebres Couperin & Marchand. On connaît les ouvrages du premier ; ils sont encore exécutés aujourd’hui, & c’est en faire le plus grand éloge. Marchand a peu travaillé ; il n’était pas même, dit-on grand Musicien, mais il étonnait par le brillant de son exécution & les ressources de son génie ; on s’est même accoutumé à le citer comme le plus grand Organiste que la France ait eu. Cette habitude une fois prise, il est rare qu’on y déroge parmi nous, en pareil cas, & c’est presque toujours une injustice.

On en faisait une, sans doute, à Calviere ; tous ceux qui ont pu l’entendre sont forcés d’avouer qu’il réunissait la force à la fécondité du génie. Il en eut aussi les inégalités ; mais lors même qu’il ne flattait pas l’oreille, il étonnait l’esprit par ses savantes combinaisons. Il s’était fait un genre qui ne ressemblait à nul autre & qui faisait regretter qu’aucun autre ne lui ressemblât.

Celui de M. Daquin eut long-tems le même avantage ; il a trouvé depuis des imitateurs, mais sa réputation n’y a rien perdu. Un beau génie, un chant toujours agréable, une parfaite égalité dans les deux mains, une exécution surprenante & soutenue ; tels sont les talens qui distinguent cet Artiste renommé. Il nous charme & nous étonne encore, dans un âge où les plus grands hommes n’ont guères pour eux que le souvenir de leurs anciens succès.

Un nom respecté dans les Arts n’a fait qu’encourager M. Couperin : lui-même aurait suffi pour le rendre célebre. On exécute, on applaudit ses Ouvrages dans les Concerts, & l’on vient en foule applaudir à son exécution brillante & raisonnée sur l’Orgue ; instrument dont il tire un parti si étendu & si varié. Cet Artiste a sçu se faire un genre qui les réunit tous, & qui, par cette raison, doit réunir tous les suffrages.

Il a trouvé un digne rival dans M. Balbâtre. Cet ingénieux Artiste joint à l’exécution la plus pafaite, au tact le plus léger & le plus délicat, un genre qui séduit même ceux qui voudraient le blâmer. Il a dégagé l’Orgue de cette gravité pesante qu’il est bon d’égayer quelquefois. On lui reproche de l’égayer trop souvent, de ne pas consulter assez les regles de convenance. Mais ces regles sont-elles entierement déterminées ? N’est-il plus permis de les étendre ? Les succès de M. Balbâtre me paraissent une très-bonne solution de ce problème.

Les succès de M. le Grand viennent encore à l’appui de cette décision. La mort de Calviere avait fait déserter aux Amateurs de l’Orgue l’Eglise de Saint-Germain-des-Prés. Ils y reviennent en foule applaudir aux talens de son jeune successeur. Le genre de M. le Grand tient de celui de Calviere ; parce que Calviere avait prévu le genre qui nous manquait.

M. Séjan, très-jeune encore, partage aussi l’attention & les suffrages des Connaisseurs. Il nous intéresse & nous séduit. Successeur de deux hommes(a) qui ont eu de la réputation dans leur temps, il a, par lui-même, tout ce qu’il faut pour en mériter une dans le nôtre.

Je ne puis citer ici tous les Artistes de ce genre, qui mériteraient d’y trouver place. J’en omets plusieurs qui jouissent d’une réputation méritée. Mon plan ne me conduit qu’à parler de ceux qui par d’heureuses innovations peuvent avoir contribué aux progrès de l’Art. N’attendons de progrès, dans quelque Art que ce puisse être, que de la part de ceux qui ne le croyent pas arrivé à son terme.

La Déclamation.

n-33 Lart de déclamer fait partie de l’Art Dramatique ; il acheve l’ouvrage du Poëte. On a beaucoup écrit sur la Déclamation, & la Poësie elle-même vient d’en consacrer les préceptes. Ils ne sont pas les mêmes que chez les Grecs. Parmi eux, la Déclamation était un chant noté avec accompagnement : c’est aujourd’hui l’art de rendre avec noblesse, avec ame, des idées sublimes & touchantes. Cet Art n’admet dans le tragique ni l’extrême amphase, ni l’extrême familiarité. Il saisit dans le comique le naturel & le ton propre au caractere de chaque personnage. Dans le dernier siecle on notait encore le Dialogue de la Tragédie. C’est ainsi que Racine parvint à former la célebre Chammeslé. Cette anecdote prouve, au moins, qu’il y avait beaucoup de chant dans cette espece de Déclamation : défaut que la seule habitude peut rendre supportable. Il fut porté encore plus loin par la Demoiselle Duclos, applaudie avec enthousiasme durant quarante ans. Ce n’était pas vouloir qu’elle se rectifiât. Enfin, un Acteur dont on parle encore avec éloge, réforma, pour sa part, cet usage monotone. C’est le fameux Baron. Il joignit à beaucoup de noblesse dans le jeu théatral, beaucoup de naturel dans le débit ; mais il donnait rarement aux passions fortes tout l’essor, toute la véhémence dont elles sont susceptibles. C’était un Roi qui représentait toujours.

Beaubourg, qui lui succéda, prit une autre route. Il fit usage d’une déclamation fastueuse & cadencée : c’étaient de beaux sons, mais rien n’était exprimé.

Tandis que la retraite de Baron laissait le champ libre à ces Psalmodistes, Adrienne le Couvreur parut. Elle ramena le ton de Melpomene au niveau de la nature, c’est-à-dire, de la nature embellie. Elle émut, elle toucha ; mais plus décente que tragique, elle ne connut point ces grands mouvemens, cet heureux abandon, ces traits subits qui partent de l’ame, & qui font disparaître l’Acteur, pour ne laisser voir que le Personnage. On pleurait ; mais on n’était ni effrayé, ni transporté.

C’est à l’Actrice, qui la premiere nous a fait frémir des périls d’Egiste & de ses propres inquiétudes, que nous sommes redevables d’une heureuse révolution dans l’action théatrale. Mademoiselle Dumesnil, jouant pour la premiere fois le rôle de Mérope, franchit tout-à-coup, & comme par inspiration, les entraves de l’usage. On la vit courir sur la scène & serrer son fils dans ses bras, avec la tendresse, l’emportement d’une mere qui veut le soustraire à la mort. Avant elle, on n’eût vu dans Mérope qu’une Reine qui se respecte, qui marche en cadence, lorsqu’il faudrait se précipiter, & qui sacrifie à de fausses routines de l’Art l’exacte imitation de la nature.

Peut-être l’Art fut-il quelquefois trop négligé par Mlle Dumesnil. Elle joua toujours de génie ; & le génie livré à lui-même, est sujet aux inégalités : mais les traits qu’il enfante frappent l’esprit comme l’éclair frappe les yeux. Le jeu de cette Actrice laisse peu de place à la réflexion ; il part de l’enthousiasme, & se fait applaudir de même.

Une autre Actrice(a) n’imita en rien la précédente ; cependant elle lui disputa bien des suffrages. On applaudissait en elle & les graces du jeu & le charme de l’organe. Cet organe enchanteur parut la séduire elle-même quelque tems. Elle fit d’abord presque revivre l’ancien goût de déclamation musicale ; mais elle se rectifia, & en se rapprochant de la nature, elle atteignit le sublime de l’Art.

De nouvelles Actrices se forment sous nos yeux d’après ces deux grands modeles. Nous applaudissons journellement à leurs progrès. L’une (Mlle du Bois) doit tant à la nature qu’il lui reste peu de chose à faire pour completter son ouvrage. L’autre, (Mlle Sainval) doit beaucoup à ses propres efforts. Le début de Mlle Vestris est marqué par des succès que le talent supérieur peut seul obtenir, & sur-tout, rendre aussi constans.

D’autre part, envisageons les sujets qui ont remplacé les Baron & les Beaubourg. On vante encore les talens & la figure du séduisant Dufresne. Son aspect seul eût suffi pour intéresser, & il y joignit presque toutes les ressources de l’Art. Son jeu fut noble & animé. Il paraît, cependant, n’avoir jamais atteint ni le degré d’énergie, ni l’action vraiment théatrale que met dans les mêmes rôles, & dans de plus modernes, l’Acteur(a) qui nous a consolés de sa perte. Jamais on ne posséda mieux le local du théatre, l’art de remplir la scène & d’attirer à soi l’attention du spectateur. Nous avons vu, nous voyons encore les rôles de Peres & de Rois rendus avec toute la noblesse & l’intérêt dont ils sont susceptibles.(b)

Le genre comique a, comme la Tragédie, son genre de déclamation. Elle s’éloigne peu du ton de la conversation ordinaire ; mais elle exige des nuances fines & variées ; nuances que le vrai talent peut seul bien saisir & bien rendre. Jusqu’à quel point ce genre fut-il porté par les sujets du dernier siecle ? C’est ce qu’on ne peut déterminer. On sait que Baron jouait noblement le haut comique, & Poisson très-agréablement la Farce & les Crispins. Moliere s’était emparé des rôles à Manteau ; mais il était plus grand Poëte qu’excellent Comédien. Salé, quoiqu’ayant d’abord été Capucin, jouait parfaitement les Petits-Maîtres. Quelques Actrices se sont aussi distinguées dans les Amoureuses & les Soubrettes. On a long-tems parlé de la Demoiselle Desmarres ; on en parlerait encore si sa niece inimitable ne l’eût fait oublier. Un Peintre voudrait-il exprimer les traits de Thalie ? Je lui dirais imitez ceux de l’aimable Dangeville. Saisissez bien ce coup d’œil qui réunit la finesse à l’enjouement, qui explique son silence & qui ajoute à ses discours ; mais, ce que votre Art ne saisira point, c’est la variété, c’est la vérité qu’elle met dans son jeu ; c’est cette aptitude à tout exprimer, à tout rendre ; à passer, sans effort, du ton de la Soubrette à celui de la Femme titrée ; en un mot, cet Art de paraître en effet tout ce qu’elle veut être par imitation.

Que ne dirons-nous pas de l’Actrice qui nous fit verser tant de larmes dans Zaïre, & sourire si agréablement dans l’Oracle ? Sa beauté suffisait pour subjuguer son auditoire : le sentiment, le naturel & les graces qu’elle mit dans son expression, rendaient, pour ainsi dire, cette extrême beauté superflue.

Les amateurs du ton naturel & ingénu, des graces naïves & touchantes, ne les ont pas vu disparaître pour long-tems avec Gaussin. Ils les retrouvent dans une jeune Actrice qui, dès son début, captiva tous les suffrages.(a) Deux autres jeunes sujets maintiennent l’agrément & la gaieté des rôles de Soubrette,(b) & Madame Préville jette dans ceux du haut comique toute la noblesse & tout le sentiment qu’ils exigent. Ce nom de Préville ne doit jamais être effacé des annales de la scene. On citera toujours l’Acteur qui le porte comme un modele dans son genre, & même dans plus d’un genre. Quelle gaieté dans les Crispins ! quelle finesse dans les Valets ! & ce qui étonne encore plus chez cet Auteur, quelles entrailles, quel intérêt dans certains rôles de sentiment ! Il nous rappelle ces masques des anciens qui, d’un côté exprimaient la joie, & de l’autre la tristesse.

Les rôles brillans du haut comique n’ont pas été remplis moins avantageusement. On sait avec quel éclat Dufresne jouait celui du Glorieux : avec quels applaudissemens son successeur(a) a paru dans ceux de l’Homme à bonnes fortunes, du Méchant, du Fat puni, & tant d’autres. Quel plaisir M. Belcourt fait encore dans celui du Joueur ; enfin, quel feu, quelle vérité, quelle ame, on remarque dans l’Acteur(b) destiné à le remplacer, & qui sera lui-même si difficilement remplacé.

Il est encore d’autres sujets dont la scene Française peut se faire honneur. On se borne à citer ici ceux qu’un caractere distinctif, réuni aux circonstances, ont mis à portée de faire époque dans un Art si agréable, & non moins difficile. Tout nous atteste qu’il s’est perfectionné dans notre siecle & même de nos jours. Un autre avantage qu’on ne peut disputer à la scene moderne, c’est d’avoir supprimé beaucoup de pratiques ridicules & d’y avoir substitué d’heureuses innovations. Le costume dans les habits & les décorations est mieux observé, le local plus praticable. On a restitué le théatre aux Acteurs ; ils ont eux-mêmes appris à le mieux connaître ; ils en tirent meilleur parti. Il résulte de toutes ces choses plus de vérité dans l’imitation de tels ou tels objets, plus d’ensemble & de vraisemblance dans l’action générale. Tout, enfin, contribue à faire naître l’illusion, tandis qu’auparavant tout contribuoit à la détruire.

Le Chant.

n-34 LArt de chanter est à la Musique vocale ce qu’est la Déclamation à la Poésie dramatique. L’une & l’autre peuvent devoir beaucoup aux talens du Chanteur & de l’Acteur. Cet Art dut ses progrès en France à l’établissement de l’Opéra. Il s’accrut à mesure que notre Musique prenait de nouvelles forces, & peut-être même a-t-il été porté plus loin qu’elle. Il ne paraît pas que du tems de Lully, aucune Actrice, aucun Acteur chantans se soient fort distingués sur la scene. C’est sous les successeurs de ce Musicien, qu’on a vu paraître les plus célebres Actrices, telles que les Rochois, les Antier, les Lemaure. Ces deux premieres durent beaucoup à leur intelligence. La troisieme dut presque tout à la nature ; mais que ne lui devait-elle pas ! N’espérons jamais entendre de plus beaux sons. Il est vrai que l’action théatrale pouvait être plus vive, plus variée, plus énergique. C’est en quoi les Chanteuses de nos jours l’emportent sur celles qui les ont précédées. Mlle Arnoud fut la premiere qui nous prouva que les Graces touchantes ne perdaient rien à s’animer. Mlle Chevalier avait jetté dans les rôles à baguette une force, jusqu’alors peu connue sur la scene lyrique. Elle paraît avoir été encore surpassée par trois Actrices, qui se disputent le prix dans ce même genre(*). Quant au genre léger il a été porté de nos jours aussi loin qu’il peut l’être. Quelle émule entreprendra de surpasser les deux Cantatrices(**) qui réunissent entre elles tous nos suffrages ? Quels sons rapides & brillans ! Le Rossignol n’a pas un gosier aussi flexible ; Arion tira des sons moins doux de sa flûte, lorsqu’il charma le Dauphin qui devait lui sauver la vie.

C’est aussi dans notre siecle qu’ont paru les plus grands Acteurs de la scene lyrique ; les Thevenard, les Muraire, les Chassé, les Jéliotte & leurs successeurs. Au nom seul de Chassé on se représente un Acteur qui a porté son Art jusqu’aux dernieres limites. Les métamorphoses ne lui coûtaient rien : c’était Roland, c’était Tancrede, c’était Hercule. Il tonnait sur la scene, & ne subjuguait pas moins son auditoire par la noblesse & la variété de son jeu, que par la force & la vérité de son expression. L’Acteur qui le remplaça immédiatement(***) parut l’avoir étudié avec fruit. Il anima tous les rôles dont il fut chargé : il prouva qu’il possédait la scene & charma nos oreilles par des sons mâles, toujours justes & pour l’ordinaire flexibles. Cette flexibilité est encore plus frappante dans l’Acteur(*) qui le seconde. Sa voix, quoique basse-taille, a presque la légéreté d’une haute-contre. Mais à ce mot seul chacun se rappelle un de ces sujets rares dans tous les pays, & faits pour plaire à l’Etranger comme au National. C’est indiquer suffisamment le célebre Jéliotte, surnommé le Chanteur Français par excellence. Quel art ! quel goût ! quelle sensibilité ! Il commande à sa voix, comme à l’ame de ceux qui l’écoutent. On désespérait de le remplacer, lorsqu’un nouveau phénomene étonna & rassura les amateurs. On vit arriver du fond d’une de nos Provinces un sujet(**) ignoré de la Capitale, mais qui, bientôt, en fit les délices. A l’organe le plus flexible & le plus étendu, à la qualité de son la plus belle & la plus égale, il joint encore les talens de l’Acteur. Il les acquit si rapidement, qu’à peine on s’apperçut qu’ils lui avaient manqué.

Il est d’autres Chanteurs qu’on applaudit, avec raison, sur notre scene lyrique. Rien ne détruit plus l’émulation que des applaudissemens exclusifs. Au surplus, il s’était introduit dans le Chant Français, & en particulier dans le débit de la scene, une lenteur qui rendait le récitatif presque intolérable. On commence à rectifier cet abus. Le nouveau genre qui s’introduit dans notre Musique achevera aussi de rendre tous nos Chanteurs Musiciens. Il opérera parmi eux la même métamorphose que les symphonies de Rameau produisirent dans notre Orchestre. C’est la difficulté qui occasionne les grands efforts ; & sans efforts, peu de progrès dans quelque genre que ce puisse être.

Scene lyri-comique.

n-35 O n sait combien l’arrivée des Bouffons Italiens dans cette Capitale y fit éclore de disputes littéraires. On lisait les brochures qui les déchiraient, & l’on courait ensuite les applaudir. Leur départ ne mit pas fin à ces dissentions ; mais elles n’empêcherent pas ce nouveau genre de se naturaliser parmi nous. On vit paraître à l’Opéra Comique les Troqueurs ; premiere tentative qui servit de modele & d’encouragement à bien d’autres. Ce qui n’étonna guere moins, ce fut de voir les Acteurs de ce théatre saisir ce nouveau genre avec la même facilité que le Vaudeville. Mais Madame Favart dans la Servante Maîtresse, jouée sur le théatre Italien, causa parmi nous une surprise encore mieux fondée. Elle joua & chanta la Musique de Pergolese, comme si elle-même n’eût jamais quitté l’Italie. Elle ne brilla pas moins dans tous les rôles qui succéderent à celui-ci, & qui tous avaient un caractere particulier. La réunion de l’Opéra Comique au théatre Italien, acheva de mettre en vigueur cette sorte de Drame & de Musique. Le travail du Poëte & du Musicien fut toujours parfaitement secondé par le jeu des Acteurs. On applaudissait, & l’on a regretté avec raison, la tendre Nesselle ; on applaudit encore chaque jour au brillant organe de la Demoiselle la Ruette, à la pittoresque vivacité de la Demoiselle Deschamps, aux accens onctueux de la Demoiselle Mandeville ; au jeu piquant & enfantin de la Demoiselle Beaupré. Les sieurs Caillot & Clerval se disputent & enlevent, chacun à part, nos suffrages dans des rôles plus ou moins opposés. Le sieur la Ruette contribue toujours au succès des siens. Il est d’autres sujets à ce théatre qui jouissent aussi de la faveur du public, & il est à croire que l’agrément du genre permettra difficilement qu’on le néglige.

Celui de la Comédie, trop abandonné aujourd’hui sur ce théatre, en fut autrefois l’unique soutien. Il possede un grand nombre d’excellentes pieces, & a produit, à différentes reprises, des Acteurs distingués. On n’a point encore oublié les rares talens de la Demoiselle Silvia ; ils eussent brillé sur le premier théatre de la Nation. Tout connaisseur en dit autant de ceux du sieur Dehesse, inimitable par un naturel assaisonné, par un flegme vraiment comique ; enfin, par un caractere qui lui est propre & qui fait valoir tout ce qu’il entreprend d’imiter.

On ne me pardonnerait pas d’oublier ici la Demoiselle Catinon, très-digne éleve de la célebre Silvia, & qui joue les rôles de sentiment avec une vérité qui fait honneur à son ame. Le sieur Lejeune se distingue par le naturel de son jeu, & le sieur Carlin par ce je ne sais quoi, souvent au-dessus des qualités les plus susceptibles de détail. Il eût fait rire Héraclite, & ne paraît prendre aucun soin pour exciter le rire. On est séduit, entraîné par son jeu, & l’on s’apperçoit à peine qu’il joue.

C’est ce naturel admirable qui a fait les succès de la touchante Camille, & qui nous rend si sensibles à sa perte. Son jeu fut un sûr interprête pour l’auditeur à qui la Langue Italienne était inconnue.

Ce spectacle, au reste, a éprouvé bien des vicissitudes. Il ne parut pas même d’abord établi sur des fondemens bien solides. Ses moyens se sont accrus avec le tems, & le Public s’en passerait aussi difficilement aujourd’hui, qu’il parut d’abord difficile à l’admettre.

La Danse.

n-36 L a Danse est-elle un Art ? Cette question n’en devient pas une pour tous les Lecteurs. Beaucoup d’entre eux seront pour l’affirmative. On a même vu quelques Ecrivains faire marcher la Danse de niveau avec tous les autres Arts. Elle a, du moins, comme eux, l’avantage d’exprimer & de peindre. Il est vrai qu’elle ne doit pas tout peindre, ni tout exprimer. Il lui faut des passions marquées, des momens choisis, des situations intéressantes. Son partage est le même que celui de la Peinture. Celle-ci ne parle qu’aux yeux ; elle n’a que cette voie pour arriver jusqu’à l’ame. La Danse y joint un autre avantage ; c’est la Musique, sans laquelle il ne peut y avoir de Danse véritable. Ce double moyen tend à la conduire plus rapidement à son but. Ceux qui ne regardent la Danse que comme un amusement très-futile, ignorent, sans doute, que son origine est sacrée. Il faisait partie du culte chez tous les anciens peuples, même chez les Juifs & les premiers Chrétiens. On dansait dans leurs Eglises, comme, on avait dansé dans le Temple de Jérusalem. On a vu aussi la Danse figurer parmi les réglemens de Lycurgue. Il fit de cet exercice une institution politique ; mais ni cette Danse, ni la Danse sacrée des Grecs & des Romains ne contribuerent aux progrès de l’Art. Ce qui est sacré doit être immuable, & dégenere toujours en routine. La Danse, enfin, ne devint un Art que quand on la vit passer du fond des Temples sur le théatre. Athenes eut alors ses Protée & ses Empuse ; Rome ses Pilade, ses Batile & ses Tymele. Ce fut particulierement chez les Romains que la Danse fut portée au plus haut point d’exécution. Elle parvint à former un spectacle complet ; elle embrassa le genre de la Tragédie & de la Comédie. C’était de la Danse en action ; mais l’action théatrale est nécessairement du ressort de la Danse. Tous les Arts s’affaiblirent insensiblement chez les Romains, & celui-ci disparut long-tems avant les autres. On le vit renaître en Italie vers la fin du quinzieme siecle. Il passa en France avec Catherine de Médicis qui, d’ailleurs, ne fit presque rien pour ses progrès. Richelieu lui-même, à qui rien n’était indifférent, fit, à cet égard, d’inutiles efforts. Ceux du Cardinal Mazarin furent plus heureux. Il donna à Louis XIV des fêtes d’un très-bon goût & dont la Danse faisait un des principaux agrémens. De ces fêtes naquirent les grands ballets, où ce Monarque dansa avec une partie de sa Cour. Il y renonça après avoir entendu ces vers du Britannicus de l’illustre Racine. Il y est dit en parlant de Néron :

Il excelle à pousser un char dans la carriere ;
A se montrer en pompe aux derniers des Romains, &c.

Le Poëte n’avait certainement pas dessein d’offenser ni de corriger Louis XIV. Le Monarque ne s’en offensa point, mais il se corrigea de lui-même ; il ne parut plus sur la scene, &, ce qui prouve encore davantage, il n’en aima pas moins l’Auteur de cette leçon.

A ces grands ballets succéderent les Opéra, dont la Danse forme une partie essentielle. On voit, du moins, par le plan de ceux de Quinaut, que telle était son intention ; mais il fut mal secondé par Lully, soit qu’à cet égard le Musicien pensât autrement que le Poëte, soit qu’il crût manquer de sujets pour exécuter. Ainsi la Danse resta dans un état de médiocrité & de langueur. Elle put, il est vrai, allier quelques graces simples ; mais nulle action, nulle vivacité, nul pittoresque. La Danse du dernier siecle était la Statue de Pygmalion ; il lui manquait d’être animée.

C’est à l’illustre Rameau que cet Art doit une partie de ses progrès. Il a causé dans la Danse la même révolution que dans notre Musique. En fortifiant l’une, il a fortifié l’autre. Ce fut pour les Danseurs, même les plus habiles, une nouvelle carriere à parcourir. On assure que la belle Chaconne des Sauvages embarrassa beaucoup le célebre Dupré ; il fallut que Rameau, lui-même, lui traçât l’esquisse de son exécution. Au surplus, on doit regarder ce Danseur comme un des plus grands modeles dans le genre noble. Il devait beaucoup à la nature ; il y joignit les ressources de l’Art. Cependant, il faut l’avouer, on exige plus aujourd’hui qu’il ne donna jamais. Sa Danse n’était point nue ; mais elle paraîtrait un peu trop simple. On veut plus d’essor, plus d’action, plus de variété. Son successeur (M. Vestris) ne s’est point borné à le prendre pour modele : sa Danse est animée, brillante, expressive. Peut-être a-t-il trop sacrifié l’exactitude au pittoresque. Quoi qu’il en soit, l’Art lui devra toujours plusieurs de ses progrès. Le jeune Danseur(*) qui le remplace d’une maniere si avantageuse, achevera, sans doute, l’ouvrage commencé. Nul n’a jamais porté aussi loin le méchanisme de la Danse. La maniere dont il compose annonce qu’il en possede également l’esprit.

Il s’est introduit depuis environ quinze ans à l’Opéra un autre genre de Danse, très-goûté du plus grand nombre des spectateurs & naturellement fait pour l’être. Les grands talens des sieurs Lani & Dauberval étaient d’ailleurs suffisans pour l’accréditer. Je parle de la Danse comique ou de demi-caractere. Ces deux Danseurs l’ont perfectionnée. L’impétueuse & brillante Allard nous plaît autant qu’elle nous étonne. Elle est agréablement secondée par son émule(*). Quelques autres jeunes sujets nous promettent de soutenir ce genre ; mais n’espérons pas qu’il puisse être porté plus loin.

Le genre noble eut aussi des Danseuses d’un talent rare & distingué. L’ancien théatre réclame ses Subligny, ses Guyot, ses Prevost ; mais ce fut la noble & gracieuse Salé qui mérita & réunit tous les suffrages. Elle fixa l’idée qu’on devait avoir de ce genre de danse. La célebre Lany (aujourd’hui Mde Gélin) ne la prit pas pour modele, & mérite, elle-même, d’en servir sur le point de la précision. Les graces piquantes & délicates de Mlle Guimard, séduiront toujours le spectateur. Il applaudit à la Danse exacte & soutenue de la Demoiselle Heinel. Il apperçoit déja dans la jeune & intéressante Gardel ce liant onctueux, ces graces nobles & touchantes que Salé semblait avoir emportées avec elle aux bords de la Tamise. Il applaudit dans quelques autres jeunes émules(*) & leurs talens actuels, & ceux qu’elles promettent d’acquérir.

Je passe ici sous silence bien des sujets qui ne sont placés qu’au second rang, & qui dans tout autre pays, ou sur tout autre théatre, ne trouveraient pas de rivaux.

Au surplus, tout a ses bornes. Aller plus loin c’est passer le but, & la Danse paraît toucher aux dernieres limites que lui a tracé le goût. Elle pourra faire encore des progrès dans l’action théatrale, & devenir plus dramatique. Les sieurs Noverre & Pitrot en ont déja donné d’heureux exemples. On rend justice à l’intelligence & au génie que M. Laval(**) met dans les Ballets qu’il compose. MM. Vestris, Dauberval & Gardel, n’en déployent pas moins dans ceux dont ils enrichissent la scene. La Danse, en un mot, fait aujourd’hui une partie essentielle de l’action dans nos Opéra ; mais craignons qu’elle n’empiéte un peu trop sur l’action principale. Ce sont des bornes qu’elle doit respecter. Hercule, parvenu aux extrêmités du continent, se contenta d’y ériger deux colonnes.

Conclusion.

n-37 J uger ses contemporains dans les Arts, est une entreprise bien hasardeuse. Il est rare qu’un tel jugement soit sans appel : souvent même il ne satisfait aucune des parties. Il est moins difficile d’apprécier ceux qui nous ont précédés, que ceux qui operent sous nos yeux. Le tems a mis le sceau à la célébrité des uns ; la prévention s’éleve souvent contre le mérite réel des autres. On nous permet aussi peu d’appercevoir quelques défauts dans les premiers, que de rendre justice aux progrès des seconds. C’est ainsi que nous juge le vulgaire des lecteurs ; &, trop souvent même, ceux qui ne devraient point faire classe avec le vulgaire.

Procédé injuste & décourageant ! La gloire est le plus grand mobile des travaux d’un Artiste & d’un Ecrivain : c’est elle, précisément, qu’on lui envie le plus. On veut qu’elle soit pour lui la nue qu’Ixion poursuit envain. D’un autre côté l’homme de génie n’est tout ce qu’il doit être qu’après sa mort. Elle met un terme à ses efforts & à ses succès ; rien n’empêche alors d’assigner les limites de sa renommée. Elle tempere, à la fois, l’envie & la prévention. Les amis cessent de tout applaudir, les ennemis de tout déchirer. Ceux-ci pardonnent à un homme, qui n’est plus, une gloire dont il ne peut plus jouir : ceux-là cessent de l’exagérer, parce qu’elle cesse de rejaillir sur eux mêmes. Les égards de société disparaissent comme les motifs de dissention. Tout rentre, enfin, dans la balance du désintéressement & de l’équité.

Je sais, d’ailleurs, que tel Artiste ou tel Ecrivain, qui n’est pas même cité dans cet ouvrage, méritera, peut-être, quelque jour à lui seul un éloge complet. Mais j’ai moins prétendu apprécier les talens de chaque Auteur & de chaque Artiste en particulier, que le génie du dernier siecle & du nôtre en général. J’ai voulu voir, & faire voir, ce que furent nos modeles & ce que nous sommes : en quoi nous avons prévalu, en quoi nous avons dégénéré. L’entreprise n’était encore par elle-même que trop difficile. J’ai pu choquer plus d’une opinion ; je n’ai jamais cru choquer un instant la vérité. Un autre pourrait voir autrement que je n’ai vu ; mais telle est ma maniere de voir. Je croirai toujours que nos peres ont porté loin leurs succès & leurs découvertes, mais qu’ils n’ont pas tout découvert, ni tout perfectionné : je croirai toujours, dis je, que le génie poétique ne prit pas chez eux le plus grand essor dont il est capable ; qu’ils n’ont jamais vu éclore un seul Poëme Epique supportable, & que nous en possédons un excellent ; que la Tragédie eut chez eux toute la noble simplicité des statues antiques, & manqua, en général, comme elles, de cette vie, de ce mouvement, que nos grands Poëtes contemporains lui ont fait prendre ; que l’Art comique a perdu de sa gaieté parmi nous, mais en acquérant plus de décence & d’intérêt ; que le Poëme Lyrique, perfectionné par Quinaut comme Poëme, a pris chez les successeurs de ce Poëte une forme encore plus convenable à son objet ; que la Musique ne fut qu’à son berceau dans le siecle dernier, & qu’elle en est sortie dans le nôtre ; que l’Ode, simplement harmonieuse dans Malherbe, est harmonieuse & sublime dans Rousseau ; que La Fontaine sera toujours inimitable, mais qu’on a fait de nos jours d’excellentes Fables sans l’imiter ; que nos Poésies légeres ont acquis plus de consistance, & ne le cedent point aux graces de leurs modeles ; que nos Poésies morales sont devenues plus philosophiques ; en un mot que cet Art n’est pas encore déchu : que si l’Art oratoire parait l’être à quelques égards, il s’est perfectionné à beaucoup d’autres ; qu’on est aujourd’hui moins savant & mieux instruit qu’on ne le fut autrefois ; que nos Historiens sont plus Philosophes & en général meilleurs Ecrivains ; que nos Romanciers sont plus utiles, sans être moins agréables ; que la morale est d’une application plus étendue ; que la critique est plus dirigée par le goût ; que les Sciences exactes, perfectionnées en grande partie par nos devanciers, ont été mieux développées, mieux appliquées par leurs successeurs ; que la Sculpture s’est soutenue, peut être, avec avantage ; que la Peinture promet plus que jamais de se soutenir ; que l’Architecture est réduire, comme elle, à lutter contre des chefs-d’œuvres, sans avoir autant d’occasions de renouveller ses efforts ; que l’Art d’imiter les productions de ces trois derniers, la Gravure, s’est maintenue dans ses progrès, & a multiplié ses moyens ; & qu’enfin presque tous les autres Arts de pur agrément, n’ont pu mériter que de nos jours, à ceux qui les cultivent, le titre d’Artistes célebres.

Gardons-nous bien, toutefois, d’être ingrats envers nos Maîtres. Ce serait une autre injustice plus grande que la premiere. Ils nous ont épargné des erreurs & tracé des exemples. Nous marchons librement dans une carriere qu’ils nous ont ouverte ; mais, enfin, nous y marchons, & plus d’un sentier nouveau s’est applani sous nos pas. C’est ce que je présume avoir démontré.

La Philosophie s’est emparée de presque toutes les branches de notre Littérature. Elle y jette une consistance qui, jusqu’à présent, leur était inconnue. Le ton du siecle s’est élevé. Certains ridicules ont disparu : certains abus ont été proscrits. Le dernier regne a préparé cette révolution : celui ci la voit s’effectuer. Sous Louis XIV, les encouragemens précéderent l’émulation : aujourd’hui l’émulation prévient les encouragemens. Du reste, les vrais talens ne sont point oubliés. Tous les établissemens formés jadis en faveur des Arts subsistent de nos jours, & nous en avons vu créer de nouveaux. Sans négliger l’agréable, on s’est plus occupé de l’utile. On a senti que l’un ne devait pas être sacrifié à l’autre ; que les lumieres devaient éclairer l’industrie, comme elle-même devait contribuer à soutenir les lumieres. Sous le dernier regne, les beaux Arts furent accueillis par le Monarque, par son Ministre, & dédaignés du reste de la Cour. Aujourd’hui le Monarque les protege, nul Courtisan ne les dédaigne & quelques-uns les honorent. Plus d’un Guerrier cherche à réunir l’olive de Minerve aux lauriers de Bellonne. Plus d’un Souverain cultive ces mêmes Arts, qui ne semblerent long-tems faits que pour encenser les Souverains. Stanislas leur consacrait les momens que lui laissait son active bienfaisance. Fréderic(a) se repose avec eux des fatigues de ses triomphes, & contribue par son génie à les faire triompher. L’illustre Catherine(a) les appelle d’un bout de l’Europe à l’autre, au sein de ses vastes Etats, & ses bienfaits vont trouver les hommes célebres qui ne peuvent se rendre à ses invitations. Oublierions-nous un exemple qui doit nous être encore plus précieux ? On a beaucoup exalté les honneurs funebres qu’un peuple, notre éternel rival, rend à ses Ecrivains, à ses Artistes renommés. Ils ont la même sépulture que leurs Souverains. Manes de notre Echyle ne leur enviez point cet avantage. Votre Souverain veille lui-même à la vôtre. Il combla Crébillon de biens durant sa vie ; il lui érige un monument après sa mort.

Un tel exemple, donné parmi nous pour la premiere fois, trouvera des imitateurs parmi des Rois tels que les nôtres. Il devient pour les grands hommes de notre tems un gage de ce qui leur est réservé. Que ne puis-je, moi-même, contribuer à leur gloire ! L’objet de mes travaux serait rempli : mes vœux seraient satisfaits. Je n’ai pas, sans doute, loué tout ce qui pouvait l’être ; j’ai encore moins repris tout ce qui était repréhensible. J’ai même plus d’une fois cherché la perle au sein du fumier, &, sans doute, il m’était plus facile d’étaler l’un, que de déterrer l’autre. On n’a du trouver dans cet ouvrage ni le ton du panégyrique, ni celui de la satyre. Enfin, j’ai osé dire à ma Nation : Peuple ! voilà tes richesses ; voilà, du moins, celles qui doivent t’inspirer le plus d’orgueil. Elles sont grandes, mais tu peux les accroître encore. Ne ralentis jamais ni tes efforts, ni tes recherches. Il n’est point d’obstacle qui ne cede au travail & au génie. Le dernier siecle est pour toi le vieillard mourant dont parle ton ingénieux la Fontaine. Fouille avec soin le vaste champ qu’il te laisse ; tu y trouveras le trésor qu’il prétend y avoir caché.