(1870) De l’origine des espèces par sélection naturelle, ou Des lois de transformation des êtres organisés « De l’origine des espèces par sélection naturelle, ou Des lois de transformation des êtres organisés — Introduction »
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(1870) De l’origine des espèces par sélection naturelle, ou Des lois de transformation des êtres organisés « De l’origine des espèces par sélection naturelle, ou Des lois de transformation des êtres organisés — Introduction »

Introduction

J’étais, en qualité de naturaliste, à bord du vaisseau de Sa Majesté Britannique « the Beagle », lorsque, pour la première fois, je fus vivement frappé de certains faits dans la distribution des êtres organisés qui peuplent l’Amérique du Sud et des relations géologiques qui existent entre les habitants passés et présents de ce continent. Ces faits, ainsi qu’on le verra dans les derniers chapitres de cet ouvrage, semblent jeter quelque lumière sur l’origine des espèces, « ce mystère des mystères », ainsi que l’a appelé l’un de nos plus grands philosophes. À mon retour, en 1837, il me vint à l’esprit qu’on pourrait peut-être faire avancer cette question en accumulant, pour les méditer, les observations de toutes sortes qui pourraient avoir quelque rapport à sa solution. Seulement, après cinq années de travail, je me permis quelques inductions et rédigeai de courtes notes. Ce ne fut qu’en 1844 que j’esquissai les conclusions qui me semblèrent les plus probables. Depuis cette époque jusqu’aujourd’hui, j’ai constamment poursuivi le même objet. On excusera ces détails personnels dans lesquels je n’entre qu’afin de prouver que je n’ai pas été trop prompt à trancher les questions. Mon travail est déjà fort avancé ; pourtant il me faudra encore deux ou trois ans pour l’achever, et, ma santé étant loin d’être bonne, je me suis hâté de publier cet extrait. Ce qui m’a principalement déterminé, c’est que M. Wallace, qui étudie actuellement l’histoire naturelle de l’archipel malais, est arrivé presque exactement aux mêmes conclusions que moi sur l’origine des espèces. En 1858, il m’envoya un mémoire à ce sujet, en me priant de le communiquer à sir Ch. Lyell, qui l’envoya à la Linnean Society. Il est inséré dans le troisième volume du journal de cette Société. Sir Ch. Lyell et le Dr Hooker, qui connaissaient mes travaux, me firent l’honneur de penser qu’il était bon d’éditer, en même temps que l’excellent mémoire de M. Wallace, quelques fragments de mes manuscrits. Cet extrait, que je publie aujourd’hui, est donc nécessairement incomplet. Je suis obligé d’y exposer mes idées sans les appuyer sur beaucoup de faits ou de citations d’auteurs, et je me vois forcé de compter sur la confiance que mes lecteurs pourront avoir dans l’exactitude de mes jugements. Sans nul doute des erreurs se sont glissées dans ce livre, malgré le soin que j’ai pris de ne m’en rapporter qu’à de solides autorités. Je ne puis y donner que les conclusions générales auxquelles je suis arrivé, avec quelques exemples qui suffiront pourtant, je l’espère, dans la plupart des cas. Personne ne sent plus vivement que moi la nécessité de publier plus tard toutes les observations et tous les renseignements sur lesquels ces conclusions se fondent, et j’espère le faire prochainement ; car je sais parfaitement qu’il est à peine une seule des opinions discutées dans ce volume, à laquelle on ne puisse opposer des arguments conduisant, en apparence, à des conclusions directement opposées. On ne saurait obtenir un résultat satisfaisant qu’en balançant le pour et le contre des deux côtés de chaque question, après une énumération complète des témoignages : or, c’est ce que je ne peux faire ici. Je regrette vivement que le manque d’espace me prive du plaisir de reconnaître le généreux concours que m’ont prêté un grand nombre de naturalistes dont quelques-uns me sont personnellement inconnus. Je ne puis cependant laisser échapper cette occasion d’exprimer ma profonde obligation au Dr Hooker, qui, pendant ces quinze dernières années, m’a aidé de toutes manières, soit par le fonds considérable de ses connaissances, soit par son excellent jugement. Quand on réfléchit à ce problème de l’origine des espèces, en tenant compte des rapports mutuels des êtres organisés, de leurs relations embryologiques, de leur distribution géographique et d’autres faits analogues, il semble naturel tout d’abord qu’un naturaliste arrive à conclure que chaque espèce ne peut avoir été créée indépendamment, mais doit descendre, comme les variétés, d’autres espèces. Néanmoins, une telle conclusion, serait-elle fondée, ne saurait être satisfaisante, jusqu’à ce qu’il fût possible de démontrer comment les innombrables espèces qui habitent ce monde ont été modifiées de manière à acquérir cette perfection de structure et cette adaptation des organes à leurs fonctions, qui excite à si juste titre notre admiration. Les naturalistes en réfèrent continuellement aux conditions extérieures, telles que le climat, la nourriture, etc., comme à la seule cause possible de variation. Ils n’ont raison qu’en un sens très limité, comme nous le verrons bientôt, mais c’est aller trop loin que d’attribuer à des circonstances purement extérieures la structure du Pic, par exemple, avec ses pieds, sa queue, son bec et sa langue si admirablement conformés pour attraper des insectes sous l’écorce des arbres. Il en est de même du Gui, qui tire sa nourriture de certains arbres, dont les graines doivent être transportées par certains oiseaux, et dont les fleurs ont des sexes séparés nécessitant l’intervention de certains insectes pour porter le pollen d’une fleur à une autre. Il est évident qu’on ne saurait attribuer la structure de ce parasite, et ses rapports si compliqués avec plusieurs êtres organisés distincts, à l’influence des conditions extérieures, des habitudes, ou de la volonté de la plante elle-même. Il est pourtant de la plus haute importance d’arriver à une conception claire des moyens de modification et d’adaptation employés par la nature. Dès le commencement de mes recherches, il me parut probable qu’une soigneuse étude des animaux domestiques et des plantes cultivées m’offrirait les meilleures chances de résoudre cet obscur problème. Je n’ai point été déçu dans mon attente : dans ce cas, comme dans tous ceux qui présentent quelque perplexité, j’ai toujours dû reconnaître que l’étude des variations survenues à l’état domestique, quelque incomplète qu’elle soit, est toujours notre meilleur et notre plus sûr guide. Je suis donc profondément convaincu que de telles études sont de la plus haute valeur, quoiqu’elles aient été très communément négligées par les naturalistes. Ces considérations m’ont déterminé à consacrer le premier chapitre de ce livre à l’examen des variations constatées à l’état domestique. Nous verrons ainsi qu’une somme considérable de modifications héréditaires est au moins possible, et, ce qui est au moins aussi important, nous verrons tout ce que peut l’homme en accumulant, au moyen de sélections successives, des variations légères. Je passerai ensuite à la variabilité des espèces à l’état de nature ; mais je serai malheureusement forcé de glisser beaucoup trop rapidement sur ce sujet, qui ne peut être traité comme il le faudrait, qu’à l’aide de longs catalogues de faits. Nous pourrons cependant discuter quelles sont les circonstances le plus favorables aux variations. Le chapitre suivant traitera de la concurrence vitale entre tous les êtres organisés répandus à la surface du globe, concurrence qui provient fatalement de leur multiplication en raison géométrique : c’est la loi de Malthus appliquée à tout le règne animal et végétal. Comme il naît beaucoup plus d’individus qu’il n’en peut vivre, et comme, en conséquence, la lutte se renouvelle souvent entre eux au sujet des moyens d’existence, il s’ensuit que, si quelque être varie, si légèrement que ce puisse être, d’une manière qui lui soit personnellement utile sous des conditions de vie complexes, et quelquefois variables, il aura toute chance de survivre et sera ainsi naturellement élu ou choisi. De plus, il résulte des puissantes lois de l’hérédité que toute variété élue aura une tendance à propager sa forme nouvellement modifiée. Il sera traité assez longuement de ce principe fondamental de sélection naturelle dans le quatrième chapitre ; et nous verrons comment cette sélection naturelle cause presque inévitablement de fréquentes extinctions d’espèces parmi les formés de vie moins parfaites, et conduit à ce que j’ai nommé la divergence des caractères. Dans le chapitre suivant, je discuterai les lois complexes et peu connues de variation et de corrélation de croissance. Quatre chapitres qui viennent ensuite résoudront les difficultés les plus graves et les plus apparentes de la théorie : c’est d’abord la difficulté des transitions, c’est-à-dire comment il se peut qu’un être rudimentaire ou un organe simple se soit changé en un être d’un développement élevé et parfait ou en un organe ingénieusement construit ; secondement, l’instinct ou les facultés mentales des animaux ; troisièmement, l’hybridité ou la stérilité des croisements entre espèces et la fécondité des variétés croisées ; quatrièmement, l’insuffisance des documents géologiques. Dans le chapitre dixième, je considérerai la succession géologique des êtres organisés dans le temps ; dans le onzième et le douzième, leur distribution géographique dans l’espace ; dans le treizième, leur classification et leurs affinités mutuelles, soit à l’état adulte, soit à l’état embryonnaire. Le dernier chapitre contiendra une récapitulation succincte de tout l’ouvrage et quelques remarques finales. Si l’on tient un juste compte de notre profonde ignorance en ce qui concerne les relations réciproques de tous les êtres qui vivent autour de nous, on ne peut s’étonner de ce qu’il reste encore beaucoup de choses inexpliquées au sujet de l’origine des espèces et des variétés. Qui peut dire pourquoi une espèce est nombreuse et répandue, et pourquoi une autre espèce alliée est rare ou n’habite qu’un étroit espace ? Cependant, ces rapports sont de la plus haute importance, car ils déterminent l’état présent, et, je crois, le sort futur et les modifications de chaque habitant de ce monde. Encore bien moins connaissons-nous les relations réciproques des innombrables populations terrestres qui ont vécu pendant toutes les époques géologiques écoulées. Bien qu’il reste beaucoup de choses obscures, et qui resteront telles longtemps encore, je ne puis douter, après les études les plus consciencieuses et les jugements les plus froidement pesés dont j’aie été capable, que l’opinion adoptée par le plus grand nombre des naturalistes, et quelque temps par moi-même, c’est-à-dire que chaque espèce a été indépendamment créée, est erronée. Je suis pleinement convaincu que les espèces ne sont pas immuables, mais que toutes celles qui appartiennent à ce qu’on appelle le même genre, sont la postérité directe de quelque autre espèce généralement éteinte, de la même manière que les variétés reconnues d’une espèce quelconque descendent en droite ligne de cette espèce. Enfin, je suis convaincu que le mode principal, mais non pas exclusif de leurs modifications successives, c’est ce que j’ai nommé la Loi de sélection naturelle.