(1860) Mémoires de Rigolboche « Mémoires de Rigolboche — Chapitre IV » pp. 44-59
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(1860) Mémoires de Rigolboche « Mémoires de Rigolboche — Chapitre IV » pp. 44-59

Chapitre IV

Sommaire. — Pourquoi on aime notre monde. — L’indépendance de la femme. — Pourquoi elles deviennent biches ou se marient. — Ce qu’est un homme à leurs yeux. — Un mot d’une fille pauvre. — Le corset et la liberté. — Sommes-nous réellement heureuses ? — Que devenons-nous ? — Un doigt de morale, série ennuyeuse. — Pourquoi je ne vieillirai jamais. — Un engagement pour 1924. — Mes regrets d’avoir été sérieuse. — L’apologie des biches. — Leurs moyens pour parvenir. — L’exploitation d’un besoin. — Le stratagème du cachemire. — Comment on rembourse les provinciaux. — La lettre de ma mère. — M. d’Ennery. — Ce qu’on lui doit.

I

Il faut bien l’avouer, notre monde est le plus amusant de tous les mondes, nous vivons à part, en dehors de toutes les convenances et de toutes les traditions.

Nous avons pris l’envers de la vie. Je m’explique parfaitement l’amour des jeunes gens pour nous.

Ce qu’ils aiment, c’est l’irrégularité de notre existence, la bohémiana de notre conduite, le décolleté de nos propos.

C’est si bon de se sentir à l’aise quelque part, d’avoir des logis où la fumée du cigare ne fait pas tousser les maîtres de la maison.

L’indépendance a toujours été le premier besoin de l’homme, comme de la femme, du reste.

II

La plupart de celles qui rompent avec la société, n’ont souvent pas d’autres raisons.

Elles ont soif de liberté.

Chez la grisette, l’ouvrière ou la fille de concierge, l’indépendance ne peut s’acheter qu’au prix de leur vertu, elles ne sont pas assez riches pour imiter les filles dotées qui épousent la liberté en prenant un mari.

Elles se conduisent mal pour respirer.

Le besoin d’être libre est tellement développé chez la femme, qu’elle se jette dans les bras du premier venu, sans scrupule.

L’homme est à leurs yeux un geôlier bienfaisant qui leur ouvre les portes de la prison.

La fille pauvre accepte pour sauveur quiconque se présente ;

La fille opulente, le premier Monsieur qui la demande en mariage.

III

Cela est tellement vrai, surtout pour les filles à dots, qu’il n’est pas rare de voir une enfant de seize ans prendre un époux rachitique, poussée par le simple attrait de cette perspective : — Je pourrai sortir seule !

IV

Une fille sans trousseau m’a dit un mot puisé peut-être dans un détail trop prosaïque, mais profondément significatif.

— Ma mère me forçait à mettre un corset : chez moi, au moins, je puis n’en pas mettre.

V

Cela peut sembler invraisemblable, mais bien des filles ont quitté le toit paternel pour avoir le droit d’abandonner leur corset.

Et cela se comprend, le corset est une prison.

Les moralistes ont cherché bien loin la cause de la débauche des femmes.

Elles aiment l’air, voilà tout.

VI

Mais trouvent-elles la liberté dans leur nouvelle existence ?

Cette question renferme à elle seule tous les mystères de la vie demi-mondaine.

Il est extrêmement difficile d’y répondre.

Un jour qu’il pleuvait, que le ciel était gris, que j’étais seule chez moi, je me mis à penser à notre sort actuel et à celui qui nous attendait.

— Nous courons toutes après le plaisir, me disais-je, l’atteignons-nous ?

Nous cherchons la liberté, la gaieté perpétuelle, l’insouciance permanente ; avons-nous tout cela ?

Ne sommes-nous pas plutôt les esclaves du plaisir que ses apôtres ? notre gaieté n’est-elle pas quelquefois coupée par des larmes ? et, en grattant un peu notre luxe, n’y trouve-t-on pas souvent le mot : misère ?

Nous recevons des ordres et nous obéissons, nous pouvons rarement suivre les conseils de notre cœur.

Quand il dit brun, nous disons chauve, — comme c’est gai !

VII

Et puis, quelle est la destinée de nos vieux jours ? Une des conditions implacables de notre vie, c’est la jeunesse.

Sans elle, point de salut.

On attend, pour être sévère avec nous, pour nous reprocher nos déréglements, que la vieillesse soit venue.

Qu’est-ce qui a jamais pardonné à une vieille lorette ?

Et que deviennent-elles, ces pauvres vieilles ? On l’a beaucoup dit, beaucoup chanté, beaucoup dessiné, on ne le dira jamais assez.

Elles deviennent femmes de ménage, ouvreuses de loge ou balayeuses.

VIII

Quand elles n’épousent pas, comme la belle…, un savetier ressemeleur qui les frappe, les injurie et leur reproche de n’avoir pas su conserver leurs bijoux.

IX

— Avec les larmes que j’ai versées depuis mon départ de chez ma mère, me disait un jour une ouvreuse repentante, on aurait pu combler une vallée.

X

Que deviendrai-je, moi ?

Rien de tout cela, certainement.

D’ailleurs, j’ai une célébrité, et la célébrité empêche de vieillir.

Et puis, devenir vieille, c’est bon pour les maladroites.

Je suis parvenue à avoir un nom à dix-huit ans, je trouverai bien moyen d’être jeune à quarante.

Et mon coup de pied, donc !

Et Mané, et les autres…

Quand nous serons tous vieux, sous le prétexte de dire du bien de leur bon temps, ils me referont une jeunesse.

J’aurai dix-huit ans longtemps, j’en suis tellement convaincue, que j’ai promis à L… de danser en 1924 au bénéfice de son arrière-petit-fils.

Elle y compte.

XI

Je regrette déjà l’accès de sensibilité que je viens d’avoir.

L’air moral ne doit pas m’aller du tout.

J’en suis à me demander pourquoi je viens d’être aussi sentencieuse.

Et à propos de quoi ? En vantant la gaieté de notre monde, en célébrant ses joies, en chantant son indépendance.

C’est encore la faute de ces gens qui s’amusent à confectionner des tirades honnêtes contre nous. A force de les entendre parler, on finit par les prendre au sérieux.

Bonsoir, je les ai assez vus.

XII

Oui, notre société est la société joyeuse entre toutes.

Les biches sont réellement amusantes.

Leur existence est l’existence la plus folle, la plus échevelée et la plus intelligente qui soit.

Elles dépensent à elles seules plus d’esprit et plus d’habileté qu’il n’en faudrait pour défrayer tout un peuple.

Leurs petites roueries sont plus fortes que les grandes diplomaties des hommes spéciaux.

Elles ont imaginé une foule de moyens pour « s’enrichir » qui feraient leurs réputations s’ils étaient dévoilés.

Amies, dans l’intérêt de votre gloire, laissez-moi en divulguer quelques-uns.

XIII

Dans les bals, par exemple, leur adresse n’a rien d’égal.

Après avoir inventé la fameuse scène du sucre de pomme.

Sucre de pomme fantastique tant de fois acheté et revendu à la marchande.

On aurait pu croire que leur imagination avait dit son dernier mot.

Comme on les connaît peu !

Depuis quelques années elles ont découvert un stratagème qui, à mon sens, vaut cent fois celui du sucre de pomme.

Le besoin… d’un léger besoin.

Quel est le garçon tailleur, l’épicier en noce égaré au bal de l’Opéra qui oserait refuser cinquante centimes à une femme ?

Surtout pour les employer comme elle prétend les employer.

Eh bien, grâce à ces cinquante centimes demandés une cinquantaine de fois dans la nuit, les femmes se font par chaque bal une petite rente de quinze à vingt francs.

Cela paye les voitures et les gants.

XIV

Et la grande histoire du cachemire !

Elles arrivent au bal munies d’un châle des Indes soigneusement plié.

Avisant une honnête figure de gandin provincial qui les regarde entrer en ouvrant des yeux hébétés, elles le prient de se charger du dépôt du châle au vestiaire.

L’espoir de Carpentras, heureux de rendre service à des femmes à tournure gracieuse, n’hésite pas à faire ce qu’elles demandent : il rapporte le numéro.

— Gardez-le-moi, lui dit-on, je crains de le perdre.

Et le gandin garde le numéro, convaincu que cet acte de confiance contient une multitude de promesses.

A la fin du bal, il est prié de mettre le comble à son obligeance en reprenant le châle, ce à quoi il obtempère avec enthousiasme.

Le châle est rapporté à sa propriétaire, laquelle, à sa vue, jette un cri.

— Mais ce n’est point mon cachemire ! dit-elle.

En effet, le provincial rapporte un tartan en haillons.

Désespoir, cris, recherches au vestiaire.

Le malencontreux jeune homme s’arrache les cheveux, rougit et pâlit tout à la fois, d’autant plus qu’on ne le connaît pas, et « qu’il se glisse bien des filous dans les bals.

La galerie jette déjà des regards soupçonneux sur lui ; pris au piége, il ne trouve pas d’autre porte de sortie que d’offrir un cachemire en remplacement.

Ce que la biche accepte après avoir résisté… deux secondes.

Inutile de dire que, pendant la durée de la fête, le cachemire a été retiré du vestiaire par une amie intelligente et remplacé par le tartan en question.

Ce petit tour, qui frise peut-être un peu l’escroquerie, est toujours pallié par une récompense pleine de charmes.

On rembourse le provincial.

Comme les femmes remboursent les hommes.

Nota. — Le tour ne réussit pas infailliblement, surtout quand le provincial est un futur poëte ou un vaudevilliste de l’avenir dont le gousset est modestement garni.

Dans ce cas-là, on se contente d’un souper comme indemnité,

Ou d’une paire de jarretières au besoin.

XV

Mais c’est dans la vie privée que les femmes sont vraiment fortes.

Une de mes amies, que je ne nommerai pas pour ne point lui faire de peine, a trouvé un moyen que je qualifie tout simplement de sublime.

Elle a inventé la Lettre de ma mère.

Sur sa cheminée traîne perpétuellement une épître décachetée. Quand on vient la voir elle s’arrange de façon à laisser le visiteur seul avec la lettre.

Si c’est un amant ou un prétendant, il n’hésite pas à s’en emparer, et il la lit.

Pourquoi la lit-il, le malheureux ! Cette maladresse lui coûte fatalement plusieurs louis.

La missive est de la mère, laquelle, dans un style pathétique, fait à sa fille le tableau de sa misère, parle de sa chaumière vendue, de sa vieillesse et de ses malheurs…

« Tu es bonne pour moi, tu fais ce que tu peux, dit-elle. Hélas ! ce que tu peux ne suffit pas. — On m’a saisie hier ; si je ne paye pas demain, je serai mise à la porte de ma pauvre maison.

« Comprends-tu cela ? Chassée… forcée à mon âge de mendier un asile, de demander peut-être mon pain ! Si encore je pouvais me remettre au travail ! mais ma dernière maladie m’a tellement affaiblie, que ma main tremble, que mes yeux se troublent.

« Mon Dieu ! est-ce qu’il faudra que je meure de faim ? »

Qu’est-ce qui résisterait à un pareil langage ?

D’autant plus que la biche fait habilement sa rentrée avant que le lecteur ait eu le temps de remettre la lettre à sa place.

Pris en flagrant délit d’indiscrétion, il est forcé, pour se la faire pardonner, de secourir « la mère. »

Et quand on pense que cette lettre est copiée textuellement dans un drame de M. d’Ennery !

Et il y a des gens qui sifflent quelquefois ses pièces.

Les ingrats !