(1860) Mémoires de Rigolboche « Mémoires de Rigolboche — Chapitre V » pp. 60-75
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(1860) Mémoires de Rigolboche « Mémoires de Rigolboche — Chapitre V » pp. 60-75

Chapitre V

Sommaire. — L’origine de mon nom. — Les célébrités d’encouragement. — La théorie du cancan. — La danse des nègres — Le cancan produit de 1789. — Gavarni. — Ce que je lui dois. — Ce que le cancan demande. — Rigolhocher. — La tarentule des Italiens. — Mes impressions lorsque je danse. — Mes émotions. — Le magnétisme de la musique. — Mes fureurs chorégraphiques. — Les applaudissements du public.

I

Pour justifier mon titre et sous le prétexte de sacrifier aux gens qui veulent tout savoir, racontons de quelle manière j’ai été dotée du surnom de Rigolboche.

Cela sera d’autant moins inutile que bien des personnes croient que Rigolboche est mon nom de famille.

Je me souviens qu’un jour un gandin de la plus belle venue m’a demandé très-sérieusement comment se portait mon père, M. Rigolboche ?

II

L’histoire de ce baptême argotique remonte à deux ans.

C’était au Prado, un de mes royaumes. J’y dansais en compagnie de jeunes gens fort distingués qui me suivaient comme une reine et me composaient gratis une brillante escorte.

Leur chef, mon capitaine des gardes, s’appelait C…

Je ne me permets que de donner l’initiale de son nom, car aujourd’hui mon ancien courtisan occupe en province une place gouvernementale. Où il doit bien s’ennuyer, le malheureux, surtout lorsqu’il se souvient de son ancienne existence…

C…, puisse ce livre t’apporter quelques distractions et le faire croire pour quelques instants que tu n’as pas encore quitté Paris, la ville de joie !

C’était un bal de nuit, la fête était charmante.

Je venais de danser un quadrille, et, malgré ma modestie bien connue, on avait exigé de moi que je me laissasse porter en triomphe.

Je me reposais au café des fatigues de cette ovation en m’abreuvant de punch.

Les mots pleuvaient, — C…, fort spirituel, — l’est-il toujours ? — obtenait des succès fous.

Notre conversation fut soudainement interrompue par le bruit d’une dispute.

Deux femmes se querellaient dans un coin, on faisait cercle autour d’elles ; — les querelles de femmes ont toujours été un spectacle très-recherché.

Nous courûmes tous prendre part à ce divertissement imprévu.

Ces dames étaient réellement furieuses, elles s’injuriaient à faire frémir : il était facile de prévoir qu’avant deux minutes elles allaient se prendre aux cheveux.

La dispute avait pour objet l’accaparement fait par l’une d’elles du cœur d’un certain Guguste, amant de l’autre.

Le Guguste en question assistait à la chose, calme et froid, et paraissait très-heureux d’être la cause d’une dissension.

Les Guguste ont toujours été très-fats, sur tout au quartier Latin.

La querelle allait son train, les insultes tombaient à verse, on initiait la galerie à une foule de petits mystères dont la révélation la charmait.

Tout à coup le maître de l’établissement, trouvant sans doute que cet intermède se prolongeait trop, fit irruption dans la salle, accompagné de deux sergents de ville.

A la vue de l’autorité, le cercle s’élargit.

Les agents s’approchèrent du groupe incriminé et cherchèrent à lui rendre le calme en le menaçant du violon.

Jusqu’à ce moment je m’étais contentée de rester simple spectatrice de la chose, et c’est tout au plus si je m’étais permis quelques commentaires ; mais, à l’arrivée des sergents de ville, je crus qu’il était de mon devoir de défendre mon sexe et d’empêcher dame Police de s’immiscer dans nos plaisirs.

Je m’avançai en tirant un des agents par le bras.

— Laissez-les donc, m’écriai-je sans doute inspirée, c’est bien plus rigolboche !

III

Le mot fut sur-le-champ acclamé…

C*** s’en alla prendre un verre de champagne et, m’en versant quelques gouttes sur la tête.

— Marguerite, me dit-il solennellement, tu viens de créer un mot qui fera fortune, et dont le besoin se faisait généralement sentir. Tu viens d’être plus audacieuse que les membres de l’Académie qui ne savent plus qu’en oublier.

Il est parfaitement juste que ce mot t’appartienne à jamais.

Marguerite la Huguenote, à partir de ce jour, tu t’appelleras Rigolboche, pour perpétuer le souvenir de cette soirée linguistique.

Sois fière, tu as été toi-même ta marraine, saluons Rigolboche, mes frères.

La Huguenote n’est plus, noël à Rigolboche !

Et tous, ôtant leurs chapeaux et s’inclinant devant moi, répétèrent ce cri, qui fut suivi de trois hurras.

— Noël à Rigolboche :

IV

Et le nom m’est resté.

V

C’est donc à moi que je dois mon gracieux surnom.

Ce n’est pas la seule chose dont je me sois redevable.

J’ai fait, beaucoup pour moi.

Sois tranquille, Marguerite, Rigolboche ne sera pas ingrate !

VI

Mon nom fait, je compris qu’il fallait m’en montrer digne.

A notre époque, on a l’habitude de faire des avances de réputation à de certaines personnes.

On les accable, pour ainsi dire, de gloire préventive, histoire de les stimuler.

On leur donne ce que j’appellerai, moi, une célébrité d’encouragement.

Ce système n’est pas plus détestable qu’un autre quand il s’adresse à des gens consciencieux.

Mais trop souvent il en est qui font faillite.

Paris est plein de gens qui n’ont pas encore payé leur nom et qui ne le payeront jamais.

Ça n’est pas pour moi que je dis cela.

VII

Je crois être quitte avec la gloire.

J’ai beaucoup travaillé pour y arriver.

Sitôt qu’on s’est mis à parler de moi, j’ai voulu être à la hauteur de mon nom.

Sans vanité, j’y suis.

Si même je ne le dépasse, au moins du pied.

VIII

Avant cette soirée, je dansais déjà fort bien.

Mais je dansais sans savoir, par instinct, en me rappelant ce qu’avaient fait les autres.

Je voulus me créer une individualité.

Enfermée dans ma chambre, je compulsais tous les livres qui parlaient du cancan.

D’une force estimable sur la pratique, je cherchais à me compléter par la théorie.

Ces études me prirent six mois.

Aujourd’hui, mon érudition chorégraphique rendrait des points à celle de M. Mérante lui-même.

IX

Le cancan n’a qu’un seul synonyme : la rage.

Les savants, qui cherchent des étymologies partout, ont prétendu que le cancan dérivait de la danse des nègres.

C’est une erreur, les nègres gesticulent, mais ils ne cancanent pas.

Le cancan est un pas essentiellement français. Il arrivera à être la danse nationale.

C’est la fantaisie parisienne matérialisée.

X

Le cancan néglige, dédaigne et repousse tout ce qui peut rappeler la règle, la régularité, la méthodique.

Un esprit libéral, de mes amis, affirme que le cancan est, lui aussi, un produit de 89.

En effet, c’est avant tout une danse libre.

XI

Gavarni, — notre peintre d’histoire, — en a fourni quelquefois avec le crayon une image assez complète.

Je dois avouer que j’ai puisé chez lui certaines attitudes.

J’ai voulu réaliser ses rêves.

Ai-je réussi ?

XII

Pour danser le cancan il faut un tempérament à part, un esprit exceptionnel : il faut que le moral du danseur soit aussi fantaisiste que ses jambes ; car il ne s’agit pas là de reproduire telle ou telle chose convenue, réglée.

Il faut inventer et créer, — créer instantanément.

Il faut, pour ainsi dire, que la jambe droite ignore ce que fait la jambe gauche.

XIII

A un moment donné, et sans savoir pourquoi, il faut être sombre, mélancolique et fatal, puis soudainement devenir fou, rageur et délirant.

Être au besoin tout cela à la fois

Se montrer triste et échevelé, sérieux et furibond, indifférent et passionné.

Rigolbocher enfin.

XIV

Les Italiens, dit-on, ont inventé les piqûres de la tarentule, les gesticulations qui s’ensuivent se rapprochent assez du cancan.

Mais ce n’est pas encore cela.

XV

Le cancan est tout ou rien : c’est un monde ou un hameau, une tragédie ou une chansonnette.

C’est le délire des jambes.

XVI

Je ne puis, moi, le juger que sur mes propres impressions.

Lorsque je danse, je suis prise d’une sorte d’accès de folie qui me fait tout oublier.

Le cancan est pour moi une volupté.

Cela est tellement vrai, que j’ai des émotions avant d’entrer en scène ou dans un bal.

Le cœur me bat comme s’il s’agissait d’un début solennel, et, en effet, chaque soir je débute.

J’ignore toujours une seconde auparavant ce que je ferai tout à l’heure, et je me prépare au combat.

J’engage une bataille vis-à-vis de moi-même.

Je lutte contre mes instincts banals.

Je crains d’être ordinaire et de manquer d’inspiration.

J’ai peur de moi.

XVII

Ce n’est pas de la modestie, c’est de l’inquiétude, sentiment qui disparait du reste aux premiers accords de l’orchestre.

Alors je m’immobilise et je laisse la musique m’envahir et m’envelopper.

Pendant quelques instants je la respire et la hume.

Puis je sens que, petit à petit, elle m’entre dans les veines par les yeux, par la bouche, par les oreilles.

Lorsque je suis pour ainsi dire imprégnée de mélodie entraînante, j’éprouve comme un frémissement général.

Les notes m’arrivent pressées, confuses ; elles m’envahissent en furieuses.

C’est là que commence la lutte.

Je sens ma raison se débattre et s’envoler, idée par idée, sous cette pression.

J’éprouve les mêmes tressaillements et les mêmes douleurs que la somnambule qu’on magnétise.

La musique se condense dans ma poitrine et me monte au cerveau comme les fumées du champagne.

A la dernière note de la ritournelle je suis grise.

Alors c’est une furie qui n’a rien d’égal.

Mes bras on le vertige, mes jambes sont folles.

Il me faut le mouvement, le bruit, le vacarme, c’est comme un frémissement qui me monte des pieds à la tête.

Tout semble s’agiter autour de moi, les décors, les meubles et les lumières.

On dirait que tout cela s’entend pour m’envoyer des passes musicales.

A ce moment-là, un mur se présenterait devant moi, que je me sentirais la force de passer au travers.

XVIII

J’aime les applaudissements du public, non pas parce qu’ils flattent mon amour-propre, mais parce qu’ils font du bruit.

Je voudrais, quand je danse, que le tonnerre tombât, que les maisons s’écroulassent !

Je voudrais un bruit à effrayer les plus braves.

Le bourdon de Notre-Dame, un tremblement de terre, le jugement dernier !…

— Ohé !

…………