(1754) La danse ancienne et moderne ou Traité historique de la danse « Première partie — Livre quatrième — Chapitre I. Époque du plus haut point de gloire de l’Art »
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(1754) La danse ancienne et moderne ou Traité historique de la danse « Première partie — Livre quatrième — Chapitre I. Époque du plus haut point de gloire de l’Art »

Chapitre I. Époque du plus haut point de gloire de l’Art

Les Rois ont toujours sous leur main un moyen assuré de distraire les regards de la multitude des opérations du gouvernement ; mais il n’est point de Souverain, qui ait su employer ce moyen d’une manière plus efficace qu’Auguste, ni dans des circonstances aussi délicates.

En prenant les rênes de l’Empire, il sentit les avantages que pouvait lui procurer le goût des Romains pour les Spectacles publics, et il fonda sur leur magie, la tranquillité de son Règne62.

Les Théâtres, déjà établis, étaient beaucoup pour ses vues. Il sentit cependant que des nouveautés heureuses produiraient un effet encore plus grand. Les Spectacles anciens sont pour le Public comme une vieille habitude : il les voit, il les suit, parce qu’il est accoutumé de les voir et de les suivre. Leur privation serait une peine ; leur jouissance n’est qu’un médiocre plaisir.

Un genre inconnu a les attraits d’une Maîtresse nouvelle. On se passionne pour des représentations, dont on n’avait point l’idée. Le goût se ranime, le charme de l’impression excite et soutient l’enthousiasme. On ne voit, on ne veut voir que ce seul Théâtre. On allait aux autres. On court à celui-ci. Les plus grands objets sont oubliés. Il ne s’agit plus, dans les cercles, dans les familles, dans les lieux publics, que du spectacle en vogue.

Auguste pressentit ces effets. Il commença par mettre la Danse à la mode. Il l’aimait, ou, ce qui revient au même pour le Public, lorsqu’on règne, il feignit de l’aimer. De ce moment, il parut honorable de s’en occuper ; puisque l’Empereur s’en occupait lui-même.

Ésope et Roscius, qu’on venait de perdre, avaient laissé un vide immense dans le Théâtre déjà connu. Il était difficile de le remplir. L’Empereur imagina qu’un genre, qui serait oublier l’ancien, suppléerait encore mieux au défaut de ces grands Acteurs, qu’un remplacement douteux et peut-être impossible.

Il ne se trompa point dans ses conjectures. Il protégea Pylade et Bathylle63, et Rome bientôt occupée de ce seul objet, ne tourna plus ses regards vers le gouvernement qu’Auguste lui avait ravi.

À mesure que Pylade et Bathylle se disputaient les suffrages des Romains, ceux-ci entraînés par le charme du Spectacle, le voyant avec assiduité et n’en sortant jamais sans transport, ne purent se rendre compte mutuellement de leur impression, sans entrer dans des discussions qui blessaient l’amour-propre. L’enthousiasme est une fièvre de l’esprit. Il est bouillant, emporté, exclusif. Les Spectateurs qui étaient enchantés de Pylade, écoutaient avec impatience les éloges extrêmes qu’on donnait à Bathylle ; et les partisans de celui-ci étaient outrés des succès de Pylade.

Deux partis se formèrent ainsi rapidement, et les cabales du Théâtre, comme l’avait prévu l’Empereur, étouffèrent toutes les autres. Rome se vit divisée en Pyladiens et en Bathylliens, ennemis déclarés ; toujours prêts à se nuire, et plus émue peut-être que s’il s’était agi alors de l’Empire, elle fut plus d’une fois sur le point d’en venir aux mains, pour régler les rangs des deux Pantomimes.

Auguste, en suivant son plan de politique, avait honoré la Danse, et les Danseurs par l’établissement d’une loi, qui avait été reçue avec un applaudissement universel. Elle accordait aux Pantomimes le privilège dont jouissaient les Citoyens, de ne pouvoir être condamnés au fouet, qui était la peine des Esclaves. Il les avait de plus soustraits à la juridiction des Magistrats et des Préteurs, pour les soumettre immédiatement à la sienne.

Tout cela avait jeté du lustre sur l’état des Pantomimes, et semblait anoblir aux yeux de la multitude les querelles que leurs Représentations excitaient dans les deux partis. Tant qu’ils restèrent dans une sorte d’équilibre, Auguste les laissa se débattre, se ridiculiser, se déchirer mutuellement ; mais une circonstance qui intéressait le bon ordre, ou peut-être son amitié pour Mécène64, l’engagea de se déclarer pour un temps en faveur du parti de Bathylle.

Pylade avait été sifflé par une cabale violente. Un grand Seigneur de Rome en était le chef, et ne s’en cachait pas. Le Pantomime outré le joua sans ménagement, dans la Représentation suivante. Ses partisans applaudirent à cette insolence. Le Seigneur joué jetait feu et flammes, et le parti de Bathylle ne parlait de rien moins que de brûler le Théâtre de Pylade, et de le massacrer lui-même.

Auguste apaisa ce mouvement, qui était sur le point de devenir une véritable sédition, en bannissant pour un temps Pylade qu’il voulait sauver, et qu’il espérait faire servir encore à ses vues.

C’est à cette occasion, qu’après avoir reçu de la bouche même de l’Empereur l’ordre de quitter Rome, Pylade osa lui dire : Tu es un ingrat. Que ne les laisses-tu s’amuser de nos querelles ?

La disgrâce de Pylade calma d’abord les Bathylliens, et en imposa au parti contraire. Les gens cependant qui se croyaient les plus sages des deux côtés, réfléchirent sur cet événement, et ils se communiquèrent leurs observations.

Ils trouvaient une injustice, qui allait jusqu’à la tyrannie, dans l’exil d’un homme public, qui était devenu nécessaire aux plaisirs de Rome. Il ne lui restait plus de liberté que dans ses Spectacles, et Auguste avait la barbarie de la lui ravir.

Ce discours passa de bouche en bouche, et fit une impression étonnante. Les Pyladiens et les Bathylliens suspendirent leur haine mutuelle, pour en réunir tous les traits contre un tyran, qui, disaient-ils, cherchait à les accabler chaque jour de nouveaux fers.

Quelques lois utiles que l’Empereur fit publier alors, trouvèrent le peuple dans cette disposition. Justes ou injustes, on ne les examina point ; on ne vit que la main de laquelle elles étaient parties. On s’assembla, on s’aigrit, on courait aux armes. Auguste fit revenir Pylade, et le tumulte cessa. On ne parla plus de lois, d’injustice, de tyrannie. Ce ne furent que transports de joie. Le Peuple, les Sénateurs, la Noblesse ne pouvaient se lasser de bénir [la] main bienfaisante, qui leur rendait le plus célèbre et le meilleur Danseur de la terre.

Que de ressources heureuses n’a-t-on pas dans la frivolité des hommes, pour leur faire adorer même le joug qu’on leur impose ! c’est moins sa pesanteur qui les blesse, que la manière maladroite dont ont la leur fait sentir. Auguste n’eut la main sûre, vers la fin de son règne, que parce que l’habitude de régner et la connaissance des hommes, la lui avaient rendue légère.