(1820) Traité élémentaire, théorique et pratique de l’art de la danse « Chapitre premier. Instructions générales aux élèves » pp. 19-39
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(1820) Traité élémentaire, théorique et pratique de l’art de la danse « Chapitre premier. Instructions générales aux élèves » pp. 19-39

Chapitre premier.
Instructions générales aux élèves

[1] Jeunes gens, qui entreprenez la carrière de la danse, et qui désirez ardemment8 de la fournir et de voir couronner vos succès, livrez-vous aux soins d’un maître expérimenté dans son art9 ;

« Chi ben principia ha la metà dell’ opra » [traduction]

Guarini.

[2] Armez-vous de courage, et soyez constants au travail ; je ne peux vous donner de meilleur conseil, dans cet art, que celui que donnait un grand peintre a ses élèves :

« Nulla dies sine linea. »

ne restez pas vingt-quatre heures seulement sans vous exercer ; l’écolier qui interrompt ses études fréquemment, nuit considérablement à ses progrès, et ne pourra jamais acquérir ce qu’il aura perdu10. Soyez sobres ; ne vous livrez à aucun autre exercice qu’à celui de la danse ; ne vous abandonnez pas aux plaisirs ; pour être admis à la cour de Terpsicore, cette déesse exige qu’on se sacrifie entièrement à elle11. Il est difficile de réussir dans notre art, qui présente bien des obstacles à surmonter ; car annonceriez-vous dès l’âge le plus tendre, des formes aussi belles, aussi parfaites que celles de l’Apollon ou de l’Antinoüs 12, et joignissiez-vous à de si rares avantages les dispositions les plus heureuses, vous ne parviendrez qu’imparfaitement, sans un pénible travail, et sans une étude réfléchie sous la direction d’un bon maître13.

[3] Dans vos exercices, dans la leçon 14, soignez également vos jambes, de sorte que l’une dans son exécution ne le cède point à l’autre. J’aime à les voir lutter d’égale force, et que toutes deux me prouvent qu’elles ont vaincu les grandes difficultés. Je compare le danseur qui ne danse que d’une jambe, à un peintre qui ne saurait dessiner ses figures que d’un seul côté : des danseurs et des peintres aussi bornés que ceux-là dans leur art, ne pourront jamais être considérés comme des artistes.

[4] Soignez la tenue du corps et le port des bras ; il faut que leurs mouvements soient doux, gracieux et toujours d’accord avec ceux des jambes. Il doit exister sans cesse une parfaite harmonie dans l’exécution entre toutes les parties du corps, et c’est cet ensemble charmant qui fera apprécier le mérite d’un véritable danseur.

[5] Mettez tous vos soins à acquérir de l’aplomb et un parfait équilibre ; attachez-vous à la correction et à la précision dans votre danse ; que tous vos temps soient réglés d’après les meilleurs principes que vous avez reçus, et que l’exécution de vos pas soit toujours élégante et gracieuse. Dessinez-vous avec goût et naturellement, dans la moindre des poses. Il faut que le danseur puisse, à chaque instant, servir de modèle au peintre et au sculpteur. C’est peut-être le plus haut degré de perfection auquel doit atteindre l’artiste15. Mettez de l’expression, de l’âme, de l’abandon dans vos attitudes, dans vos arabesques 16 et dans vos groupes ;

« Siano le attitudini degli uomini con le loro membra in tal modo disposte, che con quelle si dimostri l’intenzione del loro animo17. » [traduction]

[6] Ces paroles du grand Léonard 18 doivent être gravées dans la mémoire du danseur et du mime, aussi bien que dans celle du peintre qu’a voulu instruire cet artiste sublime19.

[7] Celui qui aura mis en usage ces conseils, sera en droit de plaire et possédera tout le charme de son art qui consiste à intéresser le spectateur, en lui faisant éprouver de douces émotions et en livrant son âme au plaisir et à la joie.

[8] Soyez vigoureux, mais sans roideur ; que votre entrechat soit croisé, et passé avec franchise et netteté. Travaillez pour acquérir une élévation facile ; c’est une belle qualité chez le danseur, et qui lui est nécessaire pour l’exécution des temps de force et de vigueur. Si vous vous procurez de la vivacité, elle donnera du brillant à vos pas, et vous enchanterez les yeux. Soyez léger le plus que vous pourrez ; le spectateur veut trouver dans un danseur quelque chose d’aérien ; celui qui est pesant et lourd, ne produit qu’un vilain effet, et trop éloigné de ce que l’on attend de lui. Étudiez le ballon ; j’aime à vous voir parfois bondir dans un pas et faire preuve d’agilité, de souplesse ; que je puisse croire que vous effleurez à peine la terre, que vous êtes prêt à vous envoler dans les airs.

[9] Dans vos pirouettes observez l’équilibre le plus parfait, et soyez toujours bien placé en les commençant, en les tournant et en les terminant. Arrêtez-les avec aplomb et assurance ; que le dessin de la position de votre corps, de vos bras, de vos jambes soit correct, et prononcé avec grâce. On ne saurait trop vous recommander de filer délicatement la pirouette sur la pointe ; ce qui présente la plus agréable exécution, et en même temps la plus parfaite ; car rien n’est plus rebutant à voir qu’un mauvais danseur qui tournaille tantôt sur la pointe et tantôt sur le talon, et qui sautille par secousses à chacun des tours de sa pirouette.

[10] Il faut prouver, par de la facilité et de l’aisance dans l’exécution générale de votre danse, que vous avez vaincu les plus grandes difficultés de votre art, et que cet exercice vous est naturel : le comble de l’art est de cacher l’art20. Une fois possesseur de cette qualité, qui est le dernier degré de la perfection, vous réunirez tous les suffrages, et mériterez le glorieux nom de grand artiste.

[11] Voyez avec attention, examinez beaucoup, et avec maturité, écoutez tous les avis ; un mauvais danseur peut parfois avoir dans son exécution quelque chose de bon qui vous soit utile, et que vous ignoriez. Un figurant médiocre, et même un homme sans avoir un goût parfait, pourront vous donner un conseil salutaire ;

« Écoutez tout le monde, assidu consultant ;
Un fat quelquefois ouvre un avis important. »

Boileau.

ce sera à vous ensuite à savoir en faire usage. Ne craignez pas de fatiguer votre maître par des demandes, par des questions ; raisonnez librement avec lui sur votre art ; dussiez-vous vous tromper, ne rougissez jamais de vos erreurs en le consultant, mais sachez profiter de ses conseils, et mettez-les aussitôt en exécution, pour les imprimer dans votre esprit.

« ……… Aimez qu’on vous censure,
« Et, souple à la raison, corrigez sans murmure. »

Boileau.

[12] Ne vous écartez jamais des vrais principes ; soyez amant du beau, et gardez-vous de vous laisser entraîner par l’exemple de quelque mauvais danseur qui sera en possession de plaire à un public aveuglé, par des tours de force, des gambades, et par de ridicules pirouettes. Le triomphe de ces misérables artistes ne sera pas de longue durée,

«              ………… Che non è assai
« Piacere a sciocchi o a qualche donnicciuola. » [traduction]

Riccoboni.

le bon et le vrai doivent l’emporter à la fin.

[13] L’approbation et les suffrages des hommes qui se distinguent dans les arts, les seuls juges à considérer, doivent servir à perfectionner l’homme à talent, qui ne doit avoir que du mépris pour les louanges que les sots prodiguent au charlatanisme.

[14] Appliquez-vous à ne pas confondre le genre ; il n’y a rien de plus mauvais goût qu’un danseur d’une taille majestueuse et propre au genre sérieux, qui vient danser, dans un ballet comique, un pas villageois : comme il n’est aussi rien de plus ridicule qu’un danseur d’une très petite taille, d’une structure ramassée, qui a la prétention de s’affubler d’un habit héroïque, et qui cherche à se dessiner dans un adagio . Les anciens eux-mêmes nous ont donné l’exemple de cette sévérité par la finesse de leur goût. Le trait suivant en fournit la preuve. Un mime d’une petite taille représentait à Antioche le rôle d’Hector ; le public s’écria Astyanatem videmus, ubi Hector est ? 21 Ce serait une chose plaisante que celle de voir un mime représentant l’un des plus illustres personnages de l’antiquité, avec les manières naïves et badines qui caractérisent l’habitant des campagnes. Le danseur et le mime doivent consulter leur physique et leurs habitudes corporelles pour se couvrir du costume des différents personnages qu’ils veulent représenter.

« Tout sujet doit avoir sa couleur et son nom. »

Horace.

[15] Les plus grands artistes, soit peintres, soit poètes, ou musiciens, se sont bien gardés de confondre le caractère et l’expression des divers personnages ; ils se sont toujours attachés à la distinction ces genres. En les imitant, faites preuve d’un bon goût, et vous serez alors des artistes.

[16] Étudiez bien la composition des pas22 : cherchez la nouveauté dans les enchaînements, dans les figures, dans les attitudes et dans les groupes23. En composant, en réglant soyez peintre ; que tout dans votre tableau soit en harmonie, et que les effets principaux aient une vive expression qu’accompagne une grâce séduisante. La musique doit être sans cesse d’accord avec votre danse ; c’est cet ensemble charmant, qui entraîne tous les cœurs24.

[17] Je terminerai mes instructions par recommander aux jeunes élèves l’étude indispensable du dessin et de la musique ; rien ne sera plus utile à leur art. Dessinateurs, ils y gagneront des manières gracieuses et élégantes de se poser, de se développer avec aisance : musiciens, ils auront un tact plus sûr qu’aucun autre ; leur oreille les rendra maîtres du mouvement, de la mesure, et leurs pas cadencés25 se marieront parfaitement au rythme de l’air 26. Ils trouveront aussi plus de facilité s’ils veulent composer, et leurs compositions ne manqueront pas d’être plus correctes.

« …………… Terpsicore27
« D’Euterpe28 aimable sœur, comme Euterpe on l’encense,
« Et mariant sa marche au son des instruments,
« Elle a le même trône, et les mêmes amants.
« L’illusion la suit ; éloquente et muette,
« Elle est des passions la mobile interprète29 :
« Elle parle à mon âme, elle parle à mes sens,
« Et je vois dans ses yeux des tableaux agissants.
« Le voile ingénieux de ses allégories
« Cache des vérités par ce voile embellies.
« Rivale de l’histoire, elle raconte aux yeux :
« Je revois les amours, les faits de nos aïeux :
« Elle sait m’inspirer leur belliqueuse ivresse.
« J’admire leurs exploits, et je plains leur faiblesse30… »

Dorat.