(1860) Mémoires de Rigolboche « Mémoires de Rigolboche — Chapitre premier » pp. 6-15
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(1860) Mémoires de Rigolboche « Mémoires de Rigolboche — Chapitre premier » pp. 6-15

Chapitre premier

Sommaire. — Pourquoi j’ai le droit de publier mes confidences. — L’Académie me réclame. — Le P. Lacordaire. — M. Louis Veuillot et moi. — Les histoires de biches. — Ceux qui y croient. — Disons donc la vérité. — Un doigt de réflexion. — Béranger. — Ce que nous devons à MM. Alexandre Dumas fils et Théodore Barrière. — Comment on devrait nous traiter. — Pourquoi MM. Dumas fils et Théodore l’arrière, déjà nommés, travaillent pour la morale. — Le lieu de ma naissance. — Ma tante et M. Jules Janin.

I

— Oh ! Rigolboche qui publie ses Mémoires !

— Eh bien, oui, ma chère, est-ce que cela te gêne ? n’ai-je pas autant ce droit-là que monsieur Chose ou que mademoiselle Machin ?

Ils se sont amusés à me rendre célèbre, tant pis pour eux, je suis leur égale maintenant.

J’exploite ma réputation ; que les prudes et les hommes graves s’en prennent à mes apologistes, qui ont cru être très-spirituels en me glorifiant : à présent que c’est fait, je ne rentrerais pas dans l’obscurité pour un hôtel et des chevaux.

Allons, messieurs, un peu de place, s’il vous plaît ! Je fais partie du bataillon sacré des célébrités, je suis votre camarade en renommée, je puis vous tutoyer et dire « nous » en parlant des gloires parisiennes.

Cela commence à vous sembler drôle…. hein ?

C’est comme cela pourtant.

Voilà ce que c’est que de jouer avec maman la Réclame.

II

— Mais pourquoi écrire ?… qu’espérez-vous raconter ?

— Je ne sais pas, ce qu’on voudra, ma vie, mes impressions, des leçons de tenue et de maintien, tout ce qui me passera par la tête, je veux devenir une femme littéraire, j’ai envie d’être de l’Académie.

Je ne doute plus de rien à présent.

Histoire de continuer leurs malicieuses plaisanteries, ils sont capables de m’aider à y entrer, à cette fameuse Académie, qui est tout proche des bains Ouarnier, a ce qu’on m’a dit.

C’est ce jour-là que ça serait gai !

J’apprendrai à danser au P. Lacordaire — gratis.

III

Ce qui m’ennuie, c’est que M. Louis Veuillot n’ait pas encore voulu faire ma connaissance, il m’a toujours plu, cet homme-là.

Il élève la voix, je lève la jambe : nous sommes faits pour nous comprendre.

Mané, ne pas oublier de me présenter à M. Louis Veuillot à la première occasion, vous entendez ?

IV

Est-ce que cela va bien vous amuser que je vous raconte ma vie ?

Ça serait intéressant si j’imitais une foule d’amies à moi qui ont inventé sur elles un las d’histoires pleurnichardes pour s’excuser de leurs mauvaise conduite.

J’ai la prétention d’avoir autant d’imagination que toutes ces dames, et rien ne me serait plus facile que de raconter les « malheurs » que j’aurai dû avoir dans mon enfance :

De parler d’une mère marâtre qui me battait, me nourrissait au pain noir et à l’eau sale, qui me faisait travailler vingt-trois heures par jour :

De faire pleurer les âmes sensibles en leur narrant le conte d’une séduction dans les régles, ou l’histoire d’un jeune homme blond — le valet de cœur — qui m’aurait abandonné après m’avoir fait maudire par ma famille !

D’introduire dans mon récit un homme de la campagne — le roi de pique — lequel m’aurait « arrachée à la mort » et repêchée dans la rivière sans réclamer, dans un beau mouvement de désintéressement, les vingt-cinq francs de prime.

Mais c’est si vieux, tout cela, c’est si connu, que malgré moi je rirais comme une folle à la quatrième ligne… et vous aussi.

V

Pourtant, voyez comme les hommes sont bizarres, il en est très-peu qui ne se laissent prendre à ce mélodrame de boudoir ; ils pleurent avec les victimes, ils les excusent d’avoir failli et leur permettent de continuer leur petit commerce de femme abandonnée.

— La société est mal faite, disent-ils en s’essuyant les yeux, elle repousse la pécheresse et à aucun prix elle ne lui accorde miséricorde…

Des fadaises !

VI

Ce qui m’étonne, c’est le peu de franchise et d’énergie de ces dames. — Pourquoi ne pas dire la vérité ? pourquoi ne pas être sincères et dire carrément ce qui est ?

« Nous sommes biches » par vocation.

Parce que c’est dans notre destinée et que la robe de soie est plus facile à gagner que la robe de laine.

Cela vaudrait mieux, allez, et vous n’en seriez pas mieux considérées pour cela.

Au contraire.

VII

On nous prend trop au sérieux, voilà la vérité ; les bohèmes galantes, pour me servir d’une expression qui a du chic, ne sont réellement que ce qu’on les fait et ce qu’on les fera. Hors la loi sociale notre devise n’est point ruine et désordre, mais insouciance et liberté, ce qu’il nous faut, à nous autres vierges folles, c’est le champagne, la gaieté et la permission de tout dire, nous n’aimons le luxe que parce que nos « protecteurs sérieux » l’adorent, nous ne sommes coquettes que parce qu’on l’exige de nous.

Quelle est celle de mes collègues qui n’a pas souvent rêvé au petit bonnet de tulle, à la robe de jaconas et à l’amour dans une mansarde ?

Nous aimons toutes Béranger.

C’est peut-être un tort, mais à coup sûr ce n’est pas un crime.

VII

Lorsque des auteurs de talent, — Alexandre Dumas fils, Théodore Barrière et Lambert Thiboust, — nous ont jeté des choses dures à la tête, lorsqu’ils se sont creusé le cerveau pour nous dire en plein public ce que nous sommes, — comme si nous ne le savions pas mieux qu’eux, — ils ont commis selon moi une formidable boulette, ils nous ont pour ainsi dire sanctifiées : nous n’étions que des lorettes, ils ont fait de nous des « filles de marbre » ; nous ne voulions être que des « biches », ils nous ont métamorphosées en baronnes d’Ange, et filles de marbre et baronnes d’Ange sont apparues aux yeux des pères de famille moraux et des collégiens désireux comme des tribus envahissantes dont non-seulement il fallait se défier, mais encore qu’il fallait chercher à détruire dans l’intérêt de la « socilliété » !

IX

Des gros mots pour des bêtises, des canons rayés contre une armée de jolies filles sans défense — c’est presque déloyal.

X

Au reste, nous aurions tort de récriminer contre ces charmants auteurs, leurs œuvres ont eu cela d’heureux, c’est qu’elles ont fait notre fortune et que jamais nous n’eûmes de plus efficaces réclames.

Qu’ils soient bénis, les spirituels écrivains, mais qu’ils ne se posent pas en messieurs qui travaillent pour la morale.

XI

Ils ont plutôt l’air de jeunes gens à qui les « femmes » en ont fait voir, ce qui pourrait bien être vrai.

XII

Je suis née à Nancy, nà :

XIII

Sans savoir comment, je me suis retrouvée au Casino-Cadet, à seize ans.

J’ai toujours aimé la danse ; mon père soutenait que ma mère avait eu un regard de Markouski. Mes parents ont toujours été excellents pour moi, ma tante est enchantée de ma réputation chorégraphique, elle collectionne tous les journaux qui parlent de moi.

On l’appelle madame Rigolboche dans le quartier, et personne ne lui refuse crédit.

Elle est si contente de ma célébrité, que, lorsqu’on fait le simulacre de toucher à un cordon de ma bottine, elle devient furieuse.

L’autre jour elle voulait aller arracher les yeux à M. Jules Janin parce qu’il avait latinisé sur mon coup de pied.

J’ai eu toutes les peines du monde à la retenir.

— Laisse-le donc faire, lui ai-je dit ; il ne comprend pas ce qu’il dit, c’ pauvr’ homme !