(1860) Mémoires de Rigolboche « Mémoires de Rigolboche — Chapitre VIII » pp. 106-119
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(1860) Mémoires de Rigolboche « Mémoires de Rigolboche — Chapitre VIII » pp. 106-119

Chapitre VIII

Sommaire. — Ce que sont les Délassements-Comiques aux autres théâtres. — L’air qu’on y respire. — M. Sari, le directeur. — Son caractère. — Ce qu’il est arrivé à faire dans ce théâtre. — Ce qui l’étonne lui-même. — Une idée à lui. — Où il est réellement fort. — Un mot d’Oscar le régisseur. — Le magnétisme de Sari. — Ces dames. — De quoi se compose la troupe féminine. — Mademoiselle Anna et le Panthéon. — Mademoiselle Henriette. — Mademoiselle Leroyer. — Les deux nouvelles sœurs Lyonnet. — Mademoiselle Mélanie. — Mademoiselle Clémentine. — L’objet de son ambition. — Elmyre Paurelle. — Marie Paurelle. — Un mot d’une vieille biche. — Mesdames Rose, Gérard et Flore. — Pourquoi je ne parle point de leur vie privée. — La vérité sur leur moralité.

I

Les Délassements-Comiques, ou plutôt les Délass’ Com’, pour parler correctement, sont aux autres théâtres parisiens ce qu’est le quartier Latin au faubourg du Roule.

C’est le théâtre bohème par excellence, l’insouciance et le sans-façon y règnent perpétuellement.

Ce qui s’y passe, ce qui s’y dit, ce qui s’y fait, ne se passe, ne se dit, et ne se fait nulle part.

La gaieté parisienne semble s’être réfugiée là.

On y rit du matin au soir.

Depuis le directeur jusqu’au garçon de théâtre, tout le monde fait des mots.

Les pompiers mêmes sont spirituels :

II

Ce qu’on dépense dans ce théâtre d’intelligence, d’esprit et de bonne humeur, suffirait à la gloire de vingt petits journaux.

L’air qu’on y respire anime et étourdit.

— Les Délass, a dit mademoiselle Mélanie, c’est le seul endroit joyeux de Paris.

Mademoiselle Mélanie a dit juste — une fois par hasard.

III

Cette gaieté perpétuelle, c’est Sari qui l’introduit.

Il est non-seulement le directeur de son théâtre, mais il en représente la joie.

Homme charmant, bien élevé, ses manières sont élégantes et polies. Son langage est petittant et spirituel.

Je suis depuis un an sa pensionnaire, je ne me rappelle pas l’avoir vu triste une heure.

Artiste jusqu’au bout des ongles, il a su faufiler un peu d’art au boulevard, rien qu’avec sa mise en scène, ses costumes et ses décors.

Les tours de force qu’il a accomplis depuis qu’il dirige ce théâtre sont fabuleux.

Dans une salle grande comme une commode, sur une scène profonde et machinée comme une boite de bonbons, il est parvenu à faire représenter, d’un bout de l’année à l’autre, des pièces en vingt tableaux, avec vingt changements à vue, cent rôles et deux cents costumes ; et tout cela sans le secours du moindre bâilleur de fonds.

Enfin, — et cela semblera le dernier mot de l’intelligence directoriale, — il est arrivé à y gagner de l’argent.

Il en est stupéfait lui-même.

IV

Je me souviens qu’un soir, à l’issue d’une première représentation qui avait grandement marché, il lui passa par la tète un désir étrange.

— J’ai envie, disait-il, maintenant que la pièce est finie, de prier le public de venir processionnellement examiner mes coulisses, la place qu’occupent mes décors, les cahutes où s’habillent mes acteurs et mes actrices, de causer avec eux et avec elles, de juger par lui-même des innombrables difficultés qu’il a fallu vaincre pour arriver simplement à donner cette représentation ; je suis convaincu qu’au lieu d’un succès il me ménagerait un triomphe.

Il avait parfaitement raison.

Si l’on savait tout ce qu’il faut d’intelligence, d’adresse et d’habileté pour faire manœuvrer ce monde de machinistes, de figurants, de femmes et de régisseurs, dans un si petit espace et avec si peu de ressources, on crierait au miracle.

Moi, j’ai toujours eu dans l’idée que Sari était sorcier.

V

Où il se montre réellement fort, c’est avec ses actrices.

On a comparé sa troupe féminine à une compagnie de discipline.

Jamais on n’a trouvé de définition plus juste.

Ces dames — mes douces compagnes — sont les êtres les plus indomptables de la création.

Leurs amours-propres, leurs occupations, leurs inexactitudes, leurs arguments, useraient la patience d’une armée d’archanges.

Pour obtenir d’elles qu’elles viennent exactement aux répétitions, qu’elles n’abandonnent pas leurs rôles en cours de représentation, il faut être de la force de dix-huit diplomates.

Et il obtient tout cela sans cris, sans colère sans paroles dures.

En les payant fort mal et quelquefois en ne les payant pas du tout.

Oscar, le régisseur général, un brave homme de l’ancienne école, n’en revient pas encore.

— Il a un secret pour sûr, dit-il à chaque instant.

VI

J’avoue que je suis un peu de l’avis d’Oscar, le crois que Sari les magnétise ; quand il se présente, quand il parle, la plus indomptée baisse la tête, devient douce comme un agneau et fait de la morale aux autres.

VII

Et tout cela se fait en riant, en plaisantant au milieu d’un feu d’artifice de mots.

VIII

La troupe féminine du théâtre se compose d’une vingtaine de dames recrutées un peu partout.

Bien malavisé serait celui ou celle qui tenterait de faire des recherches dans leur origine ou dans leur passé.

En tête, se présentent par rang d’ancienneté, mesdemoiselles Anna, Henriette et Mélanie.

Anna est une charmante fille qui joue ce qu’on appelle aux Délassements les « Colonnes », c’est-à-dire tout ce qui est majestueux et monumental.

Supposez qu’un auteur fasse du Panthéon un personnage.

Anna fera infailliblement le Panthéon.

Elle chantera le rondeau obligé sur les grands hommes, s’y fera applaudir par la claque, qui ne comprendra pas et se retirera mystérieusement sans dire mot.

Anna est la plus fidèle pensionnaire de M. Sari. Si toutes ses compagnes lui ressemblaient, M. Harel (le jeune) suffirait à conduire le théâtre.

Des mauvaises langues ont voulu insinuer qu’Anna datait de la fondation des Délassements.

Si cela est vrai, le théâtre est bien jeune ou elle est bien conservée.

J’en connais beaucoup qui la trouvent fort jolie.

Il est vrai que les gandins de la salle ont renoncé à lui faire la cour.

Ils la voient peut-être depuis trop longtemps.

Pourtant nul ne songe à la plaisanter ni à rire d’elle.

D’ailleurs, chacun sait qu’elle est d’une sagesse exemplaire, et qu’elle ne tromperait pas son amant pour un mobilier en bois de rose.

C’est une femme qui a des principes.

Clémentine l’appelle la femme honnête des Délassements.

IX

Henriette tient à peu près l’emploi de la précédente : toujours les colonnes.

Quelquefois elle varie, on l’a vue jouer des compères dans les revues. Elle chante juste, a beaucoup d’acquit et porte les costumes comme personne.

Elle est le portrait frappant de mademoiselle Leroyer des Folies-Dramatiques.

Ce sont les deux sœurs Lyonnet du boulevard du Temple.

X

Mélanie joue les Desgenais femelles. Elle lance le mot comme Félix, et débite les tirades comme Dupuis du Gymnase. Elle est très-aimée des habitués.

Je ne sais pas si elle les paye de retour.

Sa distinction naturelle est un de ses principaux éléments de succès.

A trois pas, on parierait pour une duchesse qui s’encanaille ; de près c’est mademoiselle Mélanie.

Elle a la gaieté d’une grisette de Paul de Kock et l’esprit d’un bohème d’Henry Murger.

Elle rit perpétuellement.

Le rire, chez elle, est passé à l’état de manie, elle rit en mangeant, en jouant, en pleurant.

Ses jolies dents l’excusent.

XI

Mademoiselle Clémentine, dont il a déjà été fait mention, est de création plus nouvelle.

Elle n’a qu’un an de Délassements.

A l’entendre et à la voir, on jurerait qu’elle en a dix.

Son talent comme actrice est déjà fort agréable.

Mais son caractère, dans la vie privée, pallie ces heureuses dispositions.

L’amour-propre la perdra.

C’est elle qui suppliait un jour quelqu’un de se battre en duel pour ses charmes.

— Ça me posera, disait-elle, j’ai besoin qu’on parle de moi, et puis toutes les jolies femmes doivent avoir dans leurs vie à se reprocher au moins la mort d’un homme.

Jusqu’à présent, mademoiselle Clémentine n’a heureusement aucun reproche à se faire de ce côté-là.

Espérons qu’il en sera toujours de même !

XII

Les sœurs Paurelle, Elmyre et Maria, sont entiées eu même temps que M. Sari.

Elmyre est une petite comédienne d’un grand avenir.

Elle a la tête la plus jolie du monde, mais, à l’instar de Clémentine, elle s’est fabriqué un caractère détestable

Elle a l’allure d’une enfant et l’esprit d’une vieille femme.

Mélanie soutient qu’elle a soixante-dix ans quand elle est seule.

Maria est plus douce, mais son avenir théâtral est moins certain.

Cependant elle a de la bonne volonté.

Mais la bonne volonté, comme disait une ancienne biche de mes amies, c’est insuffisant. Ça ressemble à la monnaie des amants de cœur.

XIII

Rose, Gérard, Flore, et les quinze autres, n’ont aucun côté bien saillant.

Elles jouent ce qui se trouve, par amour du théâtre ou pour leur plaisir.

Quant à leur vie privée, je m’empresserai de n’en point parler.

J’aurais trop peur que ce que j’écris aujourd’hui manque d’actualité dans huit jours.

En somme, les actrices des Délassements composent une troupe charmante, pleine de jeunesse, de zèle et d’intelligence.

Les habitués les croient beaucoup plus folâtres qu’elles ne le sont.

Toutes se tiennent.

En les accablant d’œillades et de poulets incendiaires à brûle-pourpoint, on fait plus que de les traiter légèrement.

On les calomnie.