(1724) Histoire générale de la danse sacrée et profane [graphies originales] « Histoire generale de la danse sacrée et prophane : son origine, ses progrès & ses révolutions. — Chapitre VI. De l’origine des Bals masquez. » pp. 146-160
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(1724) Histoire générale de la danse sacrée et profane [graphies originales] « Histoire generale de la danse sacrée et prophane : son origine, ses progrès & ses révolutions. — Chapitre VI. De l’origine des Bals masquez. » pp. 146-160

Chapitre VI.
De l’origine des Bals masquez.

Les Fêtes Saturnales chez les Romains, avoient tant de rapport à la licence de notre Carnaval, qu’on ne peut pas douter que ce ne soit de-là que le bal masqué tire son origine.

Tite-Live nous apprend que les Fêtes Saturnales furent célébrées à Rome pour la premiere fois, sous le Consulat de Simpronius & de Mincius, & que Janus premier Roi d’Italie, l’an 2722 du Monde, en fut l’inventeur, par rapport au tems de l’âge d’or, en l’honneur du régne de Saturne, pendant lequel tems tous les peuples vivoient dans une indépendance absolue : cette fête se célébroit encore sous le régne d’Auguste, dans le mois de Décembre, pendant huit ou dix jours seulement.

C’étoit un tems de réjouissance, où les Maîtres & les Valets se déguisoient ; chacun vivoit dans une entiere liberté, comme on le trouve plus au long dans Macrobe, & dans le Traité que Lipse en a fait, Livre premier.

Mais depuis Auguste, l’Empereur Tibere voulant réformer le luxe de Rome, & les fêtes licentieuses qu’on y célébroit de son tems, abolit entre autres celle des Saturnales, où il se commettoit des crimes effroyables pendant la nuit, dans des lieux souterrains faits exprès pour cette solemnité.

Cependant les Romains ne voulant pas perdre entierement l’usage de leurs plaisirs, pendant ce tems de réjouissance, s’aviserent d’inventer des mascarades nocturnes ; chacun alloit déguisé chez ses amis, où il y avoit festin ou assemblée, y portoient des Momons, comme je l’ai vû pratiquer il y a trente ou quarante ans, dans Paris ; d’autres couroient les rues la nuit & le jour, ainsi qu’il est rapporté dans Pétrone, au sujet de Néron, qui se plaisoit d’insulter les passans. Mais par la suite des tems l’on s’avisa d’établir des bals nocturnes, où l’on n’entroit que masqué après minuit, pour laisser la liberté aux Maîtres du bal de souper & d’assembler leurs amis, parce que les masques semblent se rendre les maîtres du bal, sitôt qu’ils y sont entrez, à moins que ce ne soit chez un Prince ou chez un Particulier d’une grande distinction. C’est pourquoi il ne convient pas à tous de donner ce divertissement au Public, sans s’exposer à la discrétion des masques : c’est un usage qui s’est toujours conservé depuis, pour éviter les inconvéniens.

On sçait aussi qu’il n’est pas permis de démasquer un masque au bal, quelque personne que ce puisse être : ce qui fait connoître que ceux qui ont établi le bal masqué, n’ont pas manqué d’y joindre quelques préceptes, & des régles pour y conserver un ordre convenable aux mœurs de la nation.

Le masque a même la liberté de prendre la Reine du bal pour danser, quand ce seroit une Princesse du Sang, quoique non masquée ; comme je l’ai vû arriver dans un bal que le Roi donnoit à Versailles, par un masque déguisé en paralitique, & envelopé d’une vieille couverture, qui eut la hardiesse d’aller prendre Madame la Duchesse de Bourgogne ; elle eut aussi la complaisance de l’accepter, pour ne pas rompre l’ordre du bal : on sçut depuis que ce masque n’étoit qu’un simple Officier de la Cour ; cependant il n’en fut point blâmé, parce que c’est une licence que le bal masqué autorise.

L’entrée du bal doit être libre à tous les masques, pendant le Carnaval, surtout après minuit. L’usage que les grands Seigneurs ont pris depuis quelque tems, de ne laisser entrer les masques que par billets, est très-contraire à la liberté publique & à l’institution des bals masquez, parce que le plaisir du déguisement consiste à n’être point connu, & d’y entrer aussi librement qu’aux bals magnifiques que feu Monsieur donnoit au Palais Royal, où tout Paris se faisoit un plaisir d’aller superbement masqué, outre que les rafraîchissemens y étoient en abondance ; il y avoit cinq ou six bandes de Violons distribuez dans les appartemens,

Je me souviens, à propos de la liberté de l’entrée du bal pendant le Carnaval, d’un incident qui arriva au Roi chez M. le Président de N.… qui donnoit un bal dans le cul-de-sac de la rue des Blancs-Manteaux, au sujet du mariage d’un de ses fils, il y a près de cinquante ans.

Le Roi qui se plaisoit quelquefois à courre le bal incognito, fut à celui du Président de N.… avec un cortege de trois Carossées de Dames & de Seigneurs de la Cour ; toute la Livrée étoit en surtout gris, pour n’être pas reconnue. Mais les Suisses qui avoient ordre de ne laisser entrer les masques que par billets, refuserent l’entrée à la bande du Roi, quoiqu’il fût une heure après minuit. Sur ce refus, il ordonna de mettre le feu à la porte : aussi-tôt la Livrée alla chercher une douzaine de fagots chez le premier Fruitier, que l’on dressa contre la grande porte, & que l’on alluma avec des flambeaux. Les Suisses épouvantez de cette hardiesse, allerent en avertir M. de N.… qui ne balança pas d’ordonner aux Suisses d’ouvrir toutes les portes, se doutant bien qu’il falloit que ce fût des personnes de la premiere qualité, pour faire une action si hardie.2 Tout le cortege entra dans la cour, & l’on vit paroître dans le bal une bande de douze masques magnifiquement parez, avec une infinité de grisons masquez, tenant un flambeau d’une main, & l’épée de l’autre ; desorte que cela imprima le respect à toute l’assemblée : M. de Louvois qui étoit de la troupe du Roi, tira M. de N … à part ; & s’étant démasqué, lui dit qu’il étoit le moindre de la Compagnie. C’en fut assez pour obliger M. de N … à réparer la faute ; il fit apporter dans le bal de grands bassins de confitures séches & de dragées : mais Mademoiselle de Montpensier qui dansoit dans ce tems-là, donna un coup de pied dans l’un des bassins, qui le fit sauter en l’air. Cette action allarma encore M. de N … mais le mal n’alla pas plus loin, par la prudence du Roi, qui calma le ressentiment des Princes & des Princesses, du refus de l’entrée du bal ; desorte qu’ils sortirent sans se faire connoître, après avoir dansé autant qu’ils le voulurent.

Le lendemain ce fait fut rapporté au dîner du Roi & de la Reine mere, par gens qui ignoroient qu’il eût été de la partie : ils approuverent l’action des masques, & dirent qu’il falloit que les entrées d’un bal fussent libres aux masques dans le tems du Carnaval, après minuit ; & que si l’on ne vouloit se commettre, qu’il ne falloit pas s’exposer à en donner du tout. Cette décision a passé comme une espece de loi.

Il est de la prudence d’un Prince & des grands Seigneurs, quand ils veulent courir le bal incognito ou à l’ordinaire, d’être masquez noblement, & toujours d’un air qui les distingue du commun, pour n’être pas exposez à cent incidens qui en peuvent arriver ; quoiqu’ils le fassent quelquefois pour rendre leurs divertissemens plus agréables & plus libres ; comme je l’ai rapporté au sujet d’un bal donné par Antiochus à toute sa Cour. L’Histoire nous en a conservé quelques autres exemples que voici.

Athénée, Livre 5, parlant de la Danse, rapporte que Plancus Lucius Proconsul des Gaules, l’an 160 de Jesus-Christ, étant à Lyon, & voulant aller à un bal masqué, s’avisa de se déguiser en Glaucus Dieu Marin, que les Peintres représentent comme un monstre marin, ayant une grande queue de poisson : il y dansa sur ses genoux & d’une maniere fort extravagante ; ce qui augmenta la curiosité de l’assemblée, pour sçavoir qui il étoit : il s’attira par l’indécence de ce déguisement, le mépris des principaux Officiers de l’armée des Gaules, dont il étoit le Général.

Mezeray, dans son Histoire de France, Tome IV. dit que le 29 Janvier 1393, la Duchesse de Berry donna un bal dans son Palais aux Gobelins, à l’occasion de la noce d’une Dame de la Reine, où toute la Cour étoit. Il y vint une bande de masques vêtus en sauvages, du nombre desquels étoit Charles VI. depuis peu relevé d’une maladie qui lui avoit altéré l’esprit : le Duc d’Orleans prit un flambeau pour les regarder au nez, & mit par malheur le feu à leur peau de lin collé dessus avec de la poix ; la Salle fut aussitôt pleine de flammes, & remplie d’effroi & de cris ; tout le monde s’étoufoit pour sortir ; quelques-uns crioient sauve le Roi : la Duchesse de Berry qui étoit avertie de cette Mascarade, reconnut le Roi, le couvrit de sa robbe, & le préserva bien du feu ; mais l’appréhension dont il fut saisi, le réduisit en un état pire que devant : le Comte de Jouy, le Bâtard de Foix furent misérablement grillez ; le jeune Nantouillet s’avisa de se jetter dans une cuve pleine d’eau, qui le garantit de l’incendie.

Les Parisiens, dit Mezeray, en voulurent un mal mortel au Duc d’Orleans, comme si c’eût été un coup prémédité, si bien qu’il n’osa paroître dans Paris de plusieurs jours. Mais pour expier cette faute, il fit bâtir une Chapelle aux Célestins, & y fonda un Service pour ceux qui étoient morts de cet accident.

Ces exemples font assez connoître qu’il est de la prudence des Princes & des grands Seigneurs de ne point sortir de leur caractere dans leurs divertissemens.

Il y a de l’apparence que l’usage des bals masquez pendant le Carnaval, est aussi ancien en France que l’établissement de la Monarchie, & que nous le tenons des Romains qui ont gouverné les Gaules jusqu’à l’an 420. Mais l’on peut dire que la magnificence des bals masquez n’a jamais paru plus superbe que sous le régne de Louis XIV. où le luxe semble avoir monté au suprême dégré : c’est pourquoi, sans parler de ceux qu’on a vû à Versailles, à Marly, au Palais Royal & à Sceaux ; nous avons vû aussi des Princes Etrangers & des Ambassadeurs donner des bals masquez qui coutoient jusqu’à dix ou douze mille écus : témoin ceux que le Prince Emanuel de Portugal a donnez au Public au mois de Juin 1715, à l’Hôtel de Bretonvilliers, dans l’Isle, avec un feu d’artifice sur la riviere : l’on y vit encore trois piramides de feu, dressées dans le jardin, dont la nouveauté surprit tous les masques. Rien ne manquoit d’ailleurs pour les rafraichissemens ; il y avoit des bandes de Violons & des Haubois dans cinq ou six chambres.

M. le Duc de Baviere en a donné aussi plusieurs à Surennes, qui n’ont pas été moins magnifiques : la somptuosité de ces bals masquez, & la dureté des tems, sont cause que les Particuliers n’ont plus osé se hazarder d’en donner à Paris ; l’on n’en vit pas une douzaine pendant le cours du Carnaval de 1714.

Mais comme depuis la mort de Louis XIV. toute la Cour s’est renfermée dans Paris, S.A.R. Monseigneur le Régent a permis d’établir un bal public dans la Salle de l’Opéra, trois fois la Semaine, pendant le cours du Carnaval, en payant un écu de cent sols pour l’entrée de chaque masque, de l’un & de l’autre séxe. Comme la Salle est ornée superbement, avec une nombreuse simphonie, & que l’ordre y est fort bien observé, outre la défense du port d’armes aux masques ; ce divertissement s’est trouvé si fort au goût du Public & des Etrangers, que chaque jour de bal a produit jusqu’à mille écus, à ceux qui en ont le privilege. Ce grand profit a fait tant d’envie aux Comédiens François, qu’ils en ont aussi obtenu un pareil, pour donner le bal dans la Salle de la Comédie Françoise, alternativement à ceux de la Salle de l’Opéra. Il est à souhaiter que cet établissement n’étende point trop par la suite la corruption des mœurs de la jeunesse, veu l’origine des bals masquez pendant le Carnaval. Il y a à la fin des Arrests du Parlement d’Amours, une belle Requête donnée par les maris jaloux, contre les masques.

Je me souviens à propos du Carnaval, d’une critique que l’on trouve dans le cinquiéme tome des Mémoires de l’Espion Turc, sur l’usage que tous les Catholiques font de ce tems de réjouissance : il dit que ceux qui professent la Religion Romaine, ont un mois dans l’hyver où la plûpart du peuple de l’un & de l’autre séxe, même des gens du premier ordre, se masquent, les uns pour courre le bal la nuit, d’autres pour courre le jour dans les rues, comme des fous ; & que leur folie finit le Mercredi des Cendres, où tout le peuple va le matin dans les Eglises, se mettre à genoux devant des Prêtres qui leur font une croix au front avec une cendre qui a la vertu de les remettre dans leur bon sens. Mais quoi qu’en dise cet Auteur, que je n’approuve point parce qu’il attaque les Cérémonies de notre Religion, nous voyons peu de nations qui n’ayent leurs marottes pour se délasser l’esprit des travaux de la vie, dans les tems de réjouissances.

Les Protestans chez qui tous les tems sont égaux par rapport à l’abstinence, ne se donnent pas plus de plaisir au Carnaval qu’en un autre tems. En 1700 une bande de Comédiens François établirent un Théâtre à Francfort pendant la Foire ; elle n’eut pour spectateurs à la Comédie que des Catholiques : le Rabbi des Juifs permit d’y aller une seule fois ; il s’y en trouva plus de quatre cens.

Je me souviens qu’en l’année 1671 j’accompagnois quelquefois une jeune Huguenote aux Prêches du Ministre Claude à Charenton, & qu’il censuroit avec autant de force & de véhémence que font nos Prédicateurs, l’usage des bals masquez : cependant je ne laissai pas d’y mener mon Huguenote à deux ou trois, entre autres à un qui se fit à l’Hôtel de Condé, qui étoit de la derniere magnificence, malgré les défenses du Ministre Claude. Il fit aussi ce qu’il put pour m’attirer à sa Religion, me disant que j’avois un Saint de ma famille parmi eux ; c’est Théodore de Beze, mon grand oncle maternel : je lui dis que j’avois vu une Lettre de ce Saint écrite à ma grand’mere, où il lui mandoit de rester dans la Religion Romaine, & que pour lui, il avoit eu des raisons d’embrasser la Religion Protestante. Dans ce tems-là l’on sacrifioit souvent le culte extérieur aux interêts & aux passions humaines, ce qui est un grand mal.

Je finirai l’histoire de la Danse par une singularité que nous rapporte encore l’Espion de la Cour des Princes.

Il dit qu’un fameux Peintre nommé Hecmokerke mourut à Harlan l’an 1574, âgé de 76 ans, sans heritiers, & que ne sçachant à qui laisser un bien considérable qu’il avoit amassé par son travail, il s’avisa, pour éterniser sa mémoire, de faire une fondation pour marier un garçon & une fille de son Village, deux fois l’année, à perpétuité ; à condition que le jour des noces, le marié, la mariée, & tous les conviez viendroient danser à l’entour de sa fosse, avec six violons & six haubois, sur laquelle fosse il y a une grande croix de cuivre, pour marquer la Religion du Fondateur : il assure aussi que depuis le tems de cette Fondation, l’exécution n’en a point été interrompue, bien que les habitans du lieu ayent changé de Religion ; ce qui marque la vénération qu’ils ont pour la mémoire de ce fameux Peintre natif de leur Village, dont il portoit le nom, qui est mort bon Catholique. Je crois ne pouvoir mieux finir ce Chapitre, qu’en laissant le Lecteur à la noce.