(1754) La danse ancienne et moderne ou Traité historique de la danse « Première partie — Livre quatrième — Chapitre II. Détails sur Pylade et Bathylle »
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(1754) La danse ancienne et moderne ou Traité historique de la danse « Première partie — Livre quatrième — Chapitre II. Détails sur Pylade et Bathylle »

Chapitre II. Détails sur Pylade et Bathylle

On trouve dans le caractère particulier de chacun de ces deux hommes célèbres la cause première de la diversité de leurs compositions, et celle de leur sort, si différent l’un de l’autre, pendant tout le cours de leur vie. J’entre dans cet examen, parce qu’il peut être utile à l’Art et servir de leçon aux Artistes.

Pylade était impétueux, brusque et fier. Toujours occupé d’idées nobles, la tête remplie des actions les plus belles de l’Antiquité, son penchant devait nécessairement tourner son génie vers les plus grands tableaux, dont son imagination était sans cesse frappée.

Comme il ne sortait d’une composition, que pour se plonger dans un nouvel enthousiasme ; lorsque ses yeux s’ouvraient sur les objets dont il était entouré, ils lui semblaient si petits, qu’il les apercevait à peine. Aussi parlait-il à ses Camarades comme à des sujets, au Public assemblé comme à une armée dont il aurait été le Général, à l’Empereur lui-même, comme s’il n’eût été qu’un homme.

Il eut des admirateurs, des partisans, des enthousiastes, et ne pouvait avoir des amis. Son génie, le feu de ses compositions, la vérité de son exécution causaient de l’étonnement, asservissaient les Spectateurs, les entraînaient jusqu’au respect ; mais il était sans intrigue, par conséquent sans cabales. Il ne voyait qu’en grand ; le moyen qu’il se pliât à tous les petits soins qu’exige la Cour. Tout ce qui sentait la bassesse, lui paraissait insupportable ; comment se serait-il ménagé des protecteurs ?

Bathylle avait l’esprit badin, gai, léger, plein de feu, et de jolies saillies. Telles devaient être ses compositions. Ce n’était dans tout ce qu’il exécutait qu’images vives et riantes, que tableaux peints par la main légère des Grâces, dessinés par l’Amour, animés par la volupté. Les traces qui en restaient dans son imagination, rendaient son humeur égale, sa conversation gaie, son commerce facile. Souple, complaisant, adroit, il faisait dans le même temps une révérence profonde, disait un bon mot, et riait d’une plaisanterie qu’on lui adressait ; quoiqu’il sût très bien qu’elle était mauvaise.

Il avait commencé par être Esclave, et avait fait dans cet état son apprentissage de complaisance. Il mérita la faveur de son Maître, parce qu’il avait des talents, de la politesse, de l’esprit. Mécène ne se serait pas laissé séduire par de moindres avantages ; mais pour s’acquérir la bienveillance de la foule des grands Seigneurs, Bathylle avait senti qu’il lui fallait d’autres ressources.

Il les trouva dans sa souplesse, dans une liberté effrénée de mœurs, dans une facilité extrême à se prêter sans difficulté aux parties de plaisir les plus libertines, dans les soins qu’on pouvait exiger de lui, sans craindre de l’offenser, pour négocier, lier, ou rompre les tendres commerces de Rome.

Avec ces secours, il ne pouvait pas manquer de se faire un nombre infini de partisans, une foule d’amis et autant de protecteurs qu’il y avait pour lors de grands Seigneurs, mal élevés et sans mœurs, à la Cour d’Auguste.

Dans les intervalles que laissaient à Pylade et à Bathylle les jours de relâche et les succès continus de leurs compositions, le premier s’occupait à faire des recherches profondes sur son art, à les écrire, à les rendre utiles65. Le second soupait vraisemblablement dans les petites maisons des environs de Rome, ne songeait qu’au plaisir, et avait l’adresse de le faire servir à sa fortune.

L’un ne cherchait qu’à étonner, qu’à forcer l’estime, qu’à subjuguer l’admiration. Il méprisa les intrigues, se raidit contre les cabales et en fut souvent la victime.

L’autre ne voulait qu’amuser. Son but unique était de plaire. Peu délicat sur le choix des moyens, ils lui étaient tous bons pourvu qu’ils fussent sûrs. Il écarta loin de lui les tempêtes, il en souleva de terribles contre Pylade, lui fut toujours inférieur, et marcha constamment son égal.

Il mourut, et Pylade pendant quelque temps, resta seul maître sans contradiction du champ de la gloire ; mais sa fierté, ou son humeur, mirent bientôt de nouveaux obstacles à sa tranquillité.

Un jour qu’il représentait Hercule furieux, il s’aperçut que sa Danse, qui caractérisait l’action qu’il avait à peindre, faisait murmurer les Spectateurs. Fous, leur cria-t-il en s’approchant des bords du Théâtre, ne voyez vous pas que je représente un fou ? Précédemment en jouant le même rôle chez l’Empereur, pour mieux rendre les fureurs d’Hercule, il avait jeté ses flèches sur l’Assemblée, et l’Empereur avait applaudi à cette extravagance, ou par un raffinement de politique, ou par un excès de bonté. On juge bien que Pylade ne fut pas plus circonspect en présence du Peuple. Ses flèches lancées au milieu des spectateurs, en blessèrent quelques-uns, en effrayèrent plusieurs, et les révoltèrent tous.

Tant qu’on verra des hommes supérieurs dans leur Art, qui fixeront sur eux l’attention des autres ; on verra aussi l’orgueil et l’envie s’épuiser en efforts pour détourner les regards de la multitude et pour la forcer, s’il leur est possible, à briser l’idole qu’elle s’est choisie.

Entre mille ressources que la malignité leur suggère, il en est une que la faiblesse, la légèreté, l’inconstance du Public rendent presque toujours infaillible. Ils ont sur ce point l’expérience de tous les siècles.

Ainsi lors qu’une continuité de grands succès élève un homme à talents au-dessus de tous ses Contemporains : quand les traits lancés sur ses compositions, les ridicules donnés à sa personne, à ses partisans, à ses entours ne balancent plus son mérite ; on cherche alors quelque homme nouveau pour l’opposer à l’ancien. On le désigne comme un objet d’espérance. Il faut l’encourager, le secourir, le porter. C’est pour soi-même, dit-on, qu’on travaille.

La multitude écoute, répète, applaudit ; elle s’échauffe par degrés jusqu’à trouver bon ce que peu de jours auparavant elle ne jugeait que mauvais, ou tout au plus médiocre. On répand alors des bruits qu’elle saisit avec avidité : la brusquerie, l’humeur, la fierté du sujet que l’on veut détruire, la douceur, la modestie, la politesse du Candidat qu’on cherche à établir passent de bouche en bouche. Après tous ces préparatifs, le moment arrive, l’impulsion est donnée. Le Public la suit, et toujours extrême dans sa saveur comme dans sa haine, il s’aveugle, s’enivre et s’égare.

Rien n’est moins ordinaire dans ces circonstances, que de voir la multitude s’arrêter dans des bornes raisonnables. Je n’en connais qu’un exemple dans l’Histoire des Arts. Je vais le rapporter. Puisse-t-il en pareille occasion, être toujours suivi !