(1754) La danse ancienne et moderne ou Traité historique de la danse « Première partie — Livre quatrième — Chapitre III. Dispute entre Pylade et Hylas. »
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(1754) La danse ancienne et moderne ou Traité historique de la danse « Première partie — Livre quatrième — Chapitre III. Dispute entre Pylade et Hylas. »

Chapitre III. Dispute entre Pylade et Hylas.

Pylade avait cultivé les dispositions qu’il avait aperçues dans un de ses élèves qu’on nommait Hylas. Ce jeune homme joignait à une belle figure beaucoup d’ambition, qu’on prit pour du zèle, un désir extrême de se distinguer qu’on confondit avec le feu du grand talent, une grande souplesse dans l’esprit, qu’on nomma douceur de caractère.

C’est sur cet homme que les ennemis de Pylade jetèrent les yeux, d’abord pour balancer ses succès et bientôt après pour l’anéantir lui-même, Hylas ne savait cependant, et il ne pouvait faire que ce que Pylade lui avait enseigné. Si celui-ci n’avait point paru, l’autre n’eût jamais été qu’un Danseur au-dessous du médiocre. Incapable par lui-même de se frayer des routes nouvelles, il ne connut jamais que celles que son maître lui avait ouvertes. Hylas avait quelque talent : Pylade était un génie.

N’importe. On prôna le premier, tandis qu’on desservait sous main le second : les applaudissements, qui vrais ou factices, sont, à la longue, la règle constante des jugements de la multitude, augmentaient chaque jour en faveur d’Hylas et diminuaient pour Pylade. Déjà on se partageait : l’un arrivait, l’autre était sur le point de partir, et c’est un avantage qui fait presque toujours la première fortune des gens à talents.

Pylade supportait en homme ferme cette disgrâce. Hylas en jouit en jeune étourdi. Sans ménagement, sans pudeur, cabalant à découvert contre son bienfaiteur, lui ravissant chaque jour quelque portion de gloire, il voulut enfin consommer l’ouvrage de sa réputation par un coup hardi, qui anéantit sans retour un vieux Athélete, dont il se croyait le rival, et qui ne le regardait que comme un faible écolier, plus digne de pitié que de colère.

L’orgueilleux osa défier son maître. Le défi fut accepté, le sujet choisi, et le jour pris.

Rome entière en mouvement, sollicitée, poussée par la faction d’Hylas court en foule au Théâtre. Il s’agissait de représenter Agamemnon. Pour exprimer la grandeur de ce Roi, le jeune pantomime entre sur la scène avec un cothurne qui le rehausse, s’élève encore avec force sur la pointe des pieds, et parvient en effet, par cet artifice, à paraître beaucoup plus grand que la foule d’Acteurs dont il était entouré.

La Jeunesse Romaine transportée de ce coup de génie, crie au miracle. Les Dames les plus belles battent des mains. On admire, on se passionne, on s’écrie. Hylas est divin. C’est le mot qui court.

Pylade paraît alors avec une contenance noble et fière. Sa danse grave, ses bras croisés, ses pas lents, ses mouvements quelquefois animés, souvent suspendus, ses regards tantôt fixes sur la terre, tantôt tournés vers le ciel, peignaient un homme occupé des plus grandes choses, qu’il voyait, qu’il pesait, qu’il comparait en Roi.

Les Spectateurs frappés de la justesse, de la dignité, de l’énergie d’une peinture si expressive, entraînés hors d’eux-mêmes par un mouvement unanime, poussent un cri d’admiration, après lequel il ne fut plus possible de revenir à l’idole qu’on voulait établir. Jeune homme, dit alors froidement Pylade en s’adressant à Hylas, nous avions à représenter un Roi, qui commandait à vingt Rois. Tu l’as fait long : je l’ai fait grand.

L’Empereur avait semblé ne prendre aucun intérêt à cette dispute, et il s’en était cependant occupé. Il avait paru voir indifféremment le procédé d’Hylas, dont il avait prévu la défaite ; mais il l’attendait à la première occasion, pour le punir d’une manière qui pût être utile à l’Art, et prévenir désormais la fatuité des Artistes.

L’insolence du jeune Pantomime ne fit pas attendre Auguste longtemps. Outré de dépit, il cabala encore : sa trame qu’on épiait, fut découverte, et l’Empereur sans abroger la Loi qu’il avait publiée en faveur de la Danse, et s’en écartant pour cette fois seulement, sans qu’elle pût tirer à conséquence ; ordonna qu’Hylas fût fouetté dans tous les lieux publics de Rome. Bel exemple de justice qui supposait dans l’Empereur une fermeté d’autant plus louable, que les Romains paraissaient alors bien plus attachés à leurs Hylas, qu’à leur ancienne liberté.