(1754) La danse ancienne et moderne ou Traité historique de la danse « Première partie — Livre quatrième — Chapitre VIII. Preuve de la perfection réelle de la Danse ancienne. »
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(1754) La danse ancienne et moderne ou Traité historique de la danse « Première partie — Livre quatrième — Chapitre VIII. Preuve de la perfection réelle de la Danse ancienne. »

Chapitre VIII. Preuve de la perfection réelle de la Danse ancienne.

On détermine presque toujours les possibilités sur ses connaissances ou sur ses forces. Rien n’est plus ordinaire que de voir les gens à talents déclarer hautement qu’une pratique qu’on veut établir pour l’avantage de l’art, est impossible, par la seule raison que le travail et l’effort ne leur ont pas encore procuré la facilité de la suivre. La foule d’hommes bornés qui fréquentent nos Spectacles ne sauraient croire que ce qu’ils ont vu ; le par-delà de ce qu’ils sont dans l’habitude d’admirer leur paraît toujours une chimère.

On reproche l’incrédulité sur les faits aux gens instruits, parce qu’ils n’admettent jamais que la vérité prouvée : il me semble qu’elle est bien plutôt l’humiliant apanage des ignorants, puisqu’ils rejettent toujours, sans discussion, tout ce qui passe leur portée.

Si quelqu’un de ceux de cette première classe me fait l’honneur de suivre le fil de cet Ouvrage, il saisira sans peine dans la suite des faits, les marques de vérité qui m’ont frappé moi-même. Ce n’est pas aussi, pour les personnes qui savent la démêler, que j’écris ce Chapitre.

Je ne l’adresse pas non plus, à ces hommes médiocres, qu’il est si difficile de persuader et plus malaisé encore d’instruire.

Contents d’une danse ou tendre, ou noble, ou légère, qui les séduit, et qui est en possession de leur suffire, ils prononceront sans appel, que tout ce qu’on raconte de celles des Grecs et des Romains n’est qu’une exagération extravagante ; et ils continueront à penser, que nous avons tout ce qu’on peut avoir, parce que leurs perceptions ne sauraient aller plus loin que l’objet, quel qu’il soit, qui les frappe.

J’ai en vue ici, je l’avoue, ces talents naissants, qui en entrant dans la carrière, donnent déjà des espérances si bien fondées. La nature a tout fait pour eux ; mais il faut qu’ils sachent qu’ils ont encore tout à faire pour l’art.

Qu’ils apprennent donc, qu’au Théâtre d’Athènes, la Danse des Euménides eut un caractère si expressif, qu’elle porta l’effroi dans l’âme de tous les Spectateurs. L’Aréopage frémit d’horreur et d’épouvante. Des hommes vieillis dans le métier des armes tremblèrent : la multitude s’enfuit : des femmes enceintes accouchèrent. On croyait voir ; on voyait en effet ces barbares Divinités chargées de la vengeance du Ciel, poursuivre et punir les crimes de la Terre.

Ce trait Historique nous est rapporté par les mêmes Auteurs qui nous apprennent que Sophocle fut un génie, que rien ne résistait à l’éloquence de Démosthène, que Thémistocle était un héros, que Socrate fut le plus sage de tous les hommes ; et c’était au temps de ces Grecs fameux, sur ces âmes privilégiées, à la vue de ces témoins irréprochables, que la Danse produisait de si grands effets.

À Rome, dans les beaux jours de l’art, tous les sentiments qu’exprimaient les Danseurs, avaient un caractère si vrai, une si grande force, tant d’énergie, qu’on vit plus d’une fois la multitude entraînée par l’illusion suivre machinalement les différents mouvements du Tableau dont elle était frappée, pousser des cris, répandre des pleurs, partager les fureurs d’Ajax79, ou les tendres douleurs d’Hécube80.

Et sur quels hommes ces vives impressions étaient-elles produites ? ils étaient contemporains de Mécène, de Luculle, d’Auguste, de Virgile, d’Horace. Aussi leur critique était-elle aussi sévère que leur approbation était honorable. Rien ne leur échappait, et leur premier mouvement était toujours une saillie de goût. Un jour un Pantomime d’une trop petite taille entra sur la scène, pour représenter Hector : Voilà le Fils, s’écria la multitude, où est donc le Père ?

Un Danseur qui représentait Capanée était d’une taille gigantesque. Prêt à escalader les murs de Thèbes, le Parterre lui cria : Saute dessus ; laisse l’échelle.

Si un Danseur n’avait pas cet air leste, cette légèreté qui est la première grâce de l’art, au premier entrechat qu’il hasardait, on s’écriait avec un ris amer : Étayez le théâtre. S’il en paraissait un autre qui manquât de cet aimable embonpoint si nécessaire à la justesse des proportions, il s’élevait aussitôt un murmure général, et tous les Spectateurs lui adressaient des compliments ironiques sur sa convalescence.

Un Pantomime qui, à la fin du rôle d’Œdipe, était censé s’être crevé les yeux, manqua de mettre dans ses mouvements le caractère de la situation. Tu vois encore, lui crièrent les plaisants du parterre ; et l’Acteur sifflé n’osa plus reparaître81.

Et comment en effet, sous les yeux d’Horace, aurait-on osé trouver bon ce qui aurait été sans art et de mauvais goût ? comment Auguste aurait-il pu adopter un genre qui aurait manqué de vraisemblance et de génie ? comment Mécène qui était l’ami de Virgile, se serait-il contenté d’un Spectacle qui n’aurait pas été une imitation énergique de la belle nature82.

Les preuves de la perfection de la Danse à Athènes et sous le règne d’Auguste sont donc à l’abri de toute contradiction, et par malheur, il faut en tirer la conséquence évidente, que l’art que nous avons cru jusqu’ici parmi nous à un si haut degré, n’est encore que dans son enfance ; mais c’est beaucoup pour une nation aussi éclairée que la nôtre, si elle voit une fois l’erreur qui l’avait séduite. Peut-être n’est-il point dans le monde un Public, qui se laisse tromper plus aisément par la charlatanerie que celui que l’amour du plaisir entraîne à nos Spectacles ; mais aussi n’en est-il point qui saisisse avec plus de promptitude la vérité, dès qu’elle se montre à ses yeux. Ce défaut et cette bonne qualité ont pour premier principe, un fond inépuisable de bonne foi, de confiance et de vivacité, qui est le caractère distinctif du Français. Il aime la Danse. Il a cru jusqu’ici l’avoir portée à la perfection possible ; parce que, d’un côté il n’a point vu le mieux, et que de l’autre il est naturel de croire que ce qui plaît actuellement est le point suprême de l’art, dont le but unique est de plaire.