(1754) La danse ancienne et moderne ou Traité historique de la danse « Seconde partie — Livre premier — Chapitre III. Des différentes espèces de Ballets »
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(1754) La danse ancienne et moderne ou Traité historique de la danse « Seconde partie — Livre premier — Chapitre III. Des différentes espèces de Ballets »

Chapitre III. Des différentes espèces de Ballets

On peut juger du succès éclatant qu’eut la Fête magnifique de Bergonce Botta, et du bruit qu’elle fit en Italie. Il en parut une Description qui courut toute l’Europe, et qui en fit l’admiration. Ottavio Rinuccini et Giacomo [Jacopo] Corsi en furent frappés. Leur imagination s’échauffa : ils se communiquèrent leurs idées. Le premier était Poète, le second était Musicien. Ils appelèrent à leur secours Giacomo Cleri [Jacopo Peri] et Giulio Caccini, tous deux excellents Maîtres de Musique, et ils concertèrent ensemble une espèce d’Opéra des amours d’Apollon et de Daphné qui fut représenté dans la maison de Corsi, en présence du Grand-Duc et de la Grande-Duchesse de Toscane, des Cardinaux Monte et Montalto et de toute la Noblesse de Florence.

Le charme de ce premier essai, l’éloge qu’en firent tous les Spectateurs, l’éclat qu’il fit en Italie engagèrent bientôt Rinuccini à composer l’Euridice. Ce nouvel ouvrage eut un succès encore plus grand que le premier.

Claude de Monteverte [Claudio Monteverdi] fit alors l’Ariane sur le modèle des deux autres. Appelé ensuite à Venise, pour y être Maître de Musique de l’Église de Saint-Marc, il y fit connaître ces belles compositions. Giovenelli [Giovanelli] Teofilo, et tous les autres grands Maîtres les imitèrent. L’amour de la Musique se répandit ainsi avec une rapidité surprenante, et l’Opéra fut reçu en Italie avec cette passion vive qu’inspirent aux hommes sensibles toutes les nouveautés de goût.

Ce Spectacle était sans Danse, et on voulut conserver les grâces Théâtrales de cet exercice. Ainsi on imagina un second genre qui les unît aux douceurs de la Musique, aux charmes de la Poésie, et au merveilleux des machines.

C’est alors que parurent ces grands Ballets, qu’on employa dans les Cours les plus galantes, pour célébrer les Mariages des Rois, les Naissances des Princes et tous les événements heureux qui intéressaient la gloire ou le repos des Nations. Ils formèrent seuls un Spectacle d’une dépense vraiment royale, et qui fut porté souvent dans les deux derniers siècles au plus haut point de magnificence et de grandeur.

Par les notions qu’on avait conservées de la Danse des Anciens, et par les idées que fit naître la belle fête de Bergonce Botta, ce genre de Spectacle parut susceptible de la plus heureuse variété.

Il pouvait être la représentation des choses naturelles ou merveilleuses, puisque la Danse en devait être le fond, et qu’elle peut aisément peindre les unes et les autres. Il n’existait rien, par conséquent, dans la nature, et l’imagination brillante des Poètes ne pouvait rien inventer qui ne fût de son ressort. Ainsi, après avoir décidé le genre, on le divisa en Ballets Historiques, Fabuleux et Poétiques. [Voir Ballet]

Les premiers furent la représentation des sujets connus dans l’Histoire, comme le siège de Troie, les batailles d’Alexandre, la conjuration de Cinna.

Les sujets de la Fable, tels que le jugement de Pâris, les noces de Pelée, la naissance de Vénus furent la matière des seconds.

Les Poétiques, qui devaient nécessairement paraître les plus ingénieux, tenaient pour la plupart du fond des deux autres. On exprima par les uns, des choses purement naturelles, comme la nuit, les saisons, les âges. Il y en eut qui renfermaient un sens Moral sous une Allégorie délicate. Tels étaient les Ballets des Proverbes, des plaisirs troublés, de la curiosité. On en fit de pur caprice. De ce nombre était le Ballet des Postures et celui de Bicêtre. Quelques autres ne furent que les expressions naïves de certains événements communs, ou de choses ordinaires qu’on crut susceptibles de plaisanterie et de gaieté ; comme les Ballets des cris de Paris, des passe-temps du Carnaval.

La division ordinaire de toutes ces compositions était en cinq Actes. Chaque Acte était composé de trois, six, neuf et quelquefois de douze Entrées.

On appelait Entrée une ou plusieurs Quadrilles de Danseurs, qui par leurs pas, leurs gestes, leurs attitudes, représentaient la partie de l’action générale dont ils étaient chargés.

On entendait par Quadrille, non seulement quatre, mais six, huit, et jusqu’à douze Danseurs vêtus uniformément, ou même de caractères différents, qui formaient des troupes particulières, lesquelles se succédaient, et faisaient ainsi succéder le cours de l’action. Il n’est point de genre de Danse, de sorte d’Instrument, de caractère de Symphonie qu’on n’ait eu l’adresse de faire entrer dans cette grande composition.

Les Anciens, qu’un goût exercé guidait toujours dans leurs Spectacles, avaient eu une attention singulière à employer des Symphonies et des Instruments différents, à mesure qu’ils introduisaient dans leurs Danses des caractères nouveaux : ils s’appliquaient avec un soin extrême, à bien peindre les mœurs, les âges, les passions qu’ils mettaient en Scène. Sans cette précaution, cette partie aurait été toujours défectueuse. À leur exemple, dans les Ballets exécutés dans les Cours d’Europe, on enrichit l’orchestre de tous les divers Instruments.

Leur variété, leur harmonie, leur son particulier paraissait ainsi changer la Scène, et donner à chacun des Danseurs la physionomie du Personnage qu’il devait représenter.

Pour faire naître, entretenir, accroître l’illusion Théâtrale, on eut recours à l’art des machines. Le Ballet était fondé sur le merveilleux. Les choses les plus extraordinaires, les prodiges éclatants, les descentes des Dieux, le cours des Fleuves, le mouvement des flots de la Mer, toutes les merveilles de la Fable fournissaient les sujets de ces Spectacles. Pour les rendre vraisemblables et pour donner un charme nouveau à leur représentation, l’art devait venir au secours de la nature ; et on trouva, dans les forces mouvantes, dans la Peinture, dans la Menuiserie, dans la Sculpture, etc., tous les moyens d’étonner, d’exciter la curiosité, et de séduire.

On prit ordinairement la nuit pour l’exécution de ces Spectacles. Il semble que, sur ce point, plus heureux que les Anciens, les derniers siècles et le nôtre aient trouvé le temps qui était le plus propre aux actions du Théâtre. Le jour des lumières est un premier pas vers l’imitation, qui commence à faire naître l’illusion Théâtrale ; et quelles ressources ne peut-il pas fournir à l’art, pour donner de la force, de l’expression, de la vérité, à la décoration, et au surplus de l’ensemble83?

Telles étaient les belles parties de ces Spectacles superbes consacrés à la Danse. Elles furent plus ou moins soignées, selon le plus ou le moins de goût des Compositeurs de ces grands ouvrages, ou des Souverains pour lesquels ils furent préparés.