(1754) La danse ancienne et moderne ou Traité historique de la danse « Seconde partie — Livre troisième — Chapitre VIII. Suites du Vice primitif »
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(1754) La danse ancienne et moderne ou Traité historique de la danse « Seconde partie — Livre troisième — Chapitre VIII. Suites du Vice primitif »

Chapitre VIII. Suites du Vice primitif

L’Opéra Français tel qu’on le forma dans sa nouveauté fut reçu de la Nation avec un applaudissement presque unanime135 ; parce que les lumières des Spectateurs sur le genre et sur tous les Arts qu’on y avait rassemblés étaient en proportion avec les forces, le talent, et l’art des sujets employés pour l’exécuter.

Lully fut dès lors regardé comme un Compositeur divin, les Chanteurs comme des modèles, les Ballets comme les chefs-d’œuvre de la danse, les Machines comme le dernier effort de la mécanique, les Décorations comme des prodiges de peinture. Au milieu de ce mouvement universel, Quinault cependant fut à peine aperçu. On ne vit de son ouvrage que les endroits défectueux que ses ennemis relevèrent. Tout ce qui n’était pas du Poète en apparence, fut élevé jusqu’aux nues ; tout ce qui parut dans le Poème plus faible que la Tragédie Française, fut mis sous les pieds. L’Opéra ravissait la Nation, et dans le même temps elle méconnaissait ou dédaignait le génie fécond qui venait de le faire naître. Lully mourut : les traditions de tout ce qu’il avait fait sur son Théâtre restèrent. On crut ne pouvoir mieux faire que de suivre littéralement et servilement ce qui avait été pratiqué sous les yeux d’un homme, pour lequel on conservait un enthousiasme qui a manqué d’anéantir l’Art. Il est arrivé de là que les vices primitifs ont subsisté dans l’Opéra Français, pendant que les connaissances des Spectateurs se sont accrues. Le charme, qui cachait les défauts, s’est dissipé peu à peu par l’habitude, et les défauts sont restés. Il n’y a pas dix ans que la Danse a osé produire quelques figures différentes de celles que Lully avait approuvées, et j’ai vu fronder comme des nouveautés pernicieuses, les premières actions qu’on a voulu y introduire.

Sur un Théâtre créé par le génie, pour mettre dans un exercice continuel la prodigieuse fécondité des Arts, on n’a chanté, on n’a dansé, on n’a entendu, on n’a vu constamment que les mêmes choses et de la même manière, pendant le long espace de plus de soixante ans. Les Acteurs, les Danseurs, l’Orchestre, le Décorateur, le Machiniste ont crié au schisme, et presque à l’impiété, lorsqu’il s’est trouvé par hasard quelque esprit assez hardi pour tenter d’agrandir et d’étendre le cercle étroit dans lequel une sorte de superstition les tenait renfermés. Ainsi les défauts actuels, dérivent presque tous du vice primitif. La Danse était au berceau en France lors de l’établissement de l’Opéra : l’habitude, l’usage, la tradition, seules règles des Artistes bornés, l’y ont depuis retenue comme emmaillotée. C’est là qu’ils la bercent des prétendues perfections136 de l’exécution ancienne, et qu’ils l’endorment dans le sein de la médiocrité.