(1909) Une vie de danseuse. Fanny Elssler « Chapitre III. l’opéra de paris sous la direction véron  » pp. 97-128
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(1909) Une vie de danseuse. Fanny Elssler « Chapitre III. l’opéra de paris sous la direction véron  » pp. 97-128

Chapitre III

l’opéra de paris sous la direction véron

L’homme qui dirigeait l’Opéra de Paris en 1834 et qui alla, cette année-là, chercher Fanny Elssler à Londres, était un médecin. L’Académie royale de Musique, installée alors rue Le Peletier, était bien malade, quand elle lui fut confiée en 183124.

Jusqu’en 1830, l’institution avait été régie par la maison du roi. Le directeur des Beaux-Arts, le vicomte Sosthène de La Rochefoucauld, avait apporté à la gouverner, dit Castil-Blaze, « toute l’incapacité, l’ignorance d’un gentilhomme25 ». Malgré des ressources considérables que complétaient une subvention annuelle de 750 000 fr. payée par la liste civile et une redevance d’environ 300 000 francs prélevée par l’Opéra sur les autres théâtres de Paris, l’administration était, au moment de la Révolution de Juillet, en déficit de plus d’un million.

Le vicomte Sosthène de La Rochefoucauld avait sauvé la morale en soumettant les coulisses à un régime sévère, et en imposant aux danseuses des jupes longues. Mais avec lui l’art fut en péril. L’Opéra était éclipsé par le Théâtre-Italien qui, si son répertoire n’était pas inattaquable, avait du moins des chanteurs di primo cartello. Dans le vaste bâtiment de la rue Le Peletier régnaient la routine, l’incurie, l’inertie.

La Révolution de Juillet mit fin à cet état de choses. L’Opéra fut enlevé à la maison du roi et l’on adopta le principe de l’exploitation par un directeur-entrepreneur qui le gérerait à ses risques et périls. Un double lien le tenait rattaché à l’Etat : une commission chargée de veiller à l’exécution du cahier des charges et une subvention qui fut fixée pour la première année à 810 000 francs. L’esprit des affaires, l’esprit bourgeois, se substituait à l’insouciance d’une direction aristocratique à qui répugnait toute opération commerciale. Cet esprit était personnifié de la façon la plus éclatante par Louis Véron. Cet homme avait toutes les qualités et tous les défauts nécessaires pour faire de l’Académie royale de Musique une excellente maison de rapport.

Louis Véron était le type du bourgeois que la Révolution de 1830 avait poussé au premier plan. C’était le bourgeois idéal, le bourgeois dans toute sa magnificence, remplaçant l’élévation de l’esprit par le génie des affaires, positif, actif, poursuivant et atteignant grâce à des ressources multiples son double but : la possession de réalités solides et le faste des apparences. Il se considérait lui-même comme la plus parfaite incarnation de l’esprit bourgeois ; il se vantait de le représenter, il s’en faisait un panache, et il intitulait orgueilleusement ses six volumes de souvenirs : Mémoires d’un Bourgeois de Paris.

Bourgeois, Véron l’était par ses origines. Fils d’un papetier de la rue du Bac, il avait dans le sang le don du négoce. Ses parents l’initièrent par leur exemple à une religion : celle de l’argent. Associé pendant un temps au commerce paternel, il y prit le goût de la chasse aux écus, mais avec le désir d’agrandir le champ de ses opérations. L’ambition dévorait le petit marchand de papier. Après de médiocres essais dans la littérature, il lui sembla que la médecine pourrait le conduire à la fortune. Il se fit donc médecin. Il n’aurait pas été plus malhabile qu’un autre, mais il lui manquait la vocation scientifique et le sentiment de la beauté de sa profession. La médecine ne fut pour lui qu’une spéculation qui, d’ailleurs, lui réussit brillamment. Un de ses amis, nommé Regnauld, pharmacien dans la rue Caumartin, mourait en 1824, laissant une formule de pâte pectorale qu’il avait inventée. Sa veuve communiqua la recette à Véron. Celui-ci l’étudia, mit la main… à la pâte et s’entendit avec un ancien pharmacien de l’armée, du nom de Frère, pour mettre en vente le nouveau produit. Véron avait engagé 17 000 francs dans l’affaire ; elle finit par lui en rapporter 100 000 par an26.

Si la pâte Regnauld devint rapidement célèbre, cela tient à ce que Véron sut jouer avec brio d’un instrument dont on n’avait pas abusé jusqu’alors : la publicité dans les journaux. Par un effort calculé et persistant, il s’était créé de précieuses relations dans la presse et s’y était lui-même fait une place, sinon brillante, du moins fructueuse. D’abord obscur collaborateur du Conservateur littéraire, fondé par Abel Hugo, où Victor Hugo publia ses premiers vers, il ne jeta pas plus d’éclat, lorsqu’il devint un des rédacteurs ordinaires de la Quotidienne de Michaud. Ce n’est point que l’esprit lui fit défaut ; il eut souvent des mots heureux, mais son style fut toujours terne, sa phrase filandreuse et molle comme la jujube de sa pâte Regnauld. Dans le journalisme, Véron vit moins une branche de la littérature qu’une force commerciale. Après s’être servi des amitiés qu’il y avait nouées pour lancer sa création pharmaceutique, il continua de manier à son plus grand profit le puissant levier. En 1829, il ne fit que passer au Messager des Chambres, où il s’essaya dans la critique théâtrale. La même année, il frappait un grand coup en fondant la Revue de Paris, qui fut de plusieurs mois l’aînée de la Revue des Deux Mondes. Plus tard il devint une puissance de premier ordre lorsque, ayant acquis le Constitutionnel en 1844, il ressuscita cette feuille moribonde et en fit un des premiers journaux de France par l’importance politique et la valeur littéraire. Véron fut, avec Emile de Girardin et les Bertin, un des hauts barons de la presse sous le gouvernement de Louis-Philippe, et il le resta pendant les premières années de l’Empire.

Horace de Viel-Castel dit dans ses Mémoires : « Véron, c’est le bourgeois gentilhomme du dix-neuvième siècle27 », et ailleurs : « Véron joue un rôle et il le joue bien ; c’est l’insolence élevée à la plus haute puissance et qui a su tirer parti des éléments impurs qui composent le fond de notre marais social. Il a le génie et l’audace de sa position ; beaucoup de nos tripotailleurs envient son influence, sa fortune ; beaucoup le blâment qui voudraient l’imiter ; mais ils demeurent impuissants. Ne profite pas qui veut du fumier des écuries d’Augias28. »

S’étant élevé d’une situation modeste à une haute fortune, l’ancien boutiquier étala un luxe indiscret de parvenu. Directeur de la Revue de Paris, il allait à la chasse aux collaborateurs dans un cabriolet qui faisait sensation sur le boulevard. Plus tard, il acheta d’occasion à Mlle Mars un coupé attelé de deux chevaux anglais (c’était alors nouveau et d’un chic suprême), qui portaient sur les œillères des touffes de rubans écarlates. Ses dîners qu’il offrit, selon les époques, au Café de Paris, à la Maison Dorée, dans son appartement de la rue Taitbout, ou dans sa résidence d’Auteuil, à la Tuilerie, étaient fameux. Chez lui, ils étaient préparés par Sophie, le plus illustre cordon bleu du règne de Louis-Philippe, une singulière figure de paysanne normande, remarquable par la profondeur de sa science culinaire, par son dévouement âpre aux intérêts de son maître, par son intelligence supérieure, mais aussi par la façon tantôt familière, tantôt revêche, dont elle recevait les visiteurs ou les habitués de la maison.

Le physique du personnage était en harmonie parfaite avec sa mentalité et ses mœurs. Quand on voit un portrait de Véron, l’on se demande si l’on a sous les yeux une image fidèle, ou si ce n’est pas plutôt une caricature de Daumier, une pochade de Gavarni, ou bien encore l’inénarrable Joseph Prudhomme crayonné par Henri Monnier. Ni le Charivari, qui mena contre lui la plus acharnée des campagnes, ni Dantan, qui fit de lui une statuette amusante, n’eurent à se mettre en grands frais d’invention pour le rendre grotesque. Voici comment le décrit Henri Heine :

« Avez-vous jamais vu M. Véron ? Au Café de Paris ou sur le boulevard de Coblence, elle vous a certainement frappé plus d’une fois, cette apparition grasse et grotesque, avec le chapeau enfoncé de biais sur la tête, celle-ci étant entièrement enfouie dans une immense cravate blanche dont les bouts montent jusque par-dessus les oreilles, afin de couvrir d’énormes écrouelles, de telle sorte que son visage rouge et jovial, avec de petits yeux clignotants, émerge à peine. Fort de sa connaissance des hommes et de son succès, il dévale d’un air satisfait, d’un air insolemment satisfait, entouré d’une cour de jeunes, et parfois aussi de vieux dandys de la littérature, qu’il régale habituellement de champagne et de jolies figurantes. Il est le dieu du matérialisme et son regard, qui insulte l’esprit, m’est souvent entré comme un coup de couteau dans le cœur, lorsque je le rencontrais ; il m’a semblé maintes fois que de ses yeux sortait une masse rampante de petits vers, gluants et brillants29. »

Barbey d’Aurevilly flétrissait « le lépreux de la cité de Paris, le scrophuleux (sic) docteur Véron30 ». Dans une série de portraits à la manière de La Bruyère, publiée en 1845 sous le titre de Camera lucida, Charles Nisard donnait celui de Véron qui était appelé par antiphrase Modeste ; il le montrait sortant avec fracas du Café de Paris, se jetant dans sa voiture qui le dépose au théâtre, et là recevant, comme un pacha, les caresses de tout un essaim de bayadères. Une des satires les plus divertissantes est la parodie d’une orientale de Victor Hugo, où Théodore de Banville substitue Véron à Sarah la baigneuse :

Véron tout plein d’insolence
Se balance,
Aussi ventru qu’un tonneau
Au-dessus d’un bain de siège,
O Barège,
Plein jusqu’au bord de ton eau.
Et comme Io, pâle et nue
Sous la nue,
Fuyait un époux vanté,
Le flot réfléchit sa face,
Puis s’efface
Et recule, épouvanté.

Un songe visite le baigneur. Il se voit député ; il se voit constellé de ces décorations de tous pays qu’il convoitait avec une avidité enfantine :

Ah ! si j’étais en décembre
A la Chambre,
Je grandirais d’un bon tiers,
Et je pourrais de mon ombre
Faire nombre
A côté de Monsieur Thiers.
Je pourrais sur mon pupitre
Faire, en pitre,
Le bruit traditionnel
Et, commençant une autre ère,
Ne plus traire
Le Constitutionnel.
A mes festins que le Scythe
Même cite,
On boirait de l’hypocras !
J’obtiendrais des croix valaques
Et des plaques :
Je les ferais faire en strass !31

Tel était l’homme qui tint pendant quatre ans, de 1831 à 1835, le sceptre de l’Opéra.

***

Véron se rendait parfaitement compte de ce que signifiait son entrée à l’Académie royale de Musique. Il nous communique, dans ses Mémoires, les réflexions qu’il se fit : « La révolution de Juillet, se disait-il, est le triomphe de la bourgeoisie ; cette bourgeoisie victorieuse tiendra à trôner, à s’amuser ; l’Opéra deviendra son Versailles, elle y accourra en foule prendre la place des grands seigneurs et de la cour exilés32. »

Partant de ce principe que l’Opéra devait être un lieu de plaisir où la bourgeoisie riche, vaniteuse, avide de distractions mondaines se donnerait rendez-vous dans une atmosphère de luxe sous prétexte d’entendre de la musique, Véron s’efforça de parer de toutes les élégances et de toutes les splendeurs ce « Versailles » des nouvelles classes dirigeantes. S’il lui était impossible de transformer en monument aux lignes architecturales la bâtisse de la rue Le Peletier, il s’ingénia du moins à rendre l’intérieur confortable et cossu. Les tapissiers dissimulèrent sous les ornements et les tentures la sobriété de la salle. Des ors flamboyants, des velours rutilants, des tapis moelleux, des lustres et des girandoles aux prismes innombrables donnèrent à une clientèle de parvenus l’illusion de la magnificence. L’éclairage au gaz, d’introduction récente, fut perfectionné. L’orgueil bourgeois s’étalait, se dilatait, éclatait dans tout cet éblouissement.

Ce clinquant attirait les hommes de négoce, les financiers, les arrivés de la politique, comme les facettes du miroir attirent les alouettes. Les places furent âprement disputées. « Tout le monde, écrit Ch. de Boigne, veut avoir sa loge à l’Opéra, les uns une fois, les autres deux fois, les autres trois fois par semaine. Les notaires, les avoués, les agents de change qui veulent tenir leur rang en ont jusqu’à deux : une pour leurs femmes, le lundi, le petit jour, et une pour leurs maîtresses le vendredi, le grand jour. La basoche se case ordinairement aux secondes et aux troisièmes de face : elle mêle l’économie à la vanité. Pour la Bourse, rien n’est trop beau, rien n’est trop cher : la Bourse disputerait les premières loges, les avant-scènes aux ambassadeurs, aux ducs, aux marquis et aux lions. Par malheur, les avant-scènes appartiennent les unes depuis des siècles, les autres plus récemment à des locataires peu disposés à se dessaisir de leurs droits en faveur de la Bourse33. »

Véron prit les dispositions nécessaires pour satisfaire ces convoitises. Il rendit accessibles à la classe bourgeoise, qui prétendait exercer sa royauté dans la vie mondaine comme dans la politique, les parties du théâtre occupées jusqu’alors par la caste privilégiée.

L’aristocratie recula devant cette marée montante à laquelle le directeur ouvrait les écluses. Elle reflua vers le Théâtre-Italien qui fut le Coblence de ces émigrés, dépossédés de leurs privilèges et dérangés dans leurs habitudes par une nouvelle révolution.

Cependant cet exode ne fut pas général. Un certain nombre de loges restèrent entre les mains de leurs anciens propriétaires. Il y en eut une, déjà célèbre, qui fit parler d’elle plus que jamais sous la nouvelle administration. Ce fut la loge infernale, appelée encore loge des lions. Elle appartenait au marquis du Hallays-Coëtquen. C’est là que se réunissaient autour du comte Guy de La Tour du Pin et du comte Fernand de Montguyon, leurs chefs de file, les jeunes gens les mieux habillés de l’époque, les superbes dandys, les lions, les gants-jaunes, disciples de Brummel, rivaux du suprême arbitre des élégances, le fameux comte d’Orsay. Ils venaient là dans des toilettes qui étaient le fruit de leur longue patience, servie par le génie du tailleur, par l’habileté du coiffeur et du valet de chambre, fièrement cambrés dans leur habit qui les pinçait à la taille, le cou sanglé dans de hautes cravates qui montaient jusqu’aux oreilles, les cheveux s’enlevant en un toupet dont la fougue était le résultat d’études profondes. Ils venaient là, hautains et bruyants, décidés à se faire remarquer, avec la prétention d’imposer leurs goûts et de faire triompher leurs partis pris, redoutables pour la direction, plus redoutables encore pour les artistes qui avaient à compter avec leurs caprices. Ces lions étaient féroces.

***

Lorsque les ministres de Louis-Philippe mirent l’Opéra aux mains de Véron, ils n’avaient négligé qu’un tout petit détail. Ils ne s’étaient pas demandé si le nouveau directeur de l’Académie royale de Musique comprenait quelque chose à la musique.

De fait, sa culture musicale était nulle. Il évitait, pour cause, de se prononcer entre les deux grandeurs de l’époque, Rossini et Meyerbeer. « Nous sommes trop préoccupés d’affaires, disait-il, pour que la guerre des gluckistes et des piccinistes recommence parmi nous34. » Ses préférences allaient tout simplement aux compositeurs qui faisaient les plus belles recettes.

Les livrets modèles, à ses yeux, étaient ceux de Scribe, parce qu’ils offraient « d’heureux prétextes de mises en scène originales et variées et d’ingénieux à-propos pour toutes ces dépenses justement exigées d’un directeur d’Opéra35 ». Scribe d’ailleurs était le plus bourgeois des littérateurs. Il jouissait d’une vogue extraordinaire, grâce à des pièces habilement bâties, mais dénuées de vérité, de poésie et de style. C’était un industriel adroit, qui, ayant bien compris les goûts du gros public, le servait à souhait et réalisait, par une fabrication ininterrompue, une superbe fortune. Cet heureux commerce le rendit grand et vénérable aux yeux de Véron. Les deux âmes étaient faites pour se comprendre.

Le programme de Véron fut de donner à une clientèle où dominait l’élément bourgeois le genre de spectacle qu’elle appréciait le plus, c’est-à-dire des inventions à la manière de Scribe, entourées de la musique des compositeurs les plus populaires. Le théâtre devait parler avant tout aux sens de ce public de banquiers et de négociants, et lui faire oublier, par une succession habilement ménagée de tableaux brillants, les affaires qui avaient tendu dans la journée tous les ressorts de son intelligence et de sa volonté.

Si la musique et la poésie restaient lettre close pour ce directeur d’Opéra, il était, par contre, dans son élément, lorsqu’il s’agissait de réaliser avec magnificence sur la scène les conceptions du librettiste et du compositeur.

Dénué d’imagination artistique, il eut du moins le mérite de s’adjoindre comme collaborateur un homme qui avait du goût et des idées, Duponchel, architecte de profession, amateur passionné de théâtre. Duponchel était partisan des tendances nouvelles qui, après avoir rajeuni la littérature, la peinture et la sculpture, allaient s’étendre aux arts auxiliaires du théâtre. Il ne se contenta pas d’introduire dans la machinerie diverses améliorations d’ordre purement matériel et technique, par exemple, les changements de décors effectués pendant les entr’actes, au lieu de l’être, comme autrefois, à rideau levé. Il modernisa la mise en scène et l’imprégna de romantisme. Les anciens palais classiques entourés de jardins rectilignes furent remplacés par des demeures plus fantaisistes et encadrées d’une verdure un peu moins régulièrement ordonnée. Le gaz servit à obtenir des clairs de lune et de poétiques jeux de lumière. Pour cette rénovation romantique du décor, Duponchel utilisa des talents affranchis de la routine académique ; c’étaient Feuchères, Séchan, Diéterle, Despléchin, ceux que Théophile Gautier appelait « les Delacroix, les Decamps, les Marilhat, les Cabat de la peinture de théâtre36 ». Les costumes et les accessoires furent également réformés. Les vieilleries mythologiques, les Dieux avec leurs attributs invariables, les Amours avec leurs flèches et leur carquois, tout cet attirail conventionnel fut mis au rebut ; on y substitua des inventions plus fraîches et plus variées.

Robert le Diable fut la première pièce montée dans ce style nouveau. Le tableau du cloître, où les nonnes quittent leurs tombes, fut la première apparition sensationnelle du romantisme dans les décors de l’Opéra, et ce fut une éclatante victoire, dont l’honneur revient principalement à Duponchel.

Cependant, il ne faudrait pas marchander à Véron sa part d’éloges. Il ne se contentait pas de tenir à son auxiliaire sa bourse largement ouverte. Il payait de sa personne, il intervenait très activement dans l’énorme travail que nécessite la mise sur pied d’un opéra. Il multipliait les conférences avec les peintres, les décorateurs, les machinistes. Il examinait les projets et les devis des costumes. On voit sa signature partout, sur les feuilles de présence des ouvriers, sur les listes de commandes, sur les mémoires des fournisseurs. C’est l’œil du maître, à qui rien n’échappe. Il exige des remaniements et des corrections. Jamais, ou presque jamais, ce n’est pour diminuer la dépense ; au contraire, s’il modifie, c’est pour améliorer, pour faire plus grandement les choses. Il court à droite et à gauche, stimulant tout le monde, ne reculant devant aucune fatigue pour arriver à ses fins, réclamant de tout son personnel, depuis les gloires du chant et de la danse jusqu’au plus humble musicien de l’orchestre, une contribution active à la marche irréprochable du spectacle.

Il eut le don de se faire obéir. Quoique le poste fût dangereux pour un homme de vertu médiocre comme lui, quoiqu’il eût des faiblesses pour quelques-unes de ses pensionnaires, il garda son autorité intacte. Il y réussit, en grande partie, grâce à l’exemple qu’il donnait d’un zèle infatigable. Très assidu aux répétitions, il pouvait se permettre de contraindre les autres à la même exactitude. En contact perpétuel avec son personnel, il le connaissait à fond ; il le dirigeait par la persuasion, avec un air bonhomme, beaucoup plus que par des ordres hautains et secs. Des libéralités inattendues récompensaient quelquefois ceux des artistes dont il était particulièrement satisfait. Par exemple, il invitait à souper plusieurs dames du corps de ballet et au dessert il envoyait à chacune d’elles un cornet de bonbons, c’est-à-dire des pralines enveloppées dans un billet de mille.

Grâce à cette belle activité, les représentations d’opéras et de ballets furent en général très brillantes. Une des plus réussies fut celle de Gustave III, l’opéra de Scribe et d’Auber, dont le cinquième acte, celui du bal masqué où le roi de Suède tombait frappé d’un coup de poignard, fut éblouissant.

« Rien ne fut ménagé, dit Véron, pour donner de l’éclat à la mise en scène de ce bal ; les quadrilles furent des plus variés et des plus brillants, les travestissements offrirent de la nouveauté et une originalité comique. La décoration, pleine de richesse, donnait, par sa plantation, le moyen de placer beaucoup de monde sur le théâtre ; un très grand nombre de lustres garnis de bougies répandaient des flots de lumière. Tout le cinquième acte était royal et digne de l’Opéra37. »

Une autre féerie du même genre fut la Tentation, opéra-ballet en cinq actes, pour laquelle furent faits six cent dix costumes nouveaux et qui réunissait à un moment sept cents personnes sur la scène. Le public s’extasia de même devant les tableaux de la Juive. Pour monter cet ouvrage, Véron avait dépensé 150 000 francs, somme qui paraissait fantastique alors. Trente mille francs furent affectés aux armures que l’on fit en métal, tandis que jusque-là ces accessoires avaient été fabriqués en carton. Le grand nombre de cavaliers qui parurent dans cette pièce fit dire à un plaisant : « Ici on chante à pied et à cheval. »

A vrai dire, c’étaient des spectacles de cirque. L’Opéra rivalisait avec Franconi qui faisait en ce temps-là courir tout Paris à ses splendides pantomimes équestres. Henri Heine en fit la remarque dans une page où il raillait agréablement ce qu’il appelait les principes de Véron :

« Je dis « principes », car en effet, M. Véron avait des principes, résultats de ses méditations en matière d’art et de sciences, et, de même que, comme pharmacien, il avait inventé une excellente drogue contre la toux, de même, comme directeur de l’Opéra, il inventa un remède contre la musique. En effet, il avait fait, en s’observant lui-même, la remarque qu’un spectacle de Franconi lui causait plus de plaisir que le meilleur opéra ; il acquit la conviction que la plus grande partie du public était animée des mêmes sentiments, que la plupart des gens allaient à l’Opéra par bon ton et ne s’y amusaient que lorsque la beauté des décors, des costumes et des danses enchaînait leur attention au point de les rendre sourds à la maudite musique. Le grand Véron eut en conséquence cette idée de génie, de satisfaire chez les gens le goût du spectacle pour les yeux à un tel degré que la musique n’arrivât plus à les incommoder et que l’Opéra leur offrît le même plaisir que Franconi. Le grand Véron et le grand public se comprirent ; celui-là sut rendre la musique inoffensive, et, sous le titre d’opéras, ne donna que des pièces à grand spectacle ; celui-ci, je veux dire le public, put avec ses filles et ses épouses se rendre à l’Opéra, comme il convient aux classes cultivées, sans mourir d’ennui. L’Amérique était découverte, l’œuf se tenait sur la pointe, l’Opéra se remplissait chaque jour, Franconi fut dépassé et fit faillite, et M. Véron est depuis ce temps un homme riche. Le nom de Véron vivra éternellement dans les annales de la musique ; il a embelli le temple de la déesse, mais la déesse, elle-même, il l’a jetée à la porte. Rien ne dépasse le luxe qui règne au Grand-Opéra, et celui-ci est à présent le paradis des gens à l’oreille dure38. »

Ailleurs, le même auteur, décrivant le bâtiment de la rue Le Peletier, qui a l’air, dit-il, d’une belle écurie, fait observer que la façade est surmontée de huit statues qui représentent des Muses. « Une neuvième manque, gémit-il, et hélas ! c’est précisément la Muse de la musique39.

***

Véron fut secondé dans sa gestion par deux forces dont il usa largement : la claque et la presse. Les deux corporations lui fournirent des auxiliaires dévoués dont quelques-uns contribuèrent à la fortune de Fanny Elssler et qu’il est bon de faire connaître.

La question, souvent débattue, de l’utilité de la claque ne faisait aucun doute pour Véron : c’était une institution d’une nécessité absolue. Il a pensé sérieusement et développé en son style sans grâce ce que Théophile Gautier a dit, sur le ton léger du paradoxe, en faveur du personnage aux mains robustes, soutien de la fortune indécise des auteurs et des artistes.

« Il égaye, écrivait Théophile Gautier, et rend vivantes les représentations, qui, sans lui, seraient mornes et froides ; il est la mèche du fouet qui fait bondir l’acteur et le précipite au succès ; il donne du cœur à la jeune première qui tremble, et desserre la gorge de la débutante qui ne pourrait, sans lui, laisser filtrer un son perceptible ; ses applaudissements sont un baume pour l’amour-propre blessé des auteurs, qui oublient aisément qu’ils ont été commandés le matin…

« Le claqueur n’est, du reste, qu’une nature admirative un peu exagérée40. »

A l’époque où Véron prit possession du fauteuil directorial, ces natures admiratives étaient commandées à l’Opéra par un chef habile et majestueux, Auguste, devenu tellement illustre sous ce prénom, qu’il eût été dérisoire d’y ajouter son nom de famille, Levasseur, de même qu’il eût été malséant de faire suivre le nom de Louis XIV de celui de Capet. Auguste fut un personnage épique, une figure d’imperator, comme son homonyme de Rome. Toute une littérature nous rapporte ses batailles et ses victoires. Son physique nous est décrit par Ch. de Boigne :

« Auguste a débuté dans le monde par le rôle de romain. Grand, fort, robuste, un vrai taureau, doué d’une paire de mains extraordinaires, il avait été créé et mis au monde pour être claqueur. Avec de telles mains, de tels battoirs, on ne reste pas longtemps simple romain. Auguste franchit rapidement les grades de claqueur en titre et de brigadier ; il devint bientôt lieutenant, lieutenant de César et César lui-même.

« A l’apogée de sa fortune, il ne reniait pas ses mains, il en était fier ; il les montrait avec orgueil, et pour mieux les montrer il ne portait pas de gants, prétendant qu’il n’en avait jamais trouvé d’assez larges. La figure encadrée dans d’épais favoris, l’air lourd et commun, le teint olivâtre, le régent à sa chemise et le sancy à son doigt, des breloques, des fruits rouges d’Amérique à sa montre, son gilet et son pantalon trop courts, Auguste n’avait pas la prétention de passer pour un prince déguisé. Tout en lui trahissait, exhalait le claqueur : Incessu patuit dea. Mais le claqueur était honnête, loyal, intelligent, et avait le génie de son état. Il vivait, il ne pouvait vivre qu’à l’Opéra : le jour, dans la cour, causant avec les artistes qui lui témoignaient la plus cordiale déférence ; le soir au parterre41. »

Les historiens d’Auguste sont unanimes à reconnaître son habileté consommée de tacticien, l’autorité avec laquelle il dirigeait ses troupes, la sûreté de son jugement qui lui faisait saisir le moment précis où il fallait les faire donner. Berlioz avait pour lui une admiration profonde. « J’ai vu, dit-il, peu de majestés plus imposantes que la sienne. Il était froid et digne, parlant peu, tout entier à ses méditations, à ses combinaisons et à ses calculs de haute stratégie42. » C’étaient de vrais plans de bataille qu’il élaborait, les soirs de premières représentations. Il dispersait ses hommes en tirailleurs, de manière à ce que les salves d’applaudissements partissent de plusieurs parties du théâtre, mais il les plaçait de telle sorte que tous pussent avoir l’œil sur lui et manœuvrer au premier signal. Ils le reconnaissaient à sa redingote, qui était habituellement d’un vert clair ou d’un brun tirant sur le rouge. Tel Henri IV ralliant ses soldats à son panache blanc. « Non, continue Berlioz, jamais plus intelligent ni plus brave dispensateur de gloire ne trôna sous le lustre d’un théâtre… On a souvent admiré, mais jamais assez, selon moi, le talent merveilleux avec lequel Auguste dirigeait les grands ouvrages du répertoire moderne et l’excellence des conseils qu’en mainte circonstance il donnait aux auteurs. »

C’est qu’en effet cet Hercule n’était pas une brute ignare. A force de fréquenter l’Opéra, il avait acquis du flair ; il connaissait le public ; il savait les morceaux qui portaient ; il savait à quel moment les bravos de la claque répondaient véritablement aux sentiments favorables des spectateurs. Il était en mesure de faire profiter les auteurs de son expérience et des observations qu’il avait faites sur la psychologie des foules. Il donnait des conseils et des encouragements à Scribe. « Meyerbeer, raconte E. de Mirecourt, aux répétitions, allait modestement s’asseoir à sa droite et l’écoutait comme un oracle.

« Un soir, Auguste interrompit un air de longue haleine par ces mots :

« — Voilà un morceau dangereux.

« — Croyez-vous ? fit le compositeur.

« — J’en suis sûr. Si vous avez beaucoup d’amis dans la salle qui veulent l’entreprendre, je le ferai continuer par mes hommes ; mais je ne réponds de rien.

« — Alors, dit Meyerbeer, qu’il n’en soit plus question, coupez-le, vous vous y connaissez mieux que moi43 ! »

Véron mit à contribution les ressources de ce talent. La veille de chaque première représentation, une véritable conférence avait lieu entre le directeur et le chef de claque. « Nous passions en revue tout l’ouvrage, dit Véron, depuis la première jusqu’à la dernière scène ; je ne lui imposais point mes opinions, j’écoutais les siennes : il appréciait, il jugeait tout, danse et chant, suivant ses impressions personnelles. Je me surprenais quelquefois à rire de la justesse de ses critiques et du programme qu’il se traçait à l’avance pour la répartition savante et graduée des applaudissements44. » Après avoir pris leurs dispositions pour préparer le succès de la pièce, les deux collaborateurs déterminaient ensemble le sort qui serait fait à chaque artiste. « Tous les premiers rôles devaient être fêtés, rappelés, redemandés, c’était de droit ; mais, lorsque nous arrivions aux artistes de second ordre, il me répugnait de traduire nettement et en termes précis ce qu’on devait faire pour chacun ; je craignais d’afficher des préférences personnelles ; j’avais donc adopté, pour m’entendre à ce sujet avec Auguste, une gamme chromatique dont les notes élevées étaient une excitation des applaudissements, dont les notes basses prescrivaient de la froideur. Mon interlocuteur saisissait jusqu’aux nuances les plus fines de ce langage musical ; je constatais le soir que mes instructions avaient été comprises et fidèlement traduites45. »

Ainsi, la claque, méthodiquement organisée et savamment dirigée, intimement associée aux entreprises de Véron, devint presque une institution d’Etat et contribua pour une grande part aux retentissants succès qu’eut à enregistrer l’Académie royale de Musique.

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La presse parisienne, et en particulier la presse théâtrale, était, dans les premières années du règne de Louis-Philippe, infiniment plus brillante que celle des autres pays. La critique littéraire et dramatique était entre les mains d’hommes qui savaient juger et écrire. Si la critique musicale manquait de solidité, beaucoup de ses représentants avaient du moins du goût, de la finesse, du style. C’est surtout à partir de 1836, année où furent fondés la Presse et le Siècle, que l’on vit apparaître une pléiade de talents à la plume vive et colorée. Il suffira de nommer Gérard de Nerval, Théophile Gautier, Barbey d’Aurevilly. Nous omettons volontairement Jules Janin, l’oracle du Journal des Débats, qui n’avait, pour justifier sa haute autorité, ni qualités d’écrivain, ni valeur morale.

Ce n’est point parmi les esprits indépendants et dignes que Véron choisit ses soutiens. Journaliste lui-même, il recruta sans peine des mercenaires qui se firent, en échange de quelques louis ou simplement d’un bon dîner, ses thuriféraires attitrés, ses « matassins », les exécuteurs de ses hautes et basses œuvres.

On voyait en ce temps-là (chose inouïe, inconcevable pour nous !) des critiques qui trafiquaient de leur plume, qui tenaient boutique d’éloges ou de blâmes, qui exaltaient la médiocrité, quand elle avait une bourse rapide à s’ouvrir, et qui s’acharnaient contre le talent, lorsque, confiant en lui-même, il croyait pouvoir se passer de louanges achetées. Les hommes courageux qui osaient braver la vengeance des bandits embusqués au rez-de-chaussée d’une gazette, ou les naïfs, qui s’imaginaient que le mérite suffit, étaient rares. En général, on s’inclinait devant ces dieux puissants. On les redoutait ; on les flagornait. Le chanteur amadouait le maître-chanteur avec des billets de banque. La cantatrice et la danseuse n’avaient rien à lui refuser.

Le type le plus complet de ces écumeurs de tréteaux fut Charles Maurice, directeur et rédacteur en chef du Courrier des Théâtres. Celui-là était le Mandrin de la presse théâtrale, le Cartouche du feuilleton. Son journal était un coupe-gorge. Malheur au directeur qui se refusait à payer la rançon exigée par le brigand ! Celui des Variétés en sut quelque chose. Il ne se passait presque pas un jour sans que le Courrier des Théâtres ne fulminât contre le Bouge-Variétés et n’en demandât la fermeture, par mesure de salubrité publique. Malheur à l’artiste qui ne partageait pas avec le flibustier ses appointements, gros ou maigres ! Charles Maurice l’étranglait avec férocité. Son cynisme faisait sa force. On était désarmé par l’aplomb avec lequel il criait : la bourse ou la vie ! Il avait, pour passer de l’éreintement ou de l’intimidation à l’éloge payé, une désinvolture stupéfiante. Mais il ne manquait pas de talent. Sa spécialité était le jugement condensé en une ligne, en un mot. Chaque jour une colonne de son journal était remplie de ces laconiques sentences de mort. C’était le couteau de la guillotine qui s’abattait, rapide et sec. Il savait mettre les rieurs de son côté. Une pauvre danseuse, Louise Fitzjames, remarquable par sa maigreur, fut harcelée sans répit de mots à l’emporte-pièce qui sont souvent d’une drôlerie incontestable. Cet homme était la terreur des coulisses. Pour se rendre compte de l’effroi qu’il inspirait, il faut lire son Histoire anecdotique du théâtre, ouvrage qui, sous un titre trompeur, n’est guère qu’une collection de lettres adressées à l’auteur par les célébrités de la scène. On y voit les plus grands noms au bas des billets les plus humbles, les plus obséquieux. Les hommes sont plats et lâches ; les femmes s’offrent.

Ce Charles Maurice se distingua par son zèle au milieu de la bande achetée par Véron. A quel prix se vendit-il ? On ne le sait. La somme, à coup sûr, fut rondelette, si l’on en juge d’après la quantité d’encens qu’il fait brûler invariablement, obstinément, aux pieds du Jupiter de l’Académie royale de Musique. Les comptes rendus des premières représentations sont des hymnes qui exaltent la gloire et la magnificence du dieu. Les auteurs et les artistes sont loués ou maltraités, selon qu’ils ont passé ou non à la caisse du Courrier des Théâtres. Mais, pour le maître souverain qui a fait tomber la pluie d’or, il n’y a jamais une parole de blâme, jamais une réserve.

La réclame faite par Charles Maurice à Véron nous paraît d’un charlatanisme candide. Il avait recours à des procédés enfantins que répudierait aujourd’hui le dernier des bateleurs. Mais en ce temps-là les journaux n’avaient pas encore usé la crédulité du public. Celui-ci croyait à la beauté des pièces que prônait le chœur des feuilletonistes, comme il croyait au serpent de mer inventé par le Constitutionnel. Il se précipitait à l’Opéra, où les formidables applaudissements commandés par Auguste achevaient de le convaincre.

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Des innovations qui n’avaient aucun rapport avec l’art, mais qui témoignaient d’un mercantilisme ingénieux, assurèrent le succès de Véron.

Il ouvrit aux abonnés et à quelques habitués les coulisses de l’Opéra. C’était le contre-pied du système suivi par Sosthène de La Rochefoucauld. Naturellement les privilégiés exagéraient devant les profanes les séductions du lieu. A cette époque où l’orientalisme était à la mode, les imaginations entrevoyaient, derrière les décors, des paradis de Mahomet, des palais de l’Inde, des jardins d’Armide, où les favoris du sort étaient cajolés par des légions de houris, d’almées et de bayadères.

Enfin ce directeur aux ressources infinies attira l’attention publique sur lui et sur l’Opéra au moyen des bals qui s’y donnèrent sous son règne. Avec le concours de Musard, l’illustre organisateur et le boute-en-train des fêtes de ce genre, il essaya de galvaniser le bal traditionnel en habits noirs et d’introduire à la salle de la rue Le Peletier la foule bariolée qui s’amusait bruyamment aux Variétés et à Valentino. De son administration date l’invasion de l’Opéra par la cohue des fêtards de bas étage, des danseurs de barrière, des filles surveillées par la police. Alors commencèrent ces nuits carnavalesques dont rêvaient les petits bourgeois, les grisettes et les commis de magasin, et d’où naquit la légende de réjouissances orgiaques, d’intrigues merveilleuses ébauchées sous le masque, de bonnes fortunes extraordinaires.

Des divertissements variés agrémentaient ces bals, par exemple, des pas dansés par le corps de ballet. A ces attractions, des tombolas ajoutaient l’espoir d’un gain. Un jour la liste des lots habituels, châles de cachemire, bijoux, etc., s’enrichit d’un numéro imprévu. L’administration annonçait qu’elle mettait en loterie une jeune fille. Grand émoi ! Les gens pudiques se voilent la face. Les journaux font de l’esprit. Quelle est la beauté que l’heureux gagnant proclamera sienne ? Les uns nomment Fanny Elssler qui vient de débuter dans la Tempête, les autres Louise Duvernay, la séduisante Miranda de la Tentation. Le gouvernement, devant ce scandale, s’alarme. Thiers appelle Véron et lui signifie qu’il a décidé l’interdiction du bal. Le directeur expose alors au ministre que la jeune fille mise en loterie n’est ni une ballerine, ni toute autre créature en chair et en os. C’est tout simplement une gravure d’après Greuze. Thiers prend d’abord mal la plaisanterie, il maintient l’interdiction. Véron insiste, supplie, apitoie le représentant de l’Etat et de la morale sur tous les intérêts que léserait une mesure de rigueur. Après beaucoup d’efforts, le bal est autorisé.

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C’est avec ces moyens que Véron gouverna l’Opéra pendant quatre ans. Ils lui réussirent à merveille puisque, dès 1835, il se retirait après fortune faite. On évaluait son bénéfice à près de deux millions. Et pourtant il n’avait guère « travaillé » que pendant trois ans. La saison de 1832 avait été désastreuse, le choléra ayant vidé les théâtres. Les abonnés de l’Opéra redemandèrent l’argent qu’ils avaient payé pour leurs loges. Rothschild lui-même rendit la sienne. Les représentations continuèrent, avec des recettes qui parfois atteignaient à peine 500 francs. Mais après cette période de vaches maigres, celle des vaches grasses revint, et c’est en pleine prospérité que Véron cessa son exploitation.

S’il fut, en tant qu’homme, l’objet de nombreuses attaques, le jugement de ses contemporains fut en général favorable au directeur, même si l’on fait abstraction des louanges de la presse vénale. Ils l’admirèrent d’avoir illuminé d’un prestige nouveau la vieille Académie de Musique, d’y avoir attiré, par des spectacles somptueux et bien ordonnés, des foules émerveillées, d’en avoir fait un théâtre dont la France avait le droit d’être fière devant le monde entier. La Mode disait, avec une arrière-pensée politique, mais sans ironie : « L’Opéra est redevenu à la mode et aujourd’hui il est presque notre seule gloire ; c’est la seule illustration qui nous attire les hommages de la diplomatie européenne ; et si nous comptons encore pour quelque chose dans les chancelleries du continent, nous le devons aux pompes du bal de Gustave, aux prodiges de la Tempête, aux mérites de Robert le Diable et de Don Juan 46. » L’Artiste fait des réflexions analogues, et non moins mélancoliques, lorsqu’il annonce la retraite du directeur qui a fait de l’Opéra « le plus brillant et le plus heureux des théâtres ». Il considère Véron comme un bienfaiteur de la musique, et, par suite, de la nation. « Dans ce siècle de désillusions et de ruines, dit l’article, la musique a conservé son prestige… Cette puissance de la musique à l’époque actuelle s’explique par les circonstances où nous sommes… Dans ces découragements amers où nous plongent tant d’espérances trompées, tant de convictions déçues, l’âme éprouve un désir immense de se replier sur elle-même, d’échapper au tourment de la réflexion, à la fatigue de la pensée… C’est le champ d’asile de tous les martys de la pensée, de toutes les victimes de la foi politique ou littéraire…47 »

Notre époque sera plus sévère. Elle doit reprocher à Véron d’avoir solidement établi sur notre première scène lyrique un type d’opéra qui allait être funeste au drame musical. Déjà Castil-Blaze et Henri Heine signalaient les dangers, pour la musique, de l’opéra-franconi. Même en laissant de côté les emprunts excessifs que la Juive et les Huguenots faisaient au cirque, ces œuvres en elles-mêmes, dans leur structure intime, avec leurs dispositions calculées en vue de l’effet, avec leurs prétentions au grandiose, constituaient un genre éloigné de la vraie grandeur et de la vraie beauté. Dans le temple de l’Art, Véron élevait des autels aux faux dieux dont le culte, hélas ! n’est pas encore entièrement aboli de nos jours.