(1908) Quinze ans de ma vie « Quinze ans de ma vie — IX, alexandre dumas » pp. 98-
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(1908) Quinze ans de ma vie « Quinze ans de ma vie — IX, alexandre dumas » pp. 98-

IX
alexandre dumas

Un soir aux Folies-Bergère on m’apporta deux cartes. Sur l’une était gravé le nom du ministre des Finances de Haïti, sur l’autre, celui de M. Eugène Poulle, également de Haïti.

Que pouvaient bien me vouloir ces deux messieurs ?

Le ministre probablement désirait que je vinsse danser chez lui.

Ces messieurs entrèrent, et je reconnus en l’un d’eux mon exilé de la Jamaïque.

Mais cela demande une explication.

En 1890, je fus engagée par un acteur nommé William Morris pour une tournée aux Indes. Je devais être l’étoile de la troupe dont il était le jeune premier.

Par un froid matin d’hiver nous quittâmes le port de New-York, et à peine en mer nous devînmes la proie d’une épouvantable tempête. Deux jours et deux nuits, le capitaine resta attaché à la passerelle et on crut que nous allions sombrer. Ma mère et moi n’avions jamais fait de traversée. Nous étions horriblement malades et, confinées dans notre cabine, nous nous étions faites à l’idée qu’en mer les choses devaient toujours se passer ainsi. Tout ce que nous regrettions seulement c’était d’avoir entrepris ce voyage. Certes, on ne nous y reprendrait plus.

Lorsque nous arrivâmes dans les mors du Sud et que les flots se furent apaisés, nous comprîmes enfin quelle tempête anormale nous avait tous secoués. Quelques jours plus tard nous débarquions à la Jamaïque, à Kingston.

Ma mère, M. Morris et moi logions au même hôtel, « le Clarendon ».

Nous paraissions même en être les seuls habitants.

Nous prenions nos repas au premier étage dans un grand hall, sur lequel donnaient toutes les chambres.

Mais non, nous n’étions pas seuls, car tout à coup un gentleman parut en scène.

D’abord nous ne fîmes pas grande attention à lui, mais nous remarquâmes peu à peu qu’il paraissait fort mélancolique. Comme il faisait très chaud, il était toujours en pyjama. C’est un détail dont je me souviens, car M. Morris aussi ne portait guère autre chose. La chaleur était insupportable. Mais j’ai toujours aimé la chaleur à raison du rhume que je possède depuis ma naissance. Les origines de ce rhume sont d’ailleurs chorégraphiques, en partie, puisqu’on en renforce les effets en me menant dans un bal, en plein hiver et alors que j’étais à peine âgée de six semaines !…

Un jour, je demandai à ma mère et à M. Morris d’inviter le nouveau venu à notre table. Je découvris avec peine que toute conversation entre nous était impossible, car il ne parlait que le français, et nous ne parlions que l’anglais.

Avec force pantomime et beaucoup de bonne volonté de part et d’autre, nous arrivâmes à lui faire percevoir notre désir.

Toute notre politesse, toute notre amabilité consistaient en révérences et à faire aller nos bras de-ci de-là avec des airs entendus, mais dès que nous eûmes fait connaissance nos relations s’établirent tout de même fort bien.

Il vint avec nous au théâtre chaque fois que nous jouions, soit trois fois par semaine, et nous prenions nos repas ensemble.

Pendant les trois mois que nous restâmes à la Jamaïque, je dois l’avouer, je ne m’inquiétai pas de savoir son nom.

Aussi bien me suis-je toujours moins inquiétée du nom de mes amis que de mes amis eux-mêmes.

Après la Jamaïque nous retournâmes à New-York et je ne pensai plus guère à Kingston.

Deux ans plus tard, lorsque je débutai aux Folies-Bergère et qu’un monsieur élégant demanda à me parler, avec son ami le ministre des Finances de Haïti, il se trouva que c’était notre compagnon de la Jamaïque.

Entre temps, il avait appris l’anglais, et put me raconter que lorsque nous l’avions vu à Kingston c’était peu de mois après une révolution qui avait éclaté à Haïti. Le père de notre ami, un des grands financiers de l’île, avait été assassiné, et lui-même avait dû se sauver dans une barque. Il avait été recueilli en mer et amené à Kingston. Pendant tout le temps qu’il était resté à la Jamaïque il avait essayé de communiquer avec ses amis, via New-York, et il n’était pas arrivé à savoir si sa mère, ses frères et ses sœurs étaient morts ou en vie.

Peu de temps après notre départ il entra en correspondance avec sa famille et apprit que les affaires commençaient à s’arranger. Il retourna chez lui et trouva tout son monde sain et sauf à l’exclusion de son malheureux père.

Après m’avoir raconté cette histoire qui expliquait son air de tristesse lors de notre première rencontre, il me demanda :

— A quoi puis-je vous être bon ? Vous semblez avoir tout ce que le succès peut donner. Mais il y a une chose que je puis faire, et qui, j’en suis sûr, vous fera grand plaisir. Je peux vous présenter à mon vieil ami, Alexandre Dumas.

Il ajouta, en souriant d’un joli et bon sourire :

— Je peux dire « mon vieil ami », car mon père, déjà, était un vieil ami de son père.

— Vraiment ! dis-je, au comble de la joie. Vous voulez me présenter à l’auteur de la Dame aux Camélias ?

— Oui, répondit-il.

Cela valait bien douze visites à la Jamaïque, et je le remerciai avec effusion.

Peu de jours après, il vint me prendre pour me conduite à Marly chez le grand écrivain.

Pendant le trajet en chemin de fer, M. Poulle m’apprit une phrase française que je devais dire lorsque Dumas me tendrait la main : « Je suis très contente de serrer votre main. » Et, comme de raison, lorsque le moment fut arrivé, je dis la malheureuse phrase tout de travers. Au lieu de prendre une de ses mains, je m’emparai des deux et proclamai avec emphase, et en appuyant sur chaque mot : « Je suis très contente de votre main serrée. » Je ne compris pas sa réponse, mais mon ami par la suite me dit que Dumas avait répliqué :

— Ma main n’est pas serrée, mais je sais ce que vous voulez dire, mon enfant. Mon ami Poulle m’a raconté ses jours d’exil à la Jamaïque, et je vous ouvre mon cœur et mes bras.

Son geste est la seule chose dont je me souvienne, car tout le reste était du grec pour moi.

A partir de ce moment il y eut une grande amitié, une grande sympathie entre nous, bien que nous ne puissions pas arriver à nous entendre. Parmi les grands hommes que j’ai approchés, peu ont exercé sur moi un charme pareil à celui de Dumas. D’abord un peu froid, presque raide, il devint, dès la seconde phrase, d’une affabilité exquise, d’une galanterie évocatrice des belles manières du grand siècle. D’abord, les mots me demeuraient obscurs, mais, peu à peu familiarisée avec la langue française, je subis le charme irrésistible de sa conversation aux termes choisis, aux belles phrases logiques et pleines, émaillées de mots d’esprit partant comme des frisées. Dumas avait presque deux voix, deux manières de parler : celle qu’il employait pour les choses banales, les demandes quelconques, les ordres à donner, et celle qu’il prenait quand il discutait d’un sujet qui le passionnait.

Très grand ; le regard un peu rêveur, perdu au loin, il vous regardait longuement, et au fond de ses yeux brillait un éclair de profonde bonté intelligente.

Ses mains, aux gestes sobres et larges, étaient très belles et il en avait la coquetterie presque féminine.

A déjeuner, un jour, quelqu’un me demanda si j’aimais beaucoup M. Dumas, et je répondis en français, que je ne possédais encore qu’assez imparfaitement :

— J’ai elle aime beaucoup :

Dumas, tout secoué de rire, dit quelque chose que je ne pas saisir et que l’on me traduisit ainsi :

— Il dit qu’on l’a pris pour un tas de choses, mais jamais encore pour une femme :

Dumas riait encore et il baisa ma main, ce dont je me souviens aussi.

Une autre fois nous étions à Marly-le-Roi et le comte Primoli fit de nombreuses photographies de nous et du jardin dans lequel il ne restait plus qu’une seule rose jaune.

Dumas la cueillit et me la donna.

— Cher maître, lui dis-je, c’est la dernière du jardin, il ne fallait pas me la donner.

M. Poulle servait de traducteur ; il me transmit cette réponse de Dumas :

— Eh bien, puisqu’elle a une telle valeur, qu’allez-vous me donner en échangé ?

Je répondis qu’une femme ne pouvait donner qu’une seule chose pour une pensée si belle que celle évoquée par la rose.

— Et c’est ? dit-il.

J’attirai sa figure à moi et l’embrassai.

Juste à ce moment le comte Primoli fit un instantané de nous, instantané que je n’ai jamais eu le plaisir de posséder. Mais j’ai mieux qu’une image, j’ai conservé la rose.

En causant avec Dumas j’ai appris de lui des choses auxquelles je penserai ma vie entière. Un jour, toujours avec M. Poulle pour interprète, nous parlions de la Dame aux Camélias et du Demi-Monde et de l’immoralité des femmes qui le composent. Il dit alors cette chose que je n’oublierai jamais :

— Lorsque nous trouvons une créature de Dieu, et que nous n’apercevons rien de bon en elle, la faute en est peut-être à nous.

Un autre jour je conduisais deux jolis poneys arabes que Dumas destinait à ses petits-enfants. Nous étions arrivés au bas d’une colline et les chevaux s’apprêtaient à la monter aussi vite que possible.

Il me dit :

— Retenez-les, il faut qu’ils prennent de l’âge avant de savoir qu’on ne monte pas une côte au galop.

Alors je demandai :

— Qu’est-ce qui les pousse à courir de la sorte ?

— Ils sont comme les hommes, ils veulent se hâter d’en finir avec ce qui les ennuie.

Une fois Alexandre Dumas vint me rendre visite au Grand-Hôtel, et depuis ce temps le personnel me considéra comme un être à part, car on disait qu’Alexandre Dumas faisait aussi peu de visites que la Reine d’Angleterre.

La dernière fois que je le vis c’était à Paris, rue Ampère, où il habitait un superbe appartement.

Je me souviens qu’il y avait là un M. Singer, un vieil ami de Dumas, qui demanda s’il était « indiscret », et qui se leva pour prendre congé. Dumas le prit par le bras et me tendant sa main libre.

— Indiscret ! Certainement non ! Tous mes amis doivent connaître Loïe et l’aimer.

Lorsque je pris congé de lui, il pressa un baiser sur mon front et me donna une grande photographie d’après un portrait de lui alors qu’il était enfant. Sur la photographie ces mots :

« De votre petit ami Alexandre. »

Et c’est un de mes plus précieux souvenirs.