(1908) Quinze ans de ma vie « Quinze ans de ma vie — XI, une visite chez rodin » pp. 118-123
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(1908) Quinze ans de ma vie « Quinze ans de ma vie — XI, une visite chez rodin » pp. 118-123

XI
une visite chez rodin

La plupart des gens ne connaissent pas le temple d’art de Meudon, que le maître sculpteur, Auguste Rodin, a fait édifier auprès de sa demeure. Le temple est situé au sommet d’une colline, et la vue embrasse, de là, un des plus beaux points de vue des environs de Paris.

La vue que l’on a de l’Observatoire de Flammarion, à Juvisy, m’a impressionnée, on le sait. Pourtant la vue que l’on a de Meudon, tout en étant moins grandiose, touche chez moi des cordes plus sensibles. Juvisy impressionnée par son almosphère de grandeur, son calme, par l’évocation de son passé.

A Meudon, au contraire, tout semble aspirer à une vie nouvelle, à des temps nouveaux. On se sent bondir, comme le chien qui vous précède chez le maître de céans, et l’on se demande ce que sera l’avenir. C’est l’impression que l’on ressent, lorsqu’on franchit la grille ; après avoir cheminé le long d’une avenue peu large et bordée d’arbres nouvellement plantés. On arrive à une barrière, une très vulgaire barrière, qui ne ferme rien et n’est là, je pense, que pour empêcher les animaux errants d’entrer et ceux de la maison de sortir. Dès que vous tirez la chaîne qui fait tinter une cloche dans le lointain, un chien surgil gaîment de la maison et vous fait le plus joyeux accueil. Puis Rodin à son tour apparaît. Et dans ce corps un peu lourd, dans ce visage un peu massif, une grande bienveillance très simple, une grande douceur surtout apparaît. Le pas est doux, les gestes sont doux, la voix est douce, infiniment douce. Tout est doux.

Il vous reçoit les deux mains tendues, très simplement, avec un bon sourire. Parfois aussi, un mouvement des yeux et quelques mots auxquels vous ne prêtez pas grande attention pourraient vous indiquer que le moment n’est peut-être pas tout à fait bien choisi pour une visite, mais la bonhomie naturelle reprend le dessus. Il se place à côté de vous, et vous montre le chemin qui conduit au haut de la colline.

Le panorama apparaît de façon tellement inattendue que l’on s’arrête pour mieux admirer.

Le temple est à droite, la vue s’étend à vos pieds et si vous tournez vos regards vers la gauche, vous découvrez une véritable forêt d’arbres séculaires.

Nous regardons alors Rodin. Il se dilate silencieusement en admirant le paysage. Il regarde tout d’un tel air de tendresse, que l’on sent qu’il est attaché passionnément à ce coin de terre.

Son temple aussi est merveilleux, si merveilleux que cet accessoire ne tarde pas à devenir le principal dans le paysage.

C’est le refuge de « l’Œuvre ».

Rodin poussa lentement la porte du temple, puis, d’une voix douce, il nous dit d’entrer. Là vraiment le silence est d’or. Que valent les mots ? Nous savons que nous sommes impuissants à exprimer par des mots des sensations si nous ne les avons profondément ressenties au préalable.

C’est à Meudon qu’il faut voir Rodin, pour l’apprécier à sa juste valeur. Il faut voir l’homme, le cadre et l’œuvre, dans leur grand ensemble, pour en comprendre l’envergure et la profondeur.

La visite dont je parle, eut lieu au mois d’avril 1902. J’avais amené avec moi un savant — il est mort tragiquement depuis, écrasé par une voiture, — et sa femme, non moins savante que lui. Ils n’étaient jamais venus à Meudon, et ne connaissaient pas Rodin. Ils étaient aussi simples que le Maître lui-même. Lorsque j’eus fait les présentations, ils n’échangèrent pas une parole. Ils se serrèrent la main, se regardèrent, puis au moment du départ se serrèrent la main à nouveau, très longuement, et ce fut tout. Non, ce ne fut pas tout. Dans le regard qu’ils échangèrent, il y eut un monde d’intelligence, d’appréciation, de compréhension. Rodin, avec sa stature si particulière, sa longue barbe et ses yeux au regard si droit, était égalé en simplicité par le mari et par la femme. Le mari, châtain, long et sec, la femme, petite et blonde, avaient tous deux, au même degré, l’unique désir de passer inaperçus.

Dans le temple, ce fut le silence, un silence profond, admiratif, religieux presque, dont je voudrais pouvoir reproduire l’effet.

Rodin nous conduisit à une œuvre qu’il affectionnait particulièrement. Immobiles, muets, les deux visiteurs contemplaient le chef-d’œuvre qui était devant eux. Rodin à son tour les regardait, caressant le marbre, attendant de leur part un signe d’approbation ou de compréhension ; un mot, un regard, un geste de la tête ou de la main.

Ainsi, d’œuvre en œuvre, de pièce en pièce — car il y a trois ateliers dans le temple de Rodin — nous poursuivîmes ; longuement, lentement, notre pèlerinage d’art qui prenait, dans le silence, des allures de communion.

Pendant les deux heures passées dans le temple, il n’y eut guère plus de dix paroles prononcées.

Lorsque la visite des trois ateliers fut terminée, un monsieur et une dame ; traversant le jardin ; vinrent à nous, et Rodin nous nomma très simplement M. et Mme Carrière ; le grand peintre et sa femme. Carrière et sa femme sont aussi dépourvus d’ostentation que Rodin lui-même et que le ménage de savants qui m’accompagnaient.

Nous partîmes.

Dans la voiture qui nous ramenait je demandai à mes amis s’ils pouvaient décrire leurs impressions, leurs sensations. Ils répondirent par la négative. Mais sur leur visage, il y avait un reflet de grande joie, et je sus qu’ils avaient apprécié et compris Rodin. Ces deux êtres sont connus de l’Univers entier. Ce sont les plus grands chimistes de notre époque, les égaux du grand Berthelot. Depuis lors, le mari, de même que Berthelot a été conduit à sa dernière demeure, et la femme continue l’action commune. Je donnerais beaucoup, pour pouvoir dire l’admiration que j’ai pour elle, mais, par déférence pour son désir de simplicité et d’effacement, je ne dois même pas la nommer.

En ce qui me regarde, personnellement, je puis dire que Rodin est, avec le maître Anatole France, un des hommes qui, en France, m’ont le plus impressionnée.

Anatole France a bien voulu dire de moi en tête de ce volume — et je lui en conserve une infinie gratitude, — des choses exquises et infiniment trop élogieuses.

J’en suis très fière.

Je ne suis pas moins fière de l’opinion de Rodin. Cette opinion, je l’ai trouvée dans une lettre que le grand sculpteur a écrite à une de mes amies.

Et ce n’est point par vanité que je la reproduis ici, mais pour la simplicité de sa forme et aussi en reconnaissance de la grande joie qu’elle m’a causée.

« Mme Loïe Fuller, que j’admire depuis tant d’années, est, pour moi, une femme de génie, avec toutes les ressources du talent, écrivait le 19 janvier 1908, le maître de Meudon.

« Toutes les villes où elle a passé et Paris lui sont redevables des émotions les plus pures ; elle a réveillé la superbe antiquité en montrant des Tanagras en action. Son talent sera toujours imité, maintenant, et sa création sera reprise, toujours, car elle a recréé et des effets, et de la lumière, et de la mise en scène, toutes choses qui seront étudiées, éternellement, et dont j’ai compris la valeur initiale.

« Elle a même su nous faire connaître l’Extrême-Orient par ses choix éclairés.

« Je suis bien au-dessous de ce que je devrais dire de cette grande figure ; ma parole est peu préparée pour cela, mais mon cœur d’artiste lui est reconnaissant. »

Moins certes que je ne le suis moi-même à l’homme qui a écrit ces lignes.

Mais je suis heureuse, surtout, d’avoir pu réunir, dans une même page, les noms de deux maîtres de la forme, qui m’ont profondément émue et que je vénère affectueusement dans le fond de mon cœur.