(1908) Quinze ans de ma vie « Quinze ans de ma vie — XIV, la princesse marie » pp. 146-
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(1908) Quinze ans de ma vie « Quinze ans de ma vie — XIV, la princesse marie » pp. 146-

XIV
la princesse marie

C’était le soir de mes débuts, à Bucarest.

On vint me dire que le Prince royal et la Princesse royale étaient dans la loge du souverain.

Après la représentation ils m’envoyèrent un aide de camp, pour me dire combien mes danses les avaient intéressés. Ils me promettaient de revenir, et, comme ils voulaient aussi envoyer leurs enfants me voir, demandaient si je ne donnerais pas de matinée.

J’étais en train de m’habiller.

Il m’était impossible de recevoir l’aide de camp qui fit la commission des Altesses Royales à ma femme de chambre.

Le lendemain, j’écrivis à la Princesse Marie pour la remercier et lui proposai de donner une représentation au Palais, si cela pouvait lui être agréable.

La réponse ne se fit pas attendre. La Princesse me mandait auprès d’elle.

On appelle cela un « ordre de Cour », mais pour moi l’ordre vint sous la forme d’une lettre charmante me disant que la Princesse me recevrait avec plaisir si je n’étais point gênée par l’heure qu’elle m’indiquait.

Lorsque j’arrivai au Palais, on me fit gravir un escalier grandiose, puis on m’introduisit dans un petit salon, qui ressemblait à tous les petits salons de tous les palais du monde ; et je pensais combien cela devait être désagréable de vivre dans une atmosphère où des centaines d’autres gens ont vécu avant vous, et où rien ne vous est personnel. J’en étais là de mes pensées lorsqu’un officier de service ouvrit la porte et me pria de le suivre.

Quelle métamorphose !

Dans une des pièces les plus délicieusement ordonnées du monde, je vis une jeune femme, grande, svelte, blonde et admirablement jolie. L’air ambiant, les meubles, la décoration, tout était tellement personnel à la jeune femme, que le palais disparaissait.

J’oubliai où je me trouvais et me crus en présence d’une Princesse de légende dans une chambre de conte de fées.

Aussi les premiers mots que je prononçai, en prenant les mains que me tendait la jolie Princesse aux cheveux d’or, furent-ils :

— Ah ! que c’est adorable ! Cela ne ressemble en rien à un Palais royal, pas plus que vous ne ressemblez à une Princesse recevant une étrangère !

Elle se prit à sourire et, après que nous nous fûmes assises, elle me dit :

— Alors on croit donc qu’une Princesse doit toujours être froide et cérémonieuse lorsqu’elle reçoit une étrangère ? Mais pour moi, vous n’êtes pas une étrangère. De vous avoir vue dans vos si belles danses, il me semble que je vous connais beaucoup, et je suis très contente que vous soyez venue me voir.

Puis elle me demanda si je pouvais obtenir tous mes effets d’éclairage dans une simple salle, pour la séance que je voulais donner au Palais.

Je répondis que cette chose était très possible. Ensuite, et presque malgré moi, je murmurai :

— Dieu, que c’est beau, et quelle vue merveilleuse on a de ces fenêtres !

— Oui, et c’est même pour cette vue que j’ai le plus désiré demeurer ici. Le pays, que l’on découvre me rappelle l’Angleterre ; car, vous voyez, par ces croisées, quand je regarde au loin, je peux encore me croire dans le cher pays qui m’a vue naître.

— Alors, vous aimez toujours l’Angleterre ?

— Oh ! avez-vous jamais rencontré un Anglais qui aime un autre pays plus que le sien ?

— N’aimez-vous pas la Roumanie ?

— Il est impossible de vivre ici sans aimer et les gens et le pays.

Elle me montra ensuite un grand tableau : son portrait en costume national roumain. Mais avec ses cheveux blonds et son teint clair, le contraste avec les autres Roumaines que je venais de voir était trop grand. Il me sembla qu’un voile de tristesse couvrait soudain la peinture, et je me demandai si la Princesse ne regretterait jamais sa transplantation. Elle me faisait l’effet d’un lys dans un champ de coquelicots.

Tandis que nous retournions à notre place, je regardai la Princesse, j’admirai sa démarche élégante, son aimable sourire.

Elle me fit voir un grand album dans lequel elle avait peint des fleurs. Une des peintures représentait des glycines qui pendaient mélancoliquement. Je ne pus m’empêcher de considérer la Princesse tandis qu’elle tournait la page.

— Je les ai peintes un jour où j’étais très triste. Mais n’avons-nous pas tous de ces jours-là ?

— Oui, Princesse, mais vous ne devriez pas en avoir.

— Ah ! croyez-le bien, il n’y a personne au monde qui n’ait des causes de tristesse. Je n’en suis pas exempte.

Puis changeant de sujet de conversation :

— Regardez ces chaises, est-ce qu’elles vous plaisent ?

Les chaises étaient ravissantes, et c’était la Princesse qui les avait peintes. Les panneaux, les cadres de bois, tout était décoré de fleurs différentes peintes par elle. Autour de la cheminée, la Princesse avait aménagé un petit coin intime, avec des divans et des sièges bas recouverts d’étoffes liberty. La pièce était immense, toute en longueur avec des fenêtres d’un seul côté. Le long des fenêtres courait une sorte de colonnade. Cette colonnade avait existé avant que la chambre fût transformée par la Princesse, et formait une manière de corridor. On avait voulu l’enlever pour élargir la pièce, mais la Princesse l’avait maintenue et on en avait tiré un admirable parti au point de vue décoratif. Le plafond était constellé de plaques d’or, dont quelques-unes pendaient au bout de petites chaînes également d’or. Je ne suis pas assez ferrée en architecture pour pouvoir dire dans quel style il faudrait classer cette salle, mais rien de ce que j’avais vu auparavant n’y ressemblait, et cela me paraissait avoir jailli tout entier du cerveau de quelqu’un qui avait des idées neuves, car l’arrangement, en tout cas, était absolument original. La pièce était dallée de faïences bleues, recouvertes de lourds tapis orientaux.

J’écris cela de mémoire, cinq ans après ma visite, mais je suis sûre de n’avoir pas oublié un seul détail.

Puis nous parlâmes de danse.

— Avez-vous jamais dansé devant ma grand-mère ? demanda la Princesse.

— Non, jamais. A Nice, une fois, j’allais avoir l’honneur de paraître devant Sa Majesté la Reine Victoria, lorsque mon imprésario me força à partir sur-le-champ, pour l’Amérique. Je l’ai toujours regretté, car une autre occasion ne s’est plus présentée.

La Princesse me demanda encore si le Roi et la Reine d’Angleterre m’avaient vue danser :

— Non, mais je suppose qu’ils croient m’avoir vue, car dans mon petit théâtre de l’Exposition de 1900, j’ai quelquefois été obligée de faire danser une « doublure » les jours où j’étais engagée par ailleurs. Pendant une de mes absences, le Roi et la Reine d’Angleterre, qui étaient alors le Prince et la Princesse de Galles, prirent une loge pour voir la petite tragédienne japonaise qui jouait à mon théâtre. Ce jour-là, ce fut une doublure qui dansa à ma place, mais le Roi et la Reine ont dû croire que c’était moi qu’ils avaient vue.

— Eh bien, il faut que vous dansiez pour eux un jour.

Puis elle me demanda si j’avais dansé devant son cousin l’Empereur d’Allemagne.

— Non, pas plus que devant le Roi d’Angleterre.

— Eh bien, faites-moi savoir quand vous serez à Berlin, et je tâcherai qu’il vienne vous voir. Il aime les choses artistiques, et il est lui-même un artiste accompli.

Plus tard je dansai devant la Reine d’Angleterre, mais j’étais loin de me douter dans quelles circonstances la chose devait se passer.

Je demandai à la Princesse Marie, si elle s’était jamais intéressée aux danses des Indiens et des Egyptiens, aux danses funéraires, aux danses sacrées, aux danses des morts… Et elle, à son tour, m’interrogea sur la façon dont je croyais qu’il serait possible de reconstituer ces danses.

— Il y a très peu de documents qui traitent de la chose, mais il me semble qu’il doit être facile en se remettant dans l’état d’esprit qui avait suggéré ces danses dans les temps passés, de les reproduire aujourd’hui avec des gestes et des mouvements identiques. Si la coutume existait encore de danser aux enterrements, pour peu qu’on y réfléchisse, la danse devrait indiquer et reproduire la tristesse, le désespoir, le chagrin, l’agonie, la résignation, l’espérance. Et tout ceci peut s’exprimer par des gestes, donc par la danse. Il s’agit seulement de savoir si la danseuse doit exprimer le chagrin qu’elle ressent de la perte d’un être aimé ou si elle doit montrer à des gens en deuil la résignation et l’espoir en un futur meilleur. En d’autres termes, la pantomime serait une sorte de musique silencieuse, une harmonie des mouvements adaptés à la circonstance, car il y a de l’harmonie en tout : l’harmonie des sons qui est la musique, l’harmonie des couleurs, l’harmonie des pensées et l’harmonie des mouvements.

Longtemps nous parlâmes de ces danses, la Princesse et moi, et elle me demanda :

— Pourrions-nous réaliser des tableaux de ce genre, quand vous viendrez danser au palais ?

Je répondis que c’était à des danses de cette sorte que j’avais pensé en lui écrivant, car ces reconstitutions devaient l’intéresser plus que ce qu’elle avait vu au théâtre.

Puis la Princesse me demanda mille autres choses encore, et nous étions tellement absorbées dans notre causerie que son déjeuner attendit plus d’une heure.

Le soir où je dansai au palais, je crus que la Princesse serait seule, car nous avions entendu, comme je l’ai expliqué dans le chapitre précédent, que ses enfants n’assisteraient pas à ma représentation. Ils n’y assistèrent pas, en effet, mais la Princesse avait invité le Roi et la Reine et toute leur suite, en limitant toutefois ses invitations strictement aux personnes de la Cour.

Quand je vis la foule que cela représentait tout de même, je me demandai comment on pourrait placer tout le monde.

Nous avions choisi la salle à manger pour y établir une scène improvisée, et j’avais amené deux électriciens afin de pouvoir, si la Princesse le désirait, donner une ou deux danses lumineuses.

Le pianiste de la Cour m’avait, entre temps, initiée à quelques chants de Carmen Sylva, et ce fut par l’expression mimée et dansée de ces chants que la soirée commença.

Il était neuf heures. A une heure du matin je dansais toujours, mais je me sentis tout à coup si exténuée que je dus m’arrêter. La Princesse remarqua ma fatigue et vint à moi.

— Quel égoïsme de notre part de n’avoir pas pensé plus tôt combien vous devez être lasse !

— Oh ! je suis si contente qu’il me semble que je continuerais toujours, si je pouvais seulement me reposer une minute. Mais c’est vous, vous tous, qui devez être fatigués…

Le souper était prêt depuis déjà longtemps et la séance finit là.

Le roi me demanda, il m’en souvient, si je pouvais danser « Home, sweet home ». Je n’avais jamais essayé, mais il ne me paraissait pas difficile d’exprimer, avec l’accompagnement de cette exquise mélodie, les mots : « Oh ! rien ne vaut le cher foyer. »

Je venais de danser, ce soir-là, « l’Ave Maria » de Gounod, des danses de bacchantes, d’autres danses encore réglées sur les phrases lentes des concertos de Mendelssohn, pour les danses de la mort, et sur la Marche funèbre de Chopin, pour les danses des funérailles. Mon excellent chef d’orchestre, Edmond Bosanquet, avait, en outre, composé de la musique parfaite pour des danses de joie ou de douleur. Bref, j’avais dû danser au moins vingt fois et nous avions terminé par les danses lumineuses que le roi n’avait jamais vues. Tout le monde, cela va sans dire, me complimenta de la façon la plus charmante, mais la plus aimable fut la Princesse Marie qui m’apporta une grande photographie d’elle sur laquelle elle avait écrit :

« Souvenir d’une soirée pendant laquelle vous avez rempli mon âme de joie. »

La veille de notre départ de Bucarest, l’argent qu’on devait m’envoyer par dépêche n’était pas arrivé et je me trouvai dans un réel ombarras.

J’avais douze personnes et plusieurs milliers de kilos de bagages à emmener à Rome où je débutais le jour de Pâques.

Pour arriver à temps, nous devions prendre le train le lendemain. Je me rendis donc chez la Princesse, qui était la seule personne que je connusse en Roumanie, pour lui demander de me venir en aide.

J’allai chez elle à neuf heures du matin et on m’introduisit au second étage du palais dans une pièce encore plus jolie, s’il est possible, que la salle dans laquelle j’avais pénétré la première fois.

La Princesse me reçut ; elle était en robe de chambre et avait mis une mantille de dentelle blanche, sur ses beaux cheveux défaits. Elle était encore à sa toilette lorsque j’arrivai, mais pour ne pas me faire attendre elle me dit d’entrer dans son petit boudoir où personne ne nous dérangerait. La chambre, toute remplie de bibelots délicieusement choisis, était d’un goût charmant. Partout des petites statuettes sur des socles drapés. Auprès de la cheminée un petit coin très confortable. Avec tous ces objets d’art autour de soi, on se serait cru dans un minuscule musée.

Je lui demandai ce qu’elle aimait le mieux parmi les choses qui étaient là, et elle répondit : « les croix », dont elle avait toute une collection. Quelle artiste elle doit être pour avoir su réunir toutes ces belles choses !

— Ceci est ma chambre, me dit-elle, tandis que nous causions ; jamais, quoi qu’il arrive, personne ne peut venir m’y troubler. Je me réfugie ici de temps en temps, et j’y reste seule avec moi-même jusqu’à ce que je me sente de nouveau prête à affronter le monde.

Je lui dis enfin mes difficultés. Elle sonna et donna ordre de prévenir de suite M. X… que miss Fuller viendrait le trouver, avec une carte d’elle, et que M. X… voulût bien faire tout son possible pour tirer d’affaire miss Fuller.

Je la regardai un long moment, puis je lui dis :

— J’aurais aimé vous connaître sans savoir que vous étiez une princesse.

— Mais, répondit-elle, c’est la femme que vous connaissez maintenant et non la princesse.

Et c’était vrai. Je sentis que j’étais en présence de quelqu’un de réellement grand, même si sa naissance ne l’eût pas faite telle. Et je suis sûre qu’elle aurait accompli de grandes et belles choses, ici-bas, si elle n’avait pas trouvé sa voie toute tracée dès le jour de sa naissance dans le palais royal de son père.

Chacun sait que la vie d’une princesse royale oxclut toute liberté, toute possibilité de rompre avec les conventions pour faire quelque chose d’extraordinaire ou de remarquable. Et ces liens sont si forts, que, si on arrive à les rompre, ce n’est généralement que sous l’empire du désespoir, du fait d’un acte irraisonné et non pour une belle œuvre d’inspiration pure.

Lorsque je me levai pour prendre congé de la Princesse, elle m’embrassa et prononça ces mots :

— Si jamais je viens à Paris, j’irai vous voir à votre atelier.

Elle me fit accompagner par un des officiers de service qui me conduisit auprès du maître des cérémonies avec lequel je devais me rendre à la banque.

Nous allâmes à la banque où le maître des cérémonies transmit les ordres de la Princesse Marie, c’est-à-dire que l’on voulût bien faire tout ce que je demanderais. On me versa, contre un chèque, l’argent dont j’avais besoin et je quittai Bucarest.

Le voyage fut plein de tribulations. Retards, angoisses. Enfin, arrivée à Rome où mes débuts durent être remis jusqu’à ce que l’on eût retrouvé mes bagages, — perdus en route. Trois mille personnes venues à ma première représentation s’en retournèrent sans m’avoir vue. C’était jouer de malheur vraiment, car si j’avais pu prévoir tout cela je n’aurais jamais osé déranger la Princesse.

Il est vrai que je n’aurais point découvert quelle femme adorable elle est et de quelle qualité rare est sa délicatesse.