(1908) Quinze ans de ma vie « Quinze ans de ma vie — XIX, sardou et kawakami » pp. 214-
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(1908) Quinze ans de ma vie « Quinze ans de ma vie — XIX, sardou et kawakami » pp. 214-

XIX
sardou et kawakami

— Quel est l’auteur des pièces que joue Sada Yacco ? me demanda un jour un écrivain de mes amis.

— Kawakami, son mari.

— Vraiment, mais alors il devrait faire partie de la Société des Auteurs.

Et nous posâmes sa candidature.

Au jour convenu je le menai à la Société des Auteurs. Je fus toute surprise, et Kawakami on ne peut plus fier, de voir que ces messieurs du comité étaient réunis au grand complet, pour le recevoir.

On nous introduisit dans la salle du comité où ces messieurs nous attendaient, assis autour d’une grande table.

Sardou, qui présidait ; nous reçut avec un discours des plus aimables.

Il salua en Kawakami le premier artisan de l’union littéraire entre la France et le Japon. Il félicité chaudement Kawakami d’avoir été le premier directeur qui ait eu le courage d’amener une troupe si loin de son pays natal dans une ville où personne ne comprenait un mot de japonais. Il complimenta et recomplimenta Kawakami, et termina en l’appelant cher confrère.

Après quoi il se rassit.

Il y eut un silence et je compris qu’on attendait une réponse de Kawakami. Mais celui-ci ne semblait pas se douter le moins du monde qu’il eût servi de thème au discours qui venait de finir. Il restait tranquillement à sa place et dévisageait les gens à la ronde.

Je sentis la nécessité d’une action immédiate. Quelqu’un devait se dévouer. Dans le cas présent, coûte que coûte, c’était à moi d’intervenir.

Me tournant vers Kawakami :

— Comprenez-vous ? mimai-je.

Il secoua la tête et fit :

— Non.

Ce à quoi M. Sardou ajouta :

— Dites-lui, miss Fuller, traduisez-lui ce que nous venons de dire.

Traduisez, traduisez !… C’était bientôt dit…

Enfin, puisqu’il le fallait !… je rassemblai toutes mes forces et, en quelques mots, j’expliquai, en bon anglais, à Kawakami, qui n’en comprenait du reste pas une syllabe, que ce discours de M. Sardou avait été expressément fait pour lui, parce qu’il était un auteur japonais, et que les Français étaient très contents qu’il eût amené sa troupe japonaise à Paris, et que la Société des Auteurs le recevait avec joie. J’expliquai alors à Kawakami, avec le renfort indispensable des gestes qui convenaient, que le temps était venu pour lui de se lever et de dire quelques mots en japonais.

L’essentiel n’était-il pas que ces messieurs crussent que les paroles de M. Sardou avaient été transmises ?…

Kawakami se leva aussitôt et prononça un discours qui devait être des plus soignés à en juger par l’air sérieux du discoureur et par la longueur de la harangue. Kawakami est un grand orateur politique, il n’en était donc pas à un discours près. Lorsqu’il eut fini il se rassit tandis que tout le monde le regardait avec admiration, bouche bée.

Personne cependant n’avait compris un seul mot de ce qu’il venait de dire.

Moi non plus, naturellement.

Il y eut un second silence assez pénible, M. Sardou le rompit en demandant :

— Qu’a-t-il dit, miss Loïe ?

C’était un comble ! Car il n’y avait pas de raison pour que je comprisse le japonais mieux que ces messieurs de la Société des Auteurs.

Pourtant comme j’avais l’impression d’être un peu responsable de ce qui arrivait, pour ne pas leur causer de désappointement, je pris mon courage à deux mains, me levai et me mis à faire un discours. Ceux qui me connaissent peuvent se figurer à quoi ressemblait ce discours ! C’était en français, mais j’affirme que c’était aussi difficile à comprendre que le japonais de Kawakami. Pourtant j’arrivai à faire ressortir les mots : « Japonais, reconnaissance, fierté », et fis de mon mieux pour peindre la joie de Kawakami d’avoir établi un lien entre le monde théâtral des deux pays.

Mon discours n’était qu’un mauvais pastiche de ce que M. Sardou avait dit, et de ce que j’avais vaguement compris des intentions de Kawakami.

J’essayai de dire ce que Kawakami eût dit à ma place et, avec beaucoup d’emphase et de grands mots sincères, j’arrivai au bout. Puis avant de me rasseoir j’affirmai à nouveau :

— Voilà, messieurs, ce qu’il a dit !

Mon double rôle d’interprète sans le savoir était achevé.

Il y eut une tempête de bravos, et la glace fut rompue. La conversation devint générale, et la séance se termina par un grandissime succès pour Kawakami, car c’était le jour de Kawakami.

Moi je n’en étais pas…

Le résultat de cette séance fut que Kawakami joua Patrie de Sardou au Japon, et obtint pour cette pièce un succès aussi grand que pour les drames de Shakespeare qu’il implante également là-bas et dont il joue les rôles avec tant de vérité qu’on l’appelle chez lui l’« Antoine » du Japon.

Il a apporté dans les théâtres de son pays quelques modifications qui ont amené des changements radicaux dans la manière de jouer. L’usage au Japon est de commencer une pièce à neuf ou dix heures du matin, et de la faire durer au moins jusqu’à minuit. On déjeune et dîne au théâtre pendant les entr’actes qui, cela va de soi, sont interminables.

Kawakami changea cet état de choses, en commençant à six heures et demie ou sept heures du soir et en finissant avant minuit. Et comment croyez-vous qu’il s’y est pris pour empêcher les gens de manger entre les actes, car c’était là l’innovation la plus difficultueuse ? Il fit les entr’actes si courts qu’on n’avait même pas le temps d’aller au buffet.

C’était vraiment une habile façon d’obliger le public à renoncer à ses habitudes. Au lieu d’en appeler à la raison des gens, Kawakami les mettait simplement dans l’impossibilité de continuer ce qu’ils faisaient précédemment.

On construit actuellement des théâtres européens au Japon, pour que les acteurs d’Europe puissent venir y jouer des pièces de leur pays. Le public nippon s’apprête à leur faire le meilleur accueil.

Tout cela est dû à Kawakami et à la sympathie qu’il a trouvée à la Société des Auteurs. Et je ne puis que m’en féliciter, car, après tout, c’est moi qui ai « traduit » les discours et scellé ainsi, dans les mots, cette autre entente cordiale.

Cela me rappelle une petite histoire.

C’était à l’Athénée en 1893. Nous répétions la Salomé d’Armand Silvestre et Gabriel Pierné. Dans les coulisses, un jour, je rencontrai un homme sec avec un énorme cache-nez qui faisait plusieurs fois le tour de son cou et un chapeau haut de forme enfoncé jusqu’aux oreilles. Je causais avec lui en ce mauvais français dont je suis coutumière, et sans savoir qui il était. Tout en causant, je remarquai un trou dans sa bottine. Il s’aperçut de ma découverte, je suppose, car il me dit :

— J’ai fait ce trou-là exprès. J’aime mieux un trou dans ma bottine qu’une douleur dans mon pied.

Cet homme était Victorien Sardou.

Un mot encore sur mes amis les Japonais.

Kawakami a un fils qui avait cinq ans lorsque je le vis pour la première fois. Il passait son temps à dessiner tout ce qui l’entourait.

Je remarquai dans ses dessins naïfs et enfantins la façon toute particulière qu’il avait de représenter les yeux des gens. C’était toujours des espèces de billes faisant saillie dans la figure. Je demandai à Kawakami :

— Ne trouvez-vous pas qu’il a une drôle de manière de dessiner les yeux ?

— Mais c’est que l’œil européen est tout pareil à l’œil du poisson, répondit le père.

Cela me donna l’envie de connaître son impression plus approfondie quant à notre race, et je lui demandai à quoi les Européens ressemblaient au point de vue japonais.

— Tous les Européens, dit-il, ressemblent à des cochons. Il y en a qui ont l’air de cochons sales, d’autres de cochons propres, mais tous ressemblent à des cochons.

Je n’en ai jamais rien dit à M. Sardou…