(1908) Quinze ans de ma vie « Quinze ans de ma vie — XXIII, la valeur d’un nom » pp. 264-
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(1908) Quinze ans de ma vie « Quinze ans de ma vie — XXIII, la valeur d’un nom » pp. 264-

XXIII
la valeur d’un nom

Lorsqu’à l’automne de 1892, je parus pour la première fois aux Folies-Bergère ; je ne connaissais personne, absolument personne à Paris. Figurez-vous donc ma surprise, en recevant un soir la carte d’un des spectateurs, avec ces mots écrits au crayon :

« Eh bien, ma vieille. Je suis rudement content de voir que vous avez tapé dans le mille. Nous sommes ici toute une bande — deux loges pleines — et nous vous demandons de vous joindre à nous après la représentation.

Votre vieux Pal ! »

La carte portait un nom qui m’était inconnu.

C’était quelque bonne farce, ou bien le commissionnaire s’était trompé d’adresse, et je continuai à me démaquiller sans plus y penser.

Tout d’un coup, un monsieur se précipita dans ma loge.

— Eh bien Mollie, ma vieille, pourquoi ne répondez-vous pas à la lettre d’un camarade ?

Mais en me voyant démaquillée et déjà en costume de ville, il s’arrêta court, et s’écria :

— Ah mais, qui êtes-vous ? Je croyais que vous étiez Mollie Fuller !

Enfin je comprenais, il m’avait prise pour une de ses anciennes amies.

— Je sais de qui vous voulez parler, répondis-je, mais je ne suis pas Mollie Fuller. Mollie Fuller est très célèbre en Amérique où elle imite mes danses. On nous confond souvent, mais vous pouvez vous convaincre que ce n’est pas la même personne.

Le monsieur était grand, fort, très noir, l’air distingué, avec quelque chose de bizarre dans l’un de ses yeux. Il portait toute sa barbe.

Jamais je n’oublierai sa mine tandis qu’il me faisait des excuses. Sans me demander à présent de me joindre à « sa bande » il disparut encore plus vite qu’il n’était entré.

Je l’ai souvent rencontré depuis, et toujours il me salua très respectueusement. De ma fenêtre, dans la cour d’un grand hôtel de Londres, j’ai même assisté à un dîner — dîner comme on n’en avait jamais vu — donné par ce même gentleman. Caruso chantait. La cour de l’hôtel avait été transformée en lac et l’amphytrion et ses invités dînaient dans des gondoles. De ma fenêtre, je regardais la fête, et je pensais à l’autre souper où j’avais été involontairement invitée.

Le monde est si petit.

***

Je ne suis pas devenue la Loïe Fuller, sans avoir, comme bien on pense, payé mon tribut à quelques petites aventures. Je jouais le rôle de Jack Sheppard dans le drame de ce nom. Notre troupe s’arrêta à Philadelphie. Mon père et ma mère étaient avec moi et nous prenions nos repas dans une très modeste pension.

Quelques années plus tard je revins, danseuse, dans cette même ville et à l’hôtel où je descendis, un des grands hôtels de la ville, on refusa de me recevoir. Sans trop me demander ce que cela voulait dire j’allai ailleurs. Mais je repensai à ce fâcheux accueil, et, comme je n’arrivais pas à comprendre, je retournai à l’hôtel en question et demandai à parler au directeur.

En me voyant il fut stupéfait.

— Mais vous n’êtes pas Loïc Fuller !

Je lui donnai l’assurance que j’étais bien Loïe Fuller et demandai pourquoi il n’avait pas voulu me recevoir dans son hôtel.

Il me raconta l’histoire suivante :

— Lorsque vous jouiez Jack Sheppard, l’une des dames de la troupe demeurait ici avec M. X. Un jour ils eurent ensemble une telle querelle que je fus obligé de les prier de déguerpir. Cette dame s’était inscrite sous le nom de miss Fuller.

J’ignorais totalement qui cela pouvait être, et cherchais toujours lorsqu’au théâtre on me présenta la carte d’un monsieur qui désirait me voir.

Le nom m’était tout à fait inconnu. Mais ce monsieur pouvait m’être envoyé par un ami : je le reçus donc. Un grand gentleman entra, et renouvela, très surpris, l’affirmation de l’hôtelier.

— Mais vous n’êtes pas Loïe Fuller ?

Je l’assurai que si.

Il avait connue la Loïe Fuller dont on m’avait entretenu à l’hôtel et qui chantait dans les chœurs de Jack Sheppard, cette pièce dont j’avais joué, de mon côté, naguère, le rôle principal. Il voulait la voir dans son nouvel avatar et renouer connaissance avec elle. Quand je lui eus enfin démontré son erreur, il me fit voir le portrait de la pseudo Fuller. Et, en effet, lorsque nous étions maquillées pour la scène, il y avait une petite ressemblance.

***

Un jour nous donnions des représentations à Lyon. En arrivant au théâtre l’un de mes électriciens me dit :

— La propriétaire de l’hôtel où je suis descendu avec mes camarades, est très ennuyée. Elle dit que vous avez habité chez elle lors de votre dernier passage à Lyon. Vous étiez très satisfaite et lui aviez promis de revenir et pourtant vous ne venez pas. Elle déclare que ce n’est pas gentil à vous de vous montrer si fière avec elle, sous prétexte que vous avez aujourd’hui réussi.

Tout ceux qui me connaissent savent que de tels procédés ne sont nullement dans ma manière. J’étais donc fort surprise. Et puis il m’était impossible de me rappeler le nom de l’hôtel que me désignait l’électricien. Je le priai donc de demander à quelle époque j’étais descendue chez la bonne hôtelière dont il venait de me transmettre les doléances.

Le lendemain il me fixa la date. Or à cette époque je me trouvais à Bucarest. Je fus donc plus perplexe que jamais, et demandai à l’électricien de continuer son enquête et de faire de son mieux pour la mener à bien.

— La patronne, me dit-il enfin, est sûre que c’est vous, elle vous a vue au théâtre, c’est la même danse, et elle me charge de vous dire à nouveau qu’« elle est très étonnée du procédé de Miss Fuller ». Vous étiez si contente chez elle, vous et aussi le monsieur qui vous accompagnait.

Je me rendis donc à l’hôtel pour bien montrer à la propriétaire qu’elle se trompait. Elle me fit voir alors la photographie de la femme divorcée de l’un de mes frères, qui imite tout ce que je fais, passe sa vie à l’affût de chacune de mes créations et me suit partout, que ce soit à Londres, à New-York, à Paris ou à Berlin.

***

Pour ces rares aventures, qui sont venues à ma connaissance, combien y en a-t-il d’autres que j’ignore ?

Je n’arrive jamais dans une ville sans que Loïe Fuller n’y soit déjà venue avant moi, et même à Paris, — à la foire de Neuilly ! — j’ai vu annoncer en lettres flamboyantes, « Loïe Fuller. — Danses lumineuses. »

Et j’ai pu voir « la Loïe Fuller » danser sous mes propres yeux !…

Lorsque j’allai dans l’Amérique du Sud je découvris que Loïe Fuller y était venue également avant moi.

Ce que je me demande souvent c’est quelles « imitations », dans la vie privée, peuvent faire de moi ces dames, que n’embarrassent point les scrupules.

Aussi je ne suis pas la femme, — on voudra bien me croire sur parole, — qui, dans le monde, apprécie le plus la valeur d’un nom !…

Pour mémoire, j’ajoute que la choriste américaine, dont j’ai parlé tout à l’heure, vint à Paris, et qu’un beau jour son amant la planta là.

Sur le pavé, sans amis, sans le sou, malade, elle m’envoya chercher…

L’ai-je aidée ?

J’en ai bien peur !

Lorsque nous voyons dans la rue un chien mourant de faim, nous lui donnons à manger pour qu’il ne nous morde pas, ou pour qu’il se montre reconnaissant.

Nous lui donnons à manger parce qu’il a faim.