(1769) Traité contre les danses [graphies originales] « Traité contre les danses. [Seconde partie.] — Chapitre VI. Objection : Il faut se récréer quelquefois. » pp. 179-187
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(1769) Traité contre les danses [graphies originales] « Traité contre les danses. [Seconde partie.] — Chapitre VI. Objection : Il faut se récréer quelquefois. » pp. 179-187

Chapitre VI.

Objection : Il faut se récréer quelquefois.

Une cinquième objection, c’est qu’on a quelquefois besoin de délassement après le travail, pour le reprendre ensuite avec une nouvelle ardeur, et en mieux soutenir les fatigues ; et la danse est un délassement : si on l’interdit aux gens de travail, et particulièrement aux gens de la campagne les jours de dimanches et de fêtes, où, interrompant leurs travaux ordinaires, ils n’ont rien à faire, l’oisiveté dans laquelle ils seront, pourra les porter à quelque mal plus grand que celui de danser qu’on veut empêcher.

Réponse. Je conviens qu’après le travail quelques délassemens permis et qui n’ont rien de dangereux pour la conscience, de ceux dont de pareils dangers ne peuvent guère être séparés. Or, par tout ce qui a été dit jusqu’à présent, n’avons-nous pas, pour ainsi dire, fait toucher au doigt les dangers auxquels la pureté est exposée dans les danses ? Saint Paul écrivant aux Philippiens, (c. 4, v. 4,) leur dit : Réjouissez-vous dans le Seigneur , c’est-à-dire sans qu’il y ait rien dans votre manière de vous réjouir qui puisse l’offenser. Et que demande saint Paul pour qu’on se réjouisse ainsi dans le Seigneur ? Suivons ce qu’il ajoute : (v. 5.) Que votre modestie soit connue de tout le monde. Et voit-on régner dans les danses cette modestie que demande le saint Apôtre ? Mais, dit-on, si on ne permet aux jeunes personnes de danser, elles pourront faire pire. Malheur à elles, si cela arrive ! Un grand mal en excuse-t-il un moindre ? On parle dans l’objection comme s’il y avoit à choisir entre deux maux, en laissant celui qui est plus grand, pour se porter à celui qui l’est moins ; mais n’est-ce pas un principe de conduite incontestable, qu’il faut éviter tout mal et n’en approuver aucun, quelque petit qu’il soit ?

On nous demande à quoi, en interdisant les danses, nous voulons que les gens de travail, et surtout ceux de la campagne, s’occupent les jours de dimanches et de fêtes ? On nous dit que le mal de l’oisiveté est en ces jours-là plus à craindre pour eux que celui des danses. Je réponds encore une fois, qu’il ne s’agit pas de choisir entre un mal et un autre mal ; c’est un principe dont il ne faut jamais se départir. J’ajoute que si l’oisiveté a ses dangers, les danses ont aussi les leurs ; et l’affaire du salut est une affaire si importante, qu’il n’est pas permis de l’exposer volontairement à aucun danger, de quelque nature qu’il soit.

Mais que feront donc ceux à qui l’on interdira, les dimanches et fêtes, les danses aussi bien que le travail ? D’abord, s’ils ont de la piété, (et tous en doivent avoir) ils seront ravis que l’interruption de leurs travaux ordinaires leur donne le loisir, non-seulement d’assister (non par routine, mais avec religion et recueillement) à la sainte messe et aux offices publics, mais encore de faire en particulier des prières et des lectures par lesquelles ils se dédommagent de celles qu’ils ne peuvent faire, comme ils le souhaiteroient, les jours de travail, et qui les rappellent de la dissipation où les affaires inévitables de leur état les ont jetés pendant la semaine, comme malgré eux. Après cela, s’il leur reste du temps, et s’ils ont besoin de délassement, ne peuvent-ils pas s’en procurer de permis, soit par des promenades et des conversations où la gaîté soit jointe à la modestie, soit par de petits jeux innocens ?

Qu’on nous donne des chrétiens vraiment dignes de ce nom, et l’on verra qu’ils sauront bien trouver le moyen de passer les dimanches et fêtes sans s’ennuyer, et cependant sans faire ni se permettre rien qui offense Dieu. M. Bossuet viendra encore ici à l’appui de cette réponse, par celle qu’il a faite au misérable auteur, apologiste des spectacles. (tom. 7., p. 626.) « On dit qu’il faut bien trouver un relâchement à l’esprit humain. Saint Jean Chrysostôme répond que, sans courir au théâtre, nous trouverons la nature si riche en spectacles divertissans ; et que d’ailleurs la Religion, et même nos affaires domestiques, sont capables de nous fournir tant d’occupations oû l’esprit se peut relâcher, qu’il ne faut pas se tourmenter pour en chercher davantage : enfin, que le chrétien n’a pas tant besoin de plaisir, qu’il lui en faille procurer de si fréquens et avec un si grand appareil. Mais si notre goût corrompu ne peut s’accommoder des choses si simples, et qu’il faille réveiller les hommes gâtés par quelques objets d’un mouvement plus extraordinaire, en laissant à d’autres la discussion du particulier qui n’est point de ce sujet, je ne craindrai point de prononcer, qu’en tous cas il faudroit trouver des relâchemens plus modestes et des divertissemens moins emportés. »

Le prélat rapporte à ce sujet l’exemple du peuple juif. (suprà, p. 161.) « Les Juifs, dit-il, n’avoient de spectacles pour se réjouir que leurs fêtes, leurs sacrifices, leurs saintes cérémonies. Gens simples et naturels par leur institution primitive, ils n’avoient jamais connu ces inventions de la Grèce… Le peuple innocent et simple trouvoit un assez agréable divertissement dans sa famille, parmi ses enfans : c’est où il venoit se délasser, à l’exemple de ses patriarches, après avoir cultivé ses terres ou ramené ses troupeaux, et après les autres soins domestiques qui ont succédé à ces travaux ; et il n’avoit pas besoin de tant de dépenses, ni de si grands efforts pour se relâcher. »

L’endroit de saint Jean Chrysostôme que M. Bossuet a eu en vue dans la réponse qu’on vient d’entendre, est de l’homélie 37 sur saint Matthieu. Le saint docteur y parle en ces termes contre les spectacles : (tom. 7, p. 424.) « Si vous voulez donner à votre esprit quelque relâche, et vous procurer quelque délassement permis, allez vous promener dans quelque campagne, sur les bords d’une rivière ou d’un étang ; considérez avec attention et admiration la beauté des fleurs et des fruits qui sont dans les jardins ; écoutez le chant et le ramage si varié des oiseaux ; allez visiter les tombeaux des martyrs, où non-seulement vous ne trouverez rien qui puisse vous nuire, mais où vous trouverez encore des avantages spirituels pour votre ame, et la santé de votre corps, que les malades ont souvent recouvrée par la vertu des reliques des martyrs et par l’efficacité de leurs prières. Après avoir cherché de pareils délassemens, vous n’aurez point sujet de vous repentir, comme quand vous allez chercher les divertissemens des spectacles. De plus, vous avez une femme et des enfans ; si vous les aimez comme vous le devez, pourrez-vous trouver de plus grand plaisir que d’être avec eux ? Vous avez une maison et des amis ; n’y a-t-il pas du plaisir et même du profit à se trouver avec eux ? Et lorsque ce sont des amis sages et fidèles, que le commerce que l’on a avec de tels amis est accompagné de tempérance et de retenue, qu’y a-t-il de plus agréable que des enfans pour un père qui les aime ? Et quoi de plus doux, pour un mari qui veut mener une vie honnête et chaste, que la compagnie de sa femme ? Quid enim, quæro, filiis jucundius ? Quid uxore dulcius iis qui continere volunt ? On rapporte, continue saint Chrysostôme, une parole des Barbares, qui est remplie de la plus grande sagesse. Voyant les Romains passionnés pour les spectacles, et entendant parler des plaisirs qu’ils y alloient chercher, les Barbares disoient : On croiroit que les Romains, qui ont inventé ces plaisirs, n’ont ni femmes, ni enfans ; faisant entendre par là que pour quiconque veut vivre honnêtement, il n’y a rien de plus doux que la compagnie de sa femme et de ses enfans, et qu’elle peut tenir lieu de beaucoup d’autres divertissemens. Imitons du moins, dit toujours le même père, (un peu auparavant) les Barbares chez qui il n’y a pas ces divertissemens si honteux du théâtre et des danses, dont nous imaginons ne pouvoir nous passer. Barbaros saltem imitamini, qui hujusmodi spectaculi turpitudine carent. Comment pouvons-nous être excusables, nous qui, comme chrétiens, sommes citoyens du ciel par notre vocation, qui sommes associés au chœur des chérubins, et qui entrons en société avec les saints, d’être néanmoins pires en ce point que les Barbares ? Quæ nobis igitur deinceps excusatio erit, cùm nos cælorum cives, cherubinorum choro adscripti, angelorum consortes, barbaris hâc in re pejores simus ?  »

A la fin de ses réflexions sur la comédie, M. Bossuet propose un moyen qui seroit bien propre à dégoûter des dangereux ou criminels plaisirs de ce monde, quels qu’ils soient, des chrétiens sur qui les grands objets de la Religion feroient les impressions qu’ils doivent y faire. Ce moyen, si on en faisoit usage, auroit la même vertu pour éloigner des danses, que pour éloigner des spectacles. C’est pourquoi je les propose d’après cet illustre évêque, et en employant ses propres paroles. (tom. 7, p. 654 et 655.) « Pour déraciner, dit ce grand homme, tout à la fois le goût de la comédie, il faudroit inspirer celui du saint Evangile et celui de la prière. Attachons-nous donc, comme saint Paul, à considérer Jésus, l’auteur et le consommateur de notre foi ; (Hébr. c. 12, v. 2.) ce Jésus qui, ayant voulu prendre toutes nos foiblesses à cause de sa ressemblance, à la réserve du péché, a bien pris nos larmes, nos tristesses, nos douleurs, et jusqu’à nos frayeurs ; mais il n’a pas pris nos joies, ni nos ris, et n’a pas voulu que ses lèvres, où la grâce étoit répandue, (Ps. 44, v. 3.) fussent dilatées une seule fois par un mouvement qui lui paroissoit indigne d’un Dieu fait homme. Je ne m’en étonne pas ; car nos douleurs et nos tristesse sont très-véritables, puisqu’elles sont de justes peines de notre péché. Mais nous n’avons point sur la terre, depuis le péché, de vrai sujet de nous réjouir. Ce qui fait dire au sage : (Eccl. c. 2, v. 2.) J’ai estimé les ris une erreur ; et j’ai dit à la joie : Pourquoi me trompes-tu ? (Ou, comme porte l’original) : J’ai dit au ris : Tu es un fou ; et à la joie : Pourquoi fais-tu ainsi ? Pourquoi me transportes-tu comme un insensé, et pourquoi me viens-tu persuader que j’ai sujet de me réjouir, quand je suis accablé de maux de tous côtés ? Ainsi le Verbe fait chair, la vérité éternelle, manifestée dans notre nature, en a pu prendre les peines qui sont réelles, mais n’en a point voulu prendre les ris et les joies qui ont trop d’affinité avec la déception et l’erreur. »

Jésus-Christ n’est pas pour cela demeuré sans agrément : Tout le monde étoit en admiration des paroles de grâce qui sortoient de sa bouche. (Jean. c. 6, v. 6.) « Et non-seulement ses Apôtres lui disoient : Maître, à qui irons-nous ? Vous avez les paroles de la vie éternelle  ; mais encore ceux même qui étoient venus pour se saisir de sa personne, répondoient aux pharisiens qui leur en avoient donné l’ordre : Jamais homme n’a parlé comme cet homme. Il parle néanmoins avec une toute autre douceur, lorsqu’il se fait entendre dans le cœur, et qu’il y fait sentir ce feu céleste dont David étoit transporté en prononçant ces paroles : (Ps. 38, v. 4.) Le feu s’allumera dans ma méditation. C’est de là que naît dans les ames pieuses, par la consolation du Saint-Esprit, l’effusion d’une joie divine, un plaisir sublime, que le monde ne peut entendre, par le mépris de celui qui flatte les sens, un inaltérable repos dans la joie de la conscience, et dans la douce espérance de posséder Dieu. Nul récit, nulle musique, nul chant, (j’ajoute nulle danse) ne tient devant ce plaisir. S’il faut pour nous émouvoir, des spectacles, du sang répandu, de l’amour, que peut-on voir de plus beau ni de plus touchant que la mort sanglante de Jésus-Christ et de ses martyrs, que ses conquêtes par toute la terre, et le règne de la vérité dans les cœurs, que les flèches dont il les perce, et que les chastes soupirs de son Eglise, et des ames qu’il a gagnées et qui courent après ses parfums ? Il ne faudroit donc que goûter ces douceurs célestes et cette manne cachée, pour fermer à jamais le théâtre, (et toute maison de danse,) et faire dire à toute ame vraiment chrétienne : (Ps. 118, v. 85.) Les pécheurs (ceux qui aiment le monde) me racontent des fables, des mensonges et des inventions de leur esprit ; ou, comme disent les septante, ils me racontent, ils me proposent des plaisirs, mais il n’y a rien là qui ressemble à votre loi  ; elle seule remplit les cœurs d’une joie qui, fondée sur la vérité, dure toujours. »

Je prie que l’on considère que ce n’est point ici une pure mysticité destituée de fondement, puisqu’elle est toute appuyée sur les saintes Ecritures. D’ailleurs, le grand Bossuet avoit l’esprit trop élevé et trop solide pour se repaître de vaines idées et en vouloir repaître les autres. Lui refuser cette louange, ce seroit se faire tort à soi-même ; parce que ce seroit ne pas connoître ce qui fait les sublimes génies, les rares talens et la solide science.