(1924) La danse au théâtre. Esthétique et actualité mêlées « 8 mai. Le répertoire : « La Tragédie de Salomé ». »
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(1924) La danse au théâtre. Esthétique et actualité mêlées « 8 mai. Le répertoire : « La Tragédie de Salomé ». »

8 mai. Le répertoire : « La Tragédie de Salomé ».

Décidément, la Tragédie de Salomé, que je viens de voir et de revoir, joue de malheur. Car, malgré la partition du maître-musicien Florent Schmitt, l’œuvre n’est pas viable. Ce qu’avait, il y a bientôt dix ans, tenté pour elle Diaghilev, échoua complètement : la Tragédie ne connut même pas la gloire amère d’une éclatante défaite. Ce fut tout de suite le néant. Et si quelque chose en a survécu, c’est le souvenir d’une Karsavina, idole mitrée, qui, lentement, descendait du cintre sur l’avant-scène, laissant traîner sur les gradins les plis de son manteau et découvrant à chaque pas un genou délicat où Soudeikine avait, de sa main, peint une rose…

Cela tient avant tout au poème, à l’inanité évidente de l’action. C’est que le sujet de Salomé avait déjà revêtu pour nous sa forme définitive, pour ainsi dire canonique, dans la tragédie d’Oscar Wilde. Ce bref chef-d’œuvre, poignant, mystique, sensuel, est établi sur les quelques versets des Écritures, la prose ornée et nombreuse d’un conte de Flaubert, sur un monologue de Mallarmé, sur telle page fiévreuse de J.-K. Huysmans inspirée par une toile de Moreau. Il réunit toutes ces suggestions en faisceau lumineux, les résume victorieusement, s’impose tellement à notre imagination que rien ne peut entamer cette synthèse.

Si l’on reprenait aujourd’hui le fameux drame musical que calqua sur ce poème Richard Strauss, la partition tomberait, il se peut bien à plat, tellement notre entendement musical a évolué, mais le texte et surtout la formule théâtrale sortiraient de l’épreuve intacts !

Par contre, la version nouvelle de la légende, tirée d’un poème du regretté Robert d’Humières, apparaît appauvrie, blafarde, languissante, sans charpente et sans ressort. La chorégraphie, l’intuition plastique auraient-elles pu combler les lacunes de la donnée ? J’en doute fort. Quant à la chorégraphie réalisée à l’Opéra, elle est d’une insuffisance trop patente. C’est là une œuvre hybride, celle d’un « vieux de la vieille », fidèle non tellement à la tradition, qu’au train-train paisible des choses, mais désorbité, affolé, envoûté par les triomphes de Fokine. Il n’ose plus jouer franchement le grand jeu des enchaînements classiques, et il ne se risque qu’en hésitant dans les sabbats effrénés des finales russes. Technique timidement tronquée, vagues essais de couleur locale qui sombrent bientôt dans une pantomime hystérique… Oh ! ces suivantes de Salomé, qui marquent le rythme en laissant simultanément aller leur tête de droite à gauche, en balancier, à l’instar de la poupée en porcelaine chinoise de maître Coppélius !

Oh ! la tête que fait Saint-Jean-Baptiste, dont le costume et le masque tiennent du plus pur style Saint-Sulpice, et la misère de ses gestes qui sont tout d’une pièce !

Mlle Y. Daunt est Salomé. Ou, plutôt Mlle Daunt. que j’admire beaucoup, n’est pas Salomé. Salomé, petite vierge tragique, fleur de perdition, vase de tristesse, perle noire, qui l’incarnerait ? Mlle Daunt grande, blonde, blanche et rose, c’est Penthésilée, reine des amazones, c’est l’antique chasseresse, Antyope ou Diane ; c’est encore la jeune sportive, foulant, raquette au poing, un ground bien sablé. Peu d’élévation mais un élan vigoureux qui pourrait en trois bonds lui permettre de mesurer la scène en diagonale. Pour elle, les grands temps de bravoure, les séries de pirouettes à vaste envergure ; pourquoi pas le fouetté en tournant ? Son « training » est solide ; sa technique honnête ; j’aime voir son dos droit, son pied retombant avec la pointe strictement verticale, le cou-de-pied saillant. Pour les développés de l’adagio, l’aplomb fait visiblement défaut, les linéaments sont peut-être trop robustes. Il en est de même pour l’ornementation délicate, les clairs-obscurs aurait dit Noverre, les entrechats à segments nombreux.

Mais tout ce qui est parcours, dynamisme pur avide d’espace, est bien de son fait.

Mais cette Salomé… et cette corvée imposée à la danseuse ! Voyez-vous la Diane dite de Versailles, ou Mlle Lenglen, imiter la danse, du ventre avec force déhanchements ? Et je ne goûte que médiocrement le « coup de l’escalier praticable » construit de profil, inspiré de Hellerau, que monte et descend Salomé en mimant son triomphe et son épouvante.

Il faut conclure — et j’aurais encore voulu parler du grandiose décor bichrome, vert et sang-de-bœuf, imaginé par M. René Piot ; divaguer un moment sur ce que devrait être, en somme, le « décor de danse » ; admirer l’art laborieux de la draperie et du geste que déploie M. Wague pour camoufler sa taille quelque peu exiguë ; offrir un hommage personnel aux vingt-cinq bonnes danseuses qui figurent sur le programme ; puis, en désertant un instant l’Opéra, minuter quelques observations sur une singulière petite danseuse en bronze jaune, Nyota-Nyoka, qui croit reconstituer des bas-reliefs de Sakkarah, se trompe en le croyant, mais souvent d’une manière bien charmante. Mais déjà, j’abuse.

J’espère, d’ailleurs, avoir, bien que succinctement, fondé raisonnablement la haine solide que je sens monter en moi pour la Tragédie de Salomé. Cela serait toujours un résultat.