(1924) La danse au théâtre. Esthétique et actualité mêlées « 23 octobre. Valses. Chopin à l’opéra. — Le sang viennois. »
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(1924) La danse au théâtre. Esthétique et actualité mêlées « 23 octobre. Valses. Chopin à l’opéra. — Le sang viennois. »

23 octobre. Valses. Chopin à l’opéra. — Le sang viennois.

La Suite de danses est ostensiblement une « réplique » des Sylphides russes. Sa matière musicale est traîtreusement dérobée à l’œuvre de Chopin ; elle est, d’ailleurs dépouillée de son charme secret le plus subtil par les sonorités indiscrètes de l’orchestre, par l’éclat, bien qu’amorti, de ses timbres. N’est-ce pas la confession d’un isolé sublime, confiée au seul piano qu’on donne, malgré lui, en spectacle ? Mais aussi quelle tentation pour un maître de ballet que de puiser à cette source de vie rythmique indiciblement généreuse et diverse, que d’en transposer l’enchantement alangui, orgueilleux et déchirant !

Chopin est le magicien du rythme impair. Ce mouvement de trois quarts qui régit ses airs préférés : mazurkas, polonaises et valses, n’est-il pas le souffle même de la danse noble ?

Considérez ses mazurkas glissant sur le premier quart et accentuant le deuxième et le troisième avec un cliquetis d’éperons imaginaires. Songez à ses temps de valse qui sont à la danse ce que le mètre dactylique — un temps fort, deux faibles — est à la mélopée virgilienne. On n’a pas voulu, à l’opéra, reprendre celle en ut dièse mineur, déjà réalisée définitivement par Fokine ; nous apprécions cette discrétion, mais n’est-elle pas, cette valse, avec l’Invitation de Weber, et peut-être le chef-d’œuvre récent de Ravel, la floraison suprême du genre ?

C’est ainsi que je me vois obligé à réprouver l’audace du chorégraphe sacrilège « matérialisant » Chopin. Mais j’avoue sans ambages que j’en aurais fait autant.

La Suite s’inspire directement des Sylphides en ceci encore qu’elle se dérobe aux exigences d’un sujet déterminé, d’une action autre que celle qui surgit spontanément de l’incantation sonore. Elle tourne volontairement le dilemme qui, de tout temps, menace le ballet en tant que genre théâtral : le dualisme inéluctable, l’antinomie patente de l’action et de la danse, de la mimique et de l’orchestrique.

Il n’y a là pour relier les épisodes de la Suite que l’unité de l’atmosphère musicale. Il y a bien encore le décor. Celui-ci figure un vague parc rococo avec un escalier à balustres. Comme l’on aurait aimé, sinon la clairière romantique des Sylphides, du moins une salle de fête seigneuriale dans un château « Empire » ou bien dans un vieux manoir hanté. Et combien les anciens costumes nationaux aux manches volantes, tels que les avait gravés encore Stefano della Bella — ou ceux des « lions » de 1830, conseillés par Gavarni et habillés par Staub — auraient bien fait mêlés aux tutus laiteux et fleuris ! Mais qui aurait pu raisonnablement s’attendre à ces Incroyables et ces Merveilleuses de chez le fripier que nous sort l’Opéra ? D’autant plus que toute cette défroque Directoire n’est en aucun rapport de tons avec le cadre. Enfin la belle unité optique des Sylphides était complétée par la participation continue de toutes les danseuses en scène à un ensemble décoratif mouvant, disposé avec soin. Il n’y avait point de ces figurants oisifs encombrant le plateau en spectateurs blasés, à l’instar des marquis de Molière : abus flagrant qu’on s’étonne de retrouver dans la Suite de danses.

Cette Suite s’ouvre par une polonaise fameuse entre toutes. Fokine à Saint-Pétersbourg l’utilisa, orchestrée par Glazounoff, comme introduction musicale. Cet homme audacieux n’osa pas s’attaquer à son rythme souverain, animé de toutes les grandeurs abolies, de toutes les inaltérables fiertés d’une race, à ce Quand même de la Pologne terrassée. À Paris, on ose. Et cependant les danseurs français échouent lamentablement dans les mazurkas et les polonaises. Mouvements simples comme bonjour mais qu’on dirait ensorcelés ; on n’en vient pas à bout. Voyez le bal absolument lugubre, quoique réglé par M. Staats, dans Boris Godounow. En Russie même, pays slave pourtant, les étoiles cédaient le pas, pour la mazurka, aux Polonaises de race, ne fussent-elles que d’humbles coryphées.

Mlle Anna Johnsson est la protagoniste de la Suite. Elle y apparaît moins sensible à l’exaltation lyrique de Chopin qu’aux élégances suprêmes de son allure ; L’adage avec M. Ricaux s’orne de doubles tours exécutés avec vivacité, très beaux aussi ces dégagés en l’air dessinés avec ampleur par la ballerine cependant que le danseur l’enlève ; délicieusement simple cette promenade scandée dont elle prend la tête dans le « prélude » : discret murmure chorégraphique. Mlle Jonhsson qui, toute une semaine durant, assura, sans défaillance, le répertoire, n’est pas une virtuose. Son métier n’éblouit point. Les attaches d’une exquise finesse, ses chevilles fragilement ouvragées ne sont point faites pour les grands temps de vigueur ou d’élévation. Et même sous le tutu à la Taglioni, elle fait moins songer à une lithographie romantique qu’à un cuivre de Monnet pour illustrer Manon Lescaut ou Les liaisons dangereuses.

Laissons de côté un nocturne confus et guindé, mentionnons la variation très sobre de M. Ricaux pour arriver à la « valse brillante » qui est une composition très bien venue.

Mlles de Craponne, Rousseau, Damazio et leurs trois danseurs en font les honneurs. J’ai déjà pu dire ici même tout le bien que je pense de Mlle de Craponne ; très nettement croisés ses entrechats ; très franche la parabole de ses jetées dessus. Nous ignorons ce qu’elle vaut dans l’adage ; tels sont ces lois et privilèges de la hiérarchie chorégraphique que cela ne se saura que le jour où elle passera première danseuse. Nous augurons que ce jour ne doit pas être très éloigné. Bonnes également les deux autres, la brune et la blonde ; quant aux trois hommes, je leur reproche un certain manque de vigueur dans les enlèvements. Le bondissement de la danseuse, projetée et soutenue par le bras du danseur qui seconde et suit l’impulsion donnée, doit produire, — résultante de deux élans conjugués — un effet prodigieux d’élévation.

Tout cela dit — car la critique ne prétend pas être un marivaudage — la Suite de Clustine reste une œuvre vivante. Et c’est ce qui importe uniquement.

Par excès de zèle, je me trouvais à mon poste en pleins cuivres, dès le dernier acte de Samson. Aussi, je dus subir le ballet. On est frappé de voir le piètre parti qui est tiré du dynamisme puissant et de la couleur violente de cette musique. On aperçoit dans cette composition indigente et routinière de nombreuses jolies philistines en rose ou en vert s’adonnant à un exercice prolongé pareil de tous points aux mouvements d’un frotteur qui astiquerait un parquet en mesure.

Il est vrai qu’on en a agi ainsi 507 fois sans que personne y trouvât à redire. Tant pis : on aura dû se tromper autant de fois.

* * *

L’une des Wiesenthal danse à l’Olympia. Car elles sont trois, Elsa, Grete et Berte, comme les Elssler furent deux et cinq les « Sisters Barrisson ». Mais Grete s’était affranchie pour chercher de son côté. Enfant prodigue du ballet, elle le déserta pour suivre Isadora. Elle n’eût été qu’une vague satellite de l’Américaine si l’atavisme d’un rythme ne s’en fût mêlé, rythme issu de la circulation même de son sang viennois : celui de la valse.

Ce rythme ayant bercé d’innombrables couples enlacés avait été amplifié, transfiguré, absorbé par la musique. Il défraya l’œuvre d’un Lanner, d’un Schubert, de cette dynastie indigène des Strauss à laquelle le formidable et pesant Richard, leur homonyme, a voulu s’associer en se servant dans le Chevalier des Roses, d’une valse comme thème principal.

Avec les Wiesenthal le même rythme réintègre la danse, son berceau, pour recouvrer une dernière jeunesse.

Grete se méfie donc de la tunique « grécisante » dont Isadora affuble Chopin ; elle préfère sa petite robe de bal. Ses jambes sont rigoureusement nues ; mais ses pieds chaussent des petits souliers de satin.

Les ondes du Beau Danube bleu, dont la valse capte le rythme, la bercent, petite sirène verte, et la balancent. Elle se laisse faire, se livre avec abandon. Elle se serre, câline, contre la mesure, jette ses bras gracieux et ses cheveux châtains au vent, tandis que, parmi l’envolée de la robe ses talons scandent les trois temps en tournant.

Sa technique ? Quelques rares souvenirs du « rat d’Opéra » que naguère elle fut, quelques temps timidement sautés, des bras et un torse traduisant avec insistance le mouvement musical comme ceux d’un chef d’orchestre. Avec cela discrète, suave sans beauté — jamais triviale — malgré certaines naïvetés dans sa toilette.

Elle a encore tenu à interpréter Berlioz : pantomime d’un style douteux, perruque bleue colifichets dits « avancés » : passons ! Et revenons à la valseuse ingénue, à la Cendrillon viennoise. Il faut l’avoir vue. Mais l’imiter ! À quoi bon ? Ce qui est exquis en elle est insaisissable : l’ombre d’une fumée. C’est l’inconscient de sa race qui s’épanouit en elle. Quelque chose survit-il de l’enchantement aboli de l’ancienne Vienne ? Ce rythme impair inépuisable comme le rêve. Cette étrangère tourbillonnant sur le tréteau parisien ainsi qu’une feuille morte, fraîche, dorée, mais qui déjà se fane.