(1797) Essai ou principes élémentaires de l'art de la danse, utiles aux personnes destinées à l'éducation de la jeunesse « Introduction »
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(1797) Essai ou principes élémentaires de l'art de la danse, utiles aux personnes destinées à l'éducation de la jeunesse « Introduction »

Introduction

L’art de la danse attira, dans les siècles les plus reculés, l’attention des législateurs ; les Grecs et les Romains, en l’introduisant dans le culte qu’ils rendaient à leurs divinités et, dans les cérémonies publiques, le pratiquèrent avec tant de succès qu’on a de la peine à se persuader aujourd’hui les merveilles que nous en trace l’histoire.

Cet art, considéré comme faisant partie de l’éducation, acquiert une importance qu’il ne semble pas d’abord mériter : mais si l’on réfléchit sur la forme que la nature nous a donnée, sur les fonctions qu’elle a attribuées à chacun de nos membres, on sera porté à conclure que, si l’homme n’était pas sans cesse mû par l’imitation, peut-être resterait-il accroupi, ou ne marcherait-il que comme les quadrupèdes ; ce n’est que l’exemple et l’impression que font sur lui les images extérieures, qui le portent à un maintien tout autre que celui que lui donnerait sa structure : or les vrais principes de la danse n’étant autre chose que la belle manière d’exécuter les différents mouvements du corps, de composer son maintien et de se présenter avec grâce, il est indubitable que la danse corrige les vices et les erreurs de la nature.

Si l’on considère ses effets, tant sur le moral que sur le physique, on sera forcé de convenir que, par ses différents caractères, elle exprime les passions avec énergie ; qu’il n’est pas de situation de l’âme qu’elle ne puisse peindre avec vérité, et que l’homme en tire des secours innombrables, dont l’importance n’est bien appréciée que par l’œil observateur du philosophe ; peut-être ne serait-il pas indigne de son attention d’examiner si elle ne pourrait pas devenir un moyen de guérison pour ces maladies de l’âme, à la cure desquelles sont impuissants tous les secours de l’art d’Hippocrate.

On voit rarement des atrabilaires et des hypocondriaques dans la classe des amateurs de la danse ; elle influe donc sur le caractère, en portant à la gaîté celui qui a du penchant à la tristesse et à la mélancolie : et en la considérant par l’utilité que peut en tirer la médecine dans les maladies où il importe de rendre la circulation aux fluides et de donner du ton aux solides, on conviendra que cet exercice devient très recommandable. On ne peut nier, qu’en nous enseignant la manière de composer notre maintien suivant les usages reçus, cet art n’influe beaucoup sur les opérations de l’esprit. Voyez se présenter dans un cercle une jeune personne embarrassée dans sa marche et dans ses gestes, elle devient préoccupée et par conséquent timide ; se présente-t-elle au contraire avec une contenance sûre et aisée, elle apporte dans ses réparties et dans ses discours plus de présence d’esprit et de jugement. Quand bien même cet exercice ne nous procurerait d’autre avantage que celui de nous donner de l’agilité, de la vivacité et d’entretenir la souplesse et la force dans nos membres, ce serait certainement assez pour le faire préférer à tout autre. Et qu’on ne pense pas que l’équitation, l’escrime, la course, la lutte, et tous les exercices violents de la gymnastique puissent remplir le même objet et rivaliser avec la danse ; outre qu’ils ne peuvent convenir généralement au sexe, à tous les âges et à tous les tempéraments ; c’est qu’encore quelques-uns d’entre eux, en assujettissant à des efforts pénibles, émoussent, ôtent la finesse du tact, et au lieu de cet air gracieux, de cette délicatesse dans les traits, de ces belles proportions dans les membres, de ces mouvements prestes et souples du corps, on ne voit trop souvent se développer que des traits durs, une habitude du corps lourde et matérielle, effet nécessaire de la violente contraction des muscles.

C’est avec raison que les mythologistes font les arts enfants du même père. Euterpe est tellement liée avec Terpsichore, qu’il est bien rare de voir la musique sans la danse, et plus rare encore de voir des sujets sensibles à l’harmonie qui ne soient aussi amateurs de la danse. Je pourrais apporter en preuve de l’intimité de ces deux arts quelques exemples de jeunes gens qui, par un défaut d’organe, étaient sans dispositions pour la musique, et qui, par la pratique de la danse, ont acquis une justesse dans l’oreille dont ils ne paraissaient pas susceptibles, et qu’ils n’auraient jamais eu par aucun autre moyen. En effet, si l’on observe que les airs de danse sont composés de phrases musicales courtes, d’un chant agréable et parfaitement cadencé ; que les repos se trouvent une très petite distance, que l’écolier est en quelque sorte forcé de compter ses pas, et de n’en exécuter qu’un nombre fixe dans un temps donné ; on concevra qu’elle fournit un moyen mécanique pour former l’oreille la moins exercée et la plus paresseuse.

Mais autant la danse est essentielle à l’éducation de la jeunesse, autant il est important qu’elle soit enseignée par des maîtres qui en connaissent les vrais principes, et qui aient un jugement sain ; car il est bon de savoir que cet art a ses charlatans comme tant d’autres, et qu’il n’y a rien de si commun que de voir faire des méprises intolérables. On copie, on se modèle souvent sur les danseurs de théâtre ; cependant il n’est pas plus du bon ton d’imiter, dans les danses de société, les danseurs de l’opéra que les grotesques d’Italie, ou les baladières de l’Hindoustan ; l’attitude, les gestes ne sont plus les mêmes, et c’est en partie faute de discernement et pour ne pas savoir juger des convenances que tant de maîtres ineptes font de si mauvais écoliers.

Combien de jeunes personnes se rendent singulièrement ridicules par des minauderies, des manières empruntées, que le bon goût réprouve, et par des gestes trop souvent indécents qui blessent la bienséance.

Les effets de cet art sur le physique de certains individus sont infiniment intéressants ; qu’on se peigne une jeune personne d’un tempérament faible, dont l’éducation aura été négligée ; elle aura naturellement la tête en avant, enfoncée dans les épaules, la poitrine retirée, les genoux crochus et butants, les pieds en dedans, l’habitude du corps chancelante, conservant à peine le centre de gravité : voyez-la sortir après six mois de leçon, d’entre les mains d’un bon maître, les pieds en dehors, le jarret tendu, la hanche bien placée, la poitrine en avant, l’air de tête fier et gracieux, les membres déliés et les mouvements aisés.

En présentant au public ce traité élémentaire, je crois lui fournir des moyens d’instruction dans un art qui, sous tous les rapports et à tant d’égards, est devenu précieux à la société, et tellement essentiel à l’éducation, qu’il est comme impossible de figurer sur le théâtre du monde sans en avoir au moins quelques légères connaissances ; et n’eussé-je tracé que les vrais principes, consacrés par l’usage et pratiqués par les meilleurs artistes, je croirais avoir rendu un service aux parents et aux personnes destinées à l’éducation de la jeunesse ; elles pourront au moins, en le lisant avec attention, juger du mérite des maîtres entre les mains desquels ils mettront leurs élèves, et, je dis plus, même leur enseigner les premiers principes sans leur secours.