(1803) Lettres sur la danse, dernière édition augmentée en 4 vol. Avec les programmes de ballet. Tome I [graphies originales] « Lettres sur la danse. — Lettre VI. » pp. 40-55
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(1803) Lettres sur la danse, dernière édition augmentée en 4 vol. Avec les programmes de ballet. Tome I [graphies originales] « Lettres sur la danse. — Lettre VI. » pp. 40-55

Lettre VI.

Si les arts s’entr’aident, Monsieur, s’ils offrent des secours à la danse, la nature semble s’empresser à lui en présenter à chaque instant de nouveaux ; la cour et le village, les élémens, les saisons, tout concourt à lui fournir les moyens de se varier et de plaire.

Un maître de ballets doit donc tout voir, tout examiner, puisque tout ce qui existe dans l’univers peut lui servir de modèle.

Que de tableaux diversifiés ne trouvera-t-il pas chez les artisans ! chacun d’eux a des attitudes différentes relativement aux positions, et aux mouvemens que leurs travaux exigent. Cette allure, ce maintien, cette façon de se mouvoir toujours analogue à leur métier, et toujours comique, doivent être saisis par le compositeur ; elle est d’autant plus facile à imiter, qu’elle est inéffaçable chez les gens de métier, eûssent-ils même fait fortune, et abandonné leurs professions ; effets ordinaires de l’habitude lorsqu’elle est contractée par le temps, et fortifiée par les peines et les travaux.

Que de tableaux bisarres et singuliers ne trouvera-t-il pas encore dans la multitude de ces oisifs agréables, de ces petits-maîtres subalternes, qui sont les singes et les caricatures des ridicules de ceux à qui l’âge, le nom ou la fortune semblent donner des priviléges de frivolité, d’inconséquence et de fatuité !

Les embarras des rues, les promenades publiques, les guinguettes, les amusemens et les travaux de la campagne, une noce villageoise, la chasse, la pêche, les moissons, les vendanges, la manière rustique d’arroser une fleur, de la présenter à sa bergère, de dénicher des oiseaux, de jouer du chalumeau, tout lui offre des tableaux pittoresque, et variés, d’un genre et d’un coloris différens.

Un camp, des évolutions militaires, les exercices, les attaques et les deffenses des places, un port de mer, une rade, un embarquement, et un débarquement ; voilà des images qui doivent attirer nos regards, et porter notre art à sa perfection, si l’exécution en est naturelle.

Les chefs-d’œuvre des Racine, des Corneille, des Voltaire, des Crébillon, ne peuvent-ils pas encore servir de modèles à la danse dans le genre noble ? Ceux des Molière, des Regnard, et de plusieurs auteurs célèbres ne nous présentent-ils pas des tableaux d’un genre moins élevé ? Je vois le peuple dansant se récrier à cette proposition ; je l’entends qui me traite d’insensé : mettre des tragédies et des comédies en danse, quelle follie ! y a-t-il de la possibilité ? Oui, sans doute : resserez l’action de l’Avare, retranchez de cette pièce tout dialogue tranquille, rapprochez les incidens, réunissez tous les tableaux épars de ces drames, et vous réussirez.

Vous rendrez intelligiblement la scène de la Bague, celle où l’Avare fouille la flêche, celle ou Frosine l’entretient de sa maitresse ; vous peindrez le désespoir et la fureur d’Harpagon avec des couleurs aussi vives, que celles que Molière a employées si toute fois vous avez une ame. Tout ce qui peut servir à la peinture, doit servir à la danse : que l’on me prouve que les pièces des auteurs que je viens de nommer sont dépourvues de caractères, dénuées d’intérêt, privées de situations fortes, et que les Bouchers, et les Vanloos ne pourront jamais imaginer d’après ces chefs-d’œuvre, que des tableaux froids et désagréables ; alors, je conviendrai que ce que j’ai avancé n’est qu’un paradoxe : mais s’il peut résulter de ces pièces une multitude d’excellens tableaux, j’ai gain de cause ; ce n’est plus ma faute si les peintres pantomimes nous manquent, et si le génie ne fraye point avec nos danseurs.

Batyle, Pilade, Hylas ne succédèrent-ils pas aux comédiens, lorsque ceux-ci furent bannis de Rome ? ne commencérent-ils pas à représenter en Pantomime, les scènes des meilleures pièces de ce tems ? encouragés pas leurs succès, ils tentèrent de jouer des actes séparés et la réussite de cette entreprise les détermina enfin à donner des pièces entières, qui furent reçues avec des applaudissemens universels.

Mais ces pièces, dira-t-on, étoient généralement connues ; elles servoient, pour ainsi dire, de programme, aux spectateurs, qui, les ayant gravées dans la mémoire, suivoient l’acteur sans peine, et le devinoient même avant qu’il s’exprimât. N’aurons nous pas les mêmes avantages, lorsque nous mettrons en danse les drames les plus estimés de notre théatre ? serions-nous moins bien organisés que les danseurs de Rome ? et ce qui s’est fait du temps d’Auguste, ne peut-il se faire aujourd’hui ? Ce seroit avilir les hommes que de le penser, et dépriser le goût et l’esprit de notre siècle que de le croire.

Revenons à mon sujet, il faut qu’un maître de ballets connoisse les beautés et les imperfections de la nature. Cette étude le déterminera toujours à en faire un beau choix ; ces peintures dailleurs pouvant être tour à tour historiques, poètiques, critiques, allégoriques et morales, il ne peut se dispenser de prendre des modèles dans tous les rangs, dans tous les états, dans toutes les conditions. A-t-il de la célébrité, il pourra, par la magie et les charmes de son art, ainsi que le peintre et le poète, faire détester et punir les vices, récompenser et chérir les vertus.

Si le maître de ballets doit étudier la nature, et en faire un beau choix ; si le choix des sujets qu’il veut traiter en danse, contribue en grande partie à la réussite de son ouvrage, ce n’est qu’autant qu’il aura l’art et le génie de les embellir, de les disposer et de les distribuer d’une manière noble et pittoresque.

Veut-il peindre, par exemple, la jalousie, et tous les mouvemens de fureur et de désespoir qui la suivent, qu’il prenne pour modèle un homme dont la férocité et la brutalité naturelle soit corrigée par l’éducation ; un porte-faix seroit dans son genre un modèle aussi vrai, mais il ne seroit pas si beau ; le bâton dans ses mains suppléeroit au défaut d’expression ; et cette imitation, quoique prise dans la nature, révolteroit l’humanité, et ne traceroit que le tableau choquant de ses imperfections. Dailleurs l’action d’un crocheteur jaloux sera moins pittoresque que celle d’un homme dont les sentimens seront élevés. Le premier se vengera dans l’instant, en faisant sentir le poids de son bras ; le second, au contraire, luttera contre les idées d’une vengeance aussi basse que déshonorante ; ce combat intérieur de la fureur et de l’elévation de l’ame prêtera de la force et de l’énergie à sa démarche à ses gestes, à ses attitudes, à sa physionomie, à ses regards : tout caractérisera sa passion ; tout décèlera la situation de son cœur : les efforts qu’il fera sur lui-même pour modérer les mouvements dont il sera tourmenté, ne serviront qu’à les faire éclater avec plus de véhémence et de vivacité : plus sa passion sera contrainte plus la chaleur sera concentrée, et plus l’effet sera attachant.

L’homme grossier et rustique ne peut fournir au peintre qu’un seul instant ; celui qui suit sa vengeance est toujours celui d’une joie basse et triviale. L’homme bien né lui en présente au contraire une multitude ; il exprime sa passion et son trouble en cent manières différentes, et l’exprime toujours avec autant de feu que de noblesse. Que d’oppositions et de contrastes dans ses gestes ! que de gradations et de dégradations dans ses emportemens ! que de nuances et de transitions différentes sur sa physionomie ! que de vivacité dans ses regards ! quelle expression, quelle énergie dans son silence ! L’instant où il est détrompé, offre encore des tableaux plus variés, plus séduisans, et d’un coloris plus tendre et plus agréable. Ce sont tous ces traits que le maître de ballets doit saisir.

Les compositeurs célèbres, ainsi que les poètes et les poëtes et les peintres illustres se dégradent toujours lorsqu’ils emploient leur tems et leur génie à des productions d’un genre bas et trivial. Les grands hommes ne doivent créer que de grandes choses, et abandonner toutes celles qui sont puériles à ces êtres subalternes, à ces demi-talens, dont l’existence ne marque que le ridicule.

La nature ne nous offre pas toujours des modèles parfaits ; il faut donc avoir l’art de les corriger, de les placer dans des disposions agréables, dans des jours avantageux, dans des situations heureuses, qui dérobant aux yeux ce qu’ils ont de défectueux, leur prêtent encore les graces et les charmes qu’ils devroient avoir pour être vraiment beaux.

Le difficile, comme je l’ai déjà dit, est d’embellir la nature, sans la défigurer ; de savoir conserver tous ses traits, et d’avoir le talent de les adoucir ou de leur donner de la force. L’instant est l’âme des tableaux ; il est mal-aisé de le saisir, encore plus mal-aisé de le rendre avec vérité. La nature ! la nature ! et nos compositions seront belles : renonçons à l’art, s’il n’emprûnte ses traits, s’il ne se pare de sa simplicité ; il n’est séduisant qu’autant qu’il se déguise, et il ne triomphe véritablement que lorsqu’il est méconnu, et qu’on le prend pour elle.

Je crois, Monsieur, qu’un maître de ballets qui ne sait point parfaitement la danse, ne peut composer que médiocrement. J’entends par danse, le sérieux ; il est la base fondamentale du ballet. En ignore-t-on les principes, on a peu de ressources ; il faut dèslors renoncer au grand, abandonner l’histoire, la fable, les genres nationaux, et se livrer uniquement à ces ballets de paysans, dont on est rebattu et ennuyé depuis Fossan, cet excellent danseur comique, qui apporta en France la fureur de sauter, je compare la belle danse à une mère-langue ; les genres mixtes et corrompus qui en dérivent, à ces jargons que l’on entend à peine et qui varient à proportion que l’on s’éloigne de la capitale, où règne le langage épuré.

Le mélange des couleurs, leur dégradation, et les effets quelles produisent à la lumière, doivent fixer encore l’attention du maître de ballets ; ce n’est que d’après l’expérience que j’ai senti le relief que ces effets donnent aux figures, la netteté qu’ils répandent dans les formes, de l’élégance qu’ils prêtent aux groupes. J’ai suivi dans les jalousies, ou les fétes du serrail, la dégradation des lumières que les peintres observent dans leurs tableaux ; les couleurs fortes et entières tenoient la première place, et formoient les parties avancées de celui-ci ; les couleurs moins vives et moins éclatantes étoient employées ensuite. J’avois réservé les couleurs tendres et vaporeuses pour les fonds ; la même dégradation étoit observée encore dans les tailles. L’exécution se ressentit de cette heureuse distribution ; tout étoit d’accord, tout étoit tranquille ; rien ne se heurtoit, rien ne se détruisoit ; cette harmonie séduisoit l’œil, qui embrassoit toutes les parties sans se fatiguer ; mon ballet eût d’autant plus de succès, que dans celui que j’ai intitulé le Ballet Chinois, et que je remis à Lyon1, le mauvais arrangement des couleurs et leur mélange choquant, blessoit les yeux ; toutes les figures papillotoient et paroissoient confuses, quoique dessinées correctement ; rien enfin ne faisoit l’effet qu’il auroit dû faire. Les habits tuèrent, pour ainsi dire, l’ouvrage, parce qu’ils étoient dans les mêmes teintes que la décoration : tout étoit riche, tout étoit brillant en couleurs ; tout éclatoit avec la même prétention ; aucune partie n’étoit sacrifiée, et cette égalité dans les objets privoit le tableau de son effet, parce que rien n’étoit en opposition, l’œil du spectateur fatigué ne distinguoit aucune forme. Cette multitude de danseurs qui trainoient après eux le brillant de l’oripeau, et l’assemblage bizarre des couleurs, éblouissoient les yeux, sans les satisfaire. La distribution des habits étoit telle, que l’homme cessoit de paroitre dès l’instant, qu’il cessoit de se mouvoir ; cependant ce ballet fût rendu avec toute la précision possible. La beauté du théatre lui donnoit une élégance et une netteté qu’il ne pouvoit avoir à Paris, sur celui de M. Monnet ; mais, soit que les habits et la décoration n’aient pas été d’accord, soit enfin que le genre que j’ai adopté l’emporte sur celui que j’ai quitté, je suis obligé de convenir que de tous mes ballets, c’est celui qui a fait ici le moins de sensation.

La dégradation dans les tailles et dans les couleurs des vêtemens est inconnue au théatre ; ce n’est pas la seule partie qu’on y néglige : mais cette négligence ne me paroit pas excusable dans de certaines circonstances, surtoût, à l’opéra, théâtre de la fiction ; théâtre, où la peinture peut déployer tous ses trésors ; théâtre, qui souvent dénué d’action forte et privé d’intérêt vif, doit être riche en tableaux de tous les genres, ou du moins devroit l’être.

Une décoration de quelqu’espèce qu’elle soit, est un grand tableau préparé pour reçevoir des figures. Les actrices et les acteurs, les danseurs et les danseuses sont les personnages qui doivent l’orner et l’embellir ; mais pour que ce tableau plaise, et ne choque point la vue, il faut que de justes proportions brillent également dans les différentes parties qui le composent.

Si dans une décoration représentant un temple ou un palais or et azur, les habillemens des acteurs sont bleu et or, ils détruiront l’effet de la décoration, et la décoration à son tour, privera les habits de l’éclat qu’ils auroient eu sur un fond plus tranquille. Une telle distribution dans les couleurs éclipsera le tableau le tout ne formera qu’un Camaïeu ; et ce coup d’œil monotone fatiguera bientôt l’œil, et prêtera son uniformité et sa froideur à l’action.

Les couleurs des draperies et des habillemens doivent trancher sur la décoration ; je la compare à un beau fond : s’il n’est tranquille, il n’est harmonieux, si les couleurs en sont trop vives et trop brillantes, il détruira le charme du tableau ; il privera les figures du relief quelles doivent avoir ; rien ne se détachera, parce que rien ne sera ménagé avec art, et le papillotage qui résultera de la mauvaise entente des couleurs, ne présentera qu’un panneau de découpures enluminé sans goût et sans intelligence.

Dans les décorations d’un beau simple, et peu varié de couleurs, les habits riches et éclatants peuvent être admis, ainsi que tous ceux qui seront coupés par des couleurs vives et entières.

Dans les décorations de goût et d’idée, comme Palais Chinois, Place publique de Constantinople, ornés pour une fête, genre bizarre qui ne soumet la composition à aucune règle sevère, qui laisse un champ libre au génie, et dont le mérite augmente à proportion de la singularité que le peintre y répand ; dans ces sortes de décorations, dis-je, brillantes en couleurs, chargées d’étoffes rehaussées d’or et d’argent, il faut des habits drapés dans le Costume, mais il les faut simples et dans des nuances entièrement opposées à celles qui éclatent le plus dans la décoration si l’on n’observe exactement cette règle, tout se détruira faute d’ombres et d’oppositions ; tout doit être d’accord, tout doit être harmonieux au théâtre : Lorsque la décoration sera faite pour les habits, et les habits pour la décoration, le charme de la représentation sera complet.

Les artistes surtoût et les gens de goût sentiront la justesse et l’importance de cette observation.

La dégradation des tailles ne doit pas être observée moins scrupuleusement dans les instants où la danse fait partie de la décoration. L’Olimpe, où le Parnasse sont du nombre de ces morceaux où le ballet forme et compose les trois quarts du tableau ; morceaux qui ne peuvent séduire et plaire, si le peintre et le maître de ballets ne sont d’accord sur les proportions, la distribution et les attitudes des personnes.

Dans un spectacle aussi riche en ressources que celui de notre opéra, n’est-il pas choquant et ridicule de ne point trouver de dégradations dans les tailles, lorsqu’on s’y attache et qu’on s’en occupe dans les morceaux de peinture qui ne sont qu’accessoires au tableau ? Jupiter, par exemple, au haut de l’Olimpe, ou Apollon au sommet du Parnasse, ne devroient-ils pas paroitre plus petits, à raison de l’eloignement, que les Divinités et les Muses, qui étant au dessous d’eux, sont plus rapprochés du spectateur ? si pour faire illusion, le peintre se soumet aux règles de la perspective, d’où vient que le maître de ballets, qui est peintre lui-même, ou qui devroit l’être, en secoue le joug ? Comment les tableaux plairont-ils, s’ils ne sont vraisemblables, s’ils sont sans proportion, et s’ils péchent contre les règles que l’art à puisées dans la nature par la comparaison des objets ? C’est dans les tableaux fixes et tranquilles de la danse que la dégradation doit avoir lieu ; elle est moins importante dans ceux qui varient et qui se forment en dansant. J’entends par tableaux fixes tout ce qui fait groupe dans l’éloignement, tout ce qui est dépendant de la décoration, et qui, d’accord avec elle, forme une grande machine bien entendüe.

Mais comment, me direz vous, observer cette dégradation ? si c’est un Vestris qui danse Apollon, faudra-t-il priver le ballet de cette ressource, et sacrifier tout le charme qu’il y répandra, au charme d’un seul instant ? non, Certes ; mais on prendra pour le tableau tranquille, un Apollon proportionné aux différentes parties de la machine ; un jeune homme de quinze ans, que l’on habillera de même que le véritable Apollon : il descendra du Parnasse, et, à l’aide des ailes de la décoration, on l’escamotera, pour ainsi dire, en substituant à sa place la taille élégante, et le talent supérieur.

C’est par des épreuves réiterées que je me suis convaincu des effets admirables que produisent les dégradations. Le premier essai que j’en fis, et qui me réussit, fut dans un ballet de chasseurs ; et cette idée, peut-être neuve dans les ballets, fut enfantée par l’impression que me fit une faute grossière de M. Servandoni ; faute d’inattention et qui ne peut détruire le mérite de cet artiste : c’étoit, je crois, dans la représentation de la forêt enchantée, spectacle plein de beauté, et tiré du Tasse. Un pont fort éloigné étoit placé à la droite du théatre ; un grand nombre de cavaliers défiloient ; chacun d’eux avoit l’air et la taille gigantesques, et paroissoit beaucoup plus grand que la totalité du pont ; les chevaux postiches étoient plus petits que les hommes, et ces défauts de proportions choquérent les yeux même des moins exercés. Ce pont pouvoit avoir de justes proportions avec la décoration, mais il n’en n’avoit pas avec les objets vivans qui devoient le passer : il falloit donc, ou les supprimer, ou leur en substituer de plus petits ; des enfans, par exemple, montés sur des chevaux modèlés, proportionnés à leur taille et au pont, qui, dans cette circonstance, étoit la partie qui devoit règler et déterminer le décorateur, auroit produit l’effet le plus séduisant et le plus vrai.

J’essayai donc, dans une chasse, d’exécuter ce que j’avois désiré dans le spectacle de Servandoni ; la décoration représentoit une forêt, dont les routes étoient parallelles au spectateur. Un pont terminoit le tableau, en laissant voir derrière lui un paysage fort éloigné. J’avois divisé cette entrée en six classes toutes dégradées ; chaque classe étoit composée de trois chasseurs et de trois chasseresses, ce qui formoit en tout le nombre de trente-six figurans ou figurantes : les tailles de la première classe traversoient la route la plus proche du spectateur ; celles de la seconde les remplaçoient en parcourant la route suivante ; et celles de la troisième leur succédoient en passant à leur tour sous la troisième route, ainsi du reste, jusqu’à ce qu’enfin la dernière classe composée de petits enfants, termina cette course, en passant sur le pont. La dégradation étoit si correctement observée que l’œil s’y trompoit ; ce qui n’étoit qu’un effet de l’art et des proportions, avoit l’air le plus vrai et le plus naturel : la fiction étoit telle, que le public n’attribuoit cette dégradation qu’à l’éloignement des objets, et qu’il s’imaginoit que c’étoit toujours les mêmes chasseurs et les mêmes chasseresses qui parcouroient les différens chemins de la forêt. La musique avoit la même dégradation dans les sons, et devenoit plus douce à mesure que la chasse, s’enfonçoit dans la forêt qui étoit vaste et peinte de bon goût.

Je ne saurois vous dire le plaisir que me procura cette idée mise en exécution, dont l’exécution surpassa même mon attente, et qui fut généralement sentie.

Voilà, Monsieur, l’illusion que produit le théatre, lorsque toutes les parties en sont d’accord, et que les artistes prennent la nature pour leur guide et leur modèle.

Je crois que j’aurai à peu-près rempli l’objet que je me suis proposé dans cette lettre, en vous faisant faire encore une observation sur l’entente des couleurs. Les jalousies ou les fêtes du serrail vous ont offert l’esquisse de la distribution qui doit règner dans les quadrilles des ballets ; mais comme il est plus ordinaire d’habiller les danseurs et les danseuses uniformément, j’ai fait une épreuve qui m’a réussi, et qui ôte à l’uniformité des habits le ton dur et monotone qu’ils ont ordinairement ; c’est la dégradation exacte de la même couleur, divisée dans toutes les nuances, depuis le bleu foncé jusqu’au bleu le plus tendre ; depuis le rose vif jusqu’au rôse pâle ; depuis le violet jusqu’au lilas clair : cette distribution donne du jeu et de la netteté aux figures ; tout se détache et fuit dans de justes proportions ; tout enfin a du relief et se découpe agréablement de dessus les fonds.

Si dans une décoration représentant un autre de l’enfer ; le maître de ballets veut que la levée du rideau laisse voir, et ce lieu terrible, et les tourmens des Danaïdes, des Ixion, des Tentale, des Sisyphes, et des différents emplois des Divinités Infernales ; s’il veut enfin offrir au premier coup-d’œil un tableau mouvant et effrayant des supplices des enfers, comment réussira-t-il dans cette composition momentanée, s’il n’a l’art de distribuer les objets, et de les ranger dans la place que chacun d’eux doit occuper ; s’il n’a le talent de saisir l’idée première du peintre, et de subordonner toutes les siennes au fond que celui ci lui a préparé ? ce sont des rochers obscurs et lumineux, des parties éteintes, des parties brillantes de feu ; c’est une horreur bien entendue qui doit règner dans le tombeau ; tout doit être affreux ; tout enfin doit indiquer le lieu de la scène, et annoncer les tourmens et les douleurs de ceux qui la remplissent. Les habitans des enfers, tels qu’on les représente au théatre, sont vêtus de toutes les couleurs qui composent les flammes ; tantôt le fond de leur habit est noir, tantôt il est ponceau, ou couleur de feu ; ils emprûntent enfin toutes les teintes qui sont employées dans la décoration. L’attention que doit avoir le maître de ballets, c’est de placer sur les parties obscures de la décoration les habits les plus clairs et les plus brillants, et de distribuer sur toutes les masses de clair, les habits les plus sombres et les moins éclatans ; de ce bon arrangement naîtra l’harmonie : La décoration servira, si j’ose m’exprimer ainsi, de repoussoir au ballet : Celui-ci, à son tour, augmentera le charme de la peinture, et lui prêtera toutes les forces capables de séduire, d’emouvoir, et de faire illusion au spectateur.

Je suis, etc.