(1803) Lettres sur la danse, dernière édition augmentée en 4 vol. Avec les programmes de ballet. Tome II [graphies originales] « Lettre V. » pp. 37-55
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(1803) Lettres sur la danse, dernière édition augmentée en 4 vol. Avec les programmes de ballet. Tome II [graphies originales] « Lettre V. » pp. 37-55

Lettre V.

L es Médicis rallumeront le flambeau du goût. Ces illustres protecteurs des arts les rassemblèrent à Florence. Ils y parurent en foule ; on vit éclore de nouveaux chefs-d’oeuvre ; les récompenses et les distinctions excitèrent l’émulation des hommes de génie, enfin ils firent pour Florence ce que leurs prédécesseurs avoient fait jadis pour Athènes, et pour Rome.

Le bonheur est éphémère ; les guerres qui survinrent après l’illustre Pontificat de Leon X. dissipèrent pour la troisième fois les brillantes productions du génie ; les arts prirent de nouveau la fuite, Rome fut saccagée, Florence fut asservie, et la guerre dévasta ces riantes et délicieuses contrées, qui offroient aux voyageurs les tableaux variés de la belle nature, et les chefs-d’oeuvre des beaux arts.

Enfin après un long intervalle ils trouvèrent en France un azile constant et durable, et une continuité de prospérités que les guerres et les malheurs du tems n’ont pu leur ravir.

Ils commencèrent à se montrer sous le règne de François Premier, et sous celui de Louis treize, mais ils étoient jeunes, encore et leurs efforts furent proportionnés à la foiblesse de leur enfance.

La naissance de Louis quatorze fut l’époque fortunée de leur élévation, de leur puissance, et de leur gloire, ils entourèrent le berceau du Monarque. Le génie et le goût s’empressèrent à le bercer ; les arts et les talents amusèrent ses premières années, le désir de plaire à un illustre protecteur anima leurs travaux, enflamma leur imagination, et le succès couronna leurs efforts.

Les grands hommes parûrent dans tous les genres ; la nature sembla faire un nouvel effort pour immortaliser le règne de ce Prince ; et les arts se montrèrent à sa cour entourés du brillant cortège des sciences et de l’industrie.

Louis quatorze avoit pris le soleil pour devise, il étoit aux productions de l’esprit et du génie, ce que cet astre paternel est à celles de la nature. Il faisoit germer, croître, et fleurir tous les objets qui ne se déroboient pas à ses rayons bienfaisans ; chaque art, chaque science eût ses modèles.

Ce goût, cette émulation, et l’ambition de fixer les regards du Monarque devinrent universels. La France donna le ton à l’Europe, et son exemple enfanta par tout des hommes célèbres, que leur mérite naturalisoit, et qui avoient part aux bienfaits et aux distinctions que Louis quatorze accordoit à la sublimité du génie avec autant, de discernement que de magnificence. La France devint le modèle des cours étrangères, et celle de Louis quatorze fut une école de goût, de politesse et de galanterie, où toutes les nations accourroient pour s’y former, et pour y jouir du spectacle pompeux des beaux arts.

Toutes ces merveilles avoient été préparées par deux grands hommes, Richelieu et Mazari. Ils furent les précurseurs de ce beau règne, et tous deux s’empréssèrent à encourager les arts renaissants.

Richelieu fonda l’Académie Française ; il en fut le chef et le protecteur. On doit le regarder comme le fondateur du théâtre Français, pour le quel il composa lui-même plusieurs tragédies, et comédies, il acheta l’emplacement sur le quel on construisit la maison, et la chapelle de la Sorbonne ; il embellit Paris de la Place Royale, et de la statuë Equestre de Louis treize, enfin il fit batir le Palais Cardinal que l’on nomma ensuite Palais Royal.

Le portrait du Cardinal de Richelieu peint par un grand maître ne peut voir le jour. Thomas l’avoit peint en grand, et avoit employé toutes les teintes de la vérité pour le faire ressemblant ; il avoit peint son àme, et son immoralité ; mais le chapitre des petites considérations obligea Thomas à ne point exposer ce tablean aux regards de public. Aujourd’hui plus libre, et sans crainte on peut dire ce que l’on en pense ; mais il faut se taire sur les vivants ; c’est une politesse d’usage.

Pour que 1’histoire peigne avec liberté et fasse des portraits frappants de ressemblance, elle doit atteindre le jugement de la postérité ; il pèse à la balance de 1’impartialité, les morts qui jouèrent de leur vivant les premiers rôles sur le vaste théâtre du monde ; ce jugement ne peut être équivoque, il est libre, il ne craint ni la tyrannie, ni le despotisme et n’aspire à aucune faveur. Il faut un siècle pour que la vérite perce les ténébres dont l’environnent le mensonge, la flatterie et l’intérêt. Il faut enfin pour quelle se montre dans tout son éclat, qu’elle s’épure en se filtrant pour ainsi dire, à travers les générations.

C’est alors que l’histoire pourra peindre librement, et oubliant tout à la fois les rangs, et les titres, elle nous montrera les hommes qui n’existent plus, tels qu’ils étoient, et nous tracera avec des couleurs franches et un pinceau hardi, leurs vices, ou leurs vertus, leur foiblesse ou leur courage, leur clémence ou leur tyrannie.

L’histoire ne nous offre que des portraits infidèles lorsqu’elle peint ses contemporains ; la flatterie corrompt ses couleurs, l’intérêt émousse ses pinceaux, l’encens qu’elle mêle à ses teintes les rendent fausses, et ses tableaux sans ressemblance n’annoncent que la servitude et le mensonge.

Mais l’histoire est majestueuse et triomphante lorsqu’elle descend dans les tombeaux, et qu’elle en ranime les cadavres, éclairée par le flambeau de la vérité, elle les peint alors tels qu’ils étoient jadis ; elle saisit leurs traits, elle trace leurs caractères avec fidélité, et elle ne se dégrade point en leur prêtant des ornemens étrangers. C’est donc la postérité qui doit offrir à l’histoire, la palette, les couleurs, et les pinceaux vigoureux de la vérité.

Le ministére du Cardinal Marazin fut orageux, mais au milieu des chocs, des secousses et des ébranlemens suscités par la guerre, par la politique, et par le fanatisme, il fit construire le collège des quatre nations ; il se déclara le protecteur de l’Académie Royale de peinture et de sculpture, à la quelle il fit accorder des lettres patentes enrégistrées au parlement ; il obtint la même faveur pour la danse.

Cette Académie, la plus sémillante des Académies possibles, sauta légèrement sur ce titre glorieux, et se voua au plus profond silence. Point de mémoire instructif, point de discours, point de complimens de réception, point d’éloges. Les réceptions ne se faisoient point dans les salles du Louvre qui lui étoient destinées. L’Epée de bois, mauvais cabaret, étoit le lieu favori ou se rassembloient les candidats : La mort entérroit-elle un membre de cette illustre Académie, ou s’assembloit dans ce Tripot, on mangeoit des huîtres, et l’on bûvoit gaiement au grand voyage du défunt.

Nous étions privés du plus pompeux et du plus magnifique spectacle de l’Europe, (l’Opéra Français), et nous en devons la jouissance au goût, et au génie du Cardinal Mazarin.

Cette entreprise présentoit une foule d’obstacles, et n’offroit aucuns moyens de succès ; nous n’avions ni acteurs, ni chanteurs. La musique à peine sortie de son berceau ne donnoit que les sons mal articulés de l’enfance, tandis qu’en Italie elle s’étoit élevée, et marchoit d’un pas hardi vers la perfection.

Le Cardinal fortement occupé de l’établissement d’un opéra national, sentit qu’il ne parviendroit à tirer la musique Française des langes dans les quels la routine l’avoit emmaillotée, qu’en lui fournissant de beaux modèles : elle étoit pauvre, et languissante ; son harmonie se ressentoit de la sécheresse des règles, et de la servitude des Calculs ; la mélodie, ce langage simple du sentiment et du goût, lui étoit étrangère ; aucune richesse dans ce style musical ; aucune opposition dans les plans, nul clair-obscur dans la distribution des phrases harmoniques. Tels étoient à cette époque nos compositeurs. On suivoit strictement les règles, mais ces règles isolées ne peuvent opérer efficacement, si elles ne sont mises en oeuvre par le goût, et l’imagination.

Mazarin voulant hâter les progrès de l’art, et le tirer de son apathie ; fit venir à grands frais ce que l’Italie possédoit de plus précieux en acteurs, en chanteurs et en musiciens. Il appella un poëte, un machiniste, et des peintres-décorateurs.

Cette troupe d’artistes arriva à Paris en l’année 1644. et donna le 28. Février 1645. sur le théâtre du Petit-Bourbon, en présence de Louis quatorze, de la Reine mere et de la Cour, la FestaThéatrale del la Finta Pazza. Ce spectacle neuf et dans une langue qui ne nous étoit pas alors aussi familière qu’aujourd’hui, fit grand plaisir, et fut donné plusieurs fois.

En 1647. le Cardinal fit venir de nouveau une foule de chanteurs, d’acteurs, de musiciens-concertans, des peintres et des machinistes.

Cette nouvelle troupe débuta sur le théâtre du Palais Royal, par Orphée et Euridice, opéra Italien en cinq actes ; il eût le plus grand succès. La nouveauté et le charme des voix, l’exécution brillante d’un orchestre nombreux, la richesse, et la variété des airs, des accompagnemens et des symphonies, la beauté des décorations, le jeu précis et merveilleux des machines, la magnificence des vêtemens, tout offrit à l’oeil, et à l’oreille enchantés, le spectacle le plus grand, et le plus pompeux ; il obtint le succès le plus brillant, et fut donné pendant longtems.

Si la cour fut satisfaite de ce spectacle, le Cardinal Mazarin ne le fut pas moins ; il en étoit dans l’enchantement, et il regardoit ce succès comme un stimulant, actif propre à réveiller nos musiciens et nos poètes. Le pressentiment du Cardinal se trouva juste. La musique et la poésie lyrique sortirent de leur engourdissement, le goût soutint leurs efforts, et l’imagination assura leur succès.

L’Abbé Perrin, Introducteur des Ambassadeurs auprès de Gaston de France Duc d’Orléans, fût le premier qui offrit à Paris un opéra Français ; il en fit les paroles, Cambert en composa la musique ; il donna ce nouveau spectacle à Issy, village aux environs de de Paris, dans la maison de M. de la Haye. Ce spectacle neuf, obtint du succès, et le Cardinal le fit représenter au Château de Vincennes, en présence du Roi et de sa cour.

Il faut considérer que cet opéra fut joué dans un petit local, et qu’il étoit privé de danse, de machines, et de décorations ; magie enchanteresse qu’il étoit réservé au génie de Quinault de nous montrer, et dont il nous a le premier fait éprouver les charmes.

Le mariage de Louis quatorze étant invariablement fixé, le Cardinal fit venir à Paris pour la troisième fois les talens les plus précieux de l’Italie. Ce Ministre étant chargé de la direction des fêtes destinées à signaler cette circonstance, n’épargna rien pour en augmenter l’intérêt et l’éclat. Nous n’avions alors que des pigeoniers pour théâtres, et la nation les a conservés malheureusement trop longtems pour le progrès des arts.

Marazin fit construire au Château des Tuilleries le magnifique théatre des machines, le plus vaste et le plus beau de l’Europe ; tous les arts s’empressèrent de l’embellir et d’y déployer leurs richesses ; la peinture, la sculpture, l’architecture et la dorure donnèrent à cette salle la forme, 1’élegance, la richesse et le goût. Elle fut construite d’après les plans du Sr. Vigarini, et machinée en grande partie par M. le Marquis De Sourdéac

Ce beau monument élevé aux arts n’existe plus, l’inconstance et la frivolité ont été naturalisées en France. Depuis longtems on abbat de grands monuments et l’on élève de petites chaumières.

Le Cardinal Mazarin qui s’occupoit de tout et qui ne perdoit point de vüe les progrès des beaux arts, auroit ardemment desiré de venir au secours de la danse, elle ne formoit que des pas lents, elle ne se remuoit que pontificalement et les ballets dénués de figurantes et de danseuses étoient privés de l’agrément et des charmes quelles répandent. On ne connoissoit pas l’art varié des figures ; elles étoient toutes paralelles, et n’offroient que des lignes droites ; la danse n’agissoit que gravement et procéssionnellement ; on appelloit tout cela danse noble, danse mesurée ; et les airs que les musiciens composoient pour-elle étoient lents et posés. Cette danse noble et cette musique traînante n’offroient que la monotonie de la tristesse. Ces arts enfans du plaisir et de la gaité avoient renoncé aux principes qui leur donnèrent naissance.

Le Cardinal fut tenté de faire venir des sauteurs Ultramontains, naturellement gais et bouffons ; mais il craignit d’offrir à la cour des contrastes aussi choquans ; il savoit dailleurs que Louis quatorze n’aimoit pas les Magots. Le Cardinal calcula les dangers qui pourroient résulter de ces deux contraires, et de la disparate monstrueuse qu’ils offriroient. Il craignit

que les danseurs Français tristes et nobles ne mourussent à

force de rire, en voyant gambader, faire des pirouettes accrochées, les trois tours en l’air, les entrechats à huit, et à dix, et les Passa Campagna, et que ceux-ci en regardant se promener à pas lents les danseurs Français sur les airs de la Courrante, et de la Sarabande, ne gagnassent le spléen, et ne mourussent de la consomption.

Tout calcul fait, Mazarin abandonna la danse, et ne tenta pas de lui enlever ses titres de noblesse et de monotonie.

La fêle du mariage de Louis quatorze étant fixée, on avoit préparé plusieurs spectacles de l’invention de Benserade et de l’Abbé Perrin. La composition de la musique étoit confiée à Cambert, Sous-Intendant de la musique du Roi.

Mais au milieu de tant de spectacles on distingua l’opéra Italien ; il avoit pour titre Hercule amante, ou Hercule amoureux. Louis quatorze, les Princes et les seigneurs de sa cour y dansèrent ; cet opéra offrit ce que le goût et la somptuosité ont de plus recherché. Les artistes avoient fait l’impossible pour l’embellir. Décorations superbes et machines d’autant plus étonnantes, qu’il y avoit des Palais entiers qui descendoient des cieux supportés par des nuages, et dans les quels cent personnes étoient grouppées de différentes manières. Cette meme machine remontoit vers le ciel, et étoit remplacée par un autre palais qui, en sortant de terre, s’élevoit gradativement vers le ceintre ; la richesse des vêtemens, la beauté des voix, l’exécution précise et brillante de deux cens musiciens, tant de belles choses réunies offrirent un spectacle digne de la circonstance pour la quelle il avoit été composé, et digne encore de la grandeur et de la magnificence de Louis quatorze.

Je ne puis m’empêcher de rendre hommage au goût et à l’imagination du Marquis de Sourdéac Né riche, la méchanique fut le jeu de son enfance ; il appliqua une partie de cet art aux machines propres aux théâtres ; genre inconnu alors et qui tient du merveilleux ; genre, qui convient à l’opéra, puisque ce magnifique spectacle est celui des arts, et qu’ils doivent s’y montrer tous à la fois. C’est donc à cet ami des arts que ce spectacle doit toutes les machines étonnantes, et heureusement combinées, qui firent jadis une partie enchanteresse des opéras de Quinault. Ce fut enfin lui qui composa toutes celles des fêtes, et des grands spectacles que l’on donna pour le mariage de Louis quatorze.

M. de Sourdéac possesseur de la terre et du Château de Neubourg situés en Normandie, y donna un spectacle étonnant par sa nouveauté, et magnifique par ses détails et son ensemble.

Il y éleva un grand théâtre, et fit venir de Paris les ouvriers qui lui étoient nécessaires. Il appella des peintres-décorateurs, des doreurs et des artistes de tous les genres ; il les logea, nourrit et défraya pendant plus de deux mois, il machina son théatre. Cette fête extraordinaire étoit destinée à célèbrer le mariage du Roi, et sa paix avec l’Espagne.

Ce spectacle avoir, pour titre, la Toison d’or, tragédie de Pierre Corneille, mêlée de musique et de danse, et ornée de chants, de décorations et de machines. Le Marquis reçut logea et traita dans son château plus de cinq cens gentilshommes de la province qui y restèrent pendant plusieurs représentations ; ce fut la troupe du Marais, qui joua cette tragédie ; elle eut un succès complet : la beauté et la perfection des machines, la variété et le goût des décorations, le jeu intéressant des acteurs, les charmes de la musique et de la danse, tout porta les spectateurs a l’admiration. Cette tragédie d’un genre absolument neuf fut ensuite donnée à Paris en l’année 1661, et obtint tout le succès quelle méritoit.

Je reviens au Cardinal Mazarin. Les soins de ce Ministre furent couronnés par la plus heureuse réussite. L’opéra Français fut crée, et on lui doit sa naissance. On ne peut se refuser à regarder l’Abbé Perrin comme un homme qui eut assez de génie pour entrer dans les vües de Mazarin, en composant le premier opéra en langue Française. Protégé par le Prince qu’il servoit il travailla à perfectionner sa première ébauche. Il fit deux opéras Ariane et Pornone, qui fûrent mis en musique par Campert ; ils obtinrent par la suite des lettres patentes et le privilège de ce nouveau spectacle sons le titre des Académies d’opéra en musique et en vers.

Le Marquis de Sourdéac s’associa à cette entreprise, et se réserva la direction des machines.

Le Cardinal Mazarin tomba dangereusement malade ; mais avant de mourir, il fit au Roi un présent inestimable ; il lui légua Colbert son intendant. Ce legs, en assurant à la France un accroissement de prospérité et de grandeur, promettoit aux arts et aux sciences, au commerce et a l’industrie, un puissant protecteur ; ce grand Ministre obtint bientot l’estime et la confiance de Louis quatorze ; tout s’embellit, tout se perfectionna sous son heureux ministère.

La mort de Mazarin ne fit pas une grande sensation. Le Roi fut enchanté d’être délivré d’un Mentor incommode, toujours prêt à entraver ses opérations, et à le contrarier dans ses plans. Débarrassé du Cardinal, il voulut régner seul, et il régna glorieusement.

Colbert nouveau Mécène seconda l’amour que l’Auguste de la France portoit aux beaux arts. Aussi jaloux de la gloire de son maitre que de la félicité du peuple, ce sage Ministre n’ignoroit pas combien il est important à l’éclat d’un empire et au bonheur de ses sujets, de caresser les arts, de protéger les lettres, d’encourager les sciences, de soutenir le commerce, d’aiguilloner l’industrie, et d’honorer l’agriculture. Homme en place et honnête homme, il ne détournoit jamais à son profit les sources de la recompense, il en étoit le canal pur et précieux. En servant la magnificence et la générosité de son maitre, il s’illustroit et s’immortalisoit à l’ombre de sa gloire. Ses contemporains témoins irrécusables de sa sagesse et de sa probité lui donnèrent le titre de Grand, titre que la postérité lui a conservé, en le nommant le grand Colbert.

Ce Ministre ne présentoit à Louis quatorze que des projets digues de sa grandeur, propres à augmenter sa gloire, et à immortaliser son nom.

Afin d’accélérer les progrès de la peinture, de la sculpture et de l’architecture, il fit agréer au Roi l’etablissement d’une Académie à Rome ; on y fit construire un palais propre à loger un Directeur-Professeur, et les élèves qui remportoient à Paris les premiers prix dans ces trois arts. Ils y étoient nourris, entretenus et servis aux dépens de Louis quatorze. Cette ville fameuse, et embellie par la multitude des chefs-d’oeuvre qu’elle renferme offroit aux jeunes artistes des modèles parfaits dans tous les genres, bien propres à exciter leur émulation, à perfectionner leur goût à enflammer leur imagination et à exercer utilement leurs pinceaux, leurs ciseaux, leurs règles et leurs compas.

Le grand Colbert, après avoir établi en France l’Académie d’Architecture, s’appliqua encore à encourager les sciences. Rien n’est indifférent au génie. Il proposa au Roi l’établissement d’une Académie des Sciences, et sa proposition fut agréée. Il obtint encore celle d’attirer en France deux grands hommes capables d’étendre le cercle alors étroit des sciences, Dominique Cassini et Huygens. Ils se fixèrent à Paris et y obtinrent des pensions considérables, c’est encore aux soins de ce sage Ministre, et à son goût pour les arts, les lettres et les sciences que l’on doit l’observatoire, et celle belle Méridienne prolongée jusqu’à l’extremité du Roussillon. Si l’on ajoute à tant de grandes choses l’augmentation considérable de la Bibliothèque Royale, le voyage de Tournefort au Levant, pour enrichir le jardin des plantes prèsqu’abandonné, et aujoud’hui le plus riche de l’univers, enfin le rétablissement de l’Ecole de Droit fermée alors depuis un siècle, on ne pourra se dispenser de regarder Colbert avec cette admiration qu’inspirent la vertu, les talens et le génie ; il fit tout pour la gloire du Roi, le bonheur du peuple, et l’illustration des sciences et des arts. Cet homme rare et d’un mérite extraordinaire eût des envieux, mais n’eût point de rivaux. Son zèle, sa probité, l’amour de sa patrie et une moralité pure furent de puissants remparts que ses vertus lui élevèrent ; les menées, les cabales, les intrigues de cour, la calomnie, la jalousie et toutes les passions qui dégradent les hommes, ne firent contre lui que des attaques infructueuses : fort de sa conscience, il méprisa tous ces petits orages, et les brouillards que l’envie élevoit pour l’éclipser, étoient bientôt, dissipés par les rayons actifs, et bienfaisans du Monarque qu’il servoit avec fidélité. Ses ennemis augmentèrent sa gloire, et le rendirent aussi cher à son Roi qu’a la nation dont il fut constamment l’idole. L’éclat de son nom se répandit et se propagea dans toutes les cours de l’Europe, et la renommée s’empressa d’y proclamer ses vertus(1).

Avant de terminer ma lettre je dois vous fixer l’époque où l’on vit pour la première fois des femmes danser sur le théâtre. Cette association, ce mélange intéressant qui prête à l’art une heureuse variété est entièrement dû au goût de Louis quatorze, il conçut cette idée neuve et la fit exécuter avec succès.

Le 21. Janvier de l’année 1681 on donna à St. Germain eu laye sur le théâtre du Château, le triomphe de l’Amour, opéra-ballet de Quinault, musique de Lully. Ce fut dans ce spectacle magnifique que l’on vit paraître pour la première fois le beau sèxe dans les ballets. M. le Dauphin, et Me la Dauphine, les Princes et les Princesses du sang, les Ducs et les Duchesses, enfin ce qu’il y avoit de Grands à la cour, figura dans ce spectacle. On avoit réuni à cette haute noblesse les danseurs-pensionnaires de sa Majesté, et tous ceux de l’Académie Royale de Musique. Ce prodigieux assemblage produisit les plus beaux effets ; la richesse et l’élégance des vêtemens l’éclat des diamans, et des pierres précieuses, tout offrit dans ses détails et dans son ensemble, le plus brillant spectacle du monde. Louis quatorze n’y dansa point, et fut spectateur de cette intéressante nouveauté. Ce Prince Agé de treize ans avoit commencé à déployer ses graces et ses talens pour la danse en 1651. dans le ballet de Cassendre de la composition du Cardinal Mazarin. Cet exercice fut un de ceux dans le quel il excella ; il s’y livra par goût, et dansa pour la dernière fois dans le ballet de Flore le 13. Février 1669.

On attribue l’abandon qu’il fit de cet art à l’impression qu’il éprouva lorsquil entendit, ces vers de Racine à la representation de Britannicus.

« Pour toute ambition, pour vertu singulière
Il excelle à conduire un char dans la carrière ;
A disputer des prix indignes de ses mains,
A se donner lui-même en spectacle aux Romains,
A venir prodiguer sa voix sur un théatre, etc. »

Ne seroit-il pas plus simple et plus juste de croire que Louis quatorze délivré de Mazarin, prit les Rênes de son Royaume, qu’il devint l’âme de son conseil, qu’il voulut règner seul, et se livrer entièrement aux affaires de l’état. Ce Prince ayant calculé le prix de ses momens s’apperçut sans doute que ceux qu’il sacrifioit à la danse et aux répétitions des ballets appartenoient à son peuple. Il est à croire qu’une considération aussi puissante le détermina à renoncer à cet art sans cesser de l’aimer. Louis quatorze n’avoit pas besoin des vers de Racine pour prendre une résolution sage, et qui convenoit parfaitement à un Monarque âgé alors de trente ans. On sait dailleurs qu’il aimoit la gloire et l’encens, mais qu’il ne pouvoit souffrir ni les leçons ni les remontrances.

Le triomphe de l’amour fit autant de bruit à Paris qu’il en avoit fait à la cour.

Le public voulut voir cet opéra. Lully et ses associés cédèrent à son voeu et lui en donnèrent une première représentation le 16 May de la même année, c’est à dire environ quatre mois après la représentation qui en avoit eu lieu au Château de St. Germain. Un auteur de ce temps assure, qu’à l’imitation de la cour, on vit pour la première fois des premières danseuses et des figurantes dans les ballets de l’opera. Cet auteur a mal vù. Les femmes qu’il a cru appercevoir n’étoient que de jeunes danseurs habillés en femmes, car la danse alors n’étoit cultivée qu’à la cour, et le Roi s’étant déclaré on faveur de cet art, qu il exercoit avec succès, il étoit de la politique des personnes de sa cour de l’imiter dans ses goûts.

Un fait bien simple et qui détruit l’illusion de l’auteur, c’est qu’il faut deux et trois années d’étude pour dresser une bonne figurante, et six ou sept années d’un exercice semblable pour former une première danseuse, née dailleurs avec des dispositions : on ne peut donc en quatre mois faire ce qui exige un nombre d’années considérable. La danse n’a jamais fait de semblables prodiges ; et celle de ces tems là étoit bien moins savante et moins miraculeuse que celle d’aujourd’hui.

Je termine ma lettre par une observation, et je dis qu’au milieu de tant de gout et de magnificence, à une époque où les sciences, les arts et les lettres avoient acquis tant de splendeur, dans un moment où les Le Brun, les Mignardet leurs successeurs acquirent par une foule de chefs-d’oeuvre des titres à la gloire, où cet art et celui de la sculpture rivalisoient. en talons et en génie avec ce que les artistes Grecs et Romains créèrent de plus parfait, dans un instant où les Corneille, les Racine et les Molière avoient surpassé les poëtes de l’antiquité ; ne sera-t-on pas étonné de voir dans les fêtes, et les spectacles pompeux de la cour, le costume le plus ridicule et le plus barbare, les allégories les plus triviales ? mais ce qui surprendra davantage c’est d’avoir vû subsister toutes ces monstruosités pendant près de quatre vingts ans.

La vüe est celui de nos sens qui se familiarise le plus facilement avec les choses qui lui ont parues les plus extraordinaires. L’oeil finit par trouver supportable ce qui l’avoit offensé et par succession de tems, il admire ce qui l’avoit choqué, et en fait son idole. Ne pourroit-on pas dire que les préjugés et la routine de l’habitude sont aussi difficiles à déraciner que ceux de l’enfance, et que les hommes ainsi que les enfans se plaisent constamment à en être le jouet.

Je ne m’étendrai pas aujourd’hui sur le costume, cette partie si intéressante pour le charme de la scène ; l’illusion quelle doit produire mérite bien une lettre toute entière.

 

Je suis, etc.