(1803) Lettres sur la danse, dernière édition augmentée en 4 vol. Avec les programmes de ballet. Tome II [graphies originales] « Lettre IX. » pp. 88-96
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(1803) Lettres sur la danse, dernière édition augmentée en 4 vol. Avec les programmes de ballet. Tome II [graphies originales] « Lettre IX. » pp. 88-96

Lettre IX.

L es acteurs de l’antiquité ne sont pas d’accord sur les effets merveilleux que produisoient les masques de leurs acteurs ; ils ne le sont pas davantage sur le costume théâtral, et les miracles de la déclamation ; Les contradictions qui régnent dans leurs opinions et l’obscurité dont leurs éloges sont enveloppés, ne sont point propres à nous persuader, et à nous imptimer ce sentiment d’admiration, que l’on accorde facilement à tout ce qui porte le caractère de la vérité. Tout est confondu, jusqu’aux mots propres à désigner les objets dont on parle. Ces auteurs ne se sont attachés qu’à peindre les effets, et ils ont gardé le plus profond silence sur les causes qui les produisent. Si les ouvrages de Denis d’Halicarnasse, de Rufus, et autres écrivains de l’antiquité n’avoient point été ensevelis sous les ruines de Rome, nous serions mieux instruits, et nous pourrions parcourir les routes tortueuses d’un dédale tracé depuis, par des mains inéxpérimentées, sans courrir les risques de nous égarer.

Le traité de Lucien en forme de dialogue entre Solon et le Scythe Anacharsis, me ramène aux masques. Solon qui venoit de l’entretenir de l’utilité des tragédies lui répond ainsi : « j’ai vû jouer des tragédies aux fêtes des Bacchanales ; les tragédiens sont montés sur des éspèces d’échasses ; ils portent des masques énormes dont l’ouverture de la bouche est considérable ; il en sort avec fracas des mots graves et sentencieux. Dans la comédie, les acteurs chaussés eu sandales de bois, et vêtus à l’ordinaire ne crioient pas si haut, mais leurs masques étoient encore plus ridicules que ceux des premiers. »

Il y avoit des masques à deux profils ; ils servoient à la comédie ; ces masques exprimoient deux sentimens opposés, ou deux passions différentes : un des côtés par exemple traçoit la colère d’un père en courroux, l’autre côté offroit tous les traits de la tendresse paternelle, etc. L’acteur affublé de ces deux visages, ne devoit jamais montrer la face entière au public, et a l’éxemple d’un soldat bien exercé, il falloit qu’il fit souvent le quart à droite, et le quart à gauche ; tout cela, Monsieur, est ridiculement plaisant, et n’inspire rien en faveur des masques, et de ceux qui les portoient.

Julien Pollux, qui écrivit sous l’Empereur Adrien, dit affirmativement que l’on fit sculpter à Athènes des masques parfaitement ressemblans au citoyen que l’on vouloit jouer sur la scène : il ajoute que Socrate eût le désagrément de s’y voir tourner en ridicule. L’acteur qui le représentoit prit son nom, et à l’aide de son masque, sa ressemblance ; ce fut dans la comédie des nuées, écrite par Aristophane, que l’homme le plus instruit et le plus sage de la Grèce se vit impunément jouer sur le théatre.

Suétone nous apprend que Néron eût la bassesse de s’associer aux mimes, et de jouer plusieurs rôles sur les théatres publics ; lorsque cet Empereur représentoit, un décurion, où un héros, il avoit soin de faire sculpter un masque qui lui ressembloit parfaitement, et lorsqu’il représentoit quelque déesse, ou quelqu’héroïne, il faisoit faire alors un masque ressemblant à la femme qui en ce moment captivoit son coeur.

Juvenal apostrophant Néron a dit, « qu’il falloit mettre aux pieds de sa statue des masques, des thyrses, et la robe d’Antigone, comme trophées de ses exploits » ce qui prouve que cet empereur a joué le role de la fille d’Oedipe.

Comme ces masques en général grossissoient prodigieusement la tête, que le buste, et le reste du corps ne se trouvoit plus en proportion avec elle ; on y suppléoit en matellassant tout le vêtement, en se faisant un ventre et des molets ; et pour grandir ce gros personnage, on avoit recours à des échasses, ou a un cothurne fort élevé, dont les seméles étaient d’un bois très-épais.

Que penser, Monsieur, de cet accoutrement barbare ? étoit-il possible que l’acteur ainsi emmailloté pût avoir de la liberté, de l’élégance et de la grace ; combien ne dévoit-il pas être gêné, dans sa marche, dans son maintien et dans son action ? si l’imitation fidèlle de la belle nature constitue le sublime des arts, si cette imitation vraie peut seule élever l’acteur à la perfection ; combien ne devons-nous pas douter du mérite des acteurs de l’Antiquité. Cependant toutes ces farces monstrueuses étoient applaudies avec transport par des hommes d’un rare mérite, et en présence des pères de la sculpture et de la peinture ; arts portés à la perfection sous le gouvernement de Périclès et sous le règne d’Auguste. Je vous avoüe franchemeut que les spectacles des anciens n’offrent à ma raison qu’une anamorphose ambiguë, et que je n’y comprends rien.

Je vous ai dit plus haut que l’on avoit renversé le sens des mots et leurs justes significations. Marcher, déclamer, gesticuler, étoit danser ; en voici quelques exemples.

Ovide, en répondant à un ami qui lui annonce le succès de sa Médée, s’éxprime ainsi : « Lorsque vous m’écrivez que le théâtre est plein, qu’on y danse ma pièce, et qu’on applaudit à mes vers etc. »

Voilà donc le mot danser mis à la place de déclamer.

Aulugelle en parlant du passé, dit « que l’acteur qui prononçoit, faisoit aussi les gestes, et que ceux qui chantoient de son tems sans se remuer, dansoient autrefois en chantant. »

Voila encore le mot chant à la place de déclamer et celui de danse substitué à celui de geste.

Juvenal en parlant d’un écuyer tranchant fort éxpert, dit « qu’il découpoit les viandes en dansant. » On peut découper les viandes en gesticulant, et en mettant de la dextérité et de la bonne grace ; mais en dansant cela me paroit absurde ; cet auteur ajoute qu’il y a du mérite à découper un lièvre ou une poularde, avec un geste varié et adapté à chaque opération ; il y avoit à Rome, dit-il, des écoles particulières pour cette espèce de saltation.

On voit encore ici le mot danse, et saltation mis à la place du mot geste ; les écoles de saltation n’enseignoient donc que les gestes d’imitation ou de convention, et les auteurs anciens employoient indifféremment le mot de saltation, tantôt pour le geste, tantôt pour la danse.

Dans le 79. livre de Dion, on trouve un passage tout aussi éxtraordinaire que tous ceux dont les auteurs anciens nous ont bercé ; il dit qu’héliogabale dansoit en voyant représenter des pièces dramatiques de la place où l’Empereur se mettoit ; mais encore qu’il dansoit en marchant, et lorsqu’il donnoit audience ; qu’il dansoit lorsqu’il parloit à ses soldats, et qu’il dansoit encore lorsqu’il faisoit des sacrifices ; Certes, cet Empereur aimoit passionnément la danse ! mais il est aisé de croire qu’il aimoit à gésticulier avec grace, qu’il marchoit gravement, et en suivant la mesure de la musique qui le précedoit ; on a encore confondu dans ce passage la marche mesurée et le geste avec la danse.

Dans l’anthologie Grecque, on blâme un acteur qui avoit dansé le rôle de Niobé, de ne s’être pas plus remué que le rocher dans le quel il avoit été métamorphosé ; cela veut dire que cet acteur ne dansoit point ; mais qu’il n’avoit mis dans son rôle aucune action, aucun intérêt, et que sa déclamation étoit froide et monotone.

Suétone, en nous parlant de Caligula, dit qu’il aimoit la saltation avec fureur. Ce Prince ayant mandé au palais les grands de sa cour, et les personnes les plus distinguées de l’état, parut en dansant dans sa salle d’audience, vêtu a la grecque, en robe longue, et au son des instrumens ; il fit devant cette assemblée tous les gestes d’un monologue, et se retira sans avoir proféré une seule parole. Cet Empereur avoit sans doute étudié les gestes d’institution ou de convention, et il avoit fréquenté les écoles de saltation ; il ne dansa pas au milieu des personnes qui assistoient à son audience ; mais il leur parla sans langage articulé, et s’exprima avec des gestes qui étoient parfaitement connus. Ce langage muet étoit universellement entendu à Rome.

Apulée fait la déscription d’une représentation du jugemcut de Paris, éxecutée par des pantomimes, qui jouoient sans parler ; lorsque cet auteur parle des mimes, il emploie le mot incedere, qui signifie marcher. Dans un autre endroit, pour dire que vénus ne déclamoit que des yeux, il dit que cette déesse ne dansoit que des yeux.

Quintillien, après avoir parlé de l’estime et de 1’amitié que Cicéron avoit pour Roscius, dont il admirait le geste et la diction, appelle ce célèbre comédien, un danseur.

Enfin Velleïus Paterculus dit, qu’un nommé Plancus, officier attaché au parti de Marc-Antoine, avoit contrefait Glaucus, célèbre pêcheur, que les anciens croyoient avoir été métamorphosé en Triton. Ce Plancus, dit l’historien, s’étoit déguisé en Dieu marin, et en marchant sur ses genoux avoit dansé l’avanture de Glaucus. Danser sur ses genoux est une chose miraculeuse, et marcher sur les genoux est une chose désagréable et tout aussi fatigante pour l’acteur que pour le public.

Il faut convenir que les auteurs anciens n’ont jamais parlé des jambes de leurs pantomimes, ni de leurs élans, ni du brillant de leurs pieds ; ce qui prouve que la danse proprement dite n’éxstoit ni à Athènes, ni à Rome.

En voilà plus qu’il ne faut sur l’abus des mots, je quitte cette tour de Babel, pour vous entretenir un instant de la saltation, ou de l’art du geste.

Batyle et Pylade passoient pour les inventeurs de la pantomime ; mais c’est une erreur ; cet art étoit connu chez les Grecs ; Ampuse et Prothée l’avoient porté à sa perfection ; il est donc plus vrai de dire que Batyle et Pylade firent revivre cet art, et qu’ils l’introduisirent chez les Romains. Je veux croire qu’ils avoient du talent, qu’ils gesticuloient convenablement, mais qu’ils ignoroient absolument la danse. Ils commencèrent par réprésenter des pièces parfaitement connues, et que le public savoit presque par coeur. Rome, à cette époque avoit perdu ses grands acteurs, et n’avoit plus de spectacle ; cette disette ne contribua pas peu au succès des mimes ; la nouveauté est toujours comme lorsqu’elle se montre avec quelques attraits ; mais je ne puis croire à la perfection de ces acteurs pantomimes et je vais vous le démontrer par des raisons suffisantes.

En parlant des mimes, St. Cyprien s’exprime ainsi : « Le pantomime est un monstre, qui n’est ni homme ni femme, dont toutes les manières sont plus lascives que celles d’aucune Courtisanne, et dont l’art consiste à prononcer avec des gestes : cependant, continue-t-il, toute la ville se met en mouvement pour lui voir réprésenter les iniquité, et les infamies de l’antiquité fabuleuse. »

En écrivant à Donat sur les horreurs de l’amphithéatre, il dit en parlant des pantomimes « qu’on dégrade les mâles de leur sexe, pour les rendre plus propre à faire un métier déshonnête ; et que le maître qui a su faire ressembler davantage un homme à une femme, est celui qui passe pour avoir fait le meilleur disciple ; sa réussite fait sa fortune. »

D’après cette assertion, il est à présumer que les hommes, qui éxercoient la profession du théatre, étoient esclaves. Les Romains, pour conserver à leurs esclaves, cette souplesse que l’âge fait disparoitre, les transformoient eu eunuques ; cette amputation barbare s exerçoit particulièrement sur ceux que l’on destinoit a l’art de la scène. La même cruauté existe encore en Italie d’une manière moins complette, mais tout aussi inhumaine et sur des enfans libres ; un intérêt sordide et un fanatisme révoltant, engagent les parents a sacrifier leurs enfans, et à annuller leur sexe, pour en faire des chanteurs à voix claire, et éfféminée. Voici, Monsieur, sur quoi se fonde mon incrédulité sur la perfection de cette espèce d’être. J’ai vû les plus grands chanteurs de l’Italie, et je puis les juger. Ces êtres chantants sont en général des machines quant au jeu et à l’action ; ils n’ont aucun mouvement, aucun geste expressif ; leur marche est gauche, leur maintien est délabré, la mal-adresse règne dans toutes les situations, ils sont froids, et sans énergie, et en général foibles, mous et mal-faits : ou ils sont maigres à 1’éxcès, ou ils sont d’une grosseur épouvantable. Ils chantent bien, et voila tout.

D’après ce portrait fait d’après nature, comment se persuader que les pantomimes dansàssent ; nulle proféssion ne demande plus de force, de vigueur et d’adresse ? comment pouvoir croire encore que ces eunuques pantomimes, ayent porté a un si haut dégré de perfection l’art du geste, qui éxige de l’àme, de la noblesse et de l’énergie ? en voilà bien assez sur des êtres dont la nullité est reconnue et aux quels il manque tout ce qu’il faut avoir pour être de bons acteurs.

 

Je suis, etc.