(1803) Lettres sur la danse, dernière édition augmentée en 4 vol. Avec les programmes de ballet. Tome II [graphies originales] « Lettre XIX. » pp. 201-212
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(1803) Lettres sur la danse, dernière édition augmentée en 4 vol. Avec les programmes de ballet. Tome II [graphies originales] « Lettre XIX. » pp. 201-212

Lettre XIX.

L orsque j’ai pris la liberie, Monsieur, de vous adresser M. le Comte de F**, il étoit à peu près raisonnable ; vous me le renvoyez fou ; l’ivresse de l’admiration que vous lui avez inspirée, a, pour ainsi dire, métamorphosé son existence ; son esprit va d’exaltation en exaltation. Il ne voit, il ne parle que du grand homme, et il en parle avec le délire de l’enthousiasme : il me dit qu’il me doit sa félicité ; qu’il n’oubliera jamais que c’est moi qui lui ai procuré le bonheur de voir et d’entendre le génie de la France. Il se vante modestement de vous avoir présenté des vers de sa façon, et il avoue que vous avez eu l’indulgence de les lire et d’excuser sa hardiesse. Il m’entretient de vos bontés et m’assure que vous avez été content de ma première lettre sur Garrick et que vous attendez la seconde pour me répondre.

Je vais remplir vos intentions et vous parler encore une fois de ce grand comédien.

Daignez vous ressouvenir, Monsieur, que vous m’avez promis votre indulgence, et que j’en ai le plus extrême besoin. Ce n’est point avec une plume foible que l’on ose écrire à l’homme qui dispose, a son gré, de celle du goût et du génie.

Garrick était propriétaire et directeur du théatre royal de Daury-Lane. En se donnant un associé riche qui n’étoit chargé que de la partie économique de ce grand spectacle national, il s’étoit réservé celle des talens. Sa troupe de comédiens étoit considérable. Il avoit en outre des chanteurs et des chanteuses, des choeurs, un orchestre nombreux et un corps de ballet assez médiocre. Indépendament de ce grand assemblage, il avoit des peintres dirigés par le célèbre Lauterbourg, un modeleur, un machiniste ingénieux qui avoit l’inspection de l’attelier des menuisiers et des serruriers. Le magasin de la garde-robe et des habits de costume étoit d’autant plus grand, que tous les acteurs et actrices étoient vêtus de pied-en-cap, et n’avoient par conséquent aucune dépense a faire. Leurs appointemens varioient à raison du plus ou moins de talens. Les premiers sujets en avoient de considérables. Deux mois et demi de la saison qui en dure à peu près huit, étoient consacrés en grande partie au bénéfice des acteurs, c’est-à-dire, à des représentations à leur profit. Celles des acteurs estimés leur valoient jusqu’à cinq cens guinées. Garrick jouoit dans quelques-uns de ces bénéfices soit par danse d’engagement, soit par faveur. Ce bienfait s’étendoit encore sur la classe la plus obscure de ce théatre, c’est-à-dire, que les ouvriers et les gagistes avoient des représentations qui étoient toujours excellentes. Garrick en avoit une dont il seroit d autant plus difficile d’évaleur le montant, que les uns payoient leurs billets dix, et quinze guinées, et qu’une loge lui en valoit vingt-cinq, et quelquefois trente. Au reste Garrick étoit le thermomètre des recettes ; lorsqu’il jouoit, toutes les loges et toutes les places étoient retenues ; à cinq heures la salle étoit pleine, et les bureaux de distribution étoient férmés.

Je n’ai plus qu’un mot à dire sur les bénéfices. Les auteurs qui se distinguoient par un succès soutenu, avoient une représentation à leur profit, indépendante des honoraires qui leur étoient attribués, et le produit qui en resultoit valoit infiniment mieux que tout ce qu’on accorde chez nous au goût et à l’imagination.

Il est d’usage de donner vers les trois derniers mois de la saison, une grande pantomime ornée d’une infinité de machines de transformation, et de changement de lieu, Arlequin est le héros de ces farces communément plates et dégoûtantes. Cependant les auteurs de ces rapsodies sont bien payés ; le machiniste en fait l’ornement principal. J’avouerai que j’y ai vu des machines ingénieuses. Je vais vous parler de celle dont les effets m’ont parus d’autant plus frappans, qu’il m’a été impossible d’en deviner les causes. Je ne m’aviserois pas, certes, d’entretenir M. de Voltaire de ces jeux d’enfans, et de lui montrer les marionnettes, si je ne savois qu’après avoir éclairé le monde littéraire du feu de son génie, et avoir passé seize heures de la journée à embellir les arts, à donner de grands modèles dans tous les genres, et s’être élevé par la puissance de son imagination jusques dans les plus hautes régions des connoissances humaines, il se plaisoit à descendre sur la terre, à danser les soirs des branles aux chansons, à rire de mauvais contes bleus, et à les trouver couleur de rose. Je sais que le philosophe de Ferney a le bon esprit de se débarrasser un instant de son génie. Homère ne sommeilloit-il pas au milieu de ses héros ?

Pour éviter des détails trop minutieux, je me bornerai à vous dire qu’il regnoit au milieu d’un jardin un vaste bassin de marbre blanc, au centre du quel s’elevoit un socle de marbre.

Arlequin s’élance sur ce socle, s’y pose en attitude ; son accoutrement disparoit ; je ne vis plus qu’un Triton de marbre blanc, ayant à sa bouche une trompe marine, longue environ de deux pieds, et dont le sommet, ou l’entonnoir pouvoit avoir dix pouces de diamètre. De cet entonnoir s’élevoit à la hauteur de douze pieds un jet d’eau, et du pourtour de cet entonnoir sortoient huit autres jets, qui en tombant dans les eaux brillantes du bassin formoient une espèce de cloche. Si tout ceci lut resté immobile, rien ne m’auroit étonné, mais ces jets avoient un mouvement rapide, et continu. Ils étoient composés de gaze argentée, et l’eau étoit imitée de manière à faire illusion. C’est vainement que j’offris vingt cinq guinées pour me procurer cette machine ingénieuse.

Je reviens à Garrick. La haute considération dont il jouissoit, l’amitié du public poussée jusqu’au délire, de grands talons et une immense fortune, engageoient naturellement tous les acteurs dont il étoit le maître, et le modèle, à avoir pour lui l’estime et la vénération qu’il méritoit. Il assistoit régulièrement à toutes les répétitions des pièces, qui demandoient les soins particuliers. Alors il prenoit le livre des mains du souffleur ; il corigeoit les acteurs en leur disant : écoutez moi, mais ne m’imitez pas ; voilà la situation que vous avez à peindre ; et en vous en pénétrant, Notre âme vous fournira toutes les nuances qui conviennent aux sentimens que vous voulez exprimer. Avec de la douceur, de la patience, et de grands exemples il étoit parvenu à faire dans tous les genres de très-bons acteurs.

Il avoit établi une ligne de démarcation entre les talens et il l’avoit, envisagée comme un stimulant à leurs progrès. Il y avoit trois foyers, un pour les premiers acteurs ; il étoit orné des bustes de tous les grands hommes de l’Angleterre : un autre étoit destiné aux seconds talens ; le troisième étoit réservé aux acteurs en sous-ordre. Personne ne rompoit cette ligne ; l’application, le zèle, et les succès pouvoient seuls la franchir, Si la mort n’eût, pas enlevé Roubillard, sculpteur français, et homme de mérite, il lui auroit fait, exécuter votre buste, ceux de Corneille et de Racine. Pour la comédie, ceux de Molière, de Regnard et de Destouches ; son dessein étoit de les placer dans le premier foyer. Sur les représentations que lui fit un grand personnage, il répondit : les grands hommes ont l’univers pour patrie. Il ne voyait les acteurs qu’au théatre, et ne les recevoit chez lui que lorsqu ils avoient des affaires particulières à lui communiquer. Il avoit dailleurs pour eux tous les égards que méritent les talens ; mais il ne se permettoit aucune familiarité. Il avoit du goût, de l’esprit et des connoissances ; il aimoit les arts, et fréquentoit souvent ceux qui en faisoient l’ornement. Sa bibliothèque étoit immense, et du meilleur choix. Les chefs d’oeuvre enfantés par le génie Français y brilloient à côté de ceux des savans de l’Angleterre. C’est dans cette vaste pièce que Garrick recevoit tous les jours’, depuis midi, jusqu’à deux heures, les nombreuses visites, qu’on se plaisoit à lui faire, il avoit souvent vingt voitures à sa porte. Cette société étoit composée des hommes les plus instruits de la cour, des savans, des gens de lettres et des artistes. La conversation étoit vive, animée, et d’autant plus intéressante, que l’esprit, le goût et le génie en faisoient les frais. Garrick n’étoit point étranger aux matières qui en formoient l’objet ; il y déployoit une érudition rare, qu’il accompaguuit de réflexions profondes. Si la conversation s’élablissoit ensuite sur les anecdotes du jour sur les ridicules du moment, et sur ces scènes scandaleuses qui se renouvellent chaque jour dans une ville riche et immense, Garrick avoit lu parole, et. obtenoit les suffrages. Renonçant à son sérieux il devenoit léger, plaisant, enjoué ; conteur aimable, critique fin et adroit, il mordoit en riant, il égratiguoit en faisant patte de velours ; mais il ne se permettoit pas d’emporter la pièce. C’étoit sur de semblables sujets qu’il remportoit le prix. Presque personne ne discutoit, et ne racontoit avec autant de facilité, et d’esprit ; il joignoit à l’art de raconter celui de peindre les personnages, et deles ? imiter parfaitement.

Après vous avoir entretenu, Monsieur, des talens de Garrick, de ses connoissances et de son esprit, je voudrois bien vous dire quelque chose de son caractère. Il avoit l’âme bonne et bienfaisante, il était alternativement gai et enjoué comme un Français, sérieux et sombre comme un Anglais. Ces deux manières d’étre étoient momentanées au point qu’après avoir été on ne peut pas plus aimable, plus enjoué, et plus spirituel il se taisoit, devenoit morne et pensif, avoit l’air de s’occuper des choses les plus graves et les plus tristes ; puis tout à coup il sortoit de cette situation, faisoit l’éloge, ou la critique de ce qu’on avoit dit pendant le sommeil de sa gaîté, et devenoit plus intéressant que jamais. Les grandes occupations de son état, ses études, les plans d’embellissement qu’il formoit pour sa campagne, ses projets de construction pour une maison de ville, et pour la reconstruction de son théâtre ; l’attente enfin du retour de quelques vaisseaux sur les quels il avoit un intérêt majeur ; tout cela, dis-je, pouvoit bien de concert avec les brouillards de la Tamise, et le caractère national, exciter ces disparates du moment. Dailleurs l’imagination brillante de Garrick étoit sans cesse en activité, elle étoit remplie de tant d’objets divers, qu’il trouvoit toujours le tems trop court.

Au milieu de tant d’occupations, son âme paroissoit calme et tranquille ; mais elle ne l’étoit, si j’ose le dire, qu’à la superficie ; semblable à ces eaux brillantes et limpides qui dans les beaux jours d’été, paroissent fixes et immobiles, mais qui frissonnent lorsqu’une feuille légère tombe sur leur surface, et qui s’agitent au moindre soufle du zéphir ; telle étoit, l’âme de Garrick. Les grandes passions étoient à ses ordres, les feux, qui les alimentoient, étoient couverts sous la cendre ; mais il les allumoit, les faisoit éclater à sa volonté ; et son génie théâtral en formoit les volcans.

Je vous ai dit, Monsieur, qu’il jouissoit de la plus grande considération, et c’est une vérité. Il alloit à la cour, et leurs Majestés se faisoient un plaisir de le distinguer, et de lui dire les choses les plus flatteuses. Ce qu’il y a de singulier et de rare, c’est qu’aucun courtisan n’étoit jaloux de l’acceuil dont le roi, et les princes l’honoroient ; bien au contraire, ils l’entouroient avec l’empressement de l’amitié, le complimentoient, et partageoient sincèrement sa satisfaction.

Garrick eût été nommé plusieurs fois membre du parlement d’Angleterre, s’il l’eût voulu ; à chaque élection des amis puissants vouloient le mettre sur les rangs ; il les remercioit ; heureux, leur disoit-il, d’avoir votre amitié, votre estime, et de jouir des bontés du public ; qu’ai-je à désirer de plus précieux, de plus flatteur ? je ne veux aucun emploi, aucune charge ; je desire seulement être toujours Garrick, et j’aime a croire que je jouerai bien mieux mes rôles a Drury-Lane qu’à Westminster.

Il vivoit à Londres sans faste, et ne donnoit à manger que le Dimanche. Sa table n’étoit pas servie avec superfluité, et les convives n’étoient pas nombreux. A l’époque dont je vous parle, la majeure partie de la noblesse ne tenoit pas maison, mangeoit à la taverne, et laissoit leurs familles à la campagne. Ceux qui étoient employés dans le ministère, où qui avoient des places à la cour, qui exigeoient leur présence, avoient leur maison montée.

Les Anglais déploient, dans leurs terres, la plus grande magnificence, et y restent le plus long-tems qu’ils peuvent, parce qu’ils aiment la campagne les chevaux et la chasse. Je connois plusieurs seigneurs qui ont à leurs gages tous les habitans du village, excepté quelques marchands. A deux heures on sonne une cloche ; le tailleur, le sellier, le chirurgien, l’apothicaire, le barbier, le charpentier, le serrurier, le carossier, etc. etc. ferment leurs boutiques ; ils arrivent au château, ou on leur sert un très bon diner ; à trois heures, chacun revient chez soi reprendre ses travaux. A huit heures ils retournent au château, et y soupent.

Garrick, qui vivoit à Londres avec économie, tenoit un grand état de maison à sa campagne, avoit un nombreux domestique beaucoup de chevaux, et de chiens de chasse, et recevait chez lui une grande société. Les jours de fêtes, et dimanches, il parcouroit les après-diner, les villages voisins ; regardoit jouer les paysans se mêloit souvent à leurs jeux, prenoit leur allure, et leur langage ; il appelloit cela s’instruire en s’amusant. Comme il représentait alternalivement tous les caractères, il était naturel de le voir chercher des originaux, et des modèles dans toutes les classes, dans toutes les conditions. A l’exemple des peintres célèbres il vouloit imiter la nature, et pour y réussir, il la cherehoit sans cesse, et savoit en faire un heureux choix : c’est sans doute à cette étude constante et suivie qu’il a du la supériorité de ses talens.

Il avoit à cinq ou six mille de Londres, une belle maison de campagne, et un superbe jardin, dans le quel il avoit fait éléver un temple à Shakespear. La statue pédestre du Corneille de l’Angleterre y était placée. Son salon était vaste ; il était orné de douze panneaux peints par l’ingénieux Pillement ; quatre des quels représentoient les saisons, quatre autres les élemens, et les derniers offroient les quatre parties du jour. Garrick avoit, en face de son jardin, une prairie immense, qui était séparée par un grand chemin, je lui conseillai de faire construire un pont d’une seule arche, qui auroit des deux côtés une pente douce et facile, et qui lui offriroit un spectacle perpétuellement varié. Il approuva mon idée, et ne fit point de démarches infructueuses pour obtenir une permission ; elle lui fut accordée, et par ce moyen il étendit ses jouissances et fût profiter de l’ouverture de cette arche pour placer différents points de vüe par les plantations qu’il se proposoit de faire dans sa prairie.

Je lui demandai un jour s’il étoit vrai qu’il eût retouché les tragédies de Schakespear ; il me répondit : je ne suis ni assez imbécille, ni assez téméraire pour oser porter une main profane sur les chefs-d’oeuvre du génie, et de l’imagination. Je les regarde avec cet enthousiasme et cette admiration que les artistes ont pour l’Appollon de Belveder, j’avouerai, ajouta-t-il, que le tems ayant imprimé quelques taches légères sur le plus beau monument de l’esprit humain, je me suis empressé de les faire disparaître, et d’enlever d’une main tremblante et respectueuse le peu de poussière qui altéroit la sublimité des plus beaux traits. Mais je me serois bien gardé de corriger des productions, qui par leurs beautés, placent cet auteur célèbre au dessus de l’homme, et l’élevent dans les régions célestes de l’immortalité.

Je lui dis que j’approuvois son respect, et son enthousiasme, que les chefs-d’oeuvre du génie, et de l’imagination étoient à l’esprit, ce que la plus belle fleur, la rose, étoit à l’oeil et à l’odorat, et qu’on ne pouvoit la toucher sans se piquer, ou la flétrir.

Je vous ai obéi, Monsieur, j’ai parcouru une route séche, et aride ; j’aurois bien voulu la semer de quelques fleurs, mais tout le monde n’a pas comme vous le don précieux de les laisser tomber de sa plume sur tout ce qu’elle écrit.

J’ose espérer, que l’homme, (ou le génie) qui a autant de réputations différentes que la renommée a de voix diverses, voudra bien se rappeller le jeune étourdi, qui le faisoit quelquefois rire à Berlin, avec ses méchans contes ; j’espére encore qu’il recevra avec sa bonté ordinaire, mon insipide griffonnage. Si vous appercevez chez moi le petit bout de l’oreille, couvrez la de la main gauche, car je crains la droite.

Adieu, Monsieur, recevez les assurances de mon admiration ; je ne fais pas de voeux pour votre gloire, vous n’en n’avez pas besoin, mais j’en ferai toujours de bien ardens pour votre conservation, et votre santé, vivez autant que vos ouvrages, et soyez immortel comme eux.

 

Je suis, etc.