(1804) Lettres sur la danse, dernière édition augmentée en 4 vol. Avec les programmes de ballet. Tome IV [graphies originales] « [Lettres sur la musique] — Réponse à la question proposée. — Lettre première. » pp. 8-13
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(1804) Lettres sur la danse, dernière édition augmentée en 4 vol. Avec les programmes de ballet. Tome IV [graphies originales] « [Lettres sur la musique] — Réponse à la question proposée. — Lettre première. » pp. 8-13

Lettre première.

J’ai réfléchi profondément, Monsieur, sur votre question : Est-ce en France ou en Italie que l’on aime le mieux la musique ? comme nous ne sommes pas d’accord sur les observations, je vais vous faire part des miennes. Cette question dailleurs est oiseuse ; elle ne peut accélérer les progrès de cet art.

Votre dissertation, Monsieur, me fait croire que vous n’adoptez point l’opinion générale, et elle n’est point fondée, si l’on admet les faits que vous avez receuillis. Maintenant je prendrai la liberté de vous demander si vous êtes bien sûr de tous les faits que vous citez ; car, avant de chercher à détromper les autres, il est bon d’examiner si l’on ne s’est point trompé soi-même. Sans doute, votre prévention en faveur de la France, ne peut avoir qu’un motif louable, l’amour de la patrie : sous ce rapport, on vous rendra la justice de dire, que vous pensez et que vous écrivez en bon français ; mais il est un amour devant le quel il faut que tous les autres fléchissent, celui de la vérité : Amicus Plato, sed magis amica veritas . Permettez donc que les pièces soient remises sur le bureau, et que nous procédions ensemble à un nouvel examen.

Vous dites que l’étude de la musique est devenue chez nous si générale, que des artisans même en font l’éducation de leurs filles. J’ignore, Monsieur, comment les filles d’artisans sont élevées dans votre quartier ; mais je puis vous assurer que dans le mien, qui passe pour le plus beau de Paris, je connois très-peu de filles et même de garçons qui sachent lire la musique, l’écrire et chanter, ou jouer d’un instrument quelconque. Je vous confiérai même à ce sujet, que dernièrement j’avois fait une chanson pour la fête d’un père de famille qui a cinq filles très-aimables, et dont l’éducation a été soignée ; eh bien ! je fus si malheureux qu’aucune d’elles ne voulût se charger de ma chanson, et si je n’eûsse pris le parti de chanter moi-même, ce jour eut été entièrement perdu pour ma gloire. Personne assurément ne s’avisera de citer comme une preuve de goût de notre nation pour le chant, ces insipides rapsodies dont les Troubadours modernes assourdissent tous les jours nos oreilles, et qui pourtant font les délices de la majeure partie du peuple : mais si vous aviez parcouru comme moi les principales villes d’Italie, vous auriez entendu à Vénise de simples gondoliers chanter en ramant les beaux vers du Tasse, de l’Orlande Furioso, de Métastase, avec plus de grace et de justesse que l’on ne chante à l’opéra de Paris ; vous eussiez été surpris de rencontrer le soir dans les rues des ouvriers de toutes les classes, formant entre eux des concerts plus mélodieux et plus touchans que le Sabbat musical dont retentissent nos Cafés des Boulevards et nos catacombres du Palais Royal. Alors vous auriez été convaincu, Monsieur, qu’en Italie, les personnes riches ne sont pas les seules qui cultivent la musique ; que le goût de cet art y est généralement plus pur, plus répandu, plus éclairé qu’à Paris ; et que les paroles n’y sont pas plus négligées qu’en France, ou le plus bel opéra ne se soutient que par la perfection du poëme, l’empire de la musique, des décorations et des ballets : quant aux paroles, on ne les entend point et la plupart de nos chanteurs et de nos chanteuses se sauvent par les cinq voyelles. Pauvres poëtes, comme on vous arrange !

En France, dites-vous, on grave tout ; tant pis, Monsieur ; n’auriez-vous pas pu ajouter qu’en France on imprime tout : c’est encore une folie ; la sottise reste aux marchands de musique. Plusieurs d’entre eux ne savent ni la lire ni l’apprécier ; tout le bénéfice reste aux compositeurs : ils ont l’art de faire payer chèrement leurs productions : le public, amateur de nouveautés, achète tout, et est trompé à son tour : enfin, la plupart de ces ouvrages sont éphémères ; ils restent long-tems entassés sur les rayons des marchands, qui finissent toujours par les vendre à la livre.

Il en est de même de l’imprimerie ; car en France on imprime tout, comme on grave tout. C’est bien là le cas de dire que la majeure partie de nos auteurs en littérature et en musique, font tout-à-la-fois gémir la presse, l’imprimeur, le lecteur et le bon goût. Est-ce donc cette quantité prodigieuse de partitions gravées sans choix, et ce mélange du beau et du médiocre, qui peut faire pencher la balance en faveur de notre goût musical ? cette fureur de graver tout, peut-elle prouver que les Français aiment mieux la musique que les Italiens ? En Italie on ne grave que rarement les partitions même des plus grands maîtres. Les Italiens sont à cet égard bien plus sages que les Français ; mais à défaut de graveurs il y a un grand nombre de copistes, tous musiciens ; et comme il paroît toutes les années soixante opéras nouveaux, les copistes voyagent, correspondent entre eux, font des échanges, et n’écrivent que les Ariettes, les Duo, les grands Récitatifs avec accompagnemens, les Cavatines, les Trio, les Quatuors, les Finales, c’est à dire, tous les morceaux qui ont été vivement applaudis par le public, et qui portent avec le caractère de la nouveauté, l’empreinte du goût et le cachet brulant du génie. Chaque amateur achète ce qui lui plaît davantage, fait relier soigneusement toutes ces partitions, et en forme une bibliothèque de musique, où l’on trouve les chefs-d’œuvre des grands maîtres qui ont embelli et enrichi leur art. Il me semble, Monsieur, que cette méthode est plus sage que la notre. Le vraiment beau de chaque compositeur demeure, et ce qu’ils ont fait de médiocre se perd et s’oublie pour toujours.

En Italie et dans les grandes villes un opéra se joue trois mois. On vous a trompé, ou vous vous êtes trompé : dans les grandes villes, on donne deux opéras-buffa, et quatre grands ballets pendant l’Automne ; dans le Carnaval, deux opéras sérieux et six ballets en action. Ces quatre ouvrages sont confiés à quatre compositeurs de réputation. Celui qui a fait le premier opéra à Naples, arrive à Milan pour composer le second ; celui qui a fait le premier opéra a Milan, part pour aller composer le second à Turin, Vous voyez, que tous ces hommes de mérite font la navette. Ils accompagnent leur opéra pendant trois réprésentations seulement, et partent immédiatement après pour aller faire le second, là où ils sont appellés. Ils confient toujours la partie du récitatif simple à des maîtres en sous-ordre, et ne se chargent que du récitatif à grand accompagnement.

Indépendemment des deux saisons dont je viens de vous parler, on donne dans quelques villes, le Primavera c’est-à-dire, au printems, un opéra. On en donne encore à Vénise dans trois théâtres pour la fête de l’Ascension. Il est bon de savoir qu’à Alexandrie, Bergame, Reggio, etc. on réprésente encore aux époques des foires, de grandes opéras ornés de ballets. Comment voudriez-vous, Monsieur, qu’on imprimât tous ces opéras. Nous n’en donnons que deux ou trois en France par an ; on les grave. Reste à savoir, s’ils en méritent la peine et la dépense.

En France, dîtes-vous, on joue un opéra autant que le public le trouve agréable, et vingt années de succès ne sont pas un motif pour être chassé du théâtre. Il seroit bien barbare de chasser les productions sublimes ; elles sont si précieuses et si rares, que nous fesons très-sagement de les chérir et de les conserver. Je me borne, Monsieur, à deux questions ; que sont devenus les ouvrages de Mondonville, de Dauvergne, de Floquet, de Monsigny et de quantité d’autres compositeurs ? que sont devenus ceux de Rameau, que l’on peut compter ? que nous réste-t-il enfin de ces sublimes productions musicales, qui dans leur tems ont acquis le droit de passer à la postérité ? on a abandonné le chant et la mélodie enchanteresse de Piccini. Que conservons - nous donc de tous les opéras qu’on nous à donnés, et qui n’ont obtenu qu’un demi-succès ? Il nous restera, Monsieur, Gluck et Sacchini. La parque les à moissonnés : tous deux étoient étrangers.

Mais en voilà assez pour aujourd’hui. Je finis ma lettre en vous en promettant une seconde, peut-être, une troisième, que sais-je, une quatrième ; car la musique, cet art devin et difficile, ne doit pas être traité avec légèreté. Si nous avons la générosité de graver tout, d’imprimer tout, et de parler des pays étrangers, sans les avoir habités, sans en connoître l’esprit, le caractère et les mœurs ; il est bon, à mon sens, de relever les erreurs que l’engouement et l’esprit de parti peuvent très-innocemment faire commettre.

Je suis, etc.