(1804) Lettres sur la danse, dernière édition augmentée en 4 vol. Avec les programmes de ballet. Tome IV [graphies originales] « [Lettres sur la musique] — Réponse à la question proposée. — Seconde lettre. Sur le même sujet. » pp. 14-18
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(1804) Lettres sur la danse, dernière édition augmentée en 4 vol. Avec les programmes de ballet. Tome IV [graphies originales] « [Lettres sur la musique] — Réponse à la question proposée. — Seconde lettre. Sur le même sujet. » pp. 14-18

Seconde lettre.
Sur le même sujet.

Je continue mes remarques, Monsieur ; vous avancez, d’après des rapports infidèles : qu’il est actuellement à Rome et à Naples des jeunes gens, qui n’ont jamais rien entendu de Sacchini ni de Piccini ; les ouvrages s’y succèdent et s’effacent tour à tour.

Les jeunes gens qui n’étudient point la musique, peuvent fort bien ne pas connoître les chefs-d’œuvre de ces compositeurs estimables ; mais ceux qui se destinent a l’étude de cet art, et qui sont admis aux conservatoires, ne cessent de méditer les leçons que les grands maîtres leur ont laissées ; ils étudient toutes leurs partitions ; ils les comparent, et, lorsqu’ils sont en état d’apprécier le style, la couleur, l’énergie, le goût, les graces et le génie de ces maîtres célèbres, ils butinent dans cette foule de chefs-d’œuvres ; ils se livrent à l’impression de leur génie, et, l’imagination embrasée et remplie de grandes images, ils composent à leur tour, et enfantent des productions qui réunissent aux charmes séducteurs de la mélodie, toutes les richesses de l’harmonie.

En supposant, comme vous l’avancez, que les ouvrages Italiens se succèdent et s’effacent tour à tour, c’est rendre hommage à la fertilité des compositeurs de cette nation, à la fécondité de leur imagination et à la richesse inépuisable de leurs compositions.

Vous avancez que l’on ne grave que rarement les partitions, même des plus grands maîtres. Ne faut-il pas aussi avouer de bonne foi que les compositeurs Italiens, font plus d’opéras en une année que nous n’en faisons en dix ; ils ont vingt théâtres, et nous n’en n’avons qu’un. Les Italiens aiment donc passionnément la musique, puisqu’ils ont une pépinière inépuisable de compositeurs et que cet art étale ses chefs-d’œuvre par toute l’Italie. En France, excepté Paris et quelques grandes villes de nos départemens, le reste de notre immense pays est absolument privé des charmes de cet art divin et consolateur.

Quant aux poëtes Italiens existans, je les abandonne au mépris que la pauvreté de leurs compositions inspire, ils ont souvent la hardiesse de mutiler les belles poésies de Metastase ; ils mêlent l’argile à l’or pur, et ternissent les pierres précieuses, qui brillent avec tant d’éclat dans les riches productions de ce poëte : mais leur impudence ne peut s’étendre sur ces chefs-d’œuvre ni à Turin, ni à Rome, ni à Milan, ni enfin sur les grands théâtres des cours étrangères, où Metastase jouit de toute la plénitude de sa gloire.

Je conviens avec vous qu’on n’écoute point l’opéra en Italie, avec une attention scrupuleuse ; que ce spectacle est trop long, le récitatif d’une monotonie fatigante ; que les acteurs n’ont point d’action, point de décence ; mais ils chantent bien. On écoute avec attention les airs de Bravoure, les Duo, les Cantabiles, les Cavatines et les Récitatifs à grand orchestre ; tous ces morceaux ressuscitent l’attention, réveillent l’oreille et l’œil assoupis ; ils sont applaudis avec enthousiasme ; les sonnets imprimés sur du satin, pleuvent de toutes les parties de la salle ; ce sont des brevets d’honneur que l’amour de la musique distribue tantôt aux compositeurs, tantôt aux acteurs, et aux maîtres des ballets.

Les paroles y sont mieux entendues que chez nous, où l’on grave tout et où l’on ne prononce rien ; les chanteurs Italiens n’étudient jamais les paroles ; les souffleur lit les vers à haute et intelligible voix, et le chanteur les psalmodie avec lui. Quelle cacaphonie ridicule ! direz-vous : j’en conviens ; mais l’art du chanteur sait en couvrir le défaut.

Vous me permettrez encore, Monsieur, de n’être pas tout-à-fait de votre avis sur la musique instrumentale. Il a existé et il existe encore en Italie des hommes du plus grand mérite dans tous les genres ; les Italiens nous ont donné depuis deux siècles d’excellentes leçons musicales, et nous ont toujours fourni de grands modèles. Au commencement du règne de Louis XIV. nous étions dans l’enfance de cet art, et sans le goût et le génie de Mazarin, nous n’aurions peut-être ni opéra, ni musiciens, ni compositeurs célèbres. Ce ministre fit venir, à trois reprises differentes, des musiciens d’Italie, pour chanter dignement le mariage du Roi, et nous n’étions que des bambins dans cet art, lorsque les Italiens les Flamands et les Allemands avaient déjà acquis un degré de perfection que nous admirons aujourd’hui avec autant d’humeur que de jalousie.

Nous n’avions à Paris, en 1732 qu’un violon concertant, le Clerc ; ses œuvres gravées sont encore entre les mains des écoliers de deux ans de leçons ; cependant on crioit au miracle !

Voici encore une nouvelle preuve de notre talent musical à une époque plus rapprochée. Rameau créa un nouveau genre ; son génie triompha des vieilles rubriques ; ses riches compositions étoient alors d’une exécution difficile : en effet le Trio des parques de l’opéra, d’Hypolite et d’Aricie ne put être exécuté qu’après six semaines de répétitions : cependant-il étoit confié aux seconds chanteurs de l’opéra, en 1773 Rameau donna son opéra des Indes galantes, ouvrage rempli tout à la fois de science, de goût et d imagination ; le tremblement de terre fait pour le second acte de cet ouvrage , ne put jamais être exécuté par l’orchestre de l’opéra ; cependant des musiciens habiles et de bonne volonté jouèrent ce morceau à la seconde lecture avec infiniment d’ensemble et de précision ; et l’effet qu’il produisit, entraina les auditeurs au sentiment de l’admiration. Quel contraste entre l’orchestre de ces temps peu éloignés a celui de nos jours !

Si tant de faits réunis ne peuvent décider la question que vous proposez, je vous dirai, sans être enthousiaste, qu’il n’y a qu’un moyen à prendre pour la résoudre, sans offenser les parties, c’est de convenir que la musique a fait en France des progrès inouis, et qu’on y aime autant cet art aujourd’hui qu’en Italie. Si cela ne vous arrange pas, je m’engage à vous nommer le pays où l’on aime le mieux la musique, où elle est le plus généralement cultivée ; car les enfans y sont bercés par les Muses qui président à cet art divin.

Je suis, etc.