(1804) Lettres sur la danse, dernière édition augmentée en 4 vol. Avec les programmes de ballet. Tome IV [graphies originales] « [Lettres sur la musique] — Réponse à la question proposée. — Lettre VI. Sur le même sujet. » pp. 35-39
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(1804) Lettres sur la danse, dernière édition augmentée en 4 vol. Avec les programmes de ballet. Tome IV [graphies originales] « [Lettres sur la musique] — Réponse à la question proposée. — Lettre VI. Sur le même sujet. » pp. 35-39

Lettre VI.
Sur le même sujet.

J’ai répondu, Monsieur, trop longuement peut-être à votre question sur la musique, mais je voulois la résoudre et ne vous laisser aucun doute. Je sais que vous aimez les arts avec passion, et je n’ignore point que vous les cultivez avec succès ; que vos poëmes lyriques ont enrichi nos théatres et fourni à la musique les moyens de s’exercer avec éclat. Mais a-t-elle bien saisi vos idées ? s’est-elle bien pénétrée de vos pensées ? a-t-elle placé avec justesse les accens propres à l’expression des paroles ? Les couleurs brillantes de l’harmonie ont-elles été employées à propos, et les teintes douces et tendres de la mélodie ont-elles été heureusement distribuées ? car leclair-obscur doit règner dans la musique comme il règne dans la peinture, sans lui point d’effet, point de magie, point d’illusion. J’ignore si toutes ces conditions ont été remplies : tout ce que je sais, c’est que la musique a besoin de la poësie on d’un art auxiliaire, pour être vraiment imitative.

J’abandonne la composition de la musique, pour vous faire part de deux établissemens qui respirent l’humanité. Connoissant votre sensibilité, je ne doute pas que vous ne fassiez des vœux pour qu’il s’en forme de semblables à Paris et dans toutes les cours de l’Europe.

Depuis longtems on s’est occupé à Vienne et à Londres de pourvoir aux besoins des musiciens, lorsque des maladies, la vieillesse, ou quelqu’accident grave les forcent d’abandonner leur état. Cette bienfaisance s’étend encore sur leurs veuves et leurs enfans. Ces établissemens ne coûtent rien au trésor public : c’est l’amour de l’humanité et la générosité nationale qui augmentent tous les ans les fonds qui y sont destinés.

Des hommes opulens et amis des arts firent un prospectus, dans le quel ils proposoient aux musiciens appointés et à ceux qui ne l’étoient pas, de sacrifier annuellement une petite partie de leurs appointemens ou de leur gain, pour former successivement un grand capital ; et pour l’augmenter insensiblement, on leur accordoit deux ou trois représentations par année à leur profit.

Celui qui avoit un fixe de 1200 liv. abandonna 60 liv. Celui qui gagnoit 2400 liv. donna 120 liv. Ces retenues étoient faites par les caissiers des différens spectacles. Les administrateurs de ce bel établissement reçevoient les contingens et le produit des représentations et les versoient à la banque. L’abonnement de ces concerts est considérable. Chaque billet est payé une guinée. Il y a environ 1500 souscripteurs. La répétition des concerts rapporte une très grosse somme : Les billets d’entrée coûtent une demi-guinée. Ces concerts sont donnés annuellement à Londres dans la vaste Cathédrale de Westminster. Un amphithéatre très-élevé, placé dans le chœur de ce pompeux édifice où repose la cendre des grands hommes de cette nation, est construit de manière à recevoir 400 musiciens et chanteurs. On n’y exécute que les Oratorios du célèbre Haindel, à qui la nation a élevé un monument, même de son vivant. On n’a point attendu sa mort pour rendre hommage à sa mémoire, L’estime et la reconnoissance publique ont voulu que ce grand compositeur jouit de son triomphe, Ces Oratorios sont coupés par les symphonies enchanteresses d’Hayden et par des Concertos exécutés par les hommes les plus célèbres.

Plus de quatre cens musiciens composoient cet orchestre. Cramer, ce grand Violon, le dirigeoit sans canne et sans bâton de mesure ; et son violon seul dominoit sur tous les instrumens et sur toutes les voix qui composoient ce nombreux assemblage de gens à talens.

Cramer, que la mort a enlevé à son art, aux amateurs, à sa famille et à ses amis, m’a assuré qu’indépendemment des bienfaits de la cour, les concerts des années 1793 et 1794 avoient produit un fond de 6500 guinées. J’ai assisté à ces concerts magnifiques, et je crois que Cramer n’a point exagéré.

Le même établissement existe à Vienne La recette ne peut être aussi considérable parce que cette ville est moins peuplée que Londres. Les fortunes y sont par conséquent moins multipliées. Mais la Cour, la noblesse et une foule de personnes aisées, contribuent magnifiquement à un établissement utile au bien-être de ceux qui sacrifient leur tems et leurs talens aux plaisirs des habitans de cette capitale.

Qu’il seroit heureux qu’un pareil établissement de bienfaisance, d’humanité et de reconnoissance envers les artistes, se formât à Paris ! Nous ne verrions plus de gens de mérite, qui n’ayant pu, avec des appointemens médiocres, économiser pour la vieillesse ne peuvent exister avec une pension plus médiocre encore, et sont forcés d’aller mourir à l’hôpital ou de solliciter une place de portier à ce même théâtre où ils ont été utiles pendant trente années et qu’ils ont embelli par leurs talens. Cet établissement ne coûteroit rien an gouvernement. On seroit assuré du moins d une fin douce et tranquille. On ne seroit plus tourmenté par l’idée de l’avenir ; les veuves n’auroient point à gémir sur leur misère, parce qu’elles jouiroient de la pension de leurs maris après leur mort, et que le gouvernement se chargeroit de l’éducation de leurs enfans, de leur apprentissage et de leur entretien(1).

Voilà, Monsieur, ce qui se pratique à Londres et à Vienne en faveur des musiciens. Cette mesure est si sage et si consolante, que vous finirez par convenir avec moi, que l’Autriche et l’Angleterre sont les pays où l’on aime le mieux la musique ; puisque ce sont ceux qui assurent aux musiciens et à leur postérité le sort le plus heureux.

Je suis, etc.