(1804) Lettres sur la danse, dernière édition augmentée en 4 vol. Avec les programmes de ballet. Tome IV [graphies originales] « [Lettres sur la musique] — Réponse à la question proposée. — Lettre VIII. » pp. 56-61
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(1804) Lettres sur la danse, dernière édition augmentée en 4 vol. Avec les programmes de ballet. Tome IV [graphies originales] « [Lettres sur la musique] — Réponse à la question proposée. — Lettre VIII. » pp. 56-61

Lettre VIII.

Les êtres, Madame, qui brillent à l’opéra depuis sept heures jusqu’à onze heures du soir, et que le public regarde comme autant de corps célestes, n’ont pas la moindre analogie avec ceux qui composent le systême planétaire.

J’ai entendu dire que tous les corps qui composent l’univers tendoient à se rapprocher, et que cette attraction augmentoit ou diminuoit en raison inverse du quarré des distances. Cette loi immuable de la nature ne fut jamais celle des corps pirouettans de l’opéra ; ils n’ont aucune propension à se rapprocher ; soit qu’ils s’éloignent, soit qu’ils se rencontrent, ils se heurtent et tendent sans cesse à leur destruction. Que deviendroit l’univers, si tous les mondes dont la marche et les rapports offrent une harmonie si sublime, ressembloient aux petits mondes de l’opéra ? je ne puis le comparer qu’à ces balons perdus, qui, après s’être élevés lentement et avec majesté, déscendent rapidement et terminent leur chûte, tantôt dans une prairie, tantôt dans une mare fangeuse.

Le docteur Pangloss a dit d’après Pope, plus grand docteur que lui, que tout étoit bien, que tout alloit bien et que nous vivions dans le meilleur des mondes possibles ; je doute qu’ils eûssent l’un et l’autre avancé cette opinion s’ils avoient été maîtres des ballets de l’opéra. A la vue des chocs perpétuels de l’intrigue, de la jalousie et de la cabale qui règnent, parmi les artistes, ils auroient dit que rien n’y est bien, que rien n’y est bon, et qu’enfin c’est le plus méchant des infinimens petits mondes possibles.

 

Je conviendrai cependant, d’après le proverbe Normand, qu’il y a d’honnêtes gens par-toût ; qu’on trouve à l’opéra quelques êtres estimables, qui réunissent les mœurs aux talens ; ils sont rares à la verité, mais ils existent, et embellisent leur art par les attraits séduisans de la modestie, de la bienséance et de l’honneteté.

Pourroit-on s’étonner, Madame, de ne pas trouver derrière la scène, la décence, la considération de soi-même, les égards et les attentions réciproques que l’on cherche, et que l’on ne trouve pas toujours même dans ce qu’on nomme très-improprement la bonne société. La plupart des personnes qui font l’ornement de nos théâtres et qui y brillent, y ont été conduits par la misère, ou par des revers de fortune. Les premiers n’ont reçu aucuns principes déduction ; les seconds dont la jeunesse ne fut point négligée et qui firent de bonnes études, sont presque les seuls qui puissent surnager sur les flots que les passions agitent sans cesse. Ces passions ouvrent la porte à tous les vices, et les vices se propagent aisément, lorsqu’on se laisse entraîner par la force du mauvais exemple, et que l’honnêteté cesse d’être en sentinelle pour les repousser.

Les plantes inutiles et parasites croissent sans culture ; elles altèrent l’excellence de celles qui sont nécessaires à notre subsistance, et finiraient par les étouffer, si des mains laborieuses ne s’empressoient à les détruire à mesure qu’elles paraissent. Telles sont les obligations que l’on doit à ceux qui veillent à notre éducation.

Ce n’est donc, Madame, ni derrière la toile ni dans les coulisses qu’il faut aller chercher des modèles de sagesse et de vertu.

J’ajouterai que le manque d’éducation et l’ignorance de la plupart des personnes qui se livrent au théâtre est contraire à leurs progrès. Il ne faut que raisonner pour sentir combien l’instruction est utile, combien les connoissances abrègent les longueurs et rapprochent les distances, combien elles applanissent les difficultés, la réflexion fait appercevoir le but qu’il faut atteindre et trace la route qu’il faut suivre pour y arriver, la négligence caressée par la paresse, alimentée par l’ignorance, et entretenue par un train de vie scandaleux, oppose aux progrès des artistes une barrière insurmontable. De là naît cette monotonie fatiguante et ce tas monstrueux de froides copies, qui n’offrent que la plus hideuse caricature du vrai mérite.

Vous avouerez, Madame, que tous ces contre-facteurs des talens dégradent la scène et fatiguent le public éclairé.

Il est des chemins divers et des routes différentes pour arriver à la célébrité. Les guides qui y conduisent sürement sont l’éducation et les connoissances acquises. Rien ne m’étonne plus que de voir une foule de gens se traîner dans la carrière des talens, tandis qu’il en est d’autres qui la parcourent avec célérité. Tout cela tient au goût, à l’esprit et à un amour-propre bien entendu, qui dit perpétuellement à l’artiste, sois original, deviens modèle, et n’imite que la nature. Voilà la marche ordinaire du génie, voilà celle que les grands talens passés et présens ont constamment suivie.

Il faut convenir qu’il y a un triage à faire dans les réputations de nos jours, et que le public qui juge et qui prononce sur le mérite, ne voit pas toujours juste. Dailleurs, le goût a des ailes ; il s’envole, lorsqu’on abandonne son culte, et que l’on adore à sa place la folie ou le caprice. C’est donc à cette absence du bon goût, que nous sommes redevables d’un tas de petites productions, qui ne peuvent ni illustrer ni embéllir notre scène.

Lorsque l’on se consacre aux plaisirs du public tels que ceux de la scène, il faut avoir reçu de la nature les dons précieux qu’elle n’accorde qu’à un petit nombre. Ceux qui sont comblés de ses faveurs, marchent d’autant plus rapidement à la perfection, que tout leur est facile. Belle construction, magnifique organe, physionomie noble et expréssive ; telles sont les qualités qui conviennent aux grands genres ; mais elles seroient bientôt infructueuses, si elles n’étaient étayées par une application continue, et par l’amour de la gloire. Il faut encore que l’artiste ait l’immuable constance de résister aux séductions brillantes de ses premiers succès, se prête-t-il aux caresses de l’amour-propre, s’étourdit-il au premier grain d’encens que l’enthousiasme lui offre ; il est perdu, il en reste là ; ses succès sont éphémères, ils n’ont que l’éclat passager du moment.

Je me souviens douloureusement, Madame, à la honte du bon goût, qu’un farceur des Boulevards excita un engouement général. Je crois qu’il se nommoit Volange. Les Jeannot, les Jérôme Pointu eurent un succès que nos meilleurs auteurs n’obtiennent que lentement. Ce Bouffon lit tourner la tête à tout Paris et renversa celle d’une foule de jeunes comédiens, qui adoptèrent ce genre bas et dégoutant. Les jeunes auteurs à leur tour renoncèrent au bon goût, à la délicatesse de l’esprit et à la décence qui doit règner au théâtre, pour embrasser et propager toutes les trivialités dont une foule de spectacles sont journellement salis. Tout cela ne peut étonner ceux qui savent que Bamboche est plus aisé à imiter que le Poussin, que Molière est bien moins facile à copier que l’auteur de Jérôme-Pointu. Le délire que ce Volange imprima fut tel, qu’on l’engagea à débuter sur un grand théâtre ; mais ce bouffon, charmant dans le cadre étroit qu’il occupoit, fut jugé détestable par ceux-mêmes qui le trouvoient délicieux dans la petite niche dont il faisoit l’ornement, parce que la comparaison donna la mesure des distances que l’on n’appercevoit point.

Volange aux Boulevards eut le brillant d’un faux diamant ; à l’exemple de certains insectes, il emprûntoit son éclat de l’obscurité ; mais lorsqu’il parut au grand jour, cet éclat disparut ; c’est bien le cas de répéter ici ce vers de Voltaire :

Tel brille au second rang, qui s’éclipse au premier.

Je m’apperçois trop tard, Madame, qui l’envie de raisonner me fait déraisonner. Vous devez être fatiguée de mon bavardage, mais vous serez indulgente, lorsque vous vous ressouviendrez que les extrêmes se rapprochent, et qu’il est des cas où ils se touchent. Eh bien ! j’en suis là : graces à la main pesante du temps et au poids des années, j’ai retourné sur mes pas, et j’ai tellement rétrogradé, que me voilà arrivé à l’age de cinq ans ; même foiblesse d’organes, même insouciance, même absence de raison, enfin même confusion et même disparate dans mes idées.

Mais quelque vieux et quelqu’enfant que je sois, ésclave fidèle de vos volontés, je vous obéirai toujours. Le but constant de la mienne sera de vous plaire, et de vous prouver que mon attachement respectueux pour vous ne finira qu’avec ma vie.

J’ai l’honneur d’être, etc.