(1804) Lettres sur la danse, dernière édition augmentée en 4 vol. Avec les programmes de ballet. Tome IV [graphies originales] « [Lettres sur la musique] — Réponse à la question proposée. — Lettre XII. » pp. 70-72
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(1804) Lettres sur la danse, dernière édition augmentée en 4 vol. Avec les programmes de ballet. Tome IV [graphies originales] « [Lettres sur la musique] — Réponse à la question proposée. — Lettre XII. » pp. 70-72

Lettre XII.

Le petit théâtre, dont j’ai eu l’honneur, Madame, de vous faire la déscription, ne fut point dans le principe déstiné pour l’opéra qui n’existoit point en France. Il fût cédé à Molière en 1660, et ce peintre de la nature y représenta tous ses chefs-d’œuvres, jusqu’au moment où la mort mit un terme à sa brillante carrière. Ce fut le 17 Février 1673, que ce beau génie fut enlevé aux arts et à sa patrie.

Ce théâtre, étant libre, fut cédé à Lulli sur-intendant de la musique du Roi, pour y représenter ses opéras. Ce spectacle eût lieu pendant 90 années dans cette salle informe, et elle seroit encore aujourd’hui le Domicile de l’opéra, si le feu ne l’eût pas entièrement consumée le 6 Avril 1763. C’est bien le cas de dire qu’à quelque chose malheur est bon ; car le retréci de ce spectacle enchainoit toutes les grandes idées et présentoit sans cesse à l’imagination des artistes, des obstacles que le génie ne pouvoit surmonter.

Comme il falloit une salle d’opéra et que sa construction exigeoit du tems, on sacrifia la magnifique salle des machines située dans une des ailes du Château des Tuilleries. Ce vaste théâtre, le plus beau de l’Europe, le plus ingénieusement machiné avoit été construit sous le ministère de Mazarin, pour les grands spectacles qui se donnèrent au mariage de Louis XIV. Tous les arts qui embellissoient le règne   brillant de ce Monarque, y déployèrent à l’envi leurs trésors et leur magnificence. Vous jugerez facilement de l’étendue de cette salle, lorsque vous saurez que l’on éleva un mur, qui la partagea en deux parties, et que celle du théâtre fut suffisante pour l’elévation de la salle provisoire de l’opéra. On y joua le 24 Janvier 1764 Castor et Pollux ; et le 26 Janvier 1770 on fit l’ouverture de la nouvelle salle, construite sur le même emplacement de celle qui avoit été brulée. Cette dernière construction valoit mieux que l’ancienne ; mais ce théâtre trop étranglé et trop resserré dans ses flancs, s’opposoit à la célérité du service ; il étoit très-incommode à la manœuvre des machines et à l’exécution des ouvrages en tous genres. Ce nouveau théâtre ne subsista pas longtems ; il fut réduit en cendres le 8 Juin 1781. Alors M. le Noir, architecte, construisit, sur le Boulevards St. Martin, une très-belle salle d’opéra en soixante huit jours.

Enfin, Madame, l’opéra quitta le Boulevard, et alla s’établir sur un beau théâtre que la Dlle. Montansier avoit fait élever rue de Richelieu. Le gouvernement le trouva commode et s’en arrangea. L’opéra y fixa son domicile en 1794 et il y déployé encore aujourd’hui tout ce que les arts réunis peuvent produire d’intéressant et de merveilleux. Pendant l’intervalle de tous ces incendies, les arts se perfectionnoient ; c’est au milieu des flammes, des ruines et des décombres que le génie s’éleva, et que des hommes célébrés enfantèrent des ouvrages faits pour immortaliser ce spectacle magnifique et pompeux.

Tout étoit sage et heureusement combiné ; en voulant embelir la beauté, on la fit minauder, et quelques artistes donnèrent successivement dans des abus très-préjudiciables à la perfection de leur art. Les applaudissemens prodigués sans choix, les éloges donnés à contre-sens à leurs premiers écarts, les encouragèrent a aller plus loin : fiers de voir couronner leurs sottises, glorieux de mériter chaque jour les suffrages d’une jeunesse extravagante, ils s’égarèrent sans s’en appercevoir, et sacrifièrent le beau talent qu’ils possédoient à la mode et aux caprices du jour. Voilà, Madame, ce qui est arrivé, malheureusement dans la danse.

Je vous parlerai bientôt des progrès successifs de cet art qui fut porté au dernier degré de perfection il y a vingt cinq ans, et dont les taches légères n’empêchent pas qu’il ne soit aujourd’hui le plus fêté et le plus aimable.

J’ai l’honneur d’être etc.