(1804) Lettres sur la danse, dernière édition augmentée en 4 vol. Avec les programmes de ballet. Tome IV [graphies originales] « [Lettres sur la musique] — Réponse à la question proposée. — Lettre xvii.  » pp. 102-108
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(1804) Lettres sur la danse, dernière édition augmentée en 4 vol. Avec les programmes de ballet. Tome IV [graphies originales] « [Lettres sur la musique] — Réponse à la question proposée. — Lettre xvii.  » pp. 102-108

Lettre xvii.

La danse de l’opéra, Madame, est trop riche et trop nombreuse, pour que j’ose entreprendre de vous parler de tous les sujets qui la composent. Nommer trente danseurs et danseuses, donner à chacun d’eux la portion d’éloges qu’il mérite, seroit une tâche trop difficile à remplir : je m’arrêterai donc seulement a ceux que l’on s’attache à imiter, et qui méritent bien de servir de modèles.

Pour bien juger des arts, et apprécier les talens de ceux qui les embellissent, il faut les avoir vus, et les avoir étudiés. D’ans l’impossibilité où je suis de placer devant vos yeux ces objets intéressans pour nos plaisirs, vous voudrez bien vous contenter devoir défiler leurs ombres devant vous ; c’est à votre imagination à leur prêter un corps et le mouvement ; si vous lui donnez l’essor, elle vous créera des êtres parfaits, remplis de graces, dansans, sautans et pirouettans à merveille.

La danse de l’opéra, peut-être trop nombreuse, me rappelle une gallerie de tableaux que je vis à Anvers. Elle appartenoit à un Chanoine plus riche en argent qu’en bon goût : son amour pour la quantité étoit tel, que le dessus de sa porte cochère, le grand escalier, et sept ou huit salles très - vastes, étoient ornées de tableaux. Je voyageois avec REYNOLDS, le plus célèbre peintre de l’Angleterre. Nous trouvâmes dans ce grand assemblage de tableaux, deux ou trois Rubens, autant de Van-Dick et quelques Téniers, qui fixèrent notre admiration ; mais ils étoient entourés d’une foule de bonnes et de mauvaises copies et d’un amas de petits tableautins assez médiocres.

La danse de l’opéra a infiniment d’analogie avec cette galerie, soit pour la qualité soit pour la quantité. On y admire quelques beaux talens originaux, quelques bonnes copies et une foule de copies assez mauvaises. Ce mélange du bon, du moins parfait et du médiocre, présente un grand corps de danse, propre à exécuter et à transmettre au public toutes les idées d’un compositeur ingénieux. Les sublimes tableaux que lui offriraient Homère et Virgile, peuvent être transportés sur la scène ; mais pour les peindre d’une manière parfaite, il faudroit que les danseurs qui consacrent tous leurs momens à leurs jambes et à leurs mouvemens plus ou moins accélérés, en donnâssent une partie à l’étude des passions ; qu’ils exerçâssent leur ame à s’en bien pénétrer, et leurs bras, et leur physionomie, à les exprimer avec énergie. Voilà, malheureusement ce qui manque à notre danse de l’opéra. La pantomime, qui en augmenteroit le charme et l’intérêt, ne s’y montrera que foiblement, tant que l’on n’associera pas à l’école de cet art, une école de gestes et d’expression.

Je commercerai par mettre sons vos yeux, Madame, le danseur le plus étonnant de l’Europe, Vestris le fils, élève de son père, il parut à l’opéra dès l’âge le plus tendre. Son début dans le genre sérieux fut un triomphe ; à-plomb, hardiesse, fermeté, brillant, belle formation de pas, oreille sensible et délicate ; telles étoient les qualités rares qui distinguaient ce jeune danseur.

Lany, qui étoit rentré à l’opéra, mais que les tracasseries en éloignèrent bientôt, régla, ou composa pour Vestris et la Dlle. Théodore, un pas de Pâtre ; nôtre jeune Protée saisit avec autant de goût que l’intelligence ce nouveau genre entièrement opposé à celui que son père lui avoit donné ; il y obtint le plus grand succès. Après le départ de le Picq, je le fis paroître dans la Bergerie Héroïque, genre fin, délicat et caractéristique ; il y déploya les graces naïves et toute l’expression qu’on pouvoit désirer. Déslors il abandonna le noble et le sérieux, pour se fixer à ce dernier dans le quel il excella, et dont il faisoit accompagné de la Dlle Guymard, le charme et les délices.

L’opéra fit successivement des pertes que le temps n’a pu encore réparer. Vestris le père, Mlle. Heynel, Dauberval, les Dlles. Allard et Théodore demandèrent leur retraite. D’autres sujets parurent. Gardel l’ainé mourut ; et la danse prit une route nouvelle. Ce fut Véstris le fils qui la lui traça ; ce fut lui enfin que l’on prit pour modèle. Volant de ses propres ailes, n’écoutant que les conseils du caprice et de la fantaisie, il renversa l’édifice auguste que les élèves chéris de Terpsicore avoient élevé à cette Muse ; temple fondé sur des bases solides, décoré par les Graces et sublime dans ses proportions et son ensemble. Vestris plein d’aisance et de facilité, de vigueur et d’adresse, de souplesse et de force, de caprice et de fantaisie, et entreprenant sans réflexion, composa, pour ainsi dire, un nouveau genre d’architecture où tous les ordres, toutes les proportions furent confondus et exagérés ; il fit disparoître les trois genres connus et distincts ; il les fondit ensemble et en fit un, de cet amalgame ; il se forma une nouvelle manière qui eut du succès, parce que tout réussit à ce danseur, que tout lui sied à merveille, et qu’il a l’art heureux d’enjoliver jusqu’à la sottise et de la rendre aimable.

Toute la jeunesse cria au miracle ; les personnes sensées et de goût se bornèrent à gémir. Tous les danseurs embrassèrent avec idolâtrie le nouveau Palladium que Vestris venoit de leur fabriquer : tous devinrent copistes imparfaits et infidèles ; et singes de leur maître, ils n’en offrent encore aujourd’hui que la charge grossière. Ils sont à s’appercevoir qu’il est impossible d’imiter ce qui est inimitable ; car pour y parvenir, il faudrait qu’ils eûssent été jettés dans le même moule, qu’ils eûssent en eux le même goût, les mêmes dispositions et les mêmes moyens physiques : Privés de tous ces dons, ils se trainent péniblement dans l’arêne, et vainement ils accumulent leurs efforts pour atteindre leur modèle.

Les danseuses à leur tour ont donné dans le même travers. Qu’est-il arrivé de cette imitation déraisonnable et fantastique ? que la danse de l’opéra est maintenant de la même couleur du même style, du même genre ; la manière de faire n’est qu’une : c’est art a chassé la variété pour adopter la monotonie la plus insupportable : il n’offre plus à l’œil ces oppositions, ces contrastes et ce clair-obscur qui constituent le charme des beaux-arts.

Vestris le père faisoit la pirouette beaucoup mieux que son fils, mais il ne la prodiguoit pas ; il la laissoit désirer. Aujourd’hui cet ornement de la danse, en fait le fond principal. Le Vestris d’aujourd’hui ne l’exécute pas avec douceur ; il la tourne avec une vélocité extraordinaire, et lorsque le centre de gravité l’avertit de la chute, il s’arrête en trépignant fortement des pieds. Si ce dernier mouvement n’est pas le miracle de l’équilibre, c’est celui de l’adresse, de la prudence, et de la nécessité.

Malheureusement la pirouétte n’est pas restée le partage du seul Vestris ; elle est devenue le temps habituel de trente danseurs, et, qu’on me passe l’expression, le pain quotidien du public. A l’exemple de Vestris tous les danseurs et les danseuses tournent et avec eux la tête du public. Si dans un grand ballet, tous les sujets y sont employés, et que chacun en particulier fasse six pirouettes, 3o multipliés par 6 donnent le produit de 180 pirouettes, qui, en les supposant composées de 6 tours chacune, donnent un résultat de 1080 tours. Ne pourroit-on pas dire, Madame, que la danse de l’opéra semble avoir adopté, sans le savoir, le systême de descartes, et qu’elle se perd dans les tourbillons.

Cependant comme l’abus des meilleurs choses est toujours nuisible, et qu’on finit par reconnoître son erreur, il faut espérer que, las de tourner et de voir tourner sans cesse, on adoptera un genre plus noble, mieux proportionné et moins monstrueux.

Un seul exemple peut ramener à un goût sage l’artiste qui s’est égaré un instant. Un petit danseur, à peine sorti de l’école, vient de débuter à l’opéra. Né adroit, entreprenant et audacieux, il s’est attaché à imiter Vestris dans la pirouette seulement ; et il a mérité, dit-on, le prix des tourbillons. A le voir tourner, on est tenté de croire qu’il descend en ligne directe du plus célèbre Dervis, et qu’il est inspiré par le Prophète Mahomet. Il tourne sur lui-même si long-tems et si rapidement, qu’il est impossible à l’œil de compter ses mouvemens de rotation. Vous jugez bien, Madame, que ce jeune homme est applaudi à toute outrance, et qu’on le considère comme une nouvelle planète tombée du ciel, et qui s’est fixée à l’opéra. Cependant, chacun raisonne sur ce nouveau Phénomène ; les uns prétendent qu’il est éphémère et qu’il ne brillera pas long-tems ; les autres disent que la pirouette qu’on a applaudie comme une merveille de l’art, est au fond peu de chose, puis-qu’un enfant encore à l’école, l’exécute mieux que tous les danseurs qui l’exercent depuis vingt ans. Tous ces raisonnemens et les conséquences qu’on en tire ouvriront sans doute les yeux à Vestris, qui ne doit être comparé qu’à, lui-même. Ses grands talens, son expérience, la richesse de ses moyens, donnent lieu de penser qu’il s’occupe dans ce moment de se créer un genre, basé sur les principes communs à tous les arts imitateurs ; principes qu’il ne doit point avoir oubliés, et que lui seul est en état de faire revivre. Qu’il se hâte donc de présenter dans sa personne, le modèle parfait de son art ; qu’il l’embellisse, qu’il le fasse briller par de belles proportions, par l’harmonie de ses mouvemens et par le fini précieux d’une exécution simple mais savante ; qu’il ramène les grâces que les difficultés et les tourbillons incommodes ont fait disparoître ; tel est le vœu des amateurs ; tel est celui de l’amitié, et de tous ceux qui s’intéressent à la réputation de ce danseur et à la perfection d’un art dont il a été le plus bel ornement.

Vous me pardonnerez, sans doute, la longueur de ma lettre, en songeant que Vestris méritoit bien d’être placé comme original dans un grand cadre et d’y figurer sans alentours.

La même raison qui s’est opposée au désir que j’avois de vous faire l’éloge des danseuses qui marchent sur les traces de celles que je vous ai nommées, subsiste également pour les danseurs. Depuis huit années je n’ai vu l’opéra que trois fois. A cette époque, les hommes dans les quels j’ai trouvé de grandes dispositions, arrivoient de la province ; ils doivent avoir acquis beaucoup de talens en travaillant sous un maître aussi célèbre que Mr. Gardel. Je ne les ai vus qu’en passant ; et je suis dans l’impossibilité de vous parler de leur mérite particulier.

Il ne me conviendroit pas, Madame, de vous entretenir des chanteurs et des chanteuses qui font le charme de l’opéra et les délices du public ; c’est à M. Gretri qu’il appartient de faire leur éloge. Ce compositeur ingénieux a enrichi ce spectacle de ses brillantes productions ; il a écrit savament sur son art ; et personne n’est plus en état que lui d’apprécier le mérite de ceux qui se sont empressés de contribuer aux succès de ses ouvrages, soit par leur action, soit par le brillant de leur voix, soit enfin par le goût et l’expression de leur chant. Indigne de mettre une main prophane à l’encensoir, je le lui laisse, fermement persuadé qu’il le dirigera dans des sens justes et proportionnés à la mesure des talens qui méritent d’être célèbres

J’ai l’honneur d’être, etc.