(1760) Lettres sur la danse et sur les ballets (1re éd.) [graphies originales] « LETTRES SUR LA DANSE. — LETTRE V. » pp. 61-77
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(1760) Lettres sur la danse et sur les ballets (1re éd.) [graphies originales] « LETTRES SUR LA DANSE. — LETTRE V. » pp. 61-77

LETTRE V.

Pour vous convaincre, Monsieur, de la difficulté qu’il y a d’exceller dans notre Art, je vais vous faire l’esquisse des connoissances que nous devrions avoir, connoissances, qui toutes indispensables qu’elles sont, ne caractérisent cependant pas distinctement le Maître de Ballets ; car on pourroit les posséder, sans être capable de composer le moindre Tableau, de créer le moindre grouppe, & d’imaginer la moindre situation.

A en juger par la quantité prodigieuse des Maîtres en ce genre qui se trouvent répandus dans l’Europe, on seroit tenté de croire que cet Art est aussi facile qu’il est agréable ; mais ce qui prouve clairement qu’il est mal-aisé d’y réussir, & de le porter à la perfection, c’est que ce titre de Maître de Ballets, si légérement usurpé, n’est que trop rarement mérité. Nul d’entr’eux ne peut exceller, s’il n’est véritablement favorisé par la nature. De quoi peut-on être capable sans le secours du génie, de l’imagination & du goût ? Comment surmonter les obstacles, applanir les difficultés, & franchir les bornes de la médiocrité, si l’on n’a reçu en partage le germe de son Art ; si l’on n’est enfin doué de toutes les qualités & de tous les talents que l’étude ne donne point ; qui ne peuvent s’acquérir par l’habitude, & qui innés dans le grand Artiste, sont les forces qui lui prêtent des ailes, & qui l’élevent d’un vol rapide au plus haut point de perfection, & au plus haut degré de gloire.

Si vous consultez Lucien, vous apprendrez de lui, Monsieur, toutes les qualités qui distinguent & qui caractérisent le grand Maître de Ballets, & vous verrez que l’Histoire, la Fable, les Poëmes de l’antiquité & la Science des temps exigent toute son application. Ce n’est en effet que d’après d’exactes connoissances dans toutes ces parties que nous pouvons espérer de réussir dans nos compositions. Réunissons le génie du Poëte & le génie du Peintre, puisque notre Art n’emprunte ses charmes que de l’imitation parfaite des objets.

Une teinture de Géométrie ne peut être encore que très-avantageuse : elle répandra de la netteté dans les figures, de la justesse dans les combinaisons, de la précision dans les formes. En abrégeant les longueurs, elle prêtera du feu à l’exécution ; le goût se chargera de l’élégance, le génie enfantera la variété, & l’esprit conduira la distribution.

Le Ballet est une espece de machine, plus ou moins compliquée, dont les différents effets ne frappent & ne surprennent qu’autant qu’ils sont prompts & multipliés. Ces liaisons & ces suites de figures ; ces mouvements qui se succédent avec rapidité ; ces formes qui tournent dans des sens contraires ; ce mêlange d’enchaînements ; cet ensemble & cette harmonie qui régnent dans les temps, & dans les développements : tout ne vous peint-il pas l’image d’une machine ingénieusement construite ?

Les Ballets, au contraire, qui traînent après eux le désordre & la confusion, dont la marche est inégale, dont les Figures sont brouillées, ne ressemblent-ils pas à ces Ouvrages de méchanique mal combinés, qui chargés d’une quantité immense de roues & de ressorts, trompent l’attente de l’Artiste & l’espérance du Public, parce qu’ils péchent également par les proportions & la justesse ?

Nos productions tiennent souvent encore du merveilleux. Plusieurs d’entr’elles exigent des machines : il est, par exemple, peu de sujets dans Ovide, que l’on puisse rendre, sans y associer les changements, les vols, les métamorphoses, &c. Il faut donc qu’un Maître de Ballets renonce aux Sujets de ce genre, s’il n’est machiniste lui-même. On ne trouve malheureusement en Province, que des manœuvres ou des garçons de Théatre, que la protection comique éleve par degré à ce grade ; leurs talents consistent & se renferment dans la science de lever les lustres qu’ils ont mouchés long-temps, ou dans celle de faire descendre par sacades une gloire mal équipée. Les Théatres d’Italie ne brillent point par les machines ; ceux de l’Allemagne, construits sur les mêmes plans, sont également privés de cette partie enchanteresse du Spectacle ; ensorte qu’un Maître de Ballets se trouve fort embarrassé dans ces Théatres, s’il n’a quelque connoissance du méchanisme ; s’il ne peut développer ses idées avec clarté, & construire à cet effet de petits modeles, qui servent toujours plus à l’intelligence des ouvriers, que tous les discours, quelque clairs & quelque précis qu’ils puissent être.

Les Théatres de Paris & de Londres, sont ceux où l’on trouve dans ce genre les plus grandes ressources. Les Anglois sont ingénieux ; leurs machines de Théatre sont plus simplifiées que les nôtres, aussi les effets en sont-ils aussi prompts que subtils. Chez eux tous les Ouvrages qui concernent la manœuvre, sont d’un fini & d’une délicatesse admirables ; cette propreté, ce soin & cette exactitude qu’ils emploient dans les plus petites parties, peuvent contribuer sans doute à la vîtesse & à la précision. C’est principalement dans leurs Pantomimes, genre trivial, sans goût, sans intérêt, & d’une intrigue basse, que les chefs-d’œuvres du méchanisme se déploient. On peut dire que ce Spectacle, qui entraîne après lui des dépenses immenses, n’est fait que pour des yeux que rien ne peut blesser, & qu’il réussiroit médiocrement sur nos Théatres où l’on n’aime la plaisanterie, qu’autant qu’elle est associée à la décence, qu’elle est fine & délicate, & qu’elle ne blesse ni les mœurs ni l’humanité.

Un Compositeur qui veut s’élever au-dessus de l’ordinaire, doit étudier les Peintres, & les suivre dans leurs différentes manieres de composer & de faire. Son Art a le même objet à remplir que le leur, soit pour la ressemblance, le mêlange des couleurs, le clair-obscur ; soit pour la maniere de groupper & de draper les figures ; de les poser dans des attitudes élégantes ; de leur donner enfin du caractere, du feu, de l’expression, or le Maître de Ballets pourra-t-il réussir s’il ne réunit toutes les parties & toutes les qualités qui constituent le grand Peintre ?

Je pars de ce principe, pour oser croire que l’étude de l’Anatomie jettera de la netteté dans les préceptes qu’il donnera aux sujets qu’il voudra former : il démêlera dès-lors aisément les vices de conformation, & les défauts d’habitude qui s’opposent si souvent aux progrès des éleves. Connoissant la cause du mal, il y remédiera facilement ; dirigeant ses leçons & ses préceptes d’après un examen sage & exact, ils ne porteront jamais à faux. C’est au peu d’application que les Maîtres apportent à dévoiler la conformation de leurs Ecoliers (conformation qui varie tout autant que les physionomies) que l’on doit cette nuée de mauvais danseurs, qui seroit moindre, sans doute, si on avoit eu le talent de les placer dans le genre qui leur étoit propre.

Monsieur Bourgelat, Ecuyer du Roi, chef de l’Académie de Lyon, bien plus cher encore aux étrangers qu’à sa nation, ne s’est pas borné à exercer des chevaux, une grande partie de sa vie ; il en a soigneusement recherché la nature ; il en a reconnu jusques aux fibres les plus déliées. Ne croyez pas que les maladies de ces animaux aient été l’unique but de ses études anatomiques ; il a forcé, pour ainsi dire, la nature à lui avouer ce qu’elle avoit constamment refusé de révéler jusques à lui ; la connoissance intime de la succession harmonique des membres du cheval dans toutes ses allures & dans tous les airs, ainsi que la découverte de la source, du principe & des moyens de tous les mouvements dont l’animal est susceptible, l’ont conduit à une méthode unique, simple, facile, qui tend à ne jamais rien exiger du cheval, que dans des temps justes, naturels & possibles ; temps qui sont les seuls où l’exécution n’est point pénible à l’animal, & où il ne sauroit se soustraire à l’obéissance.

Le Peintre n’étudie point aussi l’Anatomie pour peindre des Squélettes ; il ne dessine point d’après l’Ecorché de Michel-Ange pour placer ces Figures hideuses dans ses Tableaux ; cependant ces études lui sont absolument utiles pour rendre l’homme dans ses proportions, & pour le dessiner dans ses mouvements & dans ses attitudes.

Si le nud doit se faire sentir sous la draperie, il faut encore que les os se fassent sentir sous les chairs. Il est essentiel de discerner la place que chaque partie doit occuper : l’homme enfin doit se trouver sous la draperie ; l’écorché sous la peau ; & le squélette sous les chairs, pour que la Figure soit dessinée dans la vérité de la nature, & dans les proportions raisonnées de l’Art.

Le Dessein est trop utile aux Ballets, pour que ceux qui les composent, ne s’y attachent pas sérieusement. Il contribuera à l’agrément des formes ; il répandra de la nouveauté & de l’élégance dans les Figures, de la volupté dans les grouppes, des graces dans les positions du corps, de la précision & de la justesse dans les attitudes, & la Danse semera en quelque façon des fleurs sur les chemins que le goût lui tracera. Néglige-t-on le Dessein ? on commet des fautes grossieres dans la composition. Les têtes ne se trouvent plus placées agréablement, & contrastent mal avec les effacements du corps ; les bras ne sont plus posés dans des situations aisées ; tout est lourd, tout annonce la peine, tout est privé d’ensemble & d’harmonie.

Le Maître de Ballets qui ignorera la musique, phrasera mal les airs ; il n’en saisira pas l’esprit & le caractere ; il n’ajustera pas les mouvements de la Danse à ceux de la mesure avec cette précision & cette finesse d’oreille, qui sont absolument nécessaires, à moins qu’il ne soit doué de cette sensibilité d’organe, que la nature donne plus communément que l’Art, & qui est fort au-dessus de celle que l’on peut acquérir par l’application & l’exercice.

Le bon choix des airs est une partie aussi essentielle à la Danse, que le choix des mots & le tour des phrases l’est à l’éloquence. Ce sont les mouvements & les traits de la musique qui fixent & déterminent tous ceux du danseur. Le chant des airs est-il uniforme & sans goût ? le Ballet se modelera d’après lui ; il sera froid & languissant.

Par le rapport intime qui se trouve entre la Musique & la Danse, il n’est pas douteux, Monsieur, qu’un Maître de Ballets retirera des avantages certains de la connoissance pratique de cet Art ; il pourra communiquer ses idées au Musicien, & s’il joint le goût au savoir, il composera ses airs lui-même, ou il fournira au Compositeur les principaux traits qui doivent caractériser son action ; ces traits étant expressifs & variés, la Danse ne pourra manquer de l’être à son tour. La Musique bien faite, doit peindre, doit parler ; la Danse en imitant ses sons, sera l’écho qui répétera tout ce qu’elle articulera. Est-elle muette, au contraire, ne dit-elle rien au danseur ? il ne peut lui répondre, & dès-lors, tout sentiment, toute expression sont bannis de l’exécution.

Rien n’étant indifférent au génie, rien ne doit l’être au Maître de Ballets. Il ne peut se distinguer dans son Art, qu’autant qu’il s’appliquera à l’étude de ceux dont je viens de parler : exiger qu’il les posséde tous dans un degré de supériorité, qui n’est réservé qu’à ceux qui se livrent particuliérement à chacun d’eux, ce seroit demander l’impossible.

Je ne veux que des connoissances générales ; qu’une teinture de chacune des Sciences, qui par le rapport qu’elles ont entr’elles, peuvent concourir à l’embellissement & à la gloire de la nôtre.

Tous les Arts se tiennent par la main, & sont l’image d’une famille nombreuse qui cherche à s’illustrer. L’utilité dont ils sont à la Société, excite leur émulation ; la gloire est leur but ; ils se prêtent mutuellement des secours pour y atteindre. Chacun d’eux prend des routes opposées, comme chacun d’eux a des principes différents ; mais on y trouve cependant certains traits frappants, certain air de ressemblance, qui annonce leur union intime & le besoin qu’ils ont les uns des autres pour s’élever, pour s’embellir, & pour se perpétuer.

De ce rapport des Arts, de cette harmonie qui regne entr’eux, il faut conclure, Monsieur, que le Maître de Ballets, dont les connoissances seront le plus étendues, & qui aura le plus de génie & d’imagination, sera celui qui mettra le plus de feu, de vérité, d’esprit & d’intérêt dans ses compositions.

Je suis, &c.