(1760) Lettres sur la danse et sur les ballets (1re éd.) [graphies originales] « LETTRES SUR LA DANSE. — LETTRE VII. » pp. 110-128
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(1760) Lettres sur la danse et sur les ballets (1re éd.) [graphies originales] « LETTRES SUR LA DANSE. — LETTRE VII. » pp. 110-128

LETTRE VII.

Que dites-vous, Monsieur, de tous les titres dont on décore tous les jours ces mauvais divertissements destinés en quelque façon à l’ennui, & que suivent toujours le froid & la mélancolie ; on les nomme tous Ballets Pantomimes, quoique dans le fond, ils ne disent rien. La plupart des Danseurs ou des Compositeurs devroient adopter l’usage que les Peintres suivoient dans les siecles d’ignorance ; ils substituoient à la place du masque des rouleaux de papier qui sortoient de la bouche des personnages, & sur ces rouleaux l’action, l’expression & la situation que chacun d’eux devoit rendre étoient écrites. Cette précaution utile qui mettoit le Spectateur au fait de l’idée & de l’exécution imparfaite du Peintre, l’instruiroit aujourd’hui de la signification des mouvements méchaniques & indéterminés de nos Pantomimes. Le dialogue spirituel des pas de deux ; les réflexions agréables des entrées seuls, & les conversations raisonnées des Figurants & des Figurantes de nos jours seroient bientôt expliqués. Un bouquet, un rateau, une cage, une vielle, ou une guittare ; voilà à peu près ce qui fournit l’intrigue de nos superbes Ballets ; voilà les sujets grands & vastes qui naissent des efforts de l’imagination de nos Compositeurs. Avouez, Monsieur, qu’il faut avoir un talent bien éminent & bien supérieur pour les traiter avec quelque distinction. Un petit pas tricoté mal adroitement sur le coup de pied, sert d’exposition, de nœud & de dénouement à ces chefs-d’œuvres ; cela veut dire, voulez-vous danser avec moi ? & l’on danse ; ce sont là les drames ingénieux dont on nous repaît ; c’est ce qu’on nomme des Ballets d’invention, de la Danse Pantomime ; mais laissons-en ramper paisiblement les Auteurs ; les ailes sont des ornements étrangers & des instruments inutiles pour quiconque ne peut devoir son éclat à lui-même, & se voit forcé comme les vers luisants à l’emprunter des ténebres & de l’obscurité.

Fossan, le plus agréable & le plus spirituel de tous les Danseurs comiques, a fait tourner la tête aux éleves de Terpsichore ; tous ont voulu le copier, même sans l’avoir vu. On a sacrifié le beau genre au trivial ; on a secoué le joug des principes ; on a dédaigné & rejetté toutes les regles ; on s’est livré à des sauts, à des tours de force ; on a cessé de danser, & l’on s’est cru Pantomime, comme si l’on pouvoit être déclaré tel, lorsqu’on manque totalement par l’expression ; lorsqu’on ne peint rien ; lorsque la Danse est totalement défigurée par des charges grossieres ; lorsqu’elle se borne à des contorsions hideuses ; lorsque le masque grimace à contre-sens, enfin lorsque l’action qui devoit être accompagnée & soutenue par la grace est une suite d’efforts répétés, d’autant plus désagréables pour le Spectateur qu’il souffre lui-même du travail pénible & forcé de l’exécutant. Tel est cependant, Monsieur, le genre dont le Théatre est en possession ; & il faut convenir que nous sommes riches en sujets de cette espece. Cette fureur d’imiter ce qui n’est pas imitable, fait & fera la perte d’un nombre infini de Danseurs & de Maîtres de Ballets. La parfaite imitation, demande que l’on ait en soi le même goût, les mêmes dispositions, la même conformation, la même intelligence, & les mêmes organes de l’original que l’on se propose d’imiter ; or comme il est rare de trouver deux êtres également ressemblants en tout, il est aussi rare de trouver deux hommes dont les talents, le genre & la maniere soient exactement semblables. Le mêlange que les Danseurs ont fait de la cabriole avec la belle Danse a altéré son caractere & dégradé sa noblesse ; c’est un alliage qui diminue sa valeur & qui s’oppose, ainsi que je le prouverai dans la suite, à l’expression vive & à l’action animée qu’elle pourroit avoir, si elle se dégageoit de toutes les inutilités qu’elle met au nombre de ses perfections. Ce n’est pas d’aujourd’hui que l’on donne le titre de Ballet à des Danses figurées que l’on ne devroit appeller que du nom de divertissement ; on prodigua jadis ce titre à toutes les fêtes éclatantes qui se donnerent dans les différentes Cours de l’Europe. L’examen que j’ai fait de toutes ces fêtes me persuade que l’on a eu tort de le leur accorder. Je n’y ai jamais vu la Danse en action ; les grands récits étoient mis en usage au défaut de l’expression des Danseurs, pour avertir le Spectateur de ce qu’on alloit représenter ; preuve très-claire & très-convaincante de leur ignorance, ainsi que du silence & de l’inefficacité de leurs mouvements. Dès le troisieme siecle on commençoit à s’appercevoir de la monotonie de cet Art, & de la négligence des Artistes ; St. Augustin lui-même, en parlant des Ballets, dit qu’on étoit obligé de placer sur le bord de la Scene un homme qui expliquoit à haute voix l’action qu’on alloit peindre. Sous le regne de Louis XIV, les récits, les dialogues & les monologues ne servoient-ils pas également d’interpretes à la Danse ? Elle ne faisoit que bégayer. Ses sons foibles & inarticulés avoient besoin d’être soutenus par la Musique & d’être expliqués par la Poésie, ce qui équivaut sans doute à l’espece de Héros d’Armes du Théatre, au Crieur public dont je viens de vous parler. Il est en vérité bien étonnant, Monsieur, que l’époque glorieuse du triomphe des beaux Arts, de l’émulation & des progrès des Artistes, n’ait point été celle d’une révolution dans la Danse & dans les Ballets ; & que nos Maîtres, non moins encouragés & non moins excités alors par les succès qu’ils pouvoient se promettre dans un siecle où tout sembloit élever & seconder le génie, soient demeurés dans la langueur & dans une honteuse médiocrité. Vous savez que le langage de la Peinture, de la Poésie & de la Sculpture, étoit déjà celui de l’éloquence & de l’énergie. La Musique, quoiqu’encore au berceau, commençoit à s’exprimer avec noblesse ; cependant la Danse étoit sans vie, sans caractere & sans action. Si le Ballet est le frere aîné des autres Arts, ce n’est qu’autant qu’il en réunira les perfections ; mais on ne sauroit lui déférer ce titre glorieux dans l’état pitoyable où il se trouve, & convenez avec moi, Monsieur, que ce frere aîné fait pour plaire, est un sujet déplorable, sans goût, sans esprit, sans imagination, & qui mérite à tous égards l’indifférence & le mépris de ses sœurs.

Nous connoissons parfaitement le nom des hommes illustres qui se sont distingués alors, nous n’ignorons pas même ceux des Sauteurs, qui brilloient par leur souplesse & leur agilité, & nous n’avons qu’une idée très-imparfaite du nom de ceux qui composoient les Ballets ; quelle sera donc celle que nous nous formerons de leurs talents ? Je considere toutes les productions de ce genre dans les différentes Cours de l’Europe, comme des ombres incomplettes de ce qu’elles sont aujourd’hui & de ce qu’elles pourront être un jour ; j’imagine que c’est à tort que l’on a donné ce nom à des Spectacles somptueux, à des Fêtes éclatantes qui réunissoient tout à la fois la magnificence des décorations, le merveilleux des machines, la richesse des vêtements, la pompe du costume, les charmes de la Poésie, de la Musique & de la Déclamation, le séduisant des voix, le brillant de l’artifice & de l’illumination, l’agrément de la Danse & des Ballets, l’amusement des Sauts périlleux & des tours de force : toutes ces parties détachées forment autant de Spectacles différents ; ces mêmes parties réunies en composent un digne des plus grands Rois. Ces Fêtes étoient d’autant plus agréables qu’elles étoient diversifiées ; que chaque Spectateur pouvoit y savourer ce qui étoit relatif à son goût & à son génie ; mais je ne vois pas dans tout cela ce que je dois trouver dans le Ballet. Dégagé des préjuges de mon état, & de tout enthousiasme, je considere ce Spectacle compliqué comme celui de la variété & de la magnificence, ou comme la réunion intime des Arts aimables ; ils y tiennent tous un rang égal ; ils ont dans les Programmes les mêmes prétentions ; je ne conçois pas néanmoins comment la Danse peut donner un titre à ces divertissements, puisqu’elle n’y est point en action, qu’elle n’y dit rien, & qu’elle n’a nulle transcendance sur les autres Arts qui concourent unanimement & de concert aux charmes, à l’élégance & au merveilleux de ses représentations.

Le Ballet est, suivant Plutarque, une conversation muette, une peinture parlante & animée qui exprime par les mouvements, les figures & les gestes. Ces figures sont sans nombre, dit cet Auteur, parce qu’il y a une infinité de choses que le Ballet peut exprimer. Phrynicus, l’un des plus anciens Auteurs tragiques, dit que le Ballet lui fournissoit autant de traits & de figures différentes que la Mer a de flots aux grandes marées d’hiver.

Conséquemment un Ballet bien fait peut se passer aisément du secours des paroles ; j’ai même remarqué qu’elles refroidissoient l’action, qu’elles affoiblissoient l’intérêt. Je ne fais aucun cas d’un sujet Pantomime qui pour se faire entendre, a recours au récit ou au dialogue. Tout Ballet qui dénué d’intrigue, d’action vive & d’intérêt, ne me déploie que les beautés méchaniques de l’Art, & qui décoré d’un titre ne m’offre rien d’intelligible, ressemble à ces Portraits & à ces Tableaux que les premiers Peintres firent, au bas desquels ils étoient obligés d’écrire le nom des personnages qu’ils avoient voulu peindre, & l’action qu’ils devoient représenter ; tant l’imitation étoit imparfaite, le sentiment foiblement exprimé, la passion mal rendue, le dessein peu correct, & le coloris peu vraisemblable. Lorsque les Danseurs animés par le sentiment, se transformeront sous mille formes différentes avec les traits variés des passions ; lorsqu’ils seront des prothées, & que leur physionomie & leurs regards traceront tous les mouvements de leur ame ; lorsque leurs bras sortiront de ce chemin étroit que l’école leur a prescrit ; & que parcourant avec autant de grace que de vérité un espace plus considérable, ils décriront par des positions justes les mouvements successifs des passions ; lorsqu’enfin ils associeront l’esprit & le génie à leur Art ; ils se distingueront ; les récits dès-lors deviendront inutiles ; tout parlera, chaque mouvement dictera une phrase ; chaque attitude peindra une situation ; chaque geste dévoilera une pensée ; chaque regard annoncera un nouveau sentiment ; tout sera séduisant parce que tout sera vrai, & que l’imitation sera prise dans la nature.

Si je refuse le titre de Ballet à toutes ces Fêtes ; si la plupart des Danses de l’Opéra, quelques agréables qu’elles me paroissent, ne se présentent pas à mes yeux avec les traits distingués du Ballet, c’est moins la faute du célebre Maître qui les compose, que celle des Poëtes.

Le Ballet, dans quelque genre qu’il soit, doit avoir, suivant Aristote, ainsi que la Poésie deux parties différentes qu’il nomme partie de qualité & partie de quantité. Il n’y a rien de sensible qui n’ait sa matiere, sa forme & sa figure ; conséquemment le Ballet cesse d’exister s’il ne renferme ces parties essentielles qui caractérisent, & qui désignent tous les êtres tant animés qu’inanimés. Sa matiere est le sujet que l’on veut représenter ; sa forme est le tour ingénieux qu’on lui donne ; & sa figure se prend des différentes parties qui le composent : la forme constitue donc les parties de qualité, & l’étendue, celles de quantité ; voilà, comme vous voyez, les Ballets subordonnés en quelque sorte aux regles de la Poésie ; cependant ils différent des Tragédies & des Comédies en ce qu’ils ne sont point assujettis à l’unité de lieu, à l’unité de temps & à l’unité d’action ; mais ils exigent absolument une unité de dessein, afin que toutes les Scenes se rapprochent & aboutissent au même but. Le Ballet est donc le frere du Poëme ; il ne peut souffrir la contrainte des regles étroites du Drame ; ces entraves que le génie s’impose, qui retrecissent l’esprit, qui resserrent l’imagination, anéantiroient totalement la composition du Ballet, & le priveroient de cette variété qui en est le charme.

Il seroit avantageux, Monsieur, aux Auteurs de secouer le joug & de quitter la gêne, si toutefois ils avoient la sagesse de ne pas abuser de la liberté, & d’éviter les pieges qu’elle tend à l’imagination ; pieges dangereux dont les Poëtes Anglois les plus célebres n’ont pas eu la force de se garantir. Cette difference du poëme au Drame ne conclut rien contre ce que je vous ai dit dans mes autres Lettres ; puisque ces deux genres de Poésie doivent également avoir une exposition, un nœud & un dénouement.

En rapprochant toutes mes idées ; en réunissant ce que les Anciens ont dit des Ballets ; en ouvrant les yeux sur mon Art ; en examinant ses difficultés ; en considérant ce qu’il fut jadis, ce qu’il est aujourd’hui & ce qu’il peut être si l’esprit vient à son aide, je ne puis m’aveugler au point de convenir que la Danse sans action, sans regle, sans esprit & sans intérêt, forme un Ballet ou un Poëme en Danse. Dire qu’il n’y a point de Ballets à l’Opéra, seroit une fausseté. L’Acte des Fleurs ; l’Acte d’Eglé dans les Talents Lyriques ; le Prologue des Fêtes Grecques & Romaines ; l’Acte Turc de l’Europe galante ; un Acte entr’autres de Castor & Pollux, & quantité d’autres, où la danse est, ou peut être mise en action avec facilité & sans effort de génie de la part du Compositeur, m’offrent véritablement des Ballets agréables & très-intéressants ; mais les Danses figurées qui ne disent rien ; qui ne présentent aucun sujet ; qui ne portent aucun caractere ; qui ne me tracent point une intrigue suivie & raisonnée ; qui ne font point partie du Drame & qui tombent, pour ainsi parler, des nues, ne sont à mon sens, comme je l’ai déjà dit, que de simples divertissements de Danse, & qui ne me déploient que les mouvements compassés des difficultés méchaniques de l’Art. Tout cela n’est que de la matiere, c’est de l’or pur, si vous voulez, mais dont la valeur sera toujours bornée, si l’esprit ne le met pas en œuvre & ne lui prête mille formes nouvelles. La main habile d’un Artiste célebre peut attacher un prix inestimable aux choses les plus viles, & donner d’un trait hardi à l’argile la moins précieuse le sceau de l’immortalité.

Concluons, Monsieur, qu’il est véritablement peu de Ballets raisonnés ; que la Danse est une belle statue agréablement dessinée ; qu’elle brille également par les contours, les positions gracieuses, la noblesse de ses attitudes ; mais qu’il lui manque une ame. Les connoisseurs la regardent avec les mêmes yeux que Pigmalion lorsqu’il contemploit son Ouvrage ; ils font les mêmes vœux que lui, & ils desirent ardemment que le sentiment l’anime, que le génie l’éclaire, & que l’esprit lui enseigne à s’exprimer.

Je suis, &c.