(1760) Lettres sur la danse et sur les ballets (1re éd.) [graphies originales] « LETTRES SUR LA DANSE. — LETTRE XIV. » pp. 396-434
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(1760) Lettres sur la danse et sur les ballets (1re éd.) [graphies originales] « LETTRES SUR LA DANSE. — LETTRE XIV. » pp. 396-434

LETTRE XIV.

Vous exigez de moi, Monsieur, que je vous entretienne de mes Ballets ; c’est avec peine que je cede à vos instances. Toutes les descriptions qu’on peut faire de ces sortes d’ouvrages ont ordinairement deux défauts ; elles sont au-dessous de l’original lorsqu’il est passable, ou au-dessus lorsqu’il est médiocre.

On ne peut ni juger d’un Cabinet de peinture par le Catalogue des Tableaux qu’il renferme, ni décider du prix d’un ouvrage de littérature, par la préface ou par le Prospectus. Il en est de même des Ballets ; il faut nécessairement les voir, & les voir plusieurs fois. Un homme d’esprit fera d’excellents Programmes & fournira à un Peintre les plus grandes idées ; mais le mérite consiste dans la distribution & dans l’exécution. Qu’on ouvre le Tasse, l’Arioste & quantité d’Auteurs du même genre, on y puisera des Sujets admirables à la lecture ; rien ne coûtera sur le papier ; les idées se multiplieront ; tout sera facile & quelques mots arrangés avec Art présenteront à l’imagination une foule de choses agréables ; mais qui ne seront plus telles, dès que l’on essaiera de leur donner une forme réelle ; & c’est alors que l’Artiste connoîtra l’immensité de la distance du projet à l’exécution.

Je vais satisfaire néanmoins, Monsieur, votre curiosité, dans la persuasion où je suis que vous ne me jugerez pas sur l’esquisse mal crayonnée de quelques Ballets reçus par le Public avec des applaudissements qui ne m’ont point fait oublier que son indulgence fut toujours fort au dessus de mes talents.

Je suis très-éloigné de prétendre que mes productions soient des chefs-d’œuvres ; des suffrages flatteurs pourroient me persuader qu’elles ont quelque mérite, mais je suis encore plus convaincu qu’elles ne sont pas sans défaut. Quoi qu’il en soit, & ce peu de mérite & ces défauts m’appartiennent entiérement. Jamais je n’ai eu sous les yeux ces modeles excellents qui ravissent & qui inspirent. Si j’eusse été à portée de voir, peut-être aurois-je pu saisir. J’aurois du moins étudié l’art d’ajuster & d’accomoder à mes traits les agréments des autres, & je me serois efforcé de me les rendre propres, où du moins de m’en parer sans en devenir ridicule. Cette privation d’objets instructifs a cependant excité en moi une émulation vive dont je n’aurois pas été peut-être animé, si j’avois eu la facilité de n’être qu’un imitateur froid & servile. La nature est le seul modele que j’ai envisagé & que je me suis proposé de suivre. Si mon imagination m’égare quelquefois, le goût ou si l’on veut, une sorte d’instinct m’éclairent sur mes écarts & me rappellent au vrai. Je proscris tout ce qui ne me séduit pas au premier coup d’œil ; je détruis sans regret ce que j’ai créé avec le plus de peine, & mes ouvrages ne m’attachent que lorsqu’ils m’affectent véritablement. Il n’en est point, Monsieur, qui me fatiguent autant que la composition des Ballets de certains Opéra. Les Passepieds & les Menuets me tuent ; la monotonie de la Musique m’engourdit & je deviens aussi pauvre qu’elle, car elle substitue, pour ainsi dire, en moi la stérilité à l’abondance. Une Musique au contraire expressive, harmonieuse & variée, telle que celle sur laquelle j’ai travaillé9 depuis quelque temps me suggere mille idées & mille traits ; elle me transporte, elle m’éleve, elle m’enflamme, & je dois aux différentes impressions qu’elle m’a fait éprouver & qui ont passé jusques dans mon ame ; l’accord, l’ensemble, le saillant, le neuf, le feu & cette multitude de caracteres frappants & singuliers que des Juges impartiaux ont cru pouvoir remarquer dans mes Ballets ; effets naturels de la Musique sur la Danse, & de la Danse sur la Musique, lorsque les deux Artistes se concilient, & lorsque leurs Arts se marient, se réunissent & se prêtent mutuellement des charmes pour séduire & pour plaire.

Il seroit inutile sans doute de vous entretenir des Métamorphoses Chinoises, des Réjouissances Flamandes, de la Mariée de Village, des Fêtes de Vauxhall, des Recrues Prussiennes, du Bal paré & d’un nombre infini & & peut-être trop grand de Ballets comiques presque dénués d’intrigue, destinés uniquement à l’amusement des yeux, & dont tout le mérite consiste dans la nouveauté des formes, dans la variété & dans le brillant des figures. Je ne me propose point aussi de vous parler de ceux que j’ai cru devoir traiter dans le grand, tels que les Ballets que j’ai intitulé, la Mort d’Ajax, le Jugement de Pâris, la Descente d’Orphée aux Enfers, Renaud, & Armide, &c. Et je me tairai même encore sur ceux de la Fontaine de Jouvence, & des Caprices de Galathée.10 Persuadé des bontés dont vous m’honorez & de l’intérêt que vous daignez prendre à tout ce qui me touche, je pense, Monsieur, que la description des ouvrages qui me doivent entiérement le jour & que vous pouvez regarder comme le fruit unique de mon imagination, vous plaira d’avantage ; & je commence par celui de la Toilette de Vénus, ou des Ruses de l’Amour, Ballet héroï-pantomime.

Le Théatre représente un Sallon voluptueux ; Vénus est à sa toilette & dans le déshabillé le plus galant ; les Jeux & les Plaisirs lui présentent à l’envi tout ce qui peut servir à sa parure ; les Graces arrangent ses cheveux ; l’Amour lace un de ses brodequins ; de jeunes Nymphes sont occupées, les unes à composer des guirlandes, les autres à arranger un casque pour l’Amour ; celles-ci à placer des fleurs sur l’habit & sur la mante qui doit servir d’ornement à sa mere. La toilette finie, Vénus se retourne du côté de son fils, elle semble le consulter ; le petit Dieu applaudit à sa beauté, il se jette avec transport dans ses bras, & cette premiere Scene offre ce que la volupté, la coquetterie & les graces ont de plus séduisant.

La seconde est uniquement employée à l’habillement de Vénus. Les Graces se chargent de son ajustement ; une partie des Nymphes s’occupe à ranger la toilette, pendant que les autres apportent aux Graces les ajustements nécessaires ; les Jeux & les Plaisirs non moins empressés à servir la Déesse tiennent, ceux-ci la boîte à rouge, ceux-là la boîte à mouches, le bouquet, le collier, les brasselets, &c. L’Amour dans une attitude élégante se saisit du miroir & voltige ainsi continuellement autour des Nymphes, qui pour se venger de sa légéreté lui arrachent son carquois & son bandeau ; il les poursuit, mais il est arrêté dans sa course par trois de ces mêmes Nymphes qui lui présentent son casque & un miroir ; il se couvre, il se mire, il vole dans les bras de sa mere & il médite en soupirant le dessein de se venger de l’espece d’offense qui lui a été faite : il supplie, il presse Vénus de l’aider dans son entreprise, en disposant leur ame à la tendresse par la peinture de tout ce que la volupté offre de plus touchant. Vénus alors déploie toutes ses graces ; ses mouvements, ses attitudes, ses regards sont l’image des plaisirs de l’Amour même. Les Nymphes vivement émues s’efforcent de l’imiter & de saisir toutes les nuances qu’elle emploie pour les séduire. L’amour témoin de l’impression profite de l’instant ; il leur porte le dernier coup & dans une entrée générale, il leur fait peindre toutes les passions qu’il inspire. Leur trouble accroit & augmente sans cesse ; de la tendresse elles passent à la jalousie, de la jalousie à la fureur, de la fureur à l’abattement, de l’abattement à l’inconstance, elles éprouvent en un mot, successivement tous les sentiments divers dont l’ame peut être agitée & il les rappelle toujours à celui du bonheur. Ce Dieu satisfait & content de sa Victoire cherche à se séparer d’elles ; il les fuit, elles le suivent avec ardeur ; mais il s’échappe & disparoît ainsi que sa mere & les graces ; & les Nymphes courent & volent après le plaisir qui les fuit.

Cette Scene, Monsieur, perd tout à la lecture ; vous ne voyez ni la Déesse, ni le Dieu, ni leur suite. Vous ne distinguez rien, & dans l’impossibilité où je suis de rendre ce que les traits, la physionomie, les regards & les mouvements des Nymphes exprimoient si bien, vous n’avez & je ne vous donne ici que l’idée la plus imparfaite & la plus foible de l’action la plus vive & la plus variée.

Celle qui la suit, lie l’intrigue. L’Amour paroît seul ; d’un geste & d’un regard il anime la nature. Les lieux changent ; ils représentent une forêt vaste & sombre ; les Nymphes qui n’ont point perdu le Dieu de vue entrent précipitamment sur la Scene ; mais quelle est leur crainte ! Elles ne voient ni Vénus, ni les Graces ; l’obscurité de la forêt, le silence qui y regne les glacent d’effroi. Elles reculent en tremblant, l’Amour aussitôt les rassure, il les invite à le suivre ; les Nymphes s’abandonnent à lui ; il semble les défier par une course légere. Elles courent après lui ; mais à la faveur de plusieurs feintes il leur échappe toujours, & dans l’instant où il paroît être dans l’embarras le plus grand & où les Nymphes croient de l’arrêter, il fuit comme un trait & il est remplacé avec promptitude par douze Faunes. Ce changement subit & imprévu fait un effet d’autant plus grand que rien n’est aussi frappant que le contraste qui résulte de la situation des Nymphes & des Faunes. Les Nymphes offrent l’image de la crainte & de l’innocence ; les Faunes celle de la force & de la férocité. Les attitudes de ceux-ci sont pleines de fierté & de vigueur ; les positions de celles-la n’expriment que la frayeur qu’inspire le danger. Les Faunes poursuivent les Nymphes qui fuyent devant eux, mais ils s’en saisissent bientôt ; quelques-unes d’entr’elles profitant cependant d’un instant de mésintelligence que l’ardeur de vaincre a jetté parmi eux, prennent la fuite & leur échappent ; il n’en reste que six aux douze Faunes ; alors ils s’en disputent la conquête ; nul d’entr’eux ne veut consentir au partage, & la fureur succédant bientôt à la jalousie, ils luttent & combattent. Celles-ci tremblantes & effrayées passent à chaque instant des mains des uns dans les mains des autres, car ils sont tour-à-tour vainqueurs & vaincus. Cependant au moment où les combattants paroissent n’être occupés que de la défaite de leurs rivaux, elles tentent de s’échapper. Six Faunes s’élancent après elles & ne peuvent les arrêter, parce qu’ils sont eux-mêmes retenus par leurs adversaires qui les poursuivent. Leur colere s’irrite alors de plus en plus. Chacun court aux arbres de la forêt ; ils en arrachent des branches avec fureur & ils se portent de part & d’autre des coups terribles. Leur adresse à les parer étant égale, ils jettent loin d’eux ces inutiles instruments de leur vengeance & de leur rage, & s’élançant avec impétuosité les uns sur les autres, ils luttent avec un acharnement qui tient du délire & du désespoir ; ils se saisissent, se terrassent, s’enlevent de terre, se serrent, s’étouffent, se pressent & se frappent, & ce combat n’offre pas un seul instant qui ne soit un tableau. Six de ces Faunes sont enfin victorieux ; ils foulent d’un pied leurs ennemis terrassés & levent le bras pour leur porter le dernier coup, lorsque six Nymphes conduites par l’Amour les arrêtent & leur présentent une couronne de fleurs. Leurs compagnes sensibles à la honte & à l’abattement des vaincus laissent tomber à leurs pieds celles qu’elles leur destinoient ; ceux-ci dans une attitude qui peint ce que la douleur & l’accablement ont de plus affreux sont immobiles ; leur tête est abattue, leurs yeux sont fixés sur la terre. Vénus & les Graces touchées de leurs peines engagent l’Amour à leur être propice ; ce Dieu voltige autour d’eux & d’un souffle léger, il les ranime & les rappelle à la vie ; on les voit lever insensiblement des bras mourants, & invoquer le fils de Vénus qui par ses attitudes & ses regards, leur donne, pour ainsi-dire, une nouvelle existence. A peine en jouissent-ils qu’ils apperçoivent leurs ennemis occupés de leur bonheur & folâtrant avec les Nymphes ; un nouveau dépit s’empare d’eux ; leurs yeux étincellent de feu ; ils les attaquent, les combattent & en triomphent à leur tour ; peu contents de cette victoire s’ils n’en emportent des trophées, il leur enlevent & leur arrachent les couronnes de fleurs dont ils se glorifioient ; mais par un charme de l’Amour ces couronnes se partagent en deux : cet événement rétablit parmi eux la paix & la tranquillité ; les nouveaux vainqueurs & les nouveaux vaincus reçoivent également le prix de la victoire ; les Nymphes présentent la main à ceux qui viennent de succomber, & l’Amour unit enfin les Nymphes aux Faunes. Là le Ballet Symmétrique commence ; les beautés méchaniques de l’Art se déploient sur une grande Chaconne, dans laquelle l’Amour, Vénus, les Graces, les jeux, & les plaisirs dansent les principaux morceaux. Ici je pouvois craindre le ralentissement de l’action, mais j’ai saisi l’instant où Vénus ayant enchaîné l’Amour avec des fleurs, le mene en laisse pour l’empêcher de suivre une des Graces à laquelle il s’attache, & pendant ce pas plein d’expression, les plaisirs & les jeux entraînent les Nymphes dans la forêt. Les Faunes les suivent avec empressement, & pour sauver les bienséances, & ne pas rendre trop sensibles les remarques que l’Amour fait faire à sa mere sur cette disparition, je fais rentrer un instant après ces mêmes Nymphes & ces mêmes Faunes. L’expression de celle-ci, l’air satisfait de ceux-là peignent avec des couleurs ménagées dans un passage bien exprimé de la Chaconne, les tableaux de la volupté coloriés par le sentiment & la décence.

Ce Ballet, Monsieur, est d’une action chaude & toujours générale. Il a fait, & je puis m’en glorifier, une sensation que la Danse n’avoit pas produite jusqu’alors. Ce succès m’a engagé à abandonner le genre auquel je m’étois attaché, moins, je l’avoue, par goût & par connoissance que par habitude. Je me suis livré dès cet instant à la Danse expressive & en action ; je me suis attaché à peindre dans une maniere plus grande & moins léchée, & j’ai senti que je m’étois trompé grossiérement en imaginant que la Danse n’étoit faite que pour les yeux, & que cet organe étoit la barriere où se bornoit sa puissance & son étendue. Persuadé qu’elle peut aller plus loin, & qu’elle a des droits incontestables sur le cœur & sur l’ame, je m’efforcerai désormais de la faire jouir de tous ses avantages.

Les Faunes étoient sans tonnelets, & les Nymphes, Vénus & les Graces sans paniers. J’avois proscrit les masques qui se seroient opposés à toute expression ; la méthode de M. Garrick m’a été d’un grand secours : on lisoit dans les yeux & sur la physionomie de mes Faunes tous les mouvements des passions qui les agitoient. Une lassure & une espece de chaussure imitant de l’écorce d’arbre m’avoient semblé préférables à des escarpins ; point de bas ni de gands blancs, j’en avois assorti la couleur à la teinte de la carnation de ces habitants des forêts ; une simple draperie de peau de tigre couvroit une partie de leur corps, tout le reste paroissoit nu ; & pour que le costume n’eût pas un air trop dur & ne contrastât pas trop avec l’habillement élégant des Nymphes, j’avois fait jetter sur les bords des draperies une guirlande de feuillage mêlée de fleurs.

J’avois encore imaginé des silences dans la Musique, & ces silences produisoient l’effet le plus flatteur ; l’oreille du Spectateur cessant tout d’un coup d’être frappée par l’harmonie, son œil embrassoit avec plus d’attention tous les détails des tableaux, la position & le dessein des grouppes, l’expression des têtes & les différentes parties de l’ensemble ; rien n’échappoit à ses regards ; cette suspension dans la Musique & dans les mouvements du corps répand un calme & un beau jour ; elle fait sortir avec plus de feu les morceaux qui la suivent ; ce sont des ombres qui ménagées avec Art & distribuées avec goût, donnent un nouveau prix & une valeur réelle à toutes les parties de la composition ; mais le talent consiste à les employer avec économie. Elles deviendroient aussi funestes à la Danse qu’elles le sont quelquefois à la Peinture, lorsqu’on en abuse.

Passons aux Fêtes ou aux Jalousies du Serrail ; ce Ballet & celui dont je viens de vous parler ont partagé le goût du Public ; ils sont néanmoins dans un genre absolument opposé, & ne peuvent être mis en comparaison l’un & l’autre.

Le Théatre représente une des parties du Serrail ; un Péristile orné de cascades & de jets d’eau forme l’avant-Scene. Le fond du Théatre offre une colonnade circulaire en charmille ; les intervalles de cette colonnade sont couronnés de guirlandes de fleurs, & enrichis de grouppes & de jets d’eau. Le morceau le plus éloigné & qui termine la décoration, présente une cascade de plusieurs nappes qui se perd dans un bassin, & qui laisse découvrir derriere elle un paysage & un lointain. Les femmes du Serrail sont placées sur de riches sofas & sur des carreaux ; elles s’occupent à différents ouvrages en usage chez les Turcs.

Des Eunuques blancs & des Eunuques noirs superbement habillés, paroissent & présentent aux Sultanes le sorbet, le café ; d’autres s’empressent de leur offrir des fleurs, des fruits & des parfums. Une d’entr’elles plus occupée d’elle-même que ses compagnes, refuse tout pour avoir un miroir ; un esclave lui en présente un. Elle se mire, elle s’examine avec complaisance, elle arrange ses gestes, ses attitudes & sa démarche. Ses compagnes jalouses de ses graces cherchent à imiter tous ses mouvements, & de là naissent plusieurs entrées tant générales que particulieres, qui ne peignent que la volupté & le desir ardent que toutes ont également de plaire à leur maître.

Aux charmes d’une Musique tendre & du murmure des eaux, succede un air fier & marqué dansé par des Muets, par des Eunuques noirs & des Eunuques blancs qui annoncent l’arrivée du Grand Seigneur.

Il entre avec précipitation suivi de l’Aga, d’une foule de Janissaires, de plusieurs Bostangis & de quatre Nains. Dans cet instant les Eunuques & les Muets tombent à genoux ; toutes les femmes s’inclinent, & les Nains lui offrent dans des corbeilles des fleurs & des fruits. Il choisit un bouquet, & il ordonne par un seul geste à tous les esclaves de disparoître.

Le Grand Seigneur seul au milieu de ses femmes semble indéterminé sur le choix qu’il doit faire ; il se promene autour d’elles avec cet air indécis que donne la multiplicité des objets aimables. Toutes ces femmes s’efforcent de captiver son cœur, mais Zaïre & Zaïde semblent devoir obtenir la préférence. Il présente le bouquet à Zaïde, & dans l’instant qu’elle l’accepte un regard de Zaïre suspend son choix : il l’examine ; il promene de nouveau ses regards ; il revient ensuite à Zaïde, mais un sourire enchanteur de Zaïre le décide entiérement. Il lui donne le bouquet, elle l’accepte avec transport. Les autres Sultanes peignent par leurs attitudes le dépit & la jalousie ; Zaïre jouit malignement de la confusion de ses compagnes & de l’abattement de sa rivale. Le Sultan s’appercevant de l’impression que son choix vient de faire sur l’esprit des femmes du Serrail, & voulant ajouter au triomphe de Zaïre, ordonne à Fatime, à Zima & à Zaïde d’attacher à la Sultane favorite le bouquet dont il l’a décorée. Elles obéissent à regret, & malgré l’empressement avec lequel elles semblent se rendre aux ordres du Sultan, elles laissent échapper des mouvements de dépit & de désespoir qu’elles étouffent en apparence, lorsqu’elles rencontrent les yeux de leur Maître.

Le Sultan danse un pas de deux voluptueux avec Zaïre & se retire avec elle.

Zaïde à qui le Grand Seigneur avoit feint de présenter le bouquet, confuse & désespérée, se livre dans une entrée-seul à la rage & au dépit le plus affreux. Elle tire son poignard, elle veut s’arracher la vie, mais ses compagnes arrêtent son bras & se hâtent de la détourner de ce dessein barbare.

Zaïde est prête à se rendre lorsque Zaïre reparoît avec fierté ; sa présence rappelle sa rivale à toute sa fureur ; celle-ci s’élance avec précipitation sur elle pour lui porter le coup qu’elle se destinoit ; Zaïre l’esquive adroitement, elle se saisit de ce même poignard, & leve le bras pour en frapper Zaïde. Les femmes du Serrail se partagent alors, elles accourent à l’une & à l’autre. Zaïde désarmée profite de l’instant où son ennemie a le bras arrêté, elle se jette sur le poignard que Zaïre porte à son côté pour s’en servir contre elle ; mais les Sultanes attentives à leur conservation parent le coup ; dans l’instant les Eunuques appellés par le bruit entrent dans le Serrail ; ils voient le combat engagé de façon à leur faire craindre de ne pouvoir rétablir la paix, & ils sortent précipitamment pour avertir le Sultan. Les Sultanes dans ce moment entraînent & séparent les deux rivales qui font des efforts incroyables pour se dégager ; elles y réussissent ; à peine sont-elles libres qu’elles se reprennent avec fureur. Toutes les femmes effrayées volent entr’elles pour arrêter leurs coups. Dans le moment le Sultan effrayé se présente ; le changement que produit son arrivée est un coup de Théatre frappant. Le plaisir & la tendresse succédent sur le champ à la douleur & à la rage. Zaïre loin de se plaindre montre par une générosité ordinaire aux belles ames un air de sérénité qui rassure le Sultan, & qui calme les craintes qu’il avoit de perdre l’objet de sa tendresse. Ce calme fait renaître la joie dans le Serrail, & le Grand Seigneur permet alors aux Eunuques de donner une Fête à Zaïre ; la Danse devient générale.

Dans un pas de deux, Zaïre & Zaïde se réconcilient. Le Grand Seigneur danse avec elles un pas de trois dans lequel il marque toujours une préférence décidée pour Zaïre.

Cette Fête est terminée par une Contre-danse noble. La derniere figure offre un grouppe posé sur un trône élevé sur des gradins ; il est composé des femmes du Serrail & du Grand Seigneur ; Zaïre & Zaïde sont assises à ses côtés. Ce grouppe est couronné par un grand Baldaquin dont les rideaux sont supportés par des esclaves. Les deux côtés du Théatre offrent un autre grouppe de Bostangis, d’Eunuques blancs, d’Eunuques noirs, de Muets, de Janissaires & de Nains prosternés aux pieds du trône du Grand Seigneur.

Voilà, Monsieur, une description bien foible d’un enchaînement de Scenes qui toutes intéressent réellement. L’instant où le Grand Seigneur se décide, celui où il emmene la Sultane favorite, le combat des femmes, le grouppe qu’elles forment à l’arrivée du Sultan, ce changement subit, cette opposition de sentiments, cet amour que toutes les femmes témoignent pour elles-mêmes & qu’elles expriment toutes différemment, sont autant de contrastes que je ne peux vous faire saisir. Je suis dans la même impuissance relativement aux Scenes simultanées que j’avois placées dans ce Ballet. La Pantomime est un trait, les grandes passions le décochent ; c’est une multitude d’éclairs qui se succédent avec rapidité ; les Tableaux qui en résultent sont de feu, ils ne durent qu’un instant, & font aussi-tôt place à d’autres. Or, Monsieur, dans un Ballet bien conçu il faut peu de dialogues & peu de moments tranquilles ; le cœur doit y être toujours agité ; ainsi comment décrire l’expression vive du sentiment & l’action animée de la Pantomime ? C’est à l’ame à peindre, c’est à la Physionomie à colorier, ce sont les yeux enfin qui doivent donner les grands coups & terminer tous les Tableaux.

L’action des Ballets dont je viens de vous parler est bien moins longue à l’exécution qu’à la lecture. Des signes extérieurs qui annoncent un sentiment deviennent froids & languissants, s’ils ne sont subitement suivis d’autres signes indicatifs de quelques nouvelles passions qui lui succédent ; encore est-il nécessaire de diviser l’action entre plusieurs personnages ; une même altération, des mêmes efforts, des mêmes mouvements, une agitation toujours continuelle fatigueroient & ennuieroient enfin & l’acteur, & le spectateur ; il importe donc d’éviter les longueurs, si l’on veut laisser à l’expression la force qu’elle doit avoir, aux gestes leur énergie, à la physionomie son ton, aux yeux leur éloquence, aux attitudes & aux positions leurs graces & leur vérité.

Le Ballet des Fêtes ou des Jalousies du Serrail, diront peut-être les critiques versés dans la lecture des Romans, péche contre le Costume & les usages des Levantins ; ils trouveront qu’il est ridicule d’introduire des Janissaires & des Bostangis dans la partie du Serrail destinée aux Femmes du Grand Seigneur, & ils objecteront encore qu’il n’y a point de Nains à Constantinople & que le Grand Seigneur ne les aime pas.

Je conviendrai de la justesse de leurs observations & de l’étendue de leurs connoissances, mais je leur répondrai que si mes idées ont choqué la vérité elles n’ont point blessé la vraisemblance, & dès-lors j’aurai eu raison de recourir à des licences nécessaires que les Auteurs les plus distingués se permettent dans des ouvrages bien plus intéressants & bien plus précieux que des Ballets.

En s’attachant exactement à peindre le caractere, les mœurs & les usages de certaines Nations, les tableaux seroient souvent d’une composition pauvre & monotone ; aussi y auroit-il de l’injustice à condamner un Peintre sur les licences ingénieuses qu’il auroit prises, si ces mêmes licences contribuoient à la perfection, à la variété & à l’élégance de ses tableaux.

Lorsque les caracteres sont soutenus ; que celui de la Nation qu’on représente n’est point altéré, & que la nature ne se perd pas sous des embellissements qui lui sont étrangers & qui la dégradent ; lorsqu’enfin l’expression du sentiment est fidelle ; que le coloris est vrai ; que le clair-obscur est ménagé avec art ; que les positions sont nobles ; que les grouppes sont ingénieux ; que les masses sont belles & que le dessein est correct, le tableau dès-lors est excellent & mérite les plus grands éloges.

Je crois, Monsieur, qu’une Fête Turque ou Chinoise ne plaîroit point à notre Nation, si on n’avoit l’art de l’embellir, & je suis persuadé que la maniere de danser de ces Peuples ne seroit point en droit de séduire ; ce costume exact & cette imitation n’offriroient qu’un spectacle très-plat & peu digne d’un Public qui n’applaudit qu’autant que les Artistes ont l’art d’associer la délicatesse & le génie aux différentes productions qu’on lui présente.

Si ceux qui m’ont critiqué sur la prétendue licence que j’avois prise d’introduire des Bostangis & des Janissaires au Serrail, avoient été témoins de l’exécution, de la distribution & de la marche de mon Ballet, ils auroient vu que ces personnages qui les ont blessé à cent lieues d’éloignement, n’entroient point dans la partie du Serrail où se tiennent les Femmes ; qu’ils ne paroissoient que dans le jardin, & que je ne les avois associés à cette Scene que pour faire cortege & pour rendre l’arrivée du Grand Seigneur plus imposante & plus majestueuse.

Au reste, Monsieur, une critique qui ne porte que sur un programme, tombe d’elle-même parce qu’elle n’est appuyée sur rien. On prononce sur le mérite d’un Peintre d’après ses tableaux & non d’après son style ; on doit prononcer de même sur celui du Maître de Ballets d’après les grouppes, les situations, les coups de Théatre, les figures ingénieuses, les formes saillantes & l’ensemble qui régnent dans son ouvrage. Juger de nos productions sans les voir, c’est croire pouvoir décider d’un objet sans lumieres.

Je suis, &c.