(1760) Lettres sur la danse et sur les ballets (1re éd.) [graphies originales] « LETTRES SUR LA DANSE. — DERNIERE LETTRE. » pp. 435-484
/ 133
(1760) Lettres sur la danse et sur les ballets (1re éd.) [graphies originales] « LETTRES SUR LA DANSE. — DERNIERE LETTRE. » pp. 435-484

DERNIERE LETTRE.

Encore deux Ballets, Monsieur, & mon objet sera rempli, car il est temps que je finisse. J’en ai dit assez pour vous persuader de toutes les difficultés d’un Art qui n’est aisé que pour ceux qui n’en saisissent que les parties superficielles & qui imaginent que l’action de s’élever de terre d’un pouce plus haut que les autres, ou l’idée de quelques moulinets ou de quelques ronds doivent leur attirer tous les suffrages. Dans quelque genre que ce soit, plus on approfondit, plus les obstacles se multiplient, & plus le but auquel on s’efforce d’atteindre paroît s’éloigner. Aussi Monsieur, le travail le plus opiniâtre n’offre-t-il aux plus grands Artistes qu’une lumiere souvent importune qui les éclaire sur leur insuffisance, tandis que l’Ignorant satisfait de lui-même au milieu des ténebres les plus épaisses, croit qu’il n’est absolument rien au-delà de ce qu’il se flatte de savoir.

Le Ballet dont je vais vous entretenir a pour titre l’Amour Corsaire, ou l’Embarquement pour Cythere. La Scene se passe sur le bord de la mer dans l’Isle de Misogyne. Quelques arbres inconnus dans nos Climats embellissent cette Isle ; d’un côté du Théatre on apperçoit un Autel antique élevé à la Divinité que les Habitants adorent ; une Statue représentant un homme qui plonge un poignard dans le sein d’une femme, est élevée au-dessus de l’Autel. Les Habitants de cette Isle sont cruels & barbares ; leur coutume est d’immoler à leur Divinité toutes les femmes jettées malheureusement pour elles sur ces côtes. Ils imposent la même loi à tous les hommes qui échappent à la fureur des flots. Le sujet de la premiere Scene, est l’admission d’un Etranger sauvé du naufrage. Cet Etranger est conduit à l’Autel sur lequel sont appuyés deux Grands Prêtres. Une partie des Habitants est rangée autour de ce même Autel, tenant dans leurs mains des massues avec lesquelles ils s’exercent, tandis que les autres Insulaires célébrent par une Danse mystérieuse l’arrivée de ce nouveau Prosélyte. Celui-ci se voit forcé de promettre solemnellement d’immoler avec le fer dont on va l’armer la premiere femme qu’un destin trop cruel portera dans cette Isle. A peine commence-t-il à proférer l’affreux serment dont il frémit lui-même, quoiqu’il fasse le vœu dans le fond de son cœur de désobéir au nouveau Dieu dont il embrasse le culte, que la cérémonie est interrompue par des cris perçants poussés à l’aspect d’une chaloupe que bat une horrible tempête, & par une Danse vive qui annonce la joie barbare que fait naître l’espoir de voir frapper quelques victimes. On apperçoit dans cette chaloupe une femme & un homme qui levent les mains vers le Ciel, & qui demandent du secours. Dorval (c’est le nom de l’Etranger) croit reconnoître à l’approche de cette chaloupe sa sœur & son ami. Il regarde attentivement ; son cœur est pénétré de plaisir & de crainte ; il les voit enfin hors de danger ; il se livre à l’excès d’une satisfaction inexprimable, mais cette satisfaction & la joie qu’elle inspire sont bientôt balancées par le souvenir du lieu terrible qu’il habite, & ce retour funeste le précipite dans l’abattement & dans la douleur la plus profonde. L’empressement qu’il a d’abord témoigné a fait prendre le change & en a imposé aux Misogyniens ; ils ont cru voir en lui du zele, & un attachement inviolable à leur Loi ; cependant Clairville & Constance (c’est le nom des deux Amants) abordent à terre ; la mort est peinte sur leur visage, leurs yeux s’ouvrent à peine, des cheveux hérissés annoncent leur effroi. Un teint pâle & mourant peint toute l’horreur du trépas qui s’est présenté mille fois à eux & qu’ils redoutent encore ; mais quelle est leur surprise, lorsqu’ils se sentent étroitement embrassés ! ils reconnoissent Dorval, ils se jettent dans ses bras, leurs yeux croient à peine ce qu’ils voient ; tous trois ne peuvent se séparer, l’excès de leur bonheur est exprimé par toutes les démonstrations de la joie la plus pure ; ils s’inondent de leurs larmes, & ces larmes sont des signes non équivoques des sentiments divers qui les agitent. Ici leur situation change. Un Sauvage présente à Dorval le poignard qui doit percer le cœur de Constance & lui ordonne de le lui plonger dans le sein. Dorval indigné d’un ordre aussi barbare saisit ce fer & veut en frapper le Misogynien, mais Constance s’échappant des bras de son Amant suspend le coup que son frere alloit porter : le Sauvage saisit cet instant, il désarme Dorval & veut percer le sein de celle qui vient de lui sauver la vie. Clairville arrête le bras du perfide, il lui arrache le poignard. Dorval & Clairville également révoltés de la férocité & de l’inhumanité des habitants de cette Isle se rangent du côté de Constance ; ils la tiennent étroitement serrée dans leurs bras ; leurs corps est un rempart qu’ils opposent à la barbarie de leurs ennemis, & leurs yeux animés & étincelants de colere semblent défier les Misogyniens. Ceux-ci furieux de cette résistance ordonnent aux Sauvages qui ont des massues, d’arracher la victime des bras de ces deux étrangers & de la traîner à l’Autel. Dorval & Clairville encouragés par le danger désarment deux de ces cruels ; ils se livrent au combat avec fureur & avec audace, & viennent à chaque instant se rallier auprès de Constance ; ils ne la perdent pas un moment de vue. Celle-ci tremblante & désolée, craignant de perdre deux objets qui lui sont également chers s’abandonne au désespoir ; les Sacrificateurs aidés de plusieurs Sauvages s’élancent sur elle & l’entraînent à l’Autel. Dans ce moment elle rappelle tout son courage, elle lutte contre eux, elle se saisit du poignard d’un des Sacrificateurs, elle l’en frappe. Délivrée pour un instant elle se jette dans les bras de son amant & de son frere ; mais elle en est arrachée cruellement. Elle s’échappe de nouveau & y revole encore ; cependant ne pouvant resister au nombre, Dorval & Clairville presque mourants & accablés sont enchaînés ; Constance est entraînée au pied de cet Autel trône de la Barbarie. Le bras se leve, le coup est prêt à tomber, lorsqu’un Dieu protecteur des amants arrête le bras du Sacrificateur, en répandant un charme sur cette Isle qui en rend tous les habitants immobiles. Cette transition des plus grands mouvements à l’immobilité produit un effet étonnant ; Constance évanouie aux pieds du Sacrificateur, Dorval & Clairville voyant à peine la lumiere, sont renversés dans les bras de quelques Sauvages.11

Le jour devient plus beau, les flots irrités s’abaissent, le calme succede à la tempête, plusieurs Tritons & plusieurs Naïades folâtrent dans les eaux ; un vaisseau richement orné paroît sur la Mer.12

Il aborde ; l’Amour fait jetter l’ancre ; il descend de son bord ; les Nymphes, les Jeux & les Plaisirs le suivent, & en attendant les ordres de ce Dieu, cette troupe légere se range en bataille. Les Misogyniens reviennent de l’extase & de l’immobilité dans laquelle l’Amour les avoit plongés. Un de ses regards rappelle à la vie Constance ; Dorval & Clairville ne doutant point alors que leur libérateur ne soit un Dieu, se prosternent à ses pieds. Les Sauvages irrités de voir leur culte profané, levent tous leurs massues pour massacrer & les adorateurs & la suite de l’enfant de Cythere ; ils tournent même leur rage & leur fureur contre lui, mais que peuvent les mortels, lorsque l’Amour commande ? un seul de ses regards suspend tous les bras armés des Misogyniens. Il ordonne que l’on renverse leur autel, que l’on brise leur infame divinité ; les Jeux & les Plaisirs obéissent à sa voix, l’autel s’ébranle sous leurs coups, la statue s’écroule & se rompt par morceaux. Un nouvel autel paroît & prend la place de celui qui vient d’être détruit, il est de marbre blanc ; des guirlandes de roses, de jasmins & de myrtes ajoutent à son élégance ; des colonnes sortent de la terre pour orner cet autel, & un baldaquin artistement enrichi & porté par un grouppe d’Amours descend des cieux ; les extrêmités en sont soutenues par des Zéphyrs qui les appuient directement sur les quatre colonnes qui entourent l’autel ; les arbres antiques de cette Isle disparoissent pour faire place aux myrtes, aux orangers & aux bosquets de roses & de jasmins.

Les Misogyniens à l’aspect de leur divinité renversée & de leur culte profané entrent en fureur ; mais l’Amour ne leur permet de faire éclater leur colere que par intervalle ; il les arrête toujours lorsqu’ils sont prêts à frapper & à se venger. Les instants du charme qui les rend immobiles, offrent une multitude de tableaux & de grouppes qui différent tous par les positions, par la distribution, par la composition, mais qui expriment également ce que la fureur a de plus affreux. Les tableaux que présentent les Nymphes, sont d’un goût & d’un coloris tout opposé. Elles ne parent les coups que les Misogyniens tentent de leur porter qu’avec des graces & des regards pleins de tendresse & de volupté. Cependant l’Amour ordonne à celles-ci de combattre & de vaincre ces Sauvages ; elles les attaquent avec les armes du sentiment ; ceux-ci ne font plus qu’une foible résistance. S’ils ont la force de lever le bras pour porter un coup, ils n’ont pas le courage de le laisser tomber ; enfin leurs massues leur échappent, elles tombent de leurs mains. Vaincus & sans défense, ils se jettent aux genoux de leurs vainqueurs, qui naturellement tendres leur accordent leur grace en les enchaînant avec des guirlandes de fleurs. L’Amour satisfait unit Clairville à Constance, les Misogyniens aux Nymphes, & donne à Dorval Zenéide, jeune Nymphe que ce Dieu a pris soin de former. Une marche de triomphe forme l’ouverture de ce Ballet, les Nymphes menent en laisse les vaincus, l’Amour ordonne des fêtes & le divertissement général commence. Ce Dieu, Clairville & Constance, Dorval & Zénéide, les Jeux & les Plaisirs dansent les principaux morceaux. La Contre-danse noble de ce Ballet se dégrade insensiblement de deux en deux & tout le monde se place successivement sur le Vaisseau. De petits gradins posés dans des sens différents & à des hauteurs diverses servent, pour ainsi dire, de piedestal à cette troupe amoureuse, & offrent un grand grouppe distribué avec élégance ; on leve l’ancre, les Zéphyrs & les soupirs des amants enflent les voiles, le vaisseau prend le large, & poussé par des vents favorables il vogue vers Cythere.13

Je vais passer actuellement au Jaloux sans Rival, Ballet Espagnol, & je vous préviens d’avance qu’il y a encore des combats & des poignards. On appelle le Misanthrope l’homme aux Rubans verds, on me nommera peut-être l’homme aux Poignards. Lorsque l’on réfléchira cependant sur l’Art Pantomime ; lorsque l’on examinera les limites étroites qui lui sont prescrites ; lorsque l’on considérera enfin son insuffisance dans tout ce qui s’appelle Dialogue tranquille, & que l’on se rappellera jusqu’à quel point il est subordonné aux regles de la Peinture, qui comme la Pantomime ne peut rendre que des instants, on ne pourra me blâmer de choisir tous ceux qui peuvent par leurs liaisons & par leurs successions remuer le cœur & affecter l’ame. Je ne sais si j’ai bien fait de m’attacher à ce genre, mais les larmes que le Public a donné à plusieurs Scenes de mes Ballets, l’émotion vive qu’ils ont causée, me persuadent que si je n’ai point encore atteint le but, du moins ai-je trouvé la route qui peut y conduire. Je ne me flatte point de pouvoir franchir la distance immense qui m’en éloigne & qui m’en sépare, ce succès n’est réservé qu’à ceux à qui le génie prête des ailes ; mais j’aurai du moins la satisfaction d’avoir ouvert la voie. Indiquer le chemin qui mene à la perfection, est un avantage qui suffit à quiconque n’a pas eu la force d’y arriver.

Fernand est amant d’Inès ; Clitandre, petit Maître François, est amant de Béatrix amie d’Inès ; voilà les Personnages sur lesquels roule toute l’intrigue. Clitandre à propos d’un coup d’Echec14 se brouille vivement avec Béatrix.

Inès cherche à raccommoder Clitandre & Béatrix ; celle-ci naturellement fiere se retire ; Clitandre désespéré la suit ; ne pouvant obtenir son pardon il revient un instant après & conjure Inès de lui être favorable ; celle-ci lui promet de s’intéresser en sa faveur, mais elle lui expose le danger qu’elle court d’être seule avec lui ; elle craint la jalousie de Fernand. Le François toujours pétulant & plus occupé de son amour que des inquiétudes d’Inès, se jette à ses genoux pour la presser de ne point oublier de parler à Béatrix ; Fernand paroît, & sans rien examiner, il s’élance avec fureur sur Clitandre ; il lui saisit la main dans l’instant qu’il baise celle d’Inès & qu’elle fait des efforts pour s’en défendre ; & sur le champ il tire un poignard pour le frapper ; mais Inès pare le coup, & Béatrix attirée par le bruit couvre de son corps celui de son amant. L’Espagnol dès cet instant interprete les sentiments d’Inès à son désavantage ; il prend sa compassion pour de la tendresse, ses craintes pour de l’amour ; excité par les images que la jalousie porte dans son cœur, il se dégage d’Inès & court sur Clitandre ; la fuite précipitée de celui-ci le sauve du danger ; mais l’Espagnol au désespoir de n’avoir pu assouvir sa rage, se retourne avec promptitude vers Inès pour lui porter le coup qu’il destinoit à son prétendu rival. Il veut la frapper, mais le mouvement qu’elle fait pour voler au devant du bras qui la menace, arrête le transport du jaloux & lui fait tomber le fer de la main. Un geste d’Inès semble reprocher à son amant son injustice. Désespérée de survivre au soupçon qu’il a conçu de son infidélité, elle tombe sur un fauteuil ; Fernand toujours jaloux, mais honteux de sa barbarie se jette sur un autre siege. Les deux amants offrent l’image du désespoir & de l’amour en courroux. Leurs yeux se cherchent & s’évitent, s’enflamment & s’attendrissent ; Inès tire une lettre de son sein ; Fernand l’imite ; chacun y lit les sentiments de l’amour le plus tendre, mais tous deux se croyant trompés, déchirent avec dépit ces premiers gages de leur amour. Egalement piqués de ces marques de mépris, ils regardent attentivement les portraits qu’ils ont l’un de l’autre, & n’y voyant plus que les traits de l’infidélité & du parjure ils les jettent à leurs pieds. Fernand exprime cependant par ses gestes & ses regards combien ce sacrifice lui déchire le cœur ; c’est par un effort violent qu’il se défait d’un portrait qui lui est si cher, il le laisse tomber, ou pour mieux dire, il le laisse échapper avec peine de ses mains. Dans cet instant il se jette sur son siege & se livre à la douleur & au désespoir.

Béatrix témoin de cette Scene fait alors des efforts pour les raccommoder & pour les engager l’un & l’autre à s’approcher réciproquement. Inès fait les premiers pas, mais s’appercevant que Fernand ne répond point à son empressement elle prend la fuite ; Béatrix l’arrête sur le champ, & l’Espagnol voyant que sa maîtresse veut l’éviter fuit à son tour avec un air d’accablement & de dépit.

Béatrix persiste & veut toujours les contraindre à faire la paix. Pour cet effet elle les oblige de se donner la main ; ils se font tirer l’un & l’autre, mais elle parvient enfin a les rapprocher & à les réunir. Elle les considere ensuite avec un sourire malin ; les deux amants n’osant encore se regarder, malgré l’envie qu’ils en ont, se trouvent dos à dos ; insensiblement ils se retournent ; Inès par un regard assure le pardon de Fernand qui lui baise la main avec transport ; & ils se retirent tous trois pénétrés de la joie la plus vive.

Clitandre paroît sur la Scene ; son entrée est un monologue, elle emprunte ses traits de la crainte & de l’inquiétude ; il cherche sa maîtresse, mais appercevant Fernand, il fuit avec célérité. Celui-ci témoigne à Béatrix sa reconnoissance, mais comme rien ne ressemble plus à l’amour que l’amitié, Inès qui le surprend tandis qu’il baise la main à Béatrix, en prend occasion pour se venger de la Scene que la jalousie de son amant lui a fait essuyer. Elle feint d’être jalouse à son tour ; l’Espagnol la croyant réellement affectée de cette passion, cherche à la détromper en lui donnant de nouvelles assurances de sa tendresse ; elle y paroît insensible & ne le regardant qu’avec des yeux troublés & menaçants, elle lui montre un poignard ; il frémit, il recule de frayeur, il s’élance pour le lui arracher, mais elle feint de s’en frapper, elle chancelle & tombe dans les bras de ses Suivantes. A ce spectacle, Fernand demeure immobile & sans sentiment, & n’écoutant soudain que son désespoir il s’y livre tout entier & tente de s’arracher la vie. Tous les Espagnols se jettent sur lui & le désarment. Furieux, il lutte contre eux & cherche à résister à leurs efforts ; il en terrasse plusieurs, mais accablé par le nombre & par sa douleur, ses forces diminuent insensiblement, ses jambes se dérobent sous lui, ses yeux s’obscurcissent & se ferment, ses traits annoncent la mort, il tombe évanoui dans les bras des Espagnols.

Inès qui dans les commencements de cette Scene jouissoit du plaisir d’une vengeance qu’elle croyoit innocente & dont elle ne prévoyoit point les suites, s’appercevant de ses tristes effets donne les marques les plus convaincantes de la sincérité de son repentir ; elle vole à son amant, le serre tendrement dans ses bras, le prend par la main & s’efforce de le rappeller à la vie. Fernand ouvre les yeux, sa vue paroît troublée, il tourne la tête du côté d’Inès, mais quel est son étonnement ! il croit à peine ce qu’il voit, il ne peut se persuader qu’Inès vive encore, & doutant de son bonheur il exprime tour-à-tour sa surprise, sa crainte, sa joie, sa tendresse & son ravissement ; il tombe aux genoux de sa maîtresse qui le reçoit dans ses bras avec les transports de l’amante la plus passionnée.

Les différents événements que cette Scene a produit rendent l’action générale ; le plaisir s’empare de tous les cœurs ; il se manifeste par des Danses où Fernand, Inès, Béatrix, & Clitandre président. Après plusieurs pas particuliers qui peignent l’enjouement & la volupté, le Ballet est terminé par une Contre-danse générale.

Il est aisé de s’appercevoir, Monsieur, que ce Ballet n’est qu’une combinaison des Scenes les plus saillantes de plusieurs Drames de notre Théatre. Ce sont des tableaux des meilleurs Maîtres que j’ai pris soin de réunir.

Le premier est pris de Mr. Diderot, le second offre un coup de Théatre de mon imagination, je veux parler de l’instant où Fernand leve le bras sur Clitandre ; celui qui le suit est tiré de Mahomet lorsqu’il veut poignarder Irene & qu’elle lui dit en volant au devant du coup,

Ton bras est suspendu ! Qui t’arrête ? Ose tout ;
Dans un cœur tout à toi laisse tomber le coup.

La Scene de dépit, les Lettres déchirées & les portraits rendus avec mépris présentent la Scene du Dépit amoureux de Moliere ; le raccommodement de Fernand & d’Inès n’est autre chose que celui de Mariane & de Valere du Tartuffe ménagés adroitement par Dorine. La feinte jalousie d’Inès est un Episode de pure invention ; l’égarement de Fernand, sa rage, sa fureur, son désespoir & son accablement sont l’image des fureurs d’Oreste de l’Andromaque de Racine ; la reconnoissance enfin est celle de Rhadamiste & de Zénobie de Mr. de Crebillon. Tout ce qui lie ces tableaux, pour n’en former qu’un seul est de moi.

Vous voyez, Monsieur, que ce Ballet n’est exactement qu’un essai que j’ai voulu faire pour tâter le goût du Public & pour me convaincre de la possibilité qu’il y a d’associer le genre tragique à la Danse. Tout eut du succès dans ce Ballet, sans en excepter même la Scene du dépit, jouée partie assis, & partie debout ; elle parut aussi vive, aussi animée & aussi naturelle que toutes les autres. Il y a dix mois que l’on donne ce Spectacle & qu’on le voit avec plaisir ; effet certain de la Danse en action ; elle paroît toujours nouvelle parce qu’elle parle à l’ame, & qu’elle intéresse également le cœur & les yeux.

J’ai passé légérement sur les parties de détail pour vous épargner l’ennui qu’elles auroient pu vous causer, & je vais finir par quelques réflexions sur l’entêtement, la négligence & la paresse des Artistes, & sur la facilité du Public à céder aux impressions de l’habitude.

Que l’on consulte, Monsieur, tous ceux qui applaudissent indifféremment, & qui croiroient avoir perdu l’argent qu’ils ont donné à la porte s’ils n’avoient frappé des pieds ou des mains ; qu’on leur demande, dis-je, comment ils trouvent la Danse & les Ballets ? « miraculeux, répondront-ils ; ils sont du dernier bien ; & les Arts agréables sont étonnants. » Représentez leur qu’il y a des changements à faire ; que la Danse est froide ; que les Ballets n’ont d’autre mérite que celui du dessein ; que l’expression y est négligée ; que la Pantomime est inconnue ; que les plans sont vuides de sens ; que l’on s’attache à peindre des sujets trop minces ou trop vastes, & qu’il y auroit une réforme considérable à faire au Théatre ; ils vous traiteront de stupide & d’insensé, ils ne pourront s’imaginer que la Danse & les Ballets puissent leur procurer des plaisirs plus vifs. « Que l’on continue, ajouteront-ils, à faire de belles pirouettes, de beaux entrechats ; que l’on se tienne longtemps sur la pointe du pied pour nous avertir des difficultés de l’Art ; qu’on remue toujours les jambes avec la même vîtesse, & nous serons contents. Nous ne voulons point de changement, tout est bien & l’on ne peut rien faire de plus agréable. » Mais, la Danse, poursuivront les Gens de goût, ne vous cause que des sensations médiocres, & vous en éprouveriez de bien plus vives, si cet Art étoit porté au degré de perfection où il peut atteindre. « Nous ne nous soucions pas, répondront-ils, que la Danse & les Ballets nous attendrissent, qu’ils nous fassent verser des larmes ; nous ne voulons pas que cet Art nous occupe sérieusement ; le raisonnement lui ôteroit ses charmes ; c’est moins à l’esprit à diriger ses mouvements qu’à la folie ; le bon sens l’anéantiroit ; nous prétendons rire aux Ballets ; causer aux Tragédies ; & parler petites maisons, petits soupers & équipages à la Comédie. »

Voilà, Monsieur, un systême assez général. Est-il possible que le Génie Créateur soit toujours persécuté ? Soyez ami de la vérité, c’est un titre qui révolte tous ceux qui la craignent. M. de Cahusac dévoile les beautés de notre Art, il propose des embellissements nécessaires ; il ne veut rien ôter à la Danse, il ne cherche au contraire qu’à tracer un chemin sûr dans lequel les Danseurs ne puissent s’égarer ; on dédaigne de le suivre. Mr. Diderot ce Philosophe ami de la nature, c’est-à-dire, du vrai & du beau simple, cherche également à enrichir la Scene Françoise d’un genre qu’il a moins puisé dans son imagination que dans l’humanité ; il voudroit substituer la Pantomime aux manieres ; le ton de la nature au ton ampoulé de l’Art ; les habits simples aux colifichets & à l’oripeau ; le vrai au fabuleux ; l’esprit & le bon sens au jargon entortillé, à ces petits portraits mal peints qui font grimacer la nature & qui l’enlaidissent ; il voudroit, dis-je, que la Comédie Françoise méritât le titre glorieux de l’Ecole des mœurs ; que les contrastes fussent moins choquants & ménagés avec plus d’art ; que les vertus enfin n’eussent pas besoin d’être opposées aux vices pour être aimables & pour séduire, parce que ces ombres trop fortes, loin de donner de la valeur aux objets & de les éclairer, les affoiblissent & les éteignent ; mais tous ses efforts sont impuissants.

Le Traité de Mr. de Cahusac sur la Danse, est aussi nécessaire aux Danseurs que l’étude de la Chronologie est indispensable à ceux qui veulent écrire l’Histoire ; cependant il a été critiqué des Personnes de l’Art, il a même excité les fades plaisanteries de ceux qui par de certaines raisons ne pouvoient ni le lire, ni l’entendre. Combien le mot Pantomime n’a-t-il pas choqué tous ceux qui dansent le sérieux ? Il seroit beau, disoient-ils, de voir danser ce genre en Pantomime. Avouez, Monsieur, qu’il faut absolument ignorer la signification du mot pour tenir un tel langage. J’aimerois autant que l’on me dit : je renonce à l’esprit ; je ne veux point avoir d’ame ; je veux être brute toute la vie.

Plusieurs Danseurs qui se récrient sur l’impossibilité qu’il y auroit de joindre la Pantomime à l’exécution méchanique, & qui n’ont fait aucune tentative, ni aucun effort pour y réussir, attaquoient encore l’ouvrage de Mr. de Cahusac avec des armes bien foibles. Ils lui reprochoient de ne point connoître la méchanique de l’Art, & concluoient de là que ses raisonnements ne portoient sur aucuns principes ; quels discours ! Est-il besoin de savoir faire la Gargouillade & l’Entrechat pour juger sainement des effets de ce Spectacle, pour sentir ce qui lui manque, & pour indiquer ce qui lui convient ? Faut-il être Danseur pour s’appercevoir du peu d’esprit qui regne dans un pas de deux, des contre-sens qui se font habituellement dans les Ballets, du peu d’expression des Exécutants, & de la médiocrité du génie & des talents des Compositeurs ? Que diroit-on d’un Auteur qui ne voudroit pas se soumettre au jugement du Parterre, parce que ceux qui le composent n’ont pas tous le talent de faire des Vers ?

Si Mr. de Cahusac s’étoit attaché aux pas de la Danse, aux mouvements compassés des bras, aux enchaînements & aux mêlanges compliqués des temps, il auroit couru les risques de s’égarer ; mais il a abandonné toutes ces parties grossieres à ceux qui n’ont que des jambes & des bras. Ce n’est pas pour eux qu’il a prétendu écrire, il n’a traité que la Poétique de l’Art ; il en a saisi l’esprit & le caractere ; malheur à tous ceux qui ne peuvent ni le goûter ni l’entendre. Disons la vérité, le genre qu’il propose est difficile mais en est-il moins beau ? C’est le seul qui convienne à la Danse & qui puisse l’embellir.

Les Grands Comédiens seront du sentiment de Mr. Diderot ; les Médiocres seront les seuls qui s’éleveront contre le genre qu’il indique : pourquoi ? c’est qu’il est pris dans la nature ; c’est qu’il faut des hommes pour le rendre, & non pas des automates ; c’est qu’il exige des perfections qui ne peuvent s’acquérir, si l’on n’en porte le germe en soi-même, & qu’il n’est pas seulement question de débiter, mais qu’il faut sentir vivement & avoir de l’ame.

Il faudroit jouer, disois-je un jour à un Comédien, le Pere de famille & le Fils naturel : ils ne feroient point d’effet au Théatre, me répliqua-t-il. Avez-vous lu ces deux Drames ? oui, me répondit-il ; eh bien n’avez-vous pas été ému ; votre ame n’a-t-elle point été affectée ; votre cœur ne s’est-il pas attendri ; & vos yeux ont-ils pu refuser des larmes aux tableaux simples mais touchants que l’Auteur a peints si naturellement ? J’ai éprouvé, me dit-il, tous ces mouvements. Pourquoi donc, lui répondis-je, doutez-vous de l’effet que ces pieces produiroient au Théatre, puisqu’elles vous ont séduit, quoique dégagées des charmes de l’illusion que leur prêteroit la Scene, & quoique privées de la nouvelle force qu’elles acquerroient étant jouées par de bons Acteurs ? Voilà la difficulté ; il seroit rare d’en trouver un grand nombre, continua-t-il, capable de jouer ces Pieces ; ces Scenes simultanées seroient embarrassantes à bien rendre ; cette action Pantomime seroit l’écueil contre lequel la plupart des Comédiens échoueroient. La Scene muette est épineuse, c’est la pierre de touche de l’Acteur. Ces phrases coupées, ces sens suspendus, ces soupirs, ces sons à peine articulés demanderoient une vérité, une ame, une expression & un esprit qu’il n’est pas permis à tout le monde d’avoir ; cette simplicité dans les vêtements dépouillant l’Acteur de l’embellissement de l’Art, le laisseroit voir tel qu’il est ; sa taille n’étant plus relevée par l’élégance de la parure, il auroit besoin pour plaire de la belle nature, rien ne masqueroit ses imperfections, & les yeux du Spectateur n’étant plus éblouis par le clinquant & les colifichets, se fixeroient entiérement sur le Comédien. Je conviens, lui dis-je, que l’uni en tous genres exige de grandes perfections ; qu’il ne sied qu’à la beauté d’être simple & que le déshabillé ajoute même à ses graces ; mais ce n’est ni la faute de Mr. Diderot, ni celle de Mr. de Cahusac, si les grands talents sont rares ; ils ne demandent l’un & l’autre qu’une perfection que l’on pourroit atteindre avec de l’émulation ; le genre qu’ils ont tracé est le genre par excellence ; il n’emprunte ses traits & ses graces que de la nature.

Si les avis & les conseils de Mrs. Diderot & de Cahusac ne sont point suivis ; si les routes qu’ils indiquent pour arriver à la perfection sont dédaignées, puis-je me flatter de réussir ? non sans doute, Monsieur, & il y auroit de la témérité à le penser.

Je sais que la crainte frivole d’innover arrête toujours les Artistes Pusillanimes ; je n’ignore point encore que l’habitude attache fortement les talents médiocres aux vieilles rubriques de leur profession ; je conçois que l’imitation en tout genre a des charmes qui séduisent tous ceux qui sont sans goût & sans génie ; la raison en est simple, c’est qu’il est moins difficile de copier que de créer.

Combien de talents égarés par une servile imitation ? Combien de dispositions étouffées & d’Artistes ignorés pour avoir quitté le genre & la maniere qui leur étoient propres, & pour s’être efforcés de saisir ce qui n’étoit pas fait pour eux ? Combien de Comédiens faux & de Parodistes détestables qui ont abandonné les accents de la nature, qui ont renoncé à eux-mêmes, à leur voix, à leur marche, à leurs gestes & à leur physionomie pour emprunter des organes, un jeu, une prononciation, une démarche, une expression & des traits qui les défigurent, de maniere qu’ils n’offrent que la charge ridicule des originaux qu’ils ont voulu copier ? Combien de Danseurs, de Peintres & de Musiciens se sont perdus en suivant cette route facile mais pernicieuse qui meneroit insensiblement à la destruction & à l’anéantissement des Arts, si les siecles ne produisoient toujours quelques hommes rares qui prenant la nature pour modele & le génie pour guide, s’élevent d’un vol hardi & de leurs propres ailes à la perfection.

Tous ceux qui sont subjugués par l’imitation oublieront toujours la belle nature pour ne penser uniquement qu’au modele qui les frappe & qui les séduit, modele souvent imparfait & dont la copie ne peut plaire.

Questionnez les Artistes ; demandez leur pourquoi ils ne s’appliquent point à être originaux & à donner à leur Art une forme plus simple, une expression plus vraie, un air plus naturel ? ils vous répondront pour justifier leur indolence & leur paresse qu’ils craignent de se donner un ridicule ; qu’il y a du danger à innover, à créer ; que le Public est accoutumé à telle maniere, & que s’en écarter ce seroit lui déplaire. Voilà les raisons sur lesquelles ils se fonderont pour assujettir les Arts au caprice & au changement, parce qu’ils ignoreront qu’ils sont enfants de la nature ; qu’ils ne doivent suivre qu’elle, & qu’ils doivent être invariables dans les regles qu’elle prescrit. Ils s’efforceront enfin de vous persuader qu’il est plus glorieux de végéter & de languir à l’ombre des originaux qui les éclipsent & qui les écrasent, que de se donner la peine d’être originaux eux-mêmes.

Mr. Diderot n’a eu d’autre but que celui de la perfection du Théatre ; il vouloit ramener à la nature tous les Comédiens qui s’en sont écartés. Mr. de Cahusac rappelloit également les Danseurs à la vérité ; mais tout ce qu’ils ont dit a paru faux, parce que tout ce qu’ils ont dit ne présente que les traits de la simplicité. On n’a point voulu convenir qu’il ne falloit que de l’esprit pour mettre en pratique leurs conseils. Peut-on avouer qu’on en manque ? Est-il possible de confesser que l’on n’a point d’expression, ce seroit convenir que l’on n’a point d’ame ? On dit bien : je n’ai point de poumons ; mais je n’ai jamais entendu dire : je n’ai point d’entrailles. Les Danseurs avouent quelquefois qu’ils n’ont point de vigueur, mais Ils n’ont pas la même franchise lorsqu’il est question de parler de la stérilité de leur imagination ; enfin les Maîtres de Ballets articulent avec naïveté qu’ils ne composent pas vîte & que leur métier les ennuye, mais ils ne conviennent point qu’ils ennuyent à leur tour le Spectateur, qu’ils sont froids, diffus, monotones, & qu’ils n’ont point de génie. Tels sont, Monsieur, la plupart des hommes qui se livrent au Théatre ; ils se croient tous parfaits ; aussi n’est-il pas étonnant que ceux qui se sont efforcés de leur dessiller les yeux, se dégoûtent & se repentent même d’avoir tenté leur guérison.

L’amour propre est dans toutes les conditions & dans tous les états un mal incurable. En vain cherche-t-on à ramener l’Art à la nature, la désertion est générale ; il n’est point d’amnistie qui puisse déterminer les Artistes à revenir sous ses étendards & à se rallier sous les Drapeaux de la vérité & de la simplicité. C’est un service étranger qui leur seroit trop pénible & trop dur. Il a donc été plus simple de dire que M. de Cahusac parloit en Auteur & non en Danseur, & que le genre qu’il proposoit étoit extravagant. On s’est écrié par la même raison, que le Fils naturel & le Pere de famille n’étoient point des Pieces de Théatre, & il a été plus facile de s’en tenir là que d’essayer de les jouer ; au moyen de quoi les Artistes ont raison & les Auteurs sont des imbécilles. Leurs ouvrages ne sont que des rêves faits par des moralistes ennuyeux & de mauvaise humeur, ils sont sans prix & sans mérite. Eh ! comment pourroient-ils en avoir ? Y voit-on tous les petits mots à la mode, tous les petits portraits, les petites épigrammes & les petites saillies, car les infiniment petits plaisent souvent à Paris. J’ai vu un temps où l’on ne parloit que des petits Enfants, que des petits Comédiens, que des petits Violons, que du petit Anglois & que du petit Cheval de la Foire.

Il seroit avantageux, Monsieur, pour la plus grande partie de ceux qui se livrent à la Danse & qui s’adonnent aux Ballets d’avoir des Maîtres habiles qui leur enseignassent toutes les choses qu’ils ignorent, & qui sont intimement liées à leur état. La plupart dédaignent & sacrifient toutes les connoissances qu’il leur importeroit d’avoir, à une oisiveté méprisable, à un genre de vie & de dissipation qui dégradent l’Art & qui avilissent l’Artiste. Cette mauvaise conduite trop justement reprochée est la base du préjugé fatal qui regne indifféremment contre les gens qui se consacrent au Théatre ; préjugé qui se dissiperoit bientôt, malgré la censure amere du très-illustre Cynique de ce siecle, s’ils cherchoient à se distinguer par les mœurs & par la supériorité des talents.

Je suis, &c.