(1881) Albine Fiori « Albine. Le dernier roman de George Sand — Sixième lettre. Juste Odoard à Mlle de Nesmes, à Lyon. » pp. 433-445
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(1881) Albine Fiori « Albine. Le dernier roman de George Sand — Sixième lettre. Juste Odoard à Mlle de Nesmes, à Lyon. » pp. 433-445

Sixième lettre.

Juste Odoard à Mlle de Nesmes, à Lyon.

Ah ! d’abord, la confession que je t’ai promise ! Imagine-toi qu’à Lyon, il y a cinq ans, en proie aux délicieuses agitations du premier amour, — c’était bien le premier, puisque je m’en souviens si bien, — je commis l’énormité d’acheter un superbe bouquet avec l’intention de le lancer à ma jeune nymphe. Mais au moment où j’allais le faire, une pluie de fleurs tomba sur elle des avant-scènes et de l’orchestre. Je me sentis tout honteux. Je m’étais flatté d’avoir eu seul cette idée de l’acclamer, parce que, les jours précédents, on s’était contenté de l’applaudir. Je me figurais que mon bouquet lancé au moment où elle saluait, ferait sur elle un effet prodigieux. Mais trente bouquets devancèrent le mien. Honteux et dépité, je le gardai dans mon chapeau entre mes genoux, attendant je ne sais quel moment favorable qui ne se présenta plus, et je sortis du théâtre, remportant mon offrande inaperçue et ma douleur incomprise.

Je rencontrai sur la place une douzaine de camarades qui n’étaient pas plus contents que moi, car ils avaient compté faire un grand vacarme d’enthousiasme qui avait été étouffé et perdu dans l’enthousiasme universel. Ils prirent subitement la détermination d’aller attendre la danseuse à la sortie des artistes, afin de lui faire, à eux seuls, un petit succès détaché dont elle pourrait leur tenir compte par un remerciement ou un sourire. Je pris aussitôt la tête du cortège ; mon bouquet, que j’agitais en l’air, me donnait le droit de me présenter le premier et, au besoin, si j’en avais le courage, de porter la parole.

Nous arrivons au nombre d’une trentaine (d’autres s’étant joints à nous) à la petite porte sombre par où sortent les artistes. C’était un défilé de vilains comparses, de laides choristes, sordidement vêtus de haillons dont ils s’étaient enveloppés à la hâte en dépouillant le clinquant de leurs costumes. Plus tard vinrent les premiers sujets de l’opéra et du ballet, que nous applaudîmes, en essayant de distinguer parmi eux le véritable objet de notre ovation. Mais il ne parut que le dernier et alors notre hésitation fut grande. Figure-toi une petite créature informe, toute roulée dans un vieux paletot d’homme, avec un chiffon de tricot rouge autour de la tête. Derrière elle son père, une espèce de petit Polichinelle blême et crasseux, s’était fait une sorte de cache-nez du maigre châle de sa fille à laquelle il avait donné son propre vêtement pour la mieux préserver. Cela sentait la misère, mais aussi la vertu, et cette pensée me rendit le courage prêt à m’abandonner. Le vieux s’était arrêté à parler dans le couloir avec un employé. La jeune fille s’arrêta sur le seuil pour l’attendre. Un quinquet frappait d’une lueur jaune sa figure maigre, distinguée plutôt que jolie. Les camarades me poussèrent brusquement en avant, disant : « C’est elle, cette fois, c’est bien elle : va donc ! »

Alors, ému jusqu’aux larmes et tremblant de tout mon corps, je lui présentai le bouquet en bégayant : « Mademoiselle, au nom des jeunes gens de la ville…

— C’est bien, c’est bien, messieurs, dit le père en saisissant le bouquet qu’il remit à sa fille. » Et, parlant avec un accent italien exagéré : « Nous sommes étrangers et ma fille ne parle pas assez le français pour vous répondre. Je vous remercie pour elle et vous prie de la laisser passer. La soirée est froide et quand on vient de danser… »

Notre petite foule s’écarta avec respect et, dans le mouvement brusque que fit le vieux Fiori pour prendre le bras de sa fille, il fit tomber une des fleurs du bouquet de camélias que j’avais offert ; l’incident entrava la marche d’Albine ; tous se précipitèrent pour ramasser cette fleur dont chacun voulait conserver un pétale. En ce moment, elle leva les yeux sur moi qui étais resté le plus près. Elle détacha vivement du bouquet une autre fleur et me la présenta en disant d’un petit ton mélancolique et doux : « Mille grazie, signor. » Et puis elle passa, et le lendemain elle partit sans cortège et sans bruit de la ville où elle avait eu son premier succès.

L’année suivante, elle débutait à Naples, où elle était portée aux nues ; puis elle revenait par Rome et je me trouvais là, faisant mes études. Le hasard voulut, … j’ai dû te raconter cette rencontre, je n’en suis pas sûr pourtant, j’étais si occupé ! Et puis je n’avais pas de confidence à te faire, je ne songeais plus à être amoureux. L’art et ses premiers éblouissements absorbaient tout mon être. Donc, le hasard voulut que Mlle Fiori descendît dans l’hôtel où j’étais installé. C’était le Carême, les théâtres étaient fermés. Elle ne dansait pas, elle passait. Elle s’arrêtait, parce que son père était souffrant. Je la vis monter l’escalier ; elle me parut toujours chétive, point belle, mais agréable et sympathique. Elle avait gardé sa bonne renommée, mais assurément elle n’avait gardé aucun souvenir de moi.

Dans la nuit, j’entendis du bruit, des plaintes, des allées et venues dans l’appartement voisin du mien ; puis on ouvrit. Un pas léger et rapide frôla ma porte. Je n’étais pas couché, je travaillais, je sortis aussitôt et vis Mlle Fiori éperdue, qui cherchait du secours. Son père était gravement indisposé. Je lui offris de courir chercher un médecin, et au bout d’un quart d’heure j’en ramenai un qui trouva le bonhomme fort mal. Il pratiqua des frictions et je dus l’aider, ce qui n’empêcha pas le vieillard de mourir dans la matinée.

J’ignore si une grande tendresse unissait le père et la fille, et si Mlle Fiori est une personne extraordinairement courageuse ou résignée. Je ne la vis pas pleurer. Elle agissait autour de son père, cherchant avec une grande présence d’esprit et une énergie ingénieuse tout ce qui pouvait le soulager. Le dévouement était réel et entier, mais sans attendrissement. Quand il se sentit au plus mal, il voulut lui parler, mais il n’en eut pas la force, et ne put que lui dire à voix basse : « Souviens-toi, tu m’as juré. »

Quand il eut rendu le dernier soupir, elle garda sa main dans les siennes et resta assise près de lui, immobile et muette. Je ne sais pas si elle avait remarqué ma présence ; à ce moment, elle n’avait plus conscience de ce qui se passait autour d’elle. J’allai, sur la demande du médecin, chercher une femme de confiance qu’il me désigna dans la ville et qu’il chargea de veiller sur le mort et sur la jeune fille. C’était l’heure de l’école de dessin ; de là je me rendis à mes études ordinaires et ne revis Mlle Fiori que le lendemain soir, quand on porta le corps à l’église. Elle voulut le suivre, disant que ce pauvre homme sans famille et sans amis dans Rome ne devait pas aller seul au cimetière. Ému de son isolement, je lui offris mon bras qu’elle prit en me disant : « Vous êtes bon ! Que Dieu vous conserve vos parents ! » Cependant, au bas de l’escalier, nous trouvâmes quelques artistes de passage qui connaissaient les Fiori et qui, prévenus par hasard, accouraient à la hâte. Mlle Fiori prit alors le bras d’un vieux directeur de ballets et me remercia, en me disant que j’étais dispensé de la triste fonction pour laquelle je m’étais si généreusement offert. Puis elle me demanda mon nom et, comme je lui remettais ma carte, elle me regarda comme si, n’ayant pas encore observé ma figure, elle voulait en garder le souvenir. Je l’aurais volontiers accompagnée ; elle m’intéressait avec sa pâleur, ses yeux secs dilatés par une sorte d’effort surhumain. Mais je craignis d’être indiscret, surtout dans un moment où elle avait droit à tous les respects. J’espérais la revoir le jour suivant. Mais dès le matin elle était partie. Elle allait danser à Pétersbourg, où l’attendait un engagement contracté à Naples, avec un dédit qu’elle n’aurait pas eu le moyen de payer et qui ne lui permettait pas de s’arrêter pour pleurer son père ; c’est du moins ce qui me fut raconté dans l’hôtel, où l’on parlait d’elle avec autant d’estime que d’intérêt.

A présent, je ferme ma parenthèse et, de ces temps reculés, je passe à ma veillée de la nuit dernière. Je ne pensais nullement à une anecdote romanesque et je dégustais en égoïste le thé que l’on venait de me servir, lorsque je fus pris de remords et engageai mon hôte à en offrir au voyageur enfoui dans sa voiture.

— Le voyageur, répondit-il d’un air narquois, ou la voyageuse ?

Cela est roulé dans un grand manteau et porte une espèce de casquette, mais M. Champorel prétend que c’est un chapeau à la mode de Paris et que le petit monsieur est une demoiselle.

— Alors, raison de plus !… je vais l’inviter…

— Attendez, reprit le garde, la voilà qui vient d’elle-même !

Et, comme il regardait par la porte, restée ouverte :

— C’est bien une dame, ajouta-t-il, et pas déguisée du tout. Faut-il que son conducteur soit bête, il l’a prise tout le temps pour un garçon !

Elle entra, portant sur le bras son manteau de fourrure et parut surprise de me voir ; elle avait cru sans doute que tous les gens du château étaient repartis, mais elle me rendit tranquillement mon salut et s’approcha du feu. Je m’étais levé et je la regardais avec stupeur. Etait-ce une illusion ? Il me semblait la reconnaître.

Mon attention attira la sienne ; elle me regarda à son tour, et tout à coup, me tendant la main :

— Monsieur Juste Odoard ! me dit-elle d’un air subitement attendri. Je n’espérais pas vous rencontrer jamais, et je suis heureuse de vous revoir. Je n’ai jamais oublié le secours que vous m’avez donné et l’intérêt que vous m’avez témoigné dans une circonstance bien cruelle. Je me suis reproché de ne vous en avoir presque pas remercié ; j’étais foudroyée, je n’avais guère ma tête. A présent, merci, merci de tout mon cœur !

Elle me serra encore la main et ajouta à voix basse :

— Ne prononcez pas mon nom. Puis-je vous parler sans qu’on nous écoute ?

Je répondis en l’invitant à prendre une tasse de thé, ce qui me fournit le prétexte de renvoyer le garde à sa cuisine pour en préparer d’autre.

J’appris alors de Mlle Fiori qu’elle arrivait de Russie, où elle avait dansé quatre ans avec succès et profit.

— Maintenant, dit-elle, je retourne en Italie, et l’on me propose un engagement. Je ne suis pas décidée à l’accepter. Il vaudrait mieux écouter les propositions qui me sont faites à Paris ou à Londres. Mais je suis bien fatiguée. Le climat artificiel où l’on est forcé de vivre à Pétersbourg est énervant, j’ai besoin de quelques semaines de repos, et je vais les passer dans les montagnes où je suis née. Pour qu’on m’y laisse tranquille, j’ai besoin de garder en route l’incognito le plus absolu. Voulez-vous me rendre le service de ne dire à personne que vous m’avez rencontrée ici ?

— Cela me sera d’autant plus facile que je ne connais encore personne dans ce pays. J’y suis depuis quelques heures.

— En voyage, comme moi ?

— Non, je m’arrête dans un grand diable de château perdu dans le brouillard au-dessus de nos têtes.

— Le château d’Autremont, on m’a dit ce nom-là ; et qu’allez-vous faire dans ce château ?

— Travailler un an ou deux. Je suis architecte.

— Alors vous connaissez le propriétaire ?

— Le duc d’Autremont ? Pas encore. Il est en course. On l’attend d’un moment à l’autre, et même je l’attends ici, où l’on pense qu’il s’arrêtera pour laisser souffler ses chevaux avant de gravir la route très escarpée qui mène à son manoir.

— Ici, vraiment ? Je pourrais le voir ! s’écria Mlle Fiori, soudainement émue. Ah ! c’est comme un rêve !

Et, comme elle voyait ma surprise :

— Je ne veux pas vous cacher, reprit-elle avec une tranquillité aussi surprenante que son premier élan, que j’ai pour le duc d’Autremont une affection sérieuse. Ne riez pas ; je peux m’en vanter, c’est la force de mon âme et la fierté de ma vie que ce sentiment-là ! Puisque vous allez le connaître, parlez-lui de moi quelque jour, à l’occasion, et dites-lui de vous raconter de quelle manière nous avons fait connaissance.

— Si vous me le racontiez vous-même ?

— Non, ce serait trop long, et je ne veux pas qu’il me surprenne ici.

— Vous vous réjouissiez à l’idée de le voir ?

— Je ne dois pas le revoir. Il est sans doute remarié ?

— Non, et l’on dit qu’il veut rester veuf.

— Il a sans doute des enfants ?

— Il paraît que non. Il vit tout seul et veut vivre ainsi.

— Pauvre cher ange ! Il ne se console pas de la perte de sa femme !

— Ce n’est pas cela. Il n’a pas été heureux avec elle.

— Alors, qu’est-ce que c’est donc ?

— Que sait-on ? Vous, peut-être ?

— Moi ? Quelle folie ! Je n’ai jamais rien été et ne serai jamais rien dans sa vie.

— Mais il est quelque chose dans la vôtre ?

— Dans la mienne, il est tout. Mais quelle différence !

— Voyons, racontez-moi donc… je vais envoyer dormir ce garde qui tourne autour de nous.

— Eh bien, comme vous voudrez. Je peux raconter tout ce que je suis et tout ce que j’ai été. Quand on est une ballerine condamnée à vivre à peu près nue sous les regards du public, il est bon d’avoir une âme que l’on peut dévoiler avec autant d’assurance que son pauvre corps.

Frappé, comme tu peux croire, de cet épisode chorégraphique, je m’assurai que le garde était allé sur le chemin attendre l’arrivée du maître, et je priai Mlle Fiori de parler.

— Je suis, me dit-elle, une enfant trouvée abandonnée par des parents inconnus.

— Oh ! oh ! c’est juste le commencement de ma propre histoire !

— Vrai ? Eh bien nous sommes deux parvenus dans toute la force du mot. M. Fiori n’était pas mon père ; c’était un vieux danseur désormais sans emploi, vivant de quelques leçons qu’il donnait là où il en pouvait trouver, lorsque, passant dans la montagne où je gardais encore les chèvres à l’âge de dix ans, il me vit danser sur l’herbe avec mes compagnes une espèce de tarentelle. Le voilà tout aussitôt qui admire ma maigreur, ma souplesse et ma légèreté et qui m’offre de m’emmener, de m’instruire dans son art et de me faire gagner beaucoup d’argent. Je n’avais aucune espèce de notion sur la vie et sur le monde. J’étais à l’état sauvage, je ne savais pas lire et je sentais l’horreur de la misère sans m’en rendre compte.

Ce qui me séduisit dans son offre, c’est la promesse qu’il me fit de m’habiller, et comme il parlait de m’acheter une robe neuve, je lui déclarai que je voulais la chemise aussi. Je n’en avais jamais eu, et quelques-unes de mes compagnes en avaient, ce qui me paraissait un luxe enivrant. La femme qui me nourrissait et me battait en me faisant travailler pour son compte fut vite d’accord avec M. Fiori, et, pour deux pièces d’or, me céda à lui sans regrets. Je le suivis sans appréhension, enchantée de voir du nouveau et impatiente de changer les guenilles d’indienne qui me pendaient sur le corps contre les robes d’or et d’argent qu’il me promettait.

Je ne tardai pas à être satisfaite. D’abord j’eus, pour la tenue décente du voyage, une robe propre et deux chemises, avec des bas et un chapeau de paille à rubans. Mon maître ne voulut pas me donner de souliers. Il jugea que des espadrilles de toile risqueraient moins de me blesser et de me déformer les pieds, et comme je réclamais : « Petite bête, me dit-il, tu ne sais donc pas que toute ta fortune à venir est dans tes pattes ? Tu es bien heureuse d’avoir marché sans chaussures toute ta vie. Tu n’auras jamais ces maladies terribles du pied qui, sur douze apprenties danseuses, en font mettre dix de côté, infirmes pour toujours ». Dès notre première étape, il rencontra un autre danseur de ses amis, qui l’invita à dîner et lui demanda si j’étais quelque chose. M. Fiori se tourna vers moi et me dit : « Danse, qu’on voie ce que tu sais faire. » Il me donna le rythme avec un tambour de basque et je dansai ma tarentelle. Ma surprise fut grande quand je vis l’autre s’extasier, dire que j’étais un sujet exceptionnel, un être aérien, une merveille, un trésor, et offrir cent francs payés sur l’heure si mon maître voulait me céder à lui.

M. Fiori refusa et m’emmena à … où, tout de suite, il me produisit sur le théâtre de la localité dans un costume d’emprunt et un maillot. Je fus très applaudie, et le lendemain j’eus à moi un costume de gaze à paillettes et des pantoufles de satin blanc. J’étais ivre de joie et je suppliai M. Fiori de ne me vendre à personne, car les offres pleuvaient autour de lui. J’étais une valeur, et comme je voyais bien que mon maître était pauvre, j’avais fort à redouter qu’il ne se laissât tenter.

Mais Fiori était un parfait honnête homme. « Je ne sais pas, me répondit-il, si tu me rapporteras ce que tu vas me coûter, mais ce que je sais, et ce que tu ne sais pas, toi, c’est que : qui prend un enfant au théâtre, prend un devoir que tout le monde n’est pas capable de remplir. »

Ce fut là toute la préoccupation de sa vie. Autant par jalousie de mon avenir que par rectitude de conscience, il me tint sous ses yeux à toute heure et me préserva énergiquement de tous les dangers attachés à ma misérable situation. De tendresse et d’indulgence, il ne fallait pas lui en demander ; j’étais sa chose, et pourvu que je fusse toujours propre, reluisante et fonctionnant bien, comme sa montre, il était content de lui et de moi. Il me faisait beaucoup travailler. Il était bon professeur, et comme j’étais infatigable et soumise, me trouvant dans les conditions d’un bonheur relatif, il n’avait jamais lieu de me maltraiter. A la moindre distraction de ma part, il me parlait durement, ne m’épargnait pas les gros mots et me menaçait de tous les supplices. Mais il eût trop craint, en me frappant, de casser le précieux bibelot qui le faisait vivre, et il n’épargnait rien pour le tenir en bon état. Même, quand il vit que ses colères me faisaient trembler et pleurer, il craignit pour ma santé, si nécessaire à mes progrès et prit sur lui de m’épargner les vives émotions. Il jugea nécessaire de m’apprendre à lire et à écrire, et de me faire changer mon patois contre la connaissance de la langue italienne ; mais là s’arrêtèrent mes leçons. Quand il vit que je prenais goût à la lecture et désirais former un peu mon esprit, il m’ôta les livres des mains en me disant : « Apprends que quiconque se consacre à la danse est réputé bête et que c’est justement là notre supériorité. Notre esprit est dans nos jambes ; si nous le laissons remonter au cerveau, nous ne sommes plus rien, nous sommes perdus. »

Voilà toute l’éducation que j’avais reçue quand je débutai à Turin, dans la Sylphide. J’avais quinze ans, et je n’avais pas encore la force physique de tenir un emploi. Mon père, car j’appelais ainsi M. Fiori, ne me produisait qu’à l’essai, pour un petit nombre de représentations. Je n’étais jamais malade, mais j’avais besoin de ménagements, je n’avais pas fini ma croissance et quand j’avais dansé huit ou dix fois de suite, on me prescrivait un nombre égal de jours de repos. J’étais accueillie par tous les publics et toutes les directions avec beaucoup de bienveillance. On me trouvait de grandes dispositions et on prédisait à mon père un grand avenir pour moi, à la condition… — On achevait la phrase en lui parlant à l’oreille. — Il répondait d’un air bourru : « Parbleu ! j’y veille, et le diable sera bien fin s’il me la prend. » Quand je lui demandais l’explication de ces paroles mystérieuses, il me répondait : « Ça ne te regarde pas. Une danseuse ne doit rien savoir et ne penser à rien qu’à son art. » A force de m’entendre parler de cette chose sacrée, je l’avais prise au sérieux, et je dois dire que le père Fiori était bien véritablement un artiste. S’il avait un grand avantage matériel à retirer de mon talent, il avait une plus haute satisfaction à me produire et à me voir progresser. Il croyait à la danse, comme on croit à une religion. Il en goûtait le côté poétique, et pratiquait le plus profond mépris pour les tours de force, les pointes et les renversements exagérés où le muscle domine et proscrit la grâce. Il avait dans la tête toute une statuaire dansante, pour laquelle il manifestait son enthousiasme ou son dédain avec une vivacité qui m’intéressait, car il ne manquait pas d’esprit et trouvait toujours l’expression saisissante et pittoresque. Il avait des notions d’anatomie raisonnée et voulait que la pose humaine fût toujours dans un accord logique avec la structure. Il ne savait pas dessiner, mais, par des lignes très bien agencées, il exprimait sur le papier ou sur le plancher avec de la craie, les courbes naturelles et la raison des mouvements du corps. On le trouvait pédant et ennuyeux, mais je ne m’ennuyais pas de ses enseignements et j’en appréciais la justesse, car il savait me faire exécuter les choses les plus difficiles, sans fatigue et presque sans effort. J’aimais le succès, et aucune pensée étrangère à mon art ne me détournait du travail. Si j’avais de l’éloignement et du mépris pour la débauche que, malgré tous ses soins, mon père ne pouvait m’empêcher d’apercevoir, c’était surtout parce que je voyais des artistes sacrifier leur idéal d’avenir à la réalité grossière du présent.

J’en étais là, lorsque je débutai dans la Sylphide avec des ailes de papillon que je faisais palpiter en posant la main sur mon cœur. Le danseur, objet de ma tendresse de commande, était un beau maladroit qui me faisait grand’peur, parce qu’il me soutenait mal dans les poses où je devais m’abandonner en me fiant à son aide. Je ne sais si vous avez vu ce ballet, où la Taglioni, soulevée par des fils invisibles, semblait planer dans l’espace, et à plusieurs reprises, s’envolait littéralement et comme malgré elle, quand l’amoureux voulait la saisir. Le théâtre de … donnait la Sylphide pour la première fois, et les fils qui devaient me porter n’étaient pas, malgré toutes les instructions et les soins de mon père, d’une solidité bien rassurante. J’avoue que je n’y pensais pas, sauf quand mon danseur, en feignant de me retenir, passait dans ma ceinture l’anneau qui devait me servir à m’envoler. Je craignais qu’en plaçant mal cet anneau, il ne me fît manquer mon effet. Mais, dans l’accident qui m’arriva, il n’y eut pas de sa faute. La corde m’enleva très bien et m’emporta rapidement dans la coulisse. J’avais pris mon élan d’une manière si heureuse, que la salle applaudit avec transport pour la première fois. Les jours précédents, j’avais satisfait mon public, je ne l’avais pas enthousiasmé. On me trouvait trop maigre, trop enfant, pas assez jolie.

Je faillis payer cher ce petit triomphe. Comme j’arrivais dans la coulisse, à cinq mètres du sol, une poulie mal assujettie cassa et je tombai. Mais je ne touchai pas le plancher, deux bras vigoureux me saisirent et me remirent dans ceux de mon père, après m’avoir tenue un instant suspendue. Je n’eus aucun mal ; mais mon sauveur, ébranlé par l’effort qu’il avait dû faire en me recevant, avait perdu l’équilibre et il alla tomber à la renverse sur une espèce de treuil en fer qui manœuvrait les cordages. On le releva évanoui et sanglant ; c’était le jeune duc d’Autremont qui était là depuis le commencement de l’acte. Amené par un de ses amis qui était propriétaire du théâtre et qui avait insisté pour lui en faire les honneurs, je ne l’avais pas remarqué, et je puis dire que quand je l’ai vu pour la première fois, il avait l’aspect d’un cadavre. On le porta dans le foyer, et j’allais l’y suivre quand mon père me retint d’une main de fer, en me disant : « Eh bien, eh bien, et la pièce ? »

Le public ne s’était aperçu de rien ; la pièce continuait, et je dus la finir sans avoir conscience de ce que je faisais. Quand je rentrai dans la coulisse, égarée et tremblante, je n’avais pas la force de questionner ; mon père accourut pour me dire : « Ce n’est rien, il va mieux, une toute petite blessure à la tête, le médecin est là et le chirurgien aussi. » Mais je voyais à l’air troublé et consterné des autres personnes, que mon père me trompait et que quelque chose de grave était arrivé.

Enfin, la pièce finie, je cours au foyer et j’y trouve le blessé immobile et pâle comme s’il était mort, étendu sur un divan. L’ami qui l’avait amené et deux médecins étaient là, ainsi que d’autres personnes empressées à les aider. Je les pousse, je les écarte, et je viens tomber à genoux auprès du blessé. Alors seulement, je vois qu’il est vivant et qu’il a repris connaissance, car il me regarde et m’adresse un faible sourire. On lui demande s’il souffre, il répond que non, et demande qu’on l’aide à se lever. Mais le médecin s’y oppose, et donne des ordres pour qu’on le laisse seul avec son confrère et deux femmes de service, disant au malade que ce n’est pas grave pourvu qu’il se tienne absolument tranquille ; mais nous faisant bien comprendre par ses regards qu’il ne répond de rien et ne peut se prononcer.

Mon père m’emmène dans la loge, et répondant à mes questions, m’apprend que ce jeune duc est du Dauphiné, veuf depuis un an, habitant ses terres et de passage à……, où il ne connaissait que le propriétaire du théâtre, chez lequel il était descendu peu de jours auparavant. Aussitôt rhabillée, je veux retourner au foyer. M. Fiori s’y oppose. Le médecin ne veut ni bruit ni mouvement autour du malade.

— Je ne ferai aucun bruit, dis-je, je ne remuerai pas ; mais je veux être là, je ne le quitterai pas tant qu’il sera en danger.

Mon père refuse, il veut que j’aille me coucher et que je dorme, car je danse encore le lendemain. Alors j’entre en révolte pour la première fois de ma vie, et je déclare que, si on me contraint, je ne danserai plus ni le lendemain ni jamais. Mon père est obligé de céder après avoir épuisé les injures, les reproches et les menaces. Stupéfait de mon obstination, il se résigne à m’attendre dans un couloir où il s’endort sur un banc pendant que je veille le blessé.

Le duc était calme et me sourit encore. Puis, il eut deux heures de sommeil pendant lesquelles médecins et gardiens s’assoupirent sur des fauteuils. Moi seule je n’éprouvais aucune fatigue, je m’étais glissée tout près du divan et je regardais fixement M. d’Autremont. Dans une vie nomade comme la mienne, on voit chaque jour tant de figures nouvelles qu’on les oublie vite, et souvent même on n’y fait pas plus d’attention qu’aux arbres qu’en voyage on voit filer aux bords des chemins. Sans doute, je ne reverrais plus cette belle figure pâle si tranquille, si noble et si douce. Ou il partirait bientôt guéri, ou il mourrait de sa blessure, et moi j’irais danser à l’autre bout du monde, comme si de rien n’était. Je voulais conserver son image dans ma mémoire, et je trouvais, à la contempler obstinément, je ne sais quel plaisir amer tout trempé de mes larmes.

Tout à coup il ouvrit les yeux et rencontra les miens. Il ne me parla pas, mais il ouvrit sa main comme cherchant la mienne que je lui donnai aussitôt, et il la garda en la pressant faiblement. Puis il referma les yeux et se rendormit.

Je ne pouvais retirer ma main sans le réveiller. Le jour parut et il s’éveilla tout à fait. On s’empressa autour de lui. Il assura qu’il avait bien dormi, qu’il ne souffrait pas et consentait à rester encore là quelques heures sans remuer. Et comme mon père, qui s’était glissé dans le foyer, voulait m’emmener malgré ma résistance, le médecin demanda au duc s’il trouvait quelque satisfaction à me voir près de lui. « Oui, répondit-il, beaucoup. Sa main d’enfant me réchauffe, et son bon regard qui me remercie m’empêche de faire de mauvais rêves. »

Alors le médecin m’ordonna de rester et mon père fut obligé de se retirer.

Quand le soleil fut levé, M. d’Autremont fut emporté sur un brancard et conduit au domicile de son ami où j’allai prendre de ses nouvelles dans l’après-midi. Il avait un peu de fièvre et s’agitait pour savoir quelles personnes étaient dans la pièce voisine. On lui dit que c’étaient mon père et moi. Il voulut nous voir ; mon père était bien forcé de lui témoigner de l’intérêt et de le remercier de ce qu’il avait fait pour moi. Il n’écouta pas, et se tournant vers moi, il me demanda si j’allais encore le quitter. « Non, répondis-je, je resterai tant qu’il vous plaira.

— Merci, reprit-il ; quand vous êtes là, je me sens mieux.

Il ne fallait plus me parler d’aller danser le soir. On dut changer le spectacle et je restai trois jours et trois nuits dans la chambre du malade, presque toujours assise auprès de lui et souvent la main dans la sienne.