(1887) Ces Demoiselles de l’Opéra « IV. Le mastic et le chausson » pp. 36-53
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(1887) Ces Demoiselles de l’Opéra « IV. Le mastic et le chausson » pp. 36-53

IV
Le mastic et le chausson

Arrivée au théâtre. — Hygiène de la danseuse. — Le veau et le mouton. — Chez la concierge. — Le squelette du deuxième acte de Freyschûtz. — Nanine Dorival, l’élève Boismaison et le beau sergent Mauzurier. — Un legs singulier. — Les loges d’autrefois. — Le bain à quatre sous. — Mademoiselle François. — Sentinelles, prenez garde à vous ! — Les loges d’aujourd’hui. — Ce qu’on appelle faire son mastic. — Mère et tille. — Ce qu’on appelle faire son chausson. — Le chapitre des garnitures. — Le tutu ou cousu. — L’aventure de mademoiselle Marinette. — Les bijoux. — La nouvelle gazza ladra. — Pieds de danseuses.

Les soirs de représentation, la danseuse doit arriver à l’Opéra sur le coup de huit heures.

Remarquez qu’il en était cinq — le plus souvent — alors qu’elle a quitté le théâtre.

Il lui est donc resté — en moyenne — trois heures, pour vaquer à ses petites affaires — de cœur, d’intérêt, de ménage, — pour faire sa toilette et pour manger.

Il est, du reste, dans l’hygiène de la danseuse de ne dîner que fort superficiellement.

Une pesanteur excessive d’estomac et un travail de digestion enlèveraient aux muscles leur libre arbitre, leur souplesse et leur légèreté.

Et puis, il faut savoir garder un peu d’appétit pour souper !

Un historiographe des coulisses de l’Opéra nous apprend qu’avant 1850, le corps de ballet ne se nourrissait guère que de mouton.

Depuis 1850, ces demoiselles paraissent préférer le veau.

Je marchais, — un matin, — dans les semelles des sœurs Fiocre qui s’en revenaient du marché.

L’une disait :

— Quatre livres de veau pour mettre aux petits oignons…

— Tu n’aimerais pas mieux aux carottes ? demanda l’autre. Les carottes, c’est si rafraîchissant !…

— Oui, mais les petits oignons vous flanquent au veau un bouquet !…

Il y eut un instant du silence…

Puis, Fiocre-Amour conclut avec une impérieuse gravité :

— On en fera deux livres aux carottes et deux livres aux petits oignons.

***

Après avoir franchi la porte de la partie nord (ou postérieure) de l’Opéra, — cette porte monumentale, une arcade jetée sur deux piliers, dont la grille de fer ouvragé fait face au boulevard Haussmann, — la danseuse tourne à gauche, dans la cour, et passe, au rez-de-chaussée, devant la loge du concierge.

Celle-ci, claire et spacieuse, avec son mobilier, cossu et son cachet d’importance officielle, ne rappelle en rien l’antre enfumé, étroit, rébarbatif, de la mère Crosnier et de la maman Monge.

Ce dernier avait, cependant, son côté gai, original et pittoresque.

Chaque ballerine, en y entrant, ne manquait jamais de s’informer :

— Est-ce qu’il y a rien pour moi ?

Ce à quoi Cerbère répondait :

— Il y a une lettre.

Ou :

— Il y a des bonbons.

Ou encore :

— Il y a un bouquet.

On croquait les bonbons, — on arrosait le bouquet d’un verre de malaga, — on lisait la lettre et l’on y répondait…

Ces demoiselles d’à présent demandent bien encore s’il y a quelque chose pour elles…

Mais elles ne s’arrêtent plus pour faire la dînette ou pour faire leur courrier.

Puis, c’est d’un pied leste et preste, — un sourire et un fredon aux lèvres, — qu’elles s’engagent dans les larges escaliers et dans les corridors brillamment éclairés.

Il n’en était pas de même dans le vieux bâtiment de la rue Le Peletier.

Il y avait là, dans le dédale des escaliers et des couloirs, des coins baignés d’ombres que nos fillettes ne traversaient qu’en frissonnant, en hâtant le pas, en se signant même quelquefois.

Songez donc : si le squelette du second acte de Freischütz s’était, pour leur apparaître, échappé du magasin des accessoires !

Car l’ancien Opéra avait ses traditions fantastiques, comme le Hartz, comme le Taunus, comme le Broken.

En 1786, un jeune homme de dix-huit ans, nommé Boismaison, faisait partie des élèves surnuméraires de l’école de danse. Il devint amoureux de mademoiselle Nanine Dorival, élève comme lui et fille de l’ouvreuse de la loge du comte d’Artois. La fillette enflamma par ses coquetteries la naïve passion de son camarade, et lui donna des espérances jusqu’au jour où elle trouva de belles moustaches à M. Mauzurier, sergent-major commandant le poste des soixante gardes-françaises de service à l’Opéra.

Boismaison apprit son malheur, le jugea irréparable et ne pensa plus qu’à la vengeance.

Un soir, au coin de la rue Saint-Nicaise, — où était situé l’hôtel de l’Académie, comme l’on disait alors, — il attendit, après le spectacle, le passage des gardes-françaises et sauta à la gorge de son heureux rival.

Mauzurier eut d’abord l’idée de tuer sur place son agresseur ; mais la jeunesse et la petite taille de celui-ci firent sourire le galant soldat.

Sur son ordre, trois hommes détachèrent les bretelles de leurs fusils et s’en servirent pour ficeler le jeune homme furieux, qu’ils déposèrent ensuite sous le péristyle de l’Opéra, où il passa la nuit ainsi garrotté.

Le lendemain matin, le sieur Demeru, gardien de la salle, trouva Boismaison qui avait fait de vains efforts pour se délier, reçut de lui la confidence de l’aventure de la veille, en rit beaucoup pour sa part et ne manqua pas d’en égayer tout le théâtre.

Boismaison, bafoué par ses camarades, fut pris de la fièvre, se mit au lit, et mourut en faisant un singulier testament :

Il léguait son corps à M. Lamairan, médecin attaché à l’Opéra, et qui avait son cabinet dans l’hôtel même.

Le pauvre jeune homme priait le docteur de garder son squelette dans ce cabinet, pour être, après sa mort encore, près de celle qu’il avait aimée.

Malgré les vicissitudes de l’Académie, — les incendies et les autres causes qui le transportèrent jusqu’à la rue Le Peletier, — peut-être aussi par un respect traditionnel pour la dernière volonté du jeune figurant, son squelette ne cessa point de faire partie du matériel de l’établissement.

Telle est, du moins, la légende que raconte Nestor Roqueplan, qui, ayant été, — de 1847 à 1854, — directeur de l’Opéra, était, mieux que personne, en mesure d’en connaître l’histoire jusque dans les replis les plus invraisemblables.

Par contre, M. Nérée Desarbres, qui fut, — de 1855 à 1862, — attaché, en qualité de secrétaire particulier à l’administration de M. Alphonse Royer, l’un des successeurs de Roqueplan, soutient qu’il a vainement cherché parmi les accessoires ce prétendu squelette historique.

Celui-ci aura disparu sans aucun doute dans l’incendie du 29 octobre 1873, — si tant est qu’il ait jamais existé.

***

Les personnes qui ont étudié l’Opéra dans les romans de mœurs et les vaudevilles d’aujourd’hui, ou dans la chronique galante du dix-huitième siècle, définissent volontiers une loge de danseuse : une espèce de nid d’oiseau-mouche, — tiède, moelleux et parfumé, — capitonné de satin de nuance tendre, meublé de bois de rose, de citronnier ou de bambou, avec tout un Louvre de chinoiseries, de laques, d’émaux, d’ivoires, de bronzes et de sèvres…

Parbleu ! vous vous rappelez l’histoire de mademoiselle Saint-Germain, dont — vers 1730 — le financier Crozat avait fait tapisser le boudoir de billets de caisse, — ce qui, entre parenthèses, devait être excessivement laid !…

Rien n’est plus contraire que ces idées de luxe à la vérité, à la vraisemblance et au sens commun.

A la rue Le Peletier, les loges étaient petites, obscures et incommodes.

Dans le couloir étranglé sur lequel elles s’ouvraient, on remarquait une sorte de guérite où, dans les dernières années de la Restauration, le vicomte Sosthènes de la Rochefoucauld, surintendant des théâtres royaux, faisait placer une sentinelle : ce garde du corps… de ballet avait pour consigne d’empêcher que, se trompant, un danseur ne passât du côté des danseuses — et réciproquement.

Dans les loges dites les bains à quatre sous, on entassait jusqu’à vingt à vingt-cinq fillettes.

On y manquait d’air — absolument.

On y manquait de beaucoup d’autres choses.

Un soir, mademoiselle François était en train de boutonner son maillot, lorsqu’elle sentit qu’il lui fallait accomplir ce que Gautier appelle, dans Pierrot posthume, je crois :

Un travail fort pressé sur les vases étrusques…

Il n’y avait pas de vases étrusques !

La fillette était seule…

Une fenêtre était ouverte…

Quelques instants plus tard, les camarades entraient..

— On étouffe ici !… Pouah !… Mesdemoiselles, donnons de l’air :

On court à la croisée — et un cri retentit !…

Sur un petit toit, au-dessous, une sentinelle fumait, qui n’avait point été placée à ce poste élevé par le vicomte Sosthènes de la Rochefoucauld.

Depuis ce jour, quand mademoiselle François faisait son entrée au foyer, on entendait murmurer dans les groupes :

— Sentinelles, prenez garde à vous !

***

A l’Opéra actuel, les loges sont vastes, aérées, confortables.

Elles ont une grande glace en façon de psyché, une toilette ingénieusement aménagée, du gaz à profusion, une haute fenêtre drapée de lourds rideaux, une cheminée abondamment fournie de bois de chauffage.

On y a de l’eau chaude et de l’eau froide à volonté.

Elles sont, en outre, flanquées d’un cabinet qui renferme toutes les commodités désirables.

Les bains à quatre sous ont disparu.

Il y a, il est vrai, des chambres de vingt places.

Mais chacune de ces places laisse à celle qui l’occupe la liberté de procéder à son mastic, — ainsi que l’on dit dans l’argot des petits théâtres, — sans être génée elle-même et sans gêner ses camarades.

Le gaz a des caprices à nuls autres pareils. L’ourlet de feu qui sépare le public de la ballerine est pour celle-ci tantôt une caresse et tantôt un soufflet. Sous sa lumière intense, les lignes fines et délicates s’atténuent et s’effacent jusqu’à l’insignifiance tandis, que les traits grossiers, accentués, mal équarris s’estompent et s’adoucissent jusqu’à la poésie…

La rampe est fée. Elle fausse les tons et transforme les physionomies. Elle enfume les teints les plus clairs, et donne aux peaux les plus brunes et les plus granulées le poli et l’éclat du marbre. De par sa magie, une grande bouche devient de l’expression et un grand nez du caractère…

Mais à Circé, Circé et demie :

La danseuse s’attable devant sa glace…

D’abord, elle se passe sur la figure, les bras, le cou, les épaules, et la poitrine, jusqu’au-dessous des seins une couche épaisse de blanc liquide qui forme vernis en séchant. Elle graisse cette première couche d’un soupçon de Cold-cream et la parfume d’un zeste de poudre de riz. Ensuite, elle s’allume les joues de vermillon, — dont les teintes vont se fondant, par une habile gradation, jusqu’à la commissure des lèvres.

Celles-ci sont avivées de carmin ; les dents, lustrées à l’émail ; les yeux, allongés au K’hol…

D’aucunes, avec un peu de bistre, figurent au dessous ce que Nadaud, dans une complainte immortelle, appelle

Ce cercle bleu tracé par le bonheur.

Ce « disque d’azur » doit, dans l’esprit de ces demoiselles, faire mentir le proverbe : A bon vin point d’enseigne.

Puis, les sourcils sont dessinés à l’encre de Chine ; les cils sont noircis au crayon ; la patte d’oie est dissimulée sous un réseau de veines pointillé au pinceau ; quelques mouches — cantharides — se posent çà et là.

C’est l’ensemble de ces travaux de badigeon qui constitue le mastic.

Un mastic consciencieux exige une heure de peine.

Léchez — n’empâtez pas !

La mère d’une danseuse entre un soir, en sanglotant, dans la loge de sa fille, au moment où celle-ci achève de se maquiller :

— Oh ! mon Dieu ! mon enfant, ton pauvre père est mort !…

La fille tamponne ses yeux avec son mouchoir…

Et, étouffant un sanglot :

— Oh ! maman, pourquoi me dire cela à présent ?. Est-ce que je puis pleurer ?… Ça dérangerait mon mastic !

***

Sous le règne du docteur Véron, il y avait à l’Opéra un coiffeur qui disait : « Mon plus grand titre de gloire aux yeux de la postérité sera certainement la perruque de M. Talma dans le rôle de Cinna. » Ce coiffeur s’appelait Pointe. Pointe n’était pas seulement le confident, l’ami, le fournisseur et le petit journal des sujets et des rats du temps, c’était encore leur pantalonneur en titre : c’est-à-dire qu’il tendait sur elles, à la force du poignet, l’inexpressible de tricot auquel l’ancien bonnetier des théâtres, — l’estimable M. Maillot, — a attaché à jamais son nom.

Aujourd’hui, ces demoiselles se culottent toutes seules.

Ou, du moins, le soin de les aider, dans cette opération, est exclusivement réservé aux habilleuses.

Le public s’imagine volontiers que celles, parmi les ballerines, que la nature ingrate a négligé de doter de mollets… suffisants, s’en fabriquent de postiches au moyen d’un coton savamment combiné. Il n’en est rien : le mouvement des entrechats et des pirouettes bouleverserait ce supplément et le ramènerait sur le devant des tibias. J’ajouterai que cette surcharge alourdirait la jambe, la gênerait cruellement aux articulations, et, humectée peu à peu par la transpiration, arriverait à en paralyser absolument le jeu. D’ailleurs, tenez-vous-le pour dit : si nos héroïnes possédaient le moyen de se capitonner sans inconvénient, mademoiselle L… ne se serait pas exposée à entendre ce que M. de P… lui répondit, le soir de la répétition générale du Tribut de Zamora.

Sachez d’abord qu’aux répétitions générales, le corps de ballet, dès que le divertissement est terminé, a le droit d’envahir les fauteuils de l’orchestre.

Or, ces fauteuils sont occupés, — jusqu’au dernier, — par des amis privilégiés de l’auteur, du ministère ou de l’administration…

Ceux-ci ne s’en vont pas du tout…

Au contraire !

Le soir du Tribut de Zamora, mademoiselle L… s’était installée sur les genoux de M. de P…

— A charge de revanche, fit-elle en le quittant.

— Ah ! mais non, riposta vivement le gentilhomme, je n’ai pas envie d’être empalé.

***

Son maillot tendu sans un pli, la danseuse enfile une sorte de jupon-caleçon de mousseline, bouffant aux hanches, fermé au-dessus, — bien au-dessus, — du genou, quelque chose comme le pantalon de nos zouaves, et qui répond au joli petit nom harmonieux de Tutu.

Tutu ou Cousu.

Mademoiselle Mariette ne fut pas étrangère à la mesure de sage police qui acclimata à l’Opéra ce vêtement de précaution.

Mademoislle Mariette, — qui vivait vers le milieu du dix-huitième siècle, et qu’on avait baptisée la Princesse, à cause de sa liaison avec le prince de Carignan, intendant pour Sa Majesté près de l’Académie royale de musique, — dansait un soir — 1727 — lorsque sa robe et ses paniers, accrochés par un décor qui émergeait des dessous, restèrent en l’air et permirent aux spectateurs de contempler ce que cette belle personne n’exhibait qu’en particulier.

On applaudit avec fureur. Le parterre cria bis. Un Anglais, placé au balcon, fut remarqué pour son enthousiasme.

Ce gentleman ne manqua point de revenir à la représentation suivante.

Mais l’accident ne se renouvela pas.

Notre homme, alors, réclama son argent.

On le mena coucher au For-l’Évêque.

***

Sur le tutu les habilleuses greffent le reste du costume, qui est souvent des plus succincts.

Puis, ces demoiselles se parent de leurs bijoux.

Car vous avez sûrement remarqué qu’elles ont toutes aux poignets, au cou, aux oreilles une joaillerie quelconque, — dût celle-ci jurer, aussi énergiquement que le perroquet de Gresset, avec l’habit qu’eles portent et le personnage qu’elles remplissent.

C’est ainsi que les paysannes bretonnes de la Korrigane, en coiffes de toile et en sabots, ont au bras pour cinquante louis, au bas mot, de saphirs, de rubis et d’émeraudes, et que les Moresques du Cid laissent pendre sur leur poitrine de grosses croix d’or ou de diamants.

Car ces fillettes affectionnent les croix outre mesure.

Les juives mêmes, à l’Opéra, n’affichent aucune répugnance à arborer ce symbole chrétien, — pourvu qu’il sorte des magasins de Samper, de Janisset, de Mellerio ou de Fontana.

Tenez, vous connaissez tous la petite X…, une des plus désirables « captives grecques » de Namouna…

Elle a sur la peau le duvet pourpré de ses vingt ans. Les yeux et le nez d’une muse. La joue en fleur. Sur les lèvres, le divin carmin de Mignard. Une chevelure d’un prestigieux caprice. Banville n’hésiterait pas pas à déclarer sa gorge pétrie avec la neige des sommets sacrés !…

Il paraît que ses écrins sont comme des parterres d’astres et comme des jardins d’étoiles…

Eh bien, toute cette bijouterie ne lui coûte pas ça, pas ça, pas ça, comme chantait Judic dans Madame l’Archiduc.

Voici, d’ailleurs, son procédé, aussi simple qu’ingénieux :

Depuis qu’un pas de deux, dans le dernier ballet, l’a mise en relief, elle va au foyer, de l’un à l’autre des abonnés, coquetant, babillant, sautillant, distribuant entre tous, avec un équilibre admirable, la menue monnaie du sourire, du serrement de main, du baiser furtif. Chacun se croit le préféré. Chacun se dit in petto : « Un dernier effort, et j’enlève la place ! » Et c’est à qui apportera une pierre plus précieuse que celle fournie par le voisin…

Mademoiselle X… encaisse le tout et n’accorde rien davantage…

Enfin un des donataires devint pressant et sollicita une échéance précise…

Mademoiselle X… ouvrit des grands yeux de vierge étonnée ; elle se fit répéter deux fois la question. Des larmes humectèrent soudain ses cils soyeux. C’est à peine si son émotion lui permit d’articuler ces mots :

— Quoi ! monsieur, ces présente n’étaient pas offerts de bonne amitié !… Oh ! si j’avais su que votre projet était de m’entraîner dans l’abîme où tant de camarades… Laissez-moi, monsieur… Votre conduite est indigne… Et moi, qui avais la faiblesse de vous croire meilleur et plus loyal que les autres !… Demain, je vous renverrai tout ce que vous m’avez donné… Oh ! ma mère ! que je souffre !

Puis, elle alla tomber pantelante dans les bras d’une vieille à cabas et à tartan.

Quant au monsieur, il resta cloué au plancher, muet, ébahi, stupéfait !

Faut-il ajouter que, le lendemain, on ne lui renvoya rien du tout ?

En revanche, quand mademoiselle X… passa prés de lui, elle pinça les lèvres et lui fit tout juste un petit salut bien sec, de la tête.

A ceux qui s’étonnèrent d’une telle froideur envers un monsieur qui avait eu les honneurs de nombreux à parte, elle répondit :

— C’est un malotru, avec lequel ne peut se commettre une femme qui a souci de sa dignité et de l’opinion.

La cohorte des mystifiés s’est bien vengée en lui décernant le surnom de « la Pie voleuse » sous lequel elle est connue maintenant à l’Opéra.

Mais quoi ! les amoureux sont aveugles. La petite X… continue avec fruit son commerce. Quand elle se retirera du théâtre et qu’elle liquidera pour jouer à la châtelaine mariée, elle enverra à l’hôtel des Ventes pour trente mille écus de brillants de la plus belle eau.

Ce qui prouve, avec le proverbe, que :

Les petits ruisseaux font les grandes rivières… de diamants.

***

Sa tête et sa toilette parachevées, la danseuse chausse ses cothurnes les plus neufs et les plus frais.

Entre autres préjugés, on croit généralement que le pied de nos héroïnes, ce pied, qui, dans le chausson, paraît si élégant, si cambré, si mignon, ne présente au débotté, qu’un affreux entassement de cors, de durillons, d’oignons, d’œils de perdrix ; qu’il est informe, exsangue, racorni, — couvert de cals, d’enflures et de végétations, — avec des doigts recroquevillés qu’un ergot affûte ou qu’un sabot évase…

Il n’en est rien.

La fatigue du métier est bien loin, — j’en conviens, — de désencanailler les abatis de la plupart de ces demoiselles…

Mais elle ne leur ajoute qu’un léger endurcissement de l’orteil, de la plante et du talon.

Marie Taglioni avait un pied d’une blancheur de lait, avec des ongles roses, polis et transparents, dont elle prenait un soin extrême.

Le point cendrillonesque des souliers de la Camargo. — le trente-deux de nos cordonniers actuels, — fit le renom et la fortune du savetier Choisy.

Et, lorsque j’admirais — il n’y a pas si longtemps — les extrémités de mademoiselle Hairiveau, il me prenait envie de lui demander :

— C’est chez Pradier que vous vous êtes fournie, n’est-ce pas, mademoiselle ?