(1887) Ces Demoiselles de l’Opéra « IX. L’escadron volant de la rue Lepeletier. » pp. 190-203
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(1887) Ces Demoiselles de l’Opéra « IX. L’escadron volant de la rue Lepeletier. » pp. 190-203

IX
L’escadron volant de la rue Lepeletier.

Évocation. — Les quatre filles Aymon : Schlosser, Poussin, Maupérin et Mercier. — Lilia Monselet et les Bluettes anti-mondaines d’une danseuse. — Zina Richard. — Fanny Génat. — Francine Cellier. — Quatrain à l’occasion de ses débuts au Gymnase. — Troisvallets. Simon, Rousseau, Thibert, Saville. — Anna Rust. — Madame Petit. — Un mot de Roqueplan. — Pilvois et Carabin. — Est-il du Jockey ?… — Louise Villeroy. Gentlewoman de nom et d’armes. — Madame mère. — Marconnay. — Noblesse de pif. — Hérivaut ou Hairiveaux. — Leçons de boxe. — Stoikoff. — Les deux Fiocre — Un mot de Xavier Aubryet. — Pilatte, Fonta, Morando, Baratte, Lamy. — Léontine Beaugrand. — Vers de danseuse. — De minimis non curat prætor.

… Et, comme je sortais du Cid ou de Sigurd, — à moins, toutefois, que ce ne fût de la Korrigane ou de la Farandole, — les yeux encore pleins des minois des jolies filles qui s’y trémoussent, il me sembla qu’au lieu du boulevard, poudroyant de lumières et de foule, j’avais devant moi cette cour de l’ancien Opéra, qui s’ouvrait sur la rue Drouot, avec sa corbeille de verdure appauvrie et gémissante, son petit jet d’eau pleuraicheur et son encadrement formé par les architectures nobles de l’hôtel Choiseul.

Je revoyais l’entrée des artistes, étroite comme un tuyau d’égout ; la loge qu’emplissait à moitié le monumental fauteuil en cuir vert de la mère Monge, et, à côté de ce fauteuil, le poète sur lequel mijotait le café au lait ou la soupe aux choux dont plus d’une de ces demoiselles n’était point fâchée d’accepter une assiettée ou une tasre…

Puis, poussant la porte du tambour qui commandait tous les escaliers des coulisses, se répandant dans ces escaliers, — trottinant, pépiant, fredonnant, riant, décachetant des billets doux, respirant des paquets de fleurs, grignotant des sucreries ou des pommes, — toute l’envolée de ces charmantes créatures, les amours et le plaisir du Paris de ce temps-là, qui étaient la lumière, le mouvement, la vie, l’allégresse de la pauvre vieille bâtisse, et qui ont disparu avec elle dans un tourbillon de flammes, de fumée et de cendres !…

C’étaient Schlosser, Poussin, Maupérin et Mercier, que l’on avait surnommées les Quatre filles Aymon, sans doute parce qu’il devait leur être beaucoup pardonné ; Zina Richard, qui allait s’appeler madame Mérante ; Lilia Monselet, qui avait signé une brochure « à sensation » intitulée : Bluettes anti-mondaines d’une danseuse ; Fanny Génat, qui méditait de quitter le ballet pour le drame, et cette aimable Francine Cellier. qui avait l’air si comme il faut, qui écrivait des lettres si spirituelles aux journaux pour s’excuser d’être expropriée si souvent, et qui se préparait à jouer la comédie au Gymnase, où, le soir de son début, le quatrain suivant courait la salle :

Du premier rang au dernier
De l’orchestre, on se démène
Pour voir l’effet que Cellier
De plus près fait de la scène.

C’étaient Troisvallets, Simon, Rousseau, Thibert, Saville ; Anna Rust, une fillette privilégiée, musicienne comme sainte Cécile, et d’une sagesse si éclatante, que « les machinistes eux-mêmes se montraient poiis avec elle ! » et l’excellente madame Petit, laquelle n’avait que le défaut d’être la légitime épouse de l’un des comparses du théâtre, — ce qui faisait dire à Roqueplan :

— Une danseuse mariée sent mauvais.

C’étaient Pillevois et Carabin : celle-ci, la femme qui sait le mieux recevoir de Paris, — un de ses bals a assez fait de tapage dans Landerneau, — celle-là, demandant volontiers à quelqu’un qui lui parlait de Garibaldi :

— Est-ce qu’il est du Jockey, ce monsieur ?

***

C’étaient encore, — et octroyons-leur l’honneur de la vedette, auquel elles avaient droit, du reste sur l’affiche, — c’étaient :

Louise Villeroy

petite-fille de Marie-Madeleine d’Étrimont et de Louis de Villeroy dont l’acte de naissance portait — carrément — la particule.

De la famille qui a donné un maréchal à la France ?

Hum ! nous le présumons d’autant moins qu’il y avait une maman Villeroy, — à lunettes, à cabas et à châle boiteux, — qui eût été digne de poser devant l’objectif d’Halévy pour la photographie de madame Cardinal. Dans tous les cas, une jolie blonde (je ne parle pas de la maman) avec de grands yeux bleus enamourés et rêveurs. Comme ballerine, beaucoup d’étoffe, mais peu de santé. Je lis dans le journal le Fouet, en date du 7 juin 1868 :

« Tous les goûts sont dans la nature. Richelieu a aimé les chats ; Henri III, les chiens ; madame Sass, Castelmary. Nous comprenons la seule faiblesse qu’ait jamais éprouvée mademoiselle Villeroy : elle a tendrement aimé, pendant plusieurs années, un petit hérisson qui, d’ailleurs, lui témoignait toute la joie qu’il ressentait à se savoir le préféré d’une aussi charmante créature. »

De Marconnay

Encore une gentlewoman.

Les « bonnes petites camarades » qui ne respectent rien, — pas même les quartiers de la marquise de Prétintaille, — prétendaient que deux de ses ancêtres se ressemblaient à un tel point, que, pour les distinguer et pour reconnaître celui auquel elle avait accordé ses faveurs, une reine des temps jadis s’était vue dans l’obligation de faire une marque au nez de l’heureux privilégié.

« Noblesse de pif ! » disait-on dans l’avant-scène des troisièmes, — côté cour ou côté de la Reine, — réservée à celles de ces demoiselles, qui, ayant terminé leur travail, voulaient assister à la fin de la représentation.

Hérivaut

ou Hairivaux, — la sœur cadette d’Esther Duparc, une demi-mondaine qui vécut et mourut comme Marie Duplessis, et qui eut donné en souriant son dernier louis à un pauvre.

Grande, distinguée, gracieuse. Un profil ravissant. Les yeux légèrement de travers, ce qui donnait à sa physionomie une expression parfois étrange, mais non sans charme.

Les jambes bébêtes, par exemple. Surtout en homme. Un pied chinois, et, malgré sa petitesse, d’une netteté de contours qui est passée en proverbe à l’Opéra.

Le marquis de Massa lui apprenait la boxe ; mais, quand les leçons particulières étaient trop orageuses, elle allait à Fontainebleau se reposer aux lanciers de la garde, dont le beau comte de M… était le plus élégant officier.

Stoikoff

Une Russe qui avait l’air de pleurer sur les malheurs de la Pologne : marbre moulé sur les plus purs chefs-d’œuvre de la statuaire antique, — mais gâté, lorsqu’il s’animait, par une respiration trop courte et par une certaine gaucherie dans les genoux.

D’une excellente tenue. Très pieuse. Fort attention, née pour sa mère, qui n’était pas drôle tous les jours.

Par malheur, dépourvue de toute espèce de chance : jamais quelqu’un en scène ne prenait, comme on dit, un billet de parterre, sans qu’elle ne fût de la partie. A l’orchestre, on l’avait baptisée : le Niagara. A cause de ses chutes, parbleu !

Louise Fiocre

Perdué par l’embonpoint. Une tête adorable. Ah ! si seulement son talent s’était augmenté en proportion de ses jambes — et de ce qui s’en suit !

Veuve, aujourd’hui, du ténor Colin, qu’elle épousa en 1869, et qui mourut d’une pleurésie en 1872.

Signe particulier : un filet de vinaigre dans le caractère.

Eugénie Fiocre

Un nez pour lequel il eût fallu faire Fa[ILLISIBLE]quer un parapluie.

Mais quelle plastique à se mettre à genoux devant — et derrière !

Vous la rappelez-vous dans le maillot de l’Amour, du ballet de Pierre de Médicis ?

— Saprebleu ! disait Aubryet, je prendrais bien cet amour de fiocre à l’heure !

Pilatte

Bonne personne. Danseuse médiocre. Maigre comme une tringle à rideau.

— Son nez, affirmait une amie, rappelle ces triangles qui sont plantés au milieu d’un cadran solaire.

Laure Fonta

Ci-devant Laure Poinet ; ci-devant Laura Fonti. Excellente élève de l’excellent professeur Petipa. Devenue jolie à force de volonté. Des épaules qui auraient demandé à être plus remplies. Une Fenella accomplie dans la Muette. Talent sérieux, vigoureux, plein d’assurance et de correction, d’une précision de mesure hors de pair. Dansant deux genres parfaitement différents : le genre noble et les variations

Mademoiselle Fonta a pris sa retraite voici tantôt deux ou trois ans.

— Savez-vous, demandait mademoiselle Baratte, pourquoi Laure ne sort pas sans gants noirs quand il pleut ?… Eh bien, c’est qu’elle a les bras si longs, qu’elle craint de se crotter les mains en marchant !

Morando

Une Italienne. D’une fécondité remarquable. Mère de huit enfants, assure-t-on. Faite à peindre et peinte à faire plaisir. Une symphonie en blanc majeur. C’est Baratte qui disait encore :

— Morando, ce n’est pas une femme, c’est une carrière à plâtre.

Baratte

En voilà une qui a bien manqué de finir comme Emma Livry, et qui doit un fameux cierge à M. de Saint-Georges !

A une répétition du Papillon, le feu avait pris à ses jupes. M. de Saint-Georges s’élança et fut assez heureux pour étouffer ce commencement d’incendie. L’artiste en fut quitte pour quelques brûlures le long des jambes. Elle n’en dansa pas moins, le soir de la première ; mais, en retirant son maillot, la peau partit avec le tricot.

Une langue trempée dans le suc du mancenillier. La gaieté et la peste du foyer. Il est vrai qu’on lui rendait parfois la monnaie de sa pièce. Témoin le mirliton suivant qui lui fut envoyé après la représentation de Moïse :

Vous êtes fort allègre
Et digne de bravos,
Mais vous êtes trop maigre
Pour le sauver des os !

Ce quatrain de contiseur était enfoui dans une touffe de lilas blancs :

Un nid de serpents dans un buisson d’écrevisses !

Lamy

De la classe de M. Mathieu. Encore une maigre : mais par système. Elle plaçait son déjeuner et la moitié de son dîner à la caisse d’épargne.

On répétait au foyer :

— Lamy ne crache jamais, de peur d’avoir soif.

Léontine Beaugrand

Élève de mademoiselle Taglioni. Je crois qu’elle a aussi suivi les cours de MM. Théodore et Mathieu. Si la force, chez une ballerine, n’était pas en raison de la taille, Léontine Beaugrand eût été sans peine la première danseuse de l’École française :

« Il faut voir, dit un de ses admirateurs, quelle perfection mademoiselle Beaugrand atteint quand elle dessine, avec ses petits pieds, les contours de l’orchestre. Aujourd’hui où la chorégraphie empiète sur le domaine de l’acrobatie, et qu’à la légèreté et à la grâce on a substitué l’énergie et la force, il faut savoir gré à une artiste de ne pas tomber dans ces excès fâcheux et de chercher moins à étonner qu’à plaire.

Mademoiselle Beaugrand, d’après l’auteur de Derrière la toile (Albert Vizentini, 1868), est travailleuse, très forte d’exécution et de correction, la seule de l’Opéra qui sache danser une variation de violon. C’est merveille de la voir suivre les coups d’archet et marquer la mesure, de ses petits pieds, avec un rythme, une précision, une grâce des plus louables ! Toujours en colère, d’un nervoso qui allonge son petit nez, elle n’a d’autre signe particulier que d’adorer les pralines. »

Une figure sympathique dans son incorrection, d’une magie subtile et attirante ; une inépuisable bonté ; un esprit délicat, pénétrant ; assez ferrée sur l’orthographe, sur la rime et sur la mesure, pour répondre à une camarade qui lui avait envoyé son portrait :

Le gentil croquis que tu m’as donné !
On dirait à le voir si léger, si fidèle,
Que c’est avec ton pied, ou, mieux, avec ton aile,
Que, pour me l’offrir, tu l’as dessiné.
***

… C’était, — et à celle-là je ferai une place à part, — c’était cette mignonne Giuseppina Bozzachi qui débutait, à quinze ans, dans Coppélia, le joli ballet de Delibes : enfant sublime ! Chaste comme une Muse, elle ne cherchait dans son art que l’attrait de son art même. Dans l’onnêteté de son cœur, elle ne se voyait pas séparée par sa profession des classes que l’Église admet à ses pratiques et reçoit dans son sein. Jamais elle n’avait songé qu’elle eût à se repentir d’être danseuse, et qui sait si, la veille de son début, dans son désir de bien faire, il ne lui était pas échappé de demander à Dieu la grâce de réussir le lendemain ?

Et comme elle réussissait ! Comme elle était heureuse ! Comme on applaudissait ses pointes, son parcours, son ballon, son tacqueté !

Tacqueté ou tiqueté ? On discutait dans la presse. Albéric Second tenait pour tacqueté ; Janin penchait pour tiqueté ; et chacun défendait son mot jusqu’à ce que la guerre arrivait, et qu’elle nous en donnait, en veux-tu, en voilà, du tiqueté et des tacqueté !

***

C’étaient, enfin, les Brach, les Volter, les Villiers, les Ribe…

Et puis, la bande des rats de l’époque : Nini, Salaba, Travers, Bélardel, Jousset, Accolas, Vauthier, Desvignes ; Gauguin, qui aimait tant Régnier, de l’Ambigu ; Guénia, que Faure protégeait ; Subra, la sœur aînée de celle d’aujourd’hui, qui allait jouer la tragédie dans la banlieue sous le pseudonyme de Constance Léger, et qui joue maintenant sous son nom la comédie à l’étranger ; Pourchet qui déclarait si volontiers : « L’Empereur a dit comme ça à mon beau-frère… » Travers, qui obtenait tant de succès dans une romance de sa composition :

J’avais quinze ans et j’étais jeune fille…

et la petite Paillier, qui, complimentée par un abonné sur son minois de bergerette à la mode du siècle dernier, s’écriait en s’adressant aux camarades :

— Comprenez-vous c’ t’ animal-là qui vient me dire que je ressemble à un Boucher !

Où tout cela a-t-il passé ?

On prétend qu’avec les vieilles lunes on fabrique des étoiles neuves…

Mais que fait-on des vieilles étoiles ?