(1804) Lettres sur la danse, dernière édition augmentée en 4 vol. Avec les programmes de ballet. Tome III [graphies originales] « Observations sur la construction d’une salle d’opéra. » pp. 3-32
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(1804) Lettres sur la danse, dernière édition augmentée en 4 vol. Avec les programmes de ballet. Tome III [graphies originales] « Observations sur la construction d’une salle d’opéra. » pp. 3-32

Observations sur la construction d’une salle d’opéra.

LA quantité de salles de spectacles détruites depuis 20 années par les incendies ; le nombre effrayant de victimes livrées à la fureur des flammes, et mille autres accidens aussi funestes, engagent tous les gouvernemens, à ne jamais permettre qu’un édifice (qui, dans une grande ville est le rendez vous des citoyens pour y jouir du spectacle des arts, et se délasser de leurs travaux) fut construit dans un espace resserré et entouré de maisons ou de palais qui finissent toujours par être incendiés.

Ces funestes évenemens mettent la fortune des citoyens en danger ; anéantissent les chefs d’œuvres des beaux arts, et exposent la vie de ceux qui les cultivent à des malheurs sans cesse renaissans.

Si l’on ajoute à ces tableaux effrayans, les entraves perpétuelles, qui ressérrent le génie, qui captivent l’imagination, qui circonscrivent les idées, qui enchaînent la volonté, et qui forcent le peintre, le maître des ballets, le musicien, et souvent le poète, à sacrifier au rétréci du local, les grands effets de leur art ; on sentira qu’une salle construite et placée comme est celle de l’opéra, ne peut qu’exciter des craintes sans cesse renouvellées. Le frontispice de ce théâtre touche pour ainsi dire au bâtiment de la bibliothèque nationale, et cet édifice renferme ce que le génie des hommes à enfanté de plus rare et de plus précieux. C’est le sanctuaire des sciences ; il renferme la collection la plus complette et la plus nombreuse qui existe en Europe.

Le théâtre de Louvois construit légèrement à quatre ou cinq toises de l’opéra, tenant à une quantité de maisons mal baties, augmente encore le danger, la rue neuve le Pelletier, déjà fort étroite l’est devenue davantage, depuis qu’on y a élevé une foule de petites maisons construites en bois, et occupées par un grand nombre de locataires ; comment est il possible que des bâtimens aussi inflammables ayent été tolérés sous les yeux d’un gouvernement sage.

Il seroit donc à desirer pour le progrès des arts qui concourent unanimement 0 la perfection d’un spectacle dont la nation Française se glorifiera toujours, il seroit à desirer, qu’on élevât un monument digne d’elle, qui permit aux artistes de donner l’essor à leur imagination, et qui rassurât le public sur des craintes que des événemens fâcheux ne rendent que trop légitimes.

L’opéra brûlé deux fois en dix neuf ans, et dans ce même espace, les théâtres de Vienne, de Milan, de Vénise, de Stockholm, d’Amsterdam, de Lyon, de Mantoue, de Varsovie, des Boulvards, de l’Odéon etc. consumés tous avec une telle rapidité, qu’il fut impossible d’arrêter les progrès du feu : tant de catastrophes cruelles sont bien faites pour fixer l’attention d’un citoyen. C’est en cette qualité que j’écris et que je soumets mes réflexions aux gens de goût et aux artistes. Elles me paroissent d’autant plus solides, qu’elles sont le fruit d’une expérience acquise sur presque tous les théâtres de l’Europe pendant soixante années. Effrayé des effets de tant de désastres, j’ai remonté aux causes ; et en appréciant enfin les beautés éparses de ces différens monumens, je n’ai pu fermer les yeux sur les défauts dont ils étoient et sont encore remplis. Si mes réflexions ont de la publicité ; elles engageront des hommes plus instruits que moi, à jetter de nouvelles lumières sur un objet qui intéresse autant l’humanité que la gloire de la nation, l’embellissement de la capitale, et les progrès des arts en général.

Je ne pardonnerai jamais aux artistes de vouloir faire briller leurs talens aux dépens des convenances et de subordonner les convenances à leurs fantaisies ; je ne voudrois pas non plus, que celui à qui le gouvernement donneroit la préférence, négligeât dans la construction de ce grand édifice des choses absolument essentielles, et qui, jusqu’à ce moment ont été oubliées : La commodité du public qui paye, et le droit qu’il a de voir et d’entendre, méritent des égards particuliers ; mais le parti que les architectes ont pris depuis quelques années, s’oppose au plaisir que l’on va chercher ; la forme ronde nouvellement adoptée, et de la qu’elle il seroit très avantageux de se passer, prive le spectateur des charmes de la scène, des effets des décorations et des tableaux variés que lui offre la danse, de sorte que le public qui donne son argent, ne voit que le profil des objets qu’il devroit voir en entier. Ce rond ou ce cercle tronqué par le Proscénium forme deux parties rentrantes, de manière que les loges qui se trouvent placées depuis l’avant-scène jusqu’au point central de ce cercle ne jouissent que de la moitié du spectacle ; c’est-à-dire, que les loges de la droite ne voyent que ce qui se passe à la gauche du théâtre, et que les loges de la gauche n’apperçoivent que les objets qui agissent sur la droite : Tels sont les désagrémens résultans de cette forme ronde. J’avoue qu’elle est agréable à l’œil, mais je dis qu’elle est destructive de l’illusion et du plaisir. Il seroit donc sage de prendre un autre parti, et de ne pas sacrifier le tableau à la forme du cadre.

L’architecte doit s’occuper encore de la conservation des spectateurs et des acteurs ; en s’appliquant sérieusement à cette partie, il dissipera les craintes, il calmera la frayeur, il préviendra tous les accidens et tous les dangers qui en troublent le plaisir et en éloignent les jouissances.

Si l’on me consultoit sur la construction d’une salle de spectacle, je conseillerois dabord de ne point sacrifier aux beautés de l’art, les choses absolument essentielles aux charmes de la représentation, à la sureté du public, et à celle du service, qui en raison de la variété et de la multiplicité des mouvemens, doit se faire d’une manière facile. N’ayant que des notions fort imparfaites de l’architecture, je me tairai sur la construction et sur les proportions que les parties doivent avoir entre elles, pour former un beau tout. Je ne parlerai point des différens ordres d’architecture qui peuvent entrer dans la composition de cet édifice, et contribuer à sa magnificence. Je garderai encore le silence sur les ornemens tant intérieurs qu’extérieurs qui peuvent l’embellir, mais je dirai avec les gens de goût que ce monument doit annoncer l’habitation des arts ; qu’il doit être simple, noble et élégant comme eux ; commode par la multitude des dégagemens et des sorties ; la partie sur la quelle j’oserai m’étendre, sera celle du théâtre, parce que mes connoissances m’y autorisent. Au reste, aucun architecte ne peut dédaigner les avis de ceux qui connoissent, par des épreuves constamment réitérées, tous les défauts qu’il est presqu’impossible de préssentir, qui échappent souvent aux combinaisons de l’artiste mais qui ne se dérobent point à l’œil de l’expérience.

J’ai vû tous les théâtres de l’Italie, de l’Allemagne, de l’Angleterre, de la France et du Nord. De cette quantité d’édifices, je n’en commis pas un dont les défauts ne surpassent les beautés.

La construction d’une salle d’opéra est bien différente de celle d’une salle de comédie ; je ne parle ici que de la partie du théâtre, de son étendue, de ses dessus, de ses dessous, et des parties latérales. Je dis donc, que le théâtre actuel est trop petit pour les grandes choses qu’on y donne, et qu’il seroit encore plus petit, pour les plus grandes choses que l’on pourroit y donner ; il faut un cadre plus vaste et propre à recevoir sans gêne, les tableaux de l’imagination et du génie : on me dira peut-être qu’on y représente facilement Psiché, Paris et la Caravane ; que les raisonneurs consultent le maître des ballets, le machiniste et le peintre, ils seront étonnés des difficultés qu’ils ont eu à vaincre, des obstacles qu’ils ont eu à surmonter et des entraves qui s’opposent non seulement à leur goût, mais les forcent souvent à renoncer aux vastes projets qu’ils avoient conçus : ce n’est point une halle que je demande, quatre pieds d’ouverture de plus à l’avant-scène, et dix-huit pieds ajoutés à la profondeur du théâtre, produiroient une étendue suffisante à toutes les grandes compositions ; je vais offrir un seul exemple.

Je suppose qu’un poète fit entrer dans le plan de son opéra l’attaque d’une place fortifiée ; la destruction de ses remparts et l’incendie générale de la ville ; qu’il voulût ensuite faire paroître le vainqueur dans un char attelé de quatre chevaux de front, le faire devancer et suivre par soixante hommes de cavalerie et deux cens d’infanterie ; qu’il voulût joindre à ce pompeux cortège les captifs, les trophées remportés sur les vaincus, enfin tous les accessoires qui pourroient ajouter de la grandeur et de l’intérêt à cette entrée triomphale, comment, dis-je, le poète s’y prendroit-il pour faire exécuter cette idée Grandiose sur un théâtre si petit, et aussi mal distribué que celui de l’opéra ? il faudrait absolument qu’il renonçât à son plan, et qu’il le regardât comme un rêve de son imagination.

Cependant on voit de ces grands et magnifiques tableaux dans les opéras Italiens, naturellement décharnés, privés d’action, d’intérêt, et dénués des ressources immenses et des secours puissans que la réunion des arts et la multiplicité des talens nous offrent à l’opéra ; convenons de bonne foi qu’il nous reste encore de grands tableaux à imaginer, mais que les cadres nous manquent ; ou qu’ils sont trop petits.

Une salle de spectacle doit être exactement isolée. Il seroit à désirer que les rües qui y aboutissent en fussent éloignées et assez spatieuses pour que l’on pût y pratiquer de larges trotoirs, qui préservassent la partie du public la plus nombreuse du danger d’être écrasée par les voitures. Cotte précaution seroit d’autant plus sage, que les cochers de Paris et les meneurs de cabriolets le sont moins.

Un théâtre isolé fournit à l’architecte les facilités de multiplier les dégagemens et les sorties ; n’étant point gêné par un espace donné, il peut pratiquer de beaux corridors, de magnifiques escaliers, des galleries extérieures et ne rien négliger enfin de ce qui contribue à la commodité et à la sûreté du public ; distribution, qu’il lui est impossible d’exécuter dans une petite cage resserrée de tous cotés par des maisons.

Ce théâtre isolé doit communiquer à un bâtiment isolé comme lui, par deux galleries couvertes qui conduiroient les artistes à la droite et à la gauche du théâtre. Ce corps de bâtiment serviroit aux loges des acteurs, des actrices, des danseurs, des danseuses et de tous les sujets employés à la représentation de l’opéra ; on y pratiqueroit un grand foyer propre à l’exercice des danseurs, et à la répétition des pas particuliers ; le comble de ce bâtiment serviroit encore aux magazins des habits de costume et à l’attelier des tailleurs ; ce qui éviteroit le gaspillage résultant des transports continuels.

Ce bâtiment assureroit tout à la fois la tranquillité et la précision du service, il seroit éloigné de huit toises au moins du corps de l’édifice ; cette distance formeroit une cour assez spacieuse pour y construire une pièce d’eau de trois toises en tous sens et de six pieds de profondeur ce qui produiroit un total de 1944 pieds cubes d’eau. Par le moyen des conduits, qui y aboutiroient, elle se rempliroit à volonté à mesure que les circonstances exigeroient qu’on la mit à sec.

Les deux galleries communicatives du bâtiment isolé au théâtre seroient soutenues par des arcades ; ce qui formeroit deux parties couvertes et abritées, propres à y placer les pompes, les échelles, les crocs, les sceaux, et généralement tous les instrumens propres aux incendies.

J’exigerois encore comme une chose absolument indispensable que l’on donnât aux parties latérales de la droite et de la gauche du théâtre six toises au moins de largeur à prendre depuis le premier chassis qui suit le Proscénium jusqu’au maître mur ; cet espace nécessaire à la manœuvre perpétuelle des ouvriers, à l’entrée des acteurs, des corps de danse, des chœurs, et des comparses, donneroit beaucoup de facilité à toutes les brandies de service, et il en naîtroit un ensemble, une précision, une variété dans les effets et un silence qui n’ont jamais existé à l’opéra.

Est-il possible que dans un lieu resserré de toutes parts, on puisse se livrer aux impressions de son rôle, et se pénétrer du caractère que l’on doit représenter ? La vie des acteurs est perpétuellement en danger et menacée de cent morts différentes, celle des ouvriers occupés dans les dessus et les dessous du théâtre également exposée ; tel est le tableau fidèle du désordre, de la confusion et de la crainte qui règnent sur ce théâtre.

Indépendamment des six toises de distance dont je viens de parler, il feroit de la plus absolue nécessité de construire deux corps de bâtiment placés sur l’alignement de la partie du théâtre, mais cependant assez éloignés d’elle. On y communiqueroit par un pont solide soutenu par une grande arche. Les deux pavillons de L’Odéon, théâtre le mieux construit et le plus sagement distribué de la capitale, jetteront de la clarté sur ma proposition. L’un de ces deux pavillons offriroit aux peintres décorateurs un attelier commode à la peinture des décorations. L’autre présenteroit de vastes magazins propres à y déposer celles dont on ne se sert pas aujourd’hui, mais dont on se servira quelques jours après. Il résulteroit de la construction de ces deux bâtimens ; sûreté, œconomie, et facilité dans le service du théâtre. Sureté, parce que les décorations, les accessoires de toute espèce ne pourroient ainsi que le pavillon parallèle devenir la proye des flammes, qu’ils serviroient encore de rempart au théâtre, et que quatre pompes placées sur chacun des ponts, maîtriseroient le feu, et en arrêteroient les progrès. Œconomie, parce que l’on n’auroit plus ni chevaux, ni voilures, ni conducteurs à entretenir, que les décorations ne se dégraderoient plus par le cahos des charriots et le frottement qu’elles éprouvent. Ils en effacent les teintes et les dessins, brisent les champstournés et les découpés de tous les chassis. Les décorations étant portées à bras soit de la salle des peintres au théatre soit du théatre an magasin, n’éprouveroient aucun des inconvéniens qui résultent naturellement du transport par charriots.

 

L’augmentation que j’ai donnée à la largeur et à la profondeur du théâtre faciliteroit le moyen d’y établir deux hangards ou magasins fermés par de grandes arcades : Ces deux emplacemens seroient pratiqués de droite et de gauche sur les parties latérales du théâtre et les arcades se fermeroient à volonté. On y déposeroit les décorations du jour, les chars, les accessoires, les troupes ou les comparses nécessaires à la pompe du spectacle. C’est alors qu’il n’y auroit ni tumulte ni confusion, que la scène seroit libre, que les acteurs seroient tranquilles, que la manœuvre du théâtre s’exerceroit avec plus de facilité et de précision. A la suite de ces deux magasins il seroit de tonie nécessité d’y placer deux réservoirs et deux pompes.

Ayant augmenté la largeur de cet édifice, on me demandera sans doute ce que l’on feroit de l’emplacement qui existeroit depuis les corridors des loges jusqu’au gros mur de ce bâtiment. Je vais répondre à celle question : 1° Les circonstances en détermineront la distribution ; la guerre ne peut être éternelle ; les douceurs de la paix attireront une foule d’étrangers, l’industrie renaîtra, le commerce deviendra florissant ; les manufactures reprendront une nouvelle activité ; les arts imagineront dès chefs d’œuvre, et toutes les sources taries de la richesse publique deviendront abondantes : c’est alors que la mode de louer des loges à l’armée se renouvellera et ce sera cette époque heureuse, qui en fixant la prospérité de la France, déterminera la distribution de ce bâtiment. 2° Il faut de toute nécessité une salle pour les administrateurs précédée d’une antre pièce, il faut un secrétariat, une pièce ou bibliothèque de musique et d’ouvrages dramatiques, il faut encore un café et des lieux à la moderne avec des réservoirs.

 

Si tout ceci ne convenoit pas, on pourroit (et la circonstance de la paix le détermineroit) pratiquer des petites pièces en face des premières loges, qui seroient louées à l’année, et que les propriétaires orneroient à leur fantaisie : tous les architectes savent que cet usage est adopté dans tous les grands théâtres de l’Italie. Les pièces dont j’ai parlé plus haut et que je crois absolument nécessaires seroient placées au dessus de la distribution que l’on nomme retirade.

Je reviens à la partie du théâtre. Il seroit fort utile que l’administration du spectacle de la république et des arts, eût huit hommes pris du corps des pompiers, ils ne quitteroient point le théâtre pendant les représentations. Ils auroient de grandes séringues telles qu’on en a en Allemagne et en Angleterre. Elles suffiraient dans le premier moment de danger, à éteindre les plafonds et les rideaux ; dailleurs, les pompes placées de droite et de gauche du théâtre suppléeroient abondamment, et dans un instant, à l’insuffisance de ces séringues, si le cas l’exigeoit.

Je crois fermement que le feu prendrait bien moins facilement aux plafonds et aux rideaux, si la distance qui règne entre chaque chassis des décorations avoit plus d’étendue. Dailleurs les ciels, les plafonds et les rideaux étant moins préssés les uns contre les autres auroient un jeu bien plus libre, et ne s’embarrasseraient plus dans leurs mouvemens.

D’une plus grande distance entre les chassis et d’un plus grand intervalle de la cage à ces chassis il résulterait non seulement beaucoup d’avantages pour l’effet des décorations mais encore une économie d’autant plus précieuse à l’administration, que loin de diminuer la magnificence des scènes, elle y ajouterait infiniment. Il me sera facile de faire sentir et de démontrer cette vérité.

Un théâtre ouvert dans ces flancs permet au peintre décorateur, de supprimer des chassis, par la raison que la distance qui règne entre eux et le mur, lui facilite le moyen de leur donner plus de largeur ; de sorte qu’une décoration composée d’un fond et de trois ou quatre chassis paroîtroit bien plus vaste et plus grandiose que celle qui seroit formée de huit ou dix chassis étroitement resserrés. On sent qu’il est impossible dans cette dernière distribution de pratiquer de beaux percés et de grandes échappées de vue ; aussi se plaint on de la monotonie et de la symétrie qui règnent dans les décorations : quelque bien pensées et quelque bien peintes qu’elles soient, elles n’offrent que des rues droites, que des allées d’arbres ou de colonnes, et le point de perspective angulaire et pris de côté dont les célébrés Bibien et Servandoni se sont si heureusement servis, n’a pu, faute de moyens, être adopté sur un théâtre étranglé vers le fond, et trop resserré dans ses flancs.

 

Le théâtre de l’Odéon fût construit pour la comédie Française et l’architecte avoit parfaitement bien combiné tout ce qui étoit nécessaire à ce genre de spectacle ; l’idée que l’on avoit conçue d’y transporter l’opéra n’étoit point admissible ; quelle différence entre le nombre d’artistes qui compose la comédie et celui qui est emploié au théâtre des arts ; à la comédie Française, la régie d’unité de lieu est scrupuleusement observée ; déslors point, ou peu de changemens de décorations ; à l’opéra, les sites varient à chaque instant, et lorsqu’il y a dans les pièces d’apparat, soixante personnes sur le théâtre Français, il y en a trois cens sur celui de l’opéra sans compter les inutiles.

Avant, de quitter la partie du théâtre, je dois observer que les réservoirs pratiqués dans les ceintres me paroissent absolument inutiles, parce que l’expérience m’a démontré qu’ils ne pouvoient être d’aucuns secours ; celui que je place entre les deux corps de batimens, et ceux que j’établis sur les côtés du théâtre en offrent d’aussi prompts que de multipliés, celui qui seroit dans la cour préserveroit toute la charpente, la manœuvre des dessus et des dessous et fourniroit encore abondamment, au moyen des pompes foulantes, l’eau nécessaire aux deux réservoirs placés dans les enfoncemens du théâtre ; dèslors plus d’obstacles, plus de dégrès incommodes à monter ; en multipliant les secours, j’opposerois aux causes qui détruisent communément tous les théâtres, une grande quantité d’eau ; je la conduirois aisément partout où il en faudroit il seroit même inutile de multiplier les réservoirs ; s’il étoit difficile d’y parvenir ; les chemins qui conduisent aux secours de ce genre, doivent être libres et d’un accès facile ; il faut beaucoup d’espace pour qu’un service accéléré puisse se faire sans augmenter le désordre et le découragement qu’occasionnent les désastres, et que la crainte du danger accroît en raison des obstacles qui éloignent la promptitude des secours. L’action du feu étant de monter, et d’élever au dessus de lui la fumée, elle suffoque les ouvriers et les contraint de fuir ; pour éviter la mort, ils abandonnent leur poste ; c’est ce qui est arrivé devant moi plusieurs fois, et ce qui m’autorise à regarder les réservoirs placés dans les ceintres comme inutiles.

Ce sont, je le répète, les pompiers qui doivent avoir la garde des réservoirs et des pompes, pour veiller à ce que les uns soient toujours remplis, et à ce que les autres soient toujours en état de jouer. Ils doivent avec quatre ouvriers qui leur sont adjoints, faire une ronde d’inspection tous les soirs après les répétitions et les représentations ; et pour parer à tous les inconvéniens, ils doivent coucher alternativement dans la salle et faire des rondes dans la nuit. L’administration peut facilement se procurer l’argent nécessaire à cette dépense utile ; elle tranquillisera le public, et en veillant à sa sûreté, elle s’occupera également de la conservation des talens en tous genres qui concourent à ses plaisirs et à l’embellissement de ce spectacle.

On feroit encore tous les quinze jours en présence des administrateurs, ou des directeurs, l’essai des pompes, ainsi que l’inspection des réservoirs dont on renouvelleroit l’eau au moins tous les mois.

Je proposerois encore une chose de prévoyance et d’utilité ; ce seroit de pratiquer dans le gros mur du fond du théâtre une arcade de la longueur environ de douze pieds sur quinze ou dix-huit de hauteur. Cette ouverture seroit fermée par une porte à deux battans recouverte en tôle ; dans des momens de danger, on l’ouvriroit pour disposer facilement et à volonté des tuyaux adaptés aux pompes placées dans la cour et à côté du grand réservoir ; nulle difficulté alors pour monter sur le théâtre ; les échelles, les crocs, et autres ustensilles emmagasinés sous les deux terrasses séparant la salle du bâtiment destiné aux acteurs.

Cette ouverture servirait encore, dans plusieurs circonstances, à prolonger le théâtre et à éloigner le point de perspective. Le théatre de Naples et celui de Louisbourg offrent cet avantage. Dèslors le peintre décorateur, et le maître des ballets peuvent étendre leurs idées et déployer sans obstacles les richesses de leur imagination. Cette ouverture enfin faciliterait les moyens de monter des chars attelés, de la cavalerie et de l’infanterie.

Il est aisé de sentir que cette prolongation du théatre ne pourrait s’opérer sans le secours d’une charpente mobile dont toutes les pièces seraient numérotées et qui se monteraient et démonteraient avec facilité et en très peu de teins.

Une chose tout aussi nécessaire à la sureté du public, et qui doit d’autant plus fixer l’attention de l’architecte, qu’elle est indispensable, c’est de disposer toutes les portes de manière qu’elles s’ouvrent en dehors, toutes celles des sorties ne doivent avoir qu’une même clef ; les deux portiers de l’administration en auraient chacun une, et ils seraient tenus d ouvrir avant la fin du dernier divertissement, où à l’instant qui leur serait prescrit par l’inspecteur de la salle.

Cette précaution de faire ouvrir en dehors ne doit plus être négligée. L’exemple que je vais citer, et qui malheureusement n’est pas le seul de ce genre, en démontrera l’absolue nécessité. Dans un incendie égal à celui de l’opéra une foule de spectateurs prit la fuite avec précipitation ; plusieurs d’entre eux se cramponnèrent aux portes soit pour assurer leur sortie, soit pour éviter les risques d’être renversés ou écrasés ; cette colonne grossit à un tel point, et les efforts réunis pour pousser en-avant furent tels que ceux qui tenoient les portes furent déplacés, ils ne les quittèrent point mais ne pouvant résister au choc, elles se fermèrent, il ne fut plus possible alors de faire reculer des gens qui n’entendoient rien et qui étoient saisis de frayeur ; les cris de la mort et du désespoir, des enfans et des femmes écrasés, d’autres dévorés par le feu, étouffés par la fumée, telle est l’esquisse de cet effrayant tableau ; l’instant d’après fut le signal de la mort ; les flammes gagnèrent, elles dévorèrent tout. Nul n’échappa à leur fureur, et la salle d’Amsterdam fut le tombeau d’un nombre prodigieux de citoyens qui furent abîmés sous ses débris.

Le plafond de l’avant-scène, ou Proscénium doit avoir assez d’étendue, pour que la voix ne se perde pas dans les ceintres, mais pour qu’elle se porte avec facilité et quelle soit propagée dans la partie occupée par le spectateur.

Une précaution essentielle et qu’il est bien inconcevable qu’on n’ait pas encore prise, c’est de ne laisser aucune communication entre la charpente du ceintre du théâtre chargée de ponts, de machines, de toiles, de cordages, et la charpente du plafond de la salle. Rien de plus facile que d’interrompre toute continuité. La construction du Proscénium se refuse pas à ce moyen ; il faudroit que les massifs de l’avant-scène supportâssent une voûte sur la quelle seroit élevé un mur de brique qui couperoit toute communication. Cette construction faciliteroit encore les moyens que Soufflot a ingénieusement employés à la salle de Lyon. Il y existe un espèce de rideau de tôle double, dont les côtés s’emboitent dans deux rainures pratiquées dans les massifs de l’avant-scène ; de sorte qu’à la moindre apparence de feu, la salle et le théâtre se trouvent, pour ainsi dire séparés par un mur de fer.

 

Dans les beaux jours de l’été, les spectacles sont déserts ; on abandonne la magie des arts, pour aller jouir des prodiges de la nature ; je fis faire cette observation à Soufflot au moment où il alloit construire le théâtre de Lyon, et je lui conseillai d’élever dans les loges une séparation qui s’ouvriroit à volonté, comme on ouvre les glaces ou les jalousies d’une voiture. Je lui dis : les loges de huit places seront réduites à quatre ; dans les grandes représentations on n’aura d’autre peine à se donner que de baisser un panneau. Soufflot, qui avoit la modestie des grands talens adopta mon avis ; il est bien malheureux que cet artiste célébre en dépit de l’envie n’ait pas eu le courage de mépriser les cris de l’ignorance, et de la sottise ; il eût la foiblesse de succomber sous les coups de Patte ; il en mourût.

Les grands talens en tous genres ressemblent aux belles productions de la nature : chaque arbre, chaque fleur a sa chenille et son insecte.

Après avoir murement réfléchi sur la partie du théatre, l’architecte doit s’occuper des spectateurs. Il faut comme je l’ai dit plus haut, qu’ils soient commodement placés qu’ils voient et qu’ils entendent de quelqu’endroit de la salle où ils se trouvent.

Une précaution qui n’est pas à négliger est la forme intérieure de la salle. Les acteurs dans toutes les circonstances, ne doivent être ni trop près, ni trop éloignés du spectateur ; l’acteur doit être, pour ainsi dire, le point central du cercle que la forme des loges décrit dans sa totalité. Cette juste distance, qui n’a jamais été observée dans aucun théatre est indispensablement nécessaire aux charmes de l’illusion. La scène est comme un tableau dont on ne peut sentir tout l’effet que dans un certain point d’optique.

Un autre objet au quel on n’a jamais réfléchi, c’est que le spectateur dans quelque place que ce soit ne doit point voir ce qui se passe derrière les décorations ; s’il a la faculté d’y porter ses regards, il perd une partie du plaisir qu’il se proposoit d’avoir, et on lui ôte à tous égards celui de l’illusion ; en plongeant ainsi dans les ailes, il y découvre la manœuvre du théatre, il y apperçoit cent lumières incommodes et lorsqu’il veut ensuite ramener ses regards sur la scène, tout lui paroît noir et confus, son œil fatigué ne distingue plus les objets, ou ne les voit qu’à travers un brouillard. Indépendamment de cet inconvénient, il en resulte un autre absolument contraire au plaisir des yeux et à la magie de la peinture : l’ordre de la décoration est interrompu, et les intervalles que l’œil mesure entre chaque chassis, coupent par lambeaux l’ouvrage du peintre, détruisent le mérite de sa composition et privent enfin le spectateur d’une des parties enchanteresses de la scène.

Voici encore un inconvénient plus destructif des grands effets. Si dans un opéra, il y a un incident, un coup de théatre, une action dont dépende le dénouement ; si par exemple, le spectateur touché de la situation malheureuse d’Oreste, prêt à être immolé à la fureur de Thoas, si dans ce moment, dis-je, je vois Pilade et sa suite se préparer à voler au secours de son ami, si j’apperçois le glaive destiné à punir le tyran ; je prévois le dessein de Pilade, je m’en occupe, j’oublie les acteurs qui sont en scène, mon attention se partage, et mon imagination se divise, pour ainsi dire, entre les deux objets qui l’ont frappée. Pilade paroît, et cette catastrophe qui forme le dénouement ne me fait aucune impression ; l’acteur m’a mis dans sa confidence, je sais tout, j’ai pénétré son dessein, j’ai découvert le piège, et rien ne peut me ramener à l’intérêt qu’on m’a fait perdre.

La scène en effet ne peut faire illusion, se jouer de nos sens et nous transporter vers les objets qu’elle nous offre, si l’on n’a l’art de dérober les ressorts qui les font mouvoir : en découvre-t-on les fils ? en voyons-nous le méchanisme ? L’illusion s’affoiblit, la surprise cesse et le plaisir fuit.

L’étendue du théâtre est une chose de convenance. La nature et le genre de spectacle ainsi que le nombre des citoyens et des étrangers doivent en détermiuer les dimensions.

J’ai vû en Italie de très grands théatres, qui étoient trop petits quant à la partie du service. Comme ils ne sont point machinés et que tout s’y meut et y joue à force de bras, la manœuvre s’y fait avec beaucoup de peine, de confusion et d’imprécision : mais ces salles m’ont toujours parues trop grandes et pour le public et pour les acteurs, et surtout pour la mesquinerie qui règne en général dans les opéras Italiens.

Dans les théatres trop vastes, les acteurs paroissent des pigmées et ne sont jamais en proportion avec les décorations ; il est à présumer par l’immensité des salles d’Italie, qu’elles ont été construites par des peintres-décorateurs ; rien de si grand en effet et de si pompeux que les décorations ; rien de si pauvre et de si maigre que la scène, composée presque toujours de deux ou trois interlocuteurs, rarement accompagnés ; je sens donc le danger et les inconvéniens d’un trop grand théatre ; je sais qu’il entraîneroit à des dépenses ruineuses ; il faut que la partie proprement dite de la scène ne soit ni beaucoup plus longue ni beaucoup plus large, ni beaucoup plus élevée que celle qui existe aujourd’hui ; mais il est nécessaire et absolument utile, je le répète, que les parties latérales, c’est à dire, l’espace qui doit règner de droite et de gauche, depuis la décoration jusqu’au mur, ait au moins quatre toises, que le derrière du théatre ne soit point étranglé, et offre un libre passage à tous les sujets employés à ce spectacle ; je ne renoncerai jamais à l’idée des deux parties enfoncées de droite et de gauche dont j’ai parlé et qui formeroient à l’extérieur, (si on le croyoit indispensable), deux corps avancés.

Je dois répéter que ces deux salles sont indispensables à l’œconomie, à la tranquillité et â la facilité du service.

J’ai déjà souhaité pour l’effet du spectacle, que le public ne pût appercevoir aucune lumière dans les chassis. Mais je voudrois encore que l’on pût supprimer toutes celles de la rampe ; elles sont préjudiciables aux charmes de la représentation et aussi fatigantes pour les spectateurs que pour les acteurs, de toutes les manières de distribuer les lumières, il n’en n’est pas de si incommodes ni de si ridiculement placées ; rien de si faux que ce jour qui frappe les corps du bas en haut ; il défigure l’acteur, il fait grimacer tous ses traits, et en renversant l’ordre des ombres et des clairs il démonte, pour ainsi dire toute la physionomie, et la prive de son jeu et de son expression. La lumière, où les rayons du jour frappent tous les corps de haut en bas : Tel est l’ordre naturel des choses. Je ne sais donc ce qui a pu déterminer les machinistes à adopter et à perpétuer une manière d’éclairer si fausse, si désagréable pour l’acteur, si fatigante pour le public, et si diamétralement opposée aux règles de la nature.

Mais comment éclairer le Proscénium ? par le haut et par les cotés : que les colonnes de l’avant-scène soient creuses vers la partie du théâtre ; que dans le vide, qu’offrira le demi-cercle, on y ménage des foyers de lumière qui seront réfléchis par un corps lisse et poli ; que l’on donne à ce corps la forme cycloïdale, qui est celle dont il peut résulter le plus grand avantage ; que l’on éclaire ensuite les ailes par masses inégales ; qu’un peintre soit chargé de cette distribution : alors on parviendra à imiter les beaux effets de la lumière. Au reste tout ceci demande des recherches, des essais et de la constance ; ce qui est d’autant plus difficile, qu’on effleure tout, qu’on n’approfondit rien, qu’on tient aux anciennes habitudes du théatre, et qu’il est plus aisé d’être froid imitateur que d’imaginer et de créer.

D’après mes idées, les frises où les plafonds offrant un plus grand espace entre eux, il seroit facile de les éclairer en couvrant les tringles qui porteroient les lumières, d’un fer blanc battu et poli, courbé en quart de cercle et propre à réfléchir les rayons de la lumière sur le théatre.

Je voudrois beaucoup de simplicité dans les ornemens des loges ; la richesse de celles-ci seroit aussi préjudiciable aux femmes qui les occupent, que celle de l’avant-scène le deviendroit aux acteurs et aux décorations. Si cependant il paroissoit convenable de marquer la séparation des loges, je m’imagine qu’il faudroit renoncer alors, aux colonnes et aux pilastres de l’architecture soumises à des principes immuables, et à des proportions raisonnées, dont on ne peut s’écarter sans inconvénients. Ne pourroit-on pas avoir recours au genre gothique qui n’a point de règle fixe, et qui se prêle, par conséquent à la fantaisie de l’artiste ? Il me semble qu’il rempliroit parfaitement cet objet, tant par sa légèreté que par son flûté ; ce style gothique embelli par le goût, pourroit paroître neuf. On s’en est servi avec succès dans la nouvelle salle que l’on a construite à Londres. Au reste, je soumets cette idée aux lumières, au goût et aux connoissances des architectes.

Je ne dois point oublier de dire qu’il seroit d’une nécessité absolue de pratiquer un foyer beaucoup plus large que celui qui existe aujourd’hui ; la longueur seroit égale à la façade du bâtiment ; on pourroit alors y donner et des concerts et des fêtes, lorsqu’il seroit question d’un nouvel ouvrage, on y répéteroit les opéras et les ballets ; un orchestre et un amphithéâtre élevés à l’autre extrémité de cette salle seroient susceptibles d’un beau décore. Ces deux parties en diminuant la longueur lui donneroient une forme agréable et mieux proportionnée. On sentira le triple avantage résultant de cette proportion.

Quelques architectes riront peut-être de mes idées ; peut-être ceux qui sont sans cesse occupés dé la perfection de leur art, y trouveront-ils matière à réflexion et c’est de ceux-là seuls que j’ambitionne le suffrage. Je ne leur donne point mes pensées comme les règles de leur art. Mais j’ai crû pouvoir parler avec quelqu’assurance de tout ce qui tient au goût, à la commodité, à la sûreté des salles de spectacles. C’est au talent de l’artiste à tirer de tout ce que j’ai dit ce qui pourra s’adapter aux règles de l’architecture.

Les gens de goût ne pardonneront point à Louis l’architecte d’avoir construit trois salles de spectacles, dont la dernière est aussi remplie de défauts que les deux autres. Quel est l’architecte mort ou vivant, qui ait eû l’avantage de construire trois grands théâtres et l’immense dortoir du palais égalité ; construction froide, sans mouvement, et qui ne brille aux yeux du vulgaire ignorant que par la profusion des ornemens ?

On dira sans doute que mon plan est à cet art ce qu’est à la morale la république de Platon, qu’il est tout à la fois gigantesque et fantastique.

Je ne serai point étonné de tout ce qu’on dira, par la raison que je sais depuis long-tems que les nouveautés utiles sont aussi mal reçues à Paris que les nouveautés futiles le sont avec enthousiasme.

Je ne me suis occupé ici que d’un grand monument, que du temple des arts ; je n’ai songé qu’à leurs progrès ; et en m’intéressant à leur gloire, je n’ai point oublié celle d’une grande nation. La commodité et la sureté publique ont sollicité mon attention ; j’ai pensé que ce vaste édifice fourniroit à l’architecture et à la sculpture les moyens d’y déployer toutes les richesses du goût et de l’imagination. Les plafonds, le rideau d’avant-scène, les loges, et le décore du grand foyer offrent à la peinture la faculté d’employer et de répandre les charmes de ses pinceaux sur tous les objets qui lui seront confiés ; j’ai pensé encore que la danse en action, cet art intéressant, à qui (peut-être) j’ai donné les premiers principes d’existence, agrandiroit ses idées, multiplieroit ses moyens, et varieroit les genres qui sont à sa disposition, si elle renonçoit surtout aux caricatures Arabesques, qui la dégradent ; genre fantastique, qui a effacé ceux qui existoient. Ils offroient sans cesse les images d’une heureuse variété ; le nouveau ne présente au contraire que les tristes tableaux de la monotonie, et la répétition fatigante des mêmes temps, des mêmes pas et des mêmes pirouettes. Lorsque les arts suivent la mode, ils s’égarent et se perdent.

J’ouvre encore un nouveau champ à la poésie en la délivrant des entraves qui restreignoient l’imagination et qui opposoient des barrières au génie ; la musique vocale et instrumentale ne sera plus gênée dans son exécution ; ses différents effets ne seront plus étouffés par un bruit sourd, confus et dissonnant ; les nuances et le clair-obscur qui donnent l’ame et la vie à cet art divin, et sans le quel il n’existe point d’effets, seront vivement senties ; elles prêteront une triple valeur à ses accords. Les acteurs seront plus libres dans leur jeu, dans leurs entrées, dans leurs sorties ; les incidens, les coups de théâtre, les situations, et tout ce qui tient enfin aux charmes et à l’illusion de la scène, s’oppéreront facilement et avec précision. Le peintre-décorateur aura à sa disposition tous les moyens propres à étendre ses idées et à varier ses compositions.

Le machiniste enfin n’aura plus d’obstacles à combattre ni de difficultés à vaincre ; ce qui paroissoit impossible deviendra facile à opérer ; la manœuvre du théâtre s’exécutera sans bruit, sans confusion, sans désordre, et cette partie brillante et magnifique de la scène (malheureusement trop négligée) reparoîtra avec éclat, et se montrera sous les formes les plus enchanteresses et les plus multipliées.

D’après tout ce que j’ai dit, il est aisé de voir que j’ai parlé d’un vaste monument élevé aux arts et dont la construction peut immortaliser les artistes.

Loin de mon imagination les petites choses ; il n’en existe déjà que trop ; des maisonnettes, des échopes et des baraques obstruent et dégradent la majesté du petit nombre de nos beaux monumens, affligent le bon goût et offensent le respect que l’homme bien organisé doit aux productions du génie et des arts.

On dira sans doute, (car le bien est toujours contrarié) que mon plan est trop vaste, que le terrein est cher et que la construction de ce grand édifice occasionneroit une dépense considérable ; on me permettra de répondre à ces trois objections.

1°. Un théâtre qui a journellement en activité 300 personnes, doit-être assez vaste pour qu’elles puissent y agir sans peine et sans confusion.

2°. Quant à la partie de la salle destinée pour le public, elle doit être assez spacieuse, pour que les recettes et les représentations extraordinaires puissent s’élever à dix ou douze mille francs ; au reste, c est la nature et le genre de spectacle, la population et le nombre des citoyens qui doivent déterminer l’espace et l’étendue de ce monument, et sous ce rapport une plus grande dépense sera compensée par une plus forte recette.

Quant à la dépense, ce n’est pas à moi à la calculer. Le citoyen, ami des arts, a rempli sa tâche, quand il a proposé des vues et des idées qu’il croit utiles. C’est à la sagesse des hommes d’état qui nous gouvernent, qu’il appartient de combiner les circonstances et les temps, les efforts et les avantages, le but et les moyens.

Le Carouzel, cette vaste et magnifique place, est défigurée par l’irrégularité des bâtimens qui font face au palais des Tuilleries ; ces bâtimens informes ne seroient-ils pas bien remplacés par un superbe monument consacré aux arts, dont la façade seroit tourné du côté du palais ? Ces maisons appartiennent presqu’en totalité à la nation ; ce sacrifice ne lui coûteroit rien. Cet emplacement avoisine la seine et est préférable à tout autre. Dans le cas où l’achévement du Louvre seroit mis à exécution, il offriroit alors une place immense, et, dans cette circonstance, ce seroit à 1’architecte à élever du côté de la place du vieux Louvre un frontispice qui répondit à la majesté du local, et au décore qu’exige le temple des arts.

Dailleurs n’a-t-on pas toujours fait entrer le spectacle de 1’opéra dans la masse générale des dépenses du gouvernement ? la foule d’artistes et de talens en tous genres qui le composent, enfante des modes propres à alimenter l’industrie, à accélerer l’activité des manufactures ; les nouveautés qu’ils imaginent chaque jour rendent les nations étrangères tributaires de nos goûts, de nos costumes et de nos fantaisies l’opéra n’a-t-il pas toujours ajouté un poids sensible dans la balance de ces mêmes intérêts ? ne peut-on pas espérer que le gouvernement frappé de ce grand avantage et effrayé des dangers aux quels les citoyens sont journellement exposés dans la salle existante, ordonnera enfin la construction d’un édifice, qui manque à la capitale et qui immortaliseroit l’époque où ce monument seroit élevé.

Il y auroit un moyen de construire l’opéra sans mise de fonds, en faisant une cession gratuite d’une petite partie du terrein, mais les gouvernemens en général ont presque renoncé à placer leur confiance dans les compagnies financières qui calculent toutes à leur profit. Cependant on pourroit les restreindre à suivie strictement le plan qui auroit été couronné au concours. Les deux corps de batimens réguliers, les deux batimens qu’on éleveroit en face des deux parties latérales du temple des arts, ne pourroient se construire qu’a la distance de quinze toises de ce bâtiment. L’architecte qui auroit remporté le prix seroit spécialement chargé de toutes ces constructions.

Au reste il ne faudroit pas que ce plan fut adopté par la faveur ; là, où le mérite parle, l’intrigue et la cabale doivent se taire. La protection et la partialité sont toujours aveugles ; le grand chapitre des petites considérations gâte tout. Tout cela, dis-je, a été et est encore le fleau des grands talens.

 

Ce que je viens de dire sur la construction d’une salle d’opéra, est environné d’un nuage, que le génie des artistes pourra seul dissiper. Ce ne sera pas la première fois qu’une idée mal rendue aura donné le jour à des idées plus grandes et mieux développées ; la foiblesse et le besoin furent les premiers principes des arts et des sciences.