(1881) Albine Fiori « Albine. Le dernier roman de George Sand — Première lettre. A monsieur le duc d’Autremont, château d’Autremont. » pp. 79-81
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(1881) Albine Fiori « Albine. Le dernier roman de George Sand — Première lettre. A monsieur le duc d’Autremont, château d’Autremont. » pp. 79-81

Première lettre.

A monsieur le duc d’Autremont, château d’Autremont.

Mon cher Flaminien, vous recevrez au premier jour le jeune architecte que je vous expédie. Si je vous parle de lui comme d’un colis, ne pensez point que je fasse peu de cas de sa personne. C’est un garçon d’un vrai mérite et que je connais depuis longtemps ; je l’ai eu pour élève durant mon professorat au collège de… Il s’appelle Juste Odoard, nom de fantaisie ou pseudonyme, comme vous voudrez, car il sort des Enfants-Trouvés. Il a été adopté par une vieille fille qui, n’ayant point de fortune à lui laisser, a eu le grand sens de lui faire donner une bonne éducation dont il a eu l’esprit de profiter, et maintenant il aide sa mère adoptive à vivre dans une certaine aisance. Il est parfait pour elle, il est le meilleur des fils. C’est vous dire d’un mot que vous aurez affaire à un cœur droit et à une bonne conscience.

Voici pour ce qui touche la question d’intérêt. Juste Odoard veut gagner le plus possible : il est très pratique. Il a un but respectable. Mais avec vous, il ne fera point de conditions. Je lui ai dit qui vous êtes et qu’il suffirait de vous indiquer le minimum et le maximum de ces sortes d’honoraires pour vous mettre à même de lui témoigner largement le degré de satisfaction qu’il vous donnera par son savoir et son activité. Je vous communique ces chiffres sur une feuille à part avec le relevé des travaux exécutés par mon jeune architecte dans ces derniers temps et qui sont ses états de service. Comme, sans être très intimement lié avec lui, je ne l’ai pourtant jamais perdu de vue, je peux vous conseiller d’avoir, quant à la gestion des intérêts que vous lui confierez, une tranquillité absolue.

Et maintenant, comme votre repos d’esprit me paraît plus important que les réparations de votre demeure, laissez-moi vous dire ce que je pense de l’espèce d’association à laquelle vous m’avez prescrit de travailler.

Vous voulez continuer à vivre dans l’austère solitude de votre vieux manoir, puisque vous consacrez du temps et de l’argent à le rendre plus élégant et plus confortable ; c’est le tour qu’ont pris vos pensées depuis quelques années, et je l’approuve, parce que je garde l’espérance de vous voir associer à votre existence celle d’une femme aimable et vertueuse. J’ose vous en parler pour la seconde fois depuis l’expiration de votre deuil, et peut-être me répondrez-vous cette fois-ci comme la première : que vous n’êtes pas encore disposé à remplacer la digne compagne que vous avez perdue il y a cinq ans. Mais vous en avez trente, mon cher enfant, et c’est le bon âge pour recommencer une vie nouvelle. Vous réfléchirez, et, si vous me le permettez, j’y reviendrai dans ma prochaine lettre. Sans votre agrément, je ne saurais brusquer par mon insistance la délicatesse de vos sentiments intimes.

Mais il m’est permis de vous dire que la solitude est mauvaise, surtout à une âme passionnée comme la vôtre, et pourtant je ne vous vois pas sans quelque appréhension disposé à traiter Juste Odoard comme un compagnon et un ami. Ce sont vos propres expressions. Vous m’avez dit : « Trouvez-moi un homme de talent pour les travaux d’art que je veux faire exécuter chez moi. Qu’il soit honnête et intelligent, je n’en demande pas davantage pour faire avec lui un bail de dix-huit mois ou deux ans et pour lui rendre ma solitude moins austère en le traitant comme un compagnon et un ami. »

Je reconnais bien là la bonté candide de vos jeunes années, et je sais assez la bienveillante douceur de votre caractère pour être certain que vous tiendrez parole. Mais si mon jeune architecte a tout profit à recueillir de vos généreuses intentions, en sera-t-il de même pour vous ? S’il peut suffire d’être honnête et intelligent pour mériter de devenir le compagnon et l’ami d’un homme tel que vous, dans la vie changeante et mêlée d’une grande ville, il en va tout autrement dans le tête-à-tête prolongé d’une retraite comme la vôtre.

Juste Odoard ne s’y ennuiera pas, parce qu’il sera occupé et qu’il aime le travail avec passion ; mais il gardera, de la contention d’esprit de ses laborieuses journées, une certaine animation, bonne ou mauvaise, qui cadrera peut-être fort mal avec le calme de vos habitudes de recueillement. Il est trop bien élevé pour être exubérant ou fantasque, mais il est beaucoup plus en dehors que vous, et peut-être vous blessera-t-il sans le savoir en voulant vous faire partager des idées ou seulement des appréciations qui ne sont pas les vôtres. Par exemple, je le crois beaucoup plus partisan des doctrines libérales que nous ne le sommes, vous et moi. Peut-être même est-il républicain, et s’il s’est abstenu de jamais discuter avec moi, il est possible que ce soit par pure déférence. Il ne se permettra, je crois, jamais de discuter vos principes si vous ne l’y encouragez pas. Mais s’il est et votre compagnon et votre ami, vous le lui permettrez, et, en supposant que vous n’ayez jamais à rompre que des lances courtoises, ce sera pour vous un trouble intérieur, une sorte d’ébranlement de votre air vital qui vous amusera peut-être durant quelques jours, mais qui risque de vous devenir insupportable, et qui sait ? malsain. — En outre, ce jeune homme a des passions probablement, et il comprendra difficilement que vous mettiez un frein religieux aux vôtres. Que vous dirai-je ? Je le crois excellent et aussi pur que le permet la vie du siècle ; mais c’est un ouvrier qui bâtit des églises et des chapelles sans se soucier beaucoup, je le crains, de l’idée qu’on y vénère. Vous n’êtes point habitué à la discussion et je sais que vous ne l’aimez pas. Laisserez-vous battre en brèche vos plus chers principes, et si vous ne pouvez vous y résoudre, car cela est impossible à qui porte en soi la flamme de la croyance, ne regretterez-vous pas le temps perdu à repousser de vains sophismes ?

Je vous dis toutes les réflexions qui me sont venues ce matin après avoir remis à Juste Odoard la lettre qui le fera pénétrer dans vos sanctuaires. Je me suis gardé de lui dire sur quel pied d’intimité vous comptez l’accueillir, et cela à cause d’une réponse qu’il m’a faite et qui m’a donné à penser. Comme je le prévenais d’avoir à ne blesser en rien vos idées politiques et religieuses, il ne m’a point dit : « Ces idées, je les respecte. » Il m’a dit : « Les idées des autres, cela ne me regarde pas. » J’ai été frappé du ton bref et du regard froid, et dès lors toutes les appréhensions que je viens de vous soumettre ont surgi rapidement dans mon esprit. Il m’a demandé s’il trouverait des facilités pour se loger et se nourrir dans votre montagne ; j’ai pris alors sur moi de lui répondre que vous lui assuriez le vivre et le couvert dans de bonnes conditions de bien-être et qu’il n’aurait à se préoccuper de rien ; mais que vous étiez fort studieux et qu’il ne vous verrait qu’à vos heures de loisir. Il a compris qu’il mangerait chez lui et ne serait admis auprès de vous que sur votre invitation. « Alors, m’a-t-il dit, ce sera la solitude. Je vais emporter beaucoup de livres et de papier pour écrire. » Et il m’a quitté sans montrer aucun mécontentement.

Donc, mon ami, vous êtes libre de suivre mon conseil ou de révoquer mon arrêt. Je vous demande de réfléchir et de m’aimer toujours comme je vous aime.

Melchior de Sainte-Fauste.