(1811) Cours complet de rhétorique « Livre troisième. Des Trois Genres principaux d’Éloquence. — Section quatrième. Genre Démonstratif. Les Panéryriques. — Chapitre premier. Apologie de Socrate par Platon. »
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(1811) Cours complet de rhétorique « Livre troisième. Des Trois Genres principaux d’Éloquence. — Section quatrième. Genre Démonstratif. Les Panéryriques. — Chapitre premier. Apologie de Socrate par Platon. »

Chapitre premier.
Apologie de Socrate par Platon.

Platon, qui a répandu sur tout ce qu’il a traité les fleurs de sa brillante imagination, et qui ne concevait rien de beau que les formes intellectuelles, exige, entre autres choses, de l’orateur une diction presque poétique. (In Gorg.) Si l’on entend, avec Platon, par diction poétique, l’expression fidèle et l’image sensible de la pensée, présentée pour ainsi dire en relief, il est certain que cette manière d’écrire appartient à l’éloquence, comme à tous les autres genres de poésie ou de littérature. Mais si, en restreignant ce mot au sens où il se prend pour l’ordinaire, on l’abandonne exclusivement à la poésie proprement dite, on ne concevra plus ce qu’il peut avoir de commun avec l’éloquence de la chaire, par exemple, ou avec celle du barreau. Il faut donc nous en tenir à l’idée du philosophe grec ; et, en la renfermant dans ses bornes naturelles, nous verrons que Platon n’a rien dit de trop, et que cette diction presque poétique est le plus ordinairement celle du genre d’éloquence qui nous occupe pour le moment ; et c’est Platon lui-même qui va nous le prouver.

Il était juste que le plus vertueux des hommes trouvât dans Platon le plus éloquent des panégyristes ; et la forme, le ton et le style de l’éloge, tout est aussi neuf ici, que les vertus mêmes qui l’inspiraient. Disciple et ami (deux titres alors inséparables) du plus grand philosophe de la Grèce, Platon a fait de la doctrine de Socrate, son maître, l’âme, le fonds et le mérite de ses ouvrages. Cette manière de louer était digne du maître et de l’élève ; mais, peu content de cet hommage tacite rendu partout à la vertu sublime de Socrate, Platon crut devoir à sa mémoire un monument plus éclatant encore, où Socrate lui-même figurât, dans les circonstances les plus intéressantes pour nous, et les plus glorieuses pour lui, son jugement et sa mort. De là, ces trois fameux Dialogues qui contiennent les derniers moments de Socrate, depuis celui où il est traîné aux pieds d’un tribunal qui l’avait condamné d’avance, jusqu’à l’instant fatal où la ciguë lui est présentée. Ces trois discours forment un véritable drame, dont chaque scène est une leçon de courage et de grandeur d’âme ; et le dénouement, ce que l’on pouvait offrir de plus pathétique et de plus attendrissant, la mort du juste assassiné juridiquement, et avalant le breuvage mortel, en pardonnant à ses ennemis, en formant des vœux pour la prospérité de ses concitoyens.

Le premier de ces discours, intitulé l’Apologie, contient la défense de Socrate, et fut prononcé par lui-même devant ses juges. Obligé de parler de lui et de justifier ses principes, puisque c’est sur ses principes qu’on l’attaquait, ce grand homme le fait avec cette dignité noble et tranquille, cette force et cette simplicité de l’innocence qui confond la calomnie, et de la sagesse qui daigne répondre à la superstition. Partout on voit l’homme certain du sort qu’on lui prépare, et peu jaloux de s’y dérober ; mais défendant jusqu’aux derniers moments les principes qu’il avait professés, parce qu’il les croyait utiles, et que le bonheur des hommes y semblait essentiellement attaché.

Après avoir réfuté complètement les accusations absurdes intentées contre lui, en avoir clairement démontré l’origine et les motifs, Socrate s’adresse à ses juges :

« Souvenez-vous de votre serment, et prononcez selon ce qui conviendra le plus à votre intérêt et au mien ».

Les juges vont aux voix, l’arrêt se prononce, l’injustice triomphe, et le sage est condamné. Il s’y attendait : aussi reprend-t-il son discours avec le calme d’un homme absolument étranger à l’arrêt qui vient d’être rendu.

Après quelques mots d’étonnement sur le nombre de suffrages en sa faveur, et sur lesquels il était loin de compter ; après une courte récapitulation de sa vie privée et publique, il adresse à ses juges ces paroles remarquables, où respire cette belle et noble simplicité de la belle éloquence :

« Athéniens ! vous venez de donner aux ennemis d’Athènes un sujet éternel de la blâmer. Ils diront que vous avez condamné le sage Socrate ; car ils me donneront ce nom, quoique je ne le mérite pas, pour avoir le droit de vous reprocher ma mort. Que n’attendiez-vous un moment de plus ? Je mourais, sans qu’Athènes se déshonorât. Considérez mon âge ; il ne me reste qu’un pas à faire pour entrer dans la tombe. Ce n’est point à vous tous que je m’adresse ici ; mais à ceux seulement qui m’ont condamné ; c’est à eux que je dirai donc : Ne pensez pas, Athéniens, que j’aie succombé dans cette accusation, faute des moyens nécessaires pour vous convaincre, si j’avais cru devoir faire et dire ce qui pouvait me dérober au supplice. Non, non, il n’en est point ainsi. Ce qui me perd aujourd’hui, ce n’est pas le défaut de moyens, mais le manque d’audace et d’impudence, indispensables pour s’en servir : c’est de n’avoir pas flatté vos oreilles par des choses agréables, de ne vous avoir pas offert le spectacle de Socrate pleurant et gémissant à vos pieds… Que d’autres accusés emploient ces moyens : ils sont indignes de moi. J’ai toujours pensé que l’on ne devait se permettre rien de honteux pour échapper au péril ; et dans cet instant même, je ne me repens pas de mes moyens de défense. J’aime mieux mourir pour m’être mal défendu, que de devoir la vie à une défense indigne de moi.

» Au tribunal, comme sur le champ de bataille, les moyens de salut ne peuvent être indifférents. Quoi de plus facile dans un combat que de jeter ses armes, et de demander la vie à l’ennemi qui vous poursuit ? Il n’est pas un danger auquel on ne puisse échapper, quand on peut dire ou faire, sans rougir, ce qui peut nous y dérober. Mais prenez-y garde, Athéniens, ce n’est pas la mort, c’est l’infamie qu’il est difficile d’éviter ».

Peut-être eût-il fallu s’en tenir là, et passer immédiatement au morceau sublime qui termine ce beau discours. Mais Socrate continue, il s’élance dans l’avenir, prédit à ceux qui l’ont condamné, comme à ceux qui, l’ont absous, le sort qui les attend dans la postérité. Il décrit ensuite le plaisir qu’il aura de converser, dans un autre univers, avec les grands hommes de tous les temps, avec ceux qui ont été, comme lui, victimes d’un jugement injuste, etc. Il y a, dans ces divers morceaux, de la force, de l’élévation, de la vraie philosophie ; et, ce qui distingue partout le style de Platon, une noblesse et une dignité soutenues dans la pensée et dans l’expression. Socrate conclut :

« Ayez donc des idées plus justes sur la mort, et soyez bien convaincus d’une vérité : c’est que l’homme de bien n’a rien à redouter pendant sa vie, ni après sa mort ; l’œil des immortels est constamment ouvert sur lui. — Il ne me reste qu’une grâce à demander à mes accusateurs, c’est de traiter un jour mes fils comme moi, s’ils vous donnent les mêmes sujets de plainte ; c’est de ne les point épargner, si vous les voyez préférer à la vertu les richesses ou quelque chose au monde que ce soit. — C’est un trait de justice que Socrate et ses enfants ont peut-être quelque droit d’attendre de vous. Mais il est temps de nous en aller, moi pour mourir, et vous pour vivre. Lequel des deux vaut le mieux ? C’est Dieu seul qui le sait ».

Dans le second discours, Criton, l’ami de Socrate, vient le trouver dans sa prison, lui annonce que c’est le lendemain qu’il doit être condamné à mourir. Il lui apprend qu’il a gagné les gardes, que tout est prêt, et qu’il ne tient qu’à lui d’échapper à ses persécuteurs.

« Ami, lui répond Socrate, mon sort est changé ; mes principes ne le sont pas. Voyons ; et, si nous n’en trouvons pas de meilleurs, vous savez bien que je ne m’écarterai pas de ceux qui ont fait jusqu’ici la règle de ma conduite ».

Alors s’ouvre entre eux la grande question s’il est permis de désobéir aux lois pour éviter la mort. C’est là que Socrate, élevé au-dessus de lui-même, et par l’importance de l’objet, et par la grandeur des idées quelle lui suggère, personnifie tout à coup les lois, et les introduit elles-mêmes sur la scène. Il suppose qu’au moment où il va sortir de la prison, elles se présentent à lui, et lui disent :

« Que fais-tu, Socrate ! Ne vois-tu pas que tu anéantis, autant qu’il est en toi, et les lois et la patrie ? Crois-tu donc qu’une ville puisse subsister, si les jugements publics y perdent leur force, si chaque citoyen peut les enfreindre à son gré ? — Eh quoi ! si la patrie t’offense par un jugement injuste, as-tu droit de lui nuire ? Tu lui dois ta naissance, celle de ton père, le lien sacré qui a uni ton père à la femme qui t’a donné le jour. Ton éducation, ta vie, ton âme, tout lui appartient. Tu es son fils, son esclave Qu’elle arme contre toi des bourreaux, qu’elle te jette dans les fers, qu’elle t’envoie aux combats, ton devoir est d’obéir. Dans les tribunaux, dans les prisons, sur le champ de bataille, partout les ordres de la patrie sont sacrés ».

De ces motifs généraux, les lois personnifiées passent à des considérations particulières à Socrate.

« Quelle honte, continuent-elles, d’entendre Socrate raconter sous quel déguisement ridicule il s’est enfui de sa prison ! Et si on lui demande, comment, déjà vieux, et n’ayant qu’un instant à passer sur la terre, il a pu se résoudre à traîner les restes d’une vieillesse honteuse, après avoir enfreint les lois de son pays, que répondra-t-il ? Ô Socrate ! tu serais souvent forcé de rougir. Est-ce pour tes enfants que tu voudrais vivre ? Tes enfants ! Ah ! Socrate, crois en ces lois qui t’ont élevé, qui t’ont nourri ; et ne préfère à la justice ni tes fils, ni ta vie, ni rien au monde. — Ce n’est pas nous qui te condamnons, c’est la perversité des hommes qui te poursuit. Si tu cèdes lâchement au malheur, si tu violes ton pacte solennel avec nous, tu outrages ceux qui l’ont le moins mérité, toi, tes amis, ta patrie, et nous surtout, nous qui deviendrons tes ennemies implacables pendant ta vie et qui te dénoncerons d’avance à l’animadversion de nos sœurs, chez les morts ».

Criton ne trouve rien à répondre à la solidité véhémente de ces raisons ; il cède, et Socrate termine ce dialogue, comme le précédent, par un trait sublime :

« Cesse donc, ô mon cher Criton ! et marchons par où Dieu-nous conduit ».

Le troisième discours est ce Phédon si fameux, qui contient le récit des derniers entretiens de Socrate. À part quelques subtilités erronées qu’il serait facile de retrancher de ce chef-d’œuvre, jamais la philosophie ancienne ne s’est élevée plus haut, et n’a pris, pour instruire les hommes, un ton plus propre à s’en faire écouter avec respect. Les discours de Socrate, dans le Phédon, seraient admirables partout, mais le sont plus encore là où ils se trouvent ; car si Platon les a écrits, il n’est pas douteux que Socrate les a tenus : et il ne paraît pas qu’il ait été donné à aucun homme de voir plus loin par ses propres lumières, ni de monter plus haut par l’essor de son âme. Socrate a fait et dit, en matière de morale, tout ce qu’il était possible de dire et de faire, avant que la révélation eût donné à l’homme le complément de perfection, qu’il ne pouvait recevoir que d’elle. Et la meilleure preuve de l’indispensable nécessité de cette révélation, c’est que le héros et le martyr de la sagesse qui n’était qu’humaine, laisse encore quelque chose à désirer à celle qui est divine.

Bornons-nous à une citation ; et vous, jeunes gens ! pesez ces paroles, les premières de ce genre qu’on trouve dans toute l’antiquité.

« Voulez-vous savoir pourquoi le vrai philosophe voit l’approche de la mort de l’œil de l’espérance ? Sur quoi il se fonde quand il la regarde comme le principe pour lui d’une immense félicité ? Le grand nombre l’ignore, et je vais vous l’apprendre. C’est que la vraie philosophie n’est autre chose que l’étude de la mort : c’est que le sage apprend sans cesse dans cette vie, non seulement à mourir, mais à être déjà mort. Qu’est-ce en effet que la mort ? N’est-ce pas la séparation de l’âme d’avec le corps ? Et ne sommes-nous pas convenus que la perfection de l’âme consiste surtout à s’affranchir le plus qu’il est possible du commerce des sens et des soins du corps pour contempler la vérité dans Dieu ? Ne sommes-nous pas d’accord que le plus grand obstacle à cet exercice de l’âme est dans les objets terrestres et dans les séductions des sens ! N’est-il pas clairement démontré pour nous, que le seul moyen d’avoir quelque faible notion du vrai, est de le considérer avec les yeux de l’esprit, et en fermant les yeux du corps et les portes des sens ? Ce n’est donc qu’après la mort seulement que nous pouvons parvenir à cette pure compréhension du vrai ; et vous avez reconnu avec moi qu’il n’y a qu’il ne peut y avoir de félicité réelle pour l’homme, que dans la connaissance de ce vrai : que Dieu seul en est le principe et la source, et que la connaissance n’en peut être parfaite qu’en lui.

» Espérons donc (et nous en avons sans doute le droit), espérons que celui qui a fait de cette recherche son grand objet sur la terre, pourra s’approcher après la mort de cette vérité éternelle et céleste : celui surtout dont le cœur aura été pur ; car rien d’impur ne saurait approcher de ce qui est la pureté par excellence.

» Voilà pourquoi le sage vit pour méditer la mort, et pourquoi son approche n’a rien d’effrayant pour lui : voilà le motif et les fondements de cette confiance qui m’accompagne aujourd’hui dans le passage qui m’est prescrit ; et cette confiance si désirable, on l’aura comme moi, si l’on a soin de préparer, comme moi, et de purifier son âme ».

C’est sans doute après la lecture de pareils morceaux, que l’un des plus spirituels écrivains du seizième siècle, Érasme, était tenté de s’écrier : Saint Socrate, priez pour nous ! Saillie singulière, mais que l’on est bien porté à excuser, quand on entend le langage que nous venons de rapporter.

Il était dans la destinée de Socrate de faire des élèves et de trouver des panégyristes dignes de lui. Xénophon, son disciple ainsi que Platon, a fait aussi une apologie de Socrate, et de plus, quatre livres, sur l’esprit, le caractère et les principes de son maître : c’est un véritable éloge, éloge d’autant plus éloquent, qu’il n’a rien qui semble prétendre à l’éloquence : c’est un exposé pur et simple de la doctrine de son maître, quelques détails toujours précieux, quand il s’agit d’un homme tel que Socrate, et qu’ils sont présentés sans affectation, et sans autres ornements que ceux naturellement inséparables d’une diction enchanteresse.

Qu’ils sont petits, froids et mesquins, en comparaison de ces grands traits de la véritable éloquence, louant des vertus réelles, les éloges trop vantés et si peu lus d’Isocrate ! Que le rhéteur est loin ici du moraliste, et quelle distance d’Isocrate à Platon ! elle est aussi grande que de Socrate à Évagoras. L’éloge de ce roi de l’île de Chypre est pourtant, de tous les ouvrages d’Isocrate, celui qui annonce le plus de mérite. Le sujet y est sans doute pour quelque chose ; et c’est par la même raison que les éloges d’Hélène et de Busiris, du même auteur, ne sont que de misérables jeux d’esprit où il n’y a rien, absolument rien à recueillir, que cette grande leçon, que toute la pompe du style le plus harmonieux, les périodes les plus heureusement enchaînées, les chutes les plus laborieusement étudiées, le choix même des expressions et des tournures, ne rachèteront jamais, auprès du lecteur judicieux, la sécheresse du sujet et la stérilité des idées.