(1811) Cours complet de rhétorique « Livre troisième. Des Trois Genres principaux d’Éloquence. — Section quatrième. Genre Démonstratif. Les Panéryriques. — Chapitre VI. Des éloges funèbres. »
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(1811) Cours complet de rhétorique « Livre troisième. Des Trois Genres principaux d’Éloquence. — Section quatrième. Genre Démonstratif. Les Panéryriques. — Chapitre VI. Des éloges funèbres. »

Chapitre VI.
Des éloges funèbres.

Éloge des Athéniens morts dans la guerre du Péloponèse.

Le respect pour les morts, et les regrets donnés à la cendre de ce qui nous fut cher, sont de tous les temps, et se retrouvent dans tous les pays et dans toutes les religions ; c’est le culte du sentiment : il est universel. Mais ce dont l’antiquité nous avait également donné l’exemple, et ce que la forme de nos institutions politiques ne nous a probablement pas permis d’imiter longtemps, c’est la coutume de consacrer des éloges funèbres à la mémoire de ceux qui avaient répandu leur sang pour la patrie.

L’historien Thucydide nous a conservé un monument précieux de ce genre d éloquence : c’est l’éloge funèbre que prononça Périclès en l’honneur des guerriers morts pendant l’expédidition de Samos, où il avait lui-même commandé et remporté plusieurs victoires. Voici le début de l’orateur :

« Plusieurs des orateurs que vous venez d’entendre à cette tribune, n’ont pas manqué de préconiser le législateur qui, en consacrant l’ancienne loi sur la sépulture des citoyens moissonnés dans les combats, crut devoir y ajouter celle qui ordonne de prononcer leur éloge : sans doute ils pensaient que c’est une belle institution de louer en public les héros morts pour la patrie.

» Pour moi, plutôt que de compromettre la gloire d’une foule de guerriers en la faisant dépendre du plus ou du moins de talent d’un seul orateur, je croirais suffisant de décerner aux citoyens que des vertus réelles ont rendus recommandables, des honneurs non moins réels, tels ceux dont la république accompagne cette pompe funèbre. Comment en effet garder un juste milieu, en louant des actions sur la vérité desquelles il est difficile d’établir une opinion constante ? Les auditeurs sont-ils instruits des faits ou disposés à les croire ? l’orateur ne remplit jamais leur attente. Les faits leur paraissent-ils nouveaux ou supérieurs à l’idée qu’ils ont de leurs propres forces ? l’envie leur dit que la louange est exagérée. L’homme supporte l’éloge de la vertu d’autrui, tant qu’il se croit au niveau des belles actions qu’il entend raconter ; le récit qu’on en fait l’a-t-il convaincu de sa faiblesse ? envieux, il devient aussitôt incrédule. Mais puisque cette institution est consacrée par l’approbation de nos ancêtres, m’y conformer est un devoir que je vais m’efforcer de remplir, en me rapprochant, autant qu’il me sera possible, de ce que pense et veut chacun de vous ».

Un magnifique éloge d’Athènes, de sa constitution, de ses lois, de ses avantages physiques et politiques, du caractère, des mœurs et de la conduite des Athéniens remplit la première partie de ce beau discours ; et ce qui ne nous semblerait qu’un brillant hors-d’œuvre, entre parfaitement ici dans les vues de l’orateur politique, qui, en remettant sous les yeux du peuple qui l’entend le tableau de la gloire et de la prospérité passées d’Athènes, se propose à la fois et de les attacher fortement à la défense d’un pays si digne de leur amour, et de les engager à honorer, à imiter le dévouement de ceux qui n’ont pas craint de mourir pour une si belle cause.

Deuxième Partie.

« C’est donc avec raison que nos guerriers ont préféré la mort à l’esclavage qui les aurait séparés d’une patrie si digne de leur amour ; c’est avec raison que nous recevons d’eux l’exemple de tout sacrifier pour la défense d’une si belle cause.

» Si je me suis étendu sur les louanges de notre république, c’est que je voulais faire concevoir que le combat n’est pas égal entre nous et des hommes à qui la fortune n’offre aucun avantage pareil à défendre. Il fallait d’ailleurs fortifier par d’incontestables preuves l’éloge des héros dont nous honorons la tombe. Que dis-je ? il est presque entièrement achevé. En effet tout ce que je dis à la gloire de la république, à qui le devons-nous, sinon à leurs vertus et à celles de leurs semblables ?

» Sur quelque contrée de la Grèce que vous tourniez vos regards, vous trouverez peu d’hommes au niveau de leur renommée. Mais ici l’orateur n’à point à craindre la comparaison de l’austère vérité. La mort qu’ils ont affrontée pour la patrie, me semble placer au grand jour la vertu de chacun d’eux. C’est par la mort qu’il faut commencer l’examen, c’est en elle que la preuve se consomme.

» Si quelqu’un d’entre eux mérita un reproche, quels yeux oseront percer le voile dont elle a couvert leurs faiblesses ? Une fin glorieuse, en effaçant les taches de leur vie, n’a-t-elle pas plus servi la république que leurs défauts particuliers n’auraient pu lui être nuisibles ?

» Parmi eux on n’a vu ni le riche amolli préférer les jouissances à ses devoirs, ni le pauvre tenté de fuir, cédant à cet espoir que conserve le malheureux d’échapper à l’infortune et de s’enrichir un jour. Tous unanimement, préférant à des charmes illusoires l’honneur de vaincre l’ennemi, regardant le péril même qui se montrait à leurs yeux comme une faveur de la fortune, tous ils se hâtaient de s’en saisir, et pour se venger, et pour couronner à la fois tous leurs vœux. Abandonnant, à l’imagination l’incertitude de l’avenir, mais ne consultant que leur cœur sur la certitude du présent, persuadés d’ailleurs que le vrai salut du soldat est plutôt dans la mort qu’il trouve au sein de la vengeance que dans la fuite qui ne sauve que sa vie, ils ont évité la honte attachée au titre humiliant de vaincus ; ils se sont en quelque sorte identifiés avec la victoire, et leur âme, exempte de crainte, est sortie du combat avec toute sa gloire, sans avoir même senti pencher la balance du destin ».

Troisième Partie.

« C’est ainsi qu’il convenait à de tels hommes de s’offrir en victimes à la patrie. Ô vous qui leur avez survécu, demandez, vous le pouvez sans doute, demandez aux dieux une victoire que ne suive point le trépas ; mais jamais n’opposez à l’ennemi une valeur moins audacieuse. Faudrait-il donc vous retracer tous les biens qui sont les fruits du courage ? Vous les connaissez comme moi, et la grandeur de la patrie qui arme votre bras, n’est pas un tableau qu’il suffise de contempler sous le pinceau de l’orateur. C’est une beauté réelle. Que le cœur en soit épris ; que l’amour en devienne plus actif, à mesure que la connaissance en devient plus parfaite ; que la mémoire vous redise tous les jours : ceux qui nous l’ont acquise, sensibles au cri de l’honneur, à la voix de l’opinion, savaient braver les dangers. Quelquefois la fortune trompa leurs projets ; mais jamais ils ne crurent qu’un revers dût priver la patrie de leur vertu. Aussi lui ont-ils payé la plus magnifique des contributions ; car, en lui donnant tout leur sang, ils ont obtenu pour eux-mêmes un honneur immortel et le plus glorieux des tombeaux ; non pas ce tombeau qui renferme aujourd’hui leurs cendres, mais celui que leur élèvera la main du temps, toutes les fois que l’on parlera de bravoure, ou qu’on en donnera l’exemple. La terre, oui, la terre entière est la tombe des grands hommes, et ce n’est pas seulement dans leur patrie que des colonnes et des inscriptions publient leur gloire : gravé dans tous les cœurs, bien mieux que sur la pierre, leur nom pénètre jusque dans les contrées étrangères.

» Animez-vous, Athéniens, par de si grands exemples, et convaincus que le bonheur est dans la liberté, la liberté dans Je courage, ne refusez jamais des périls glorieux. Eh ! qui doit prodiguer sa vie dans les combats ? Sera-ce l’infortuné qui n’a point d’avantage à s’en promettre, ou celui qu’un jour de plus peut soumettre à la plus affreuse révolution ? Ah ! combien l’avilissement qui suivrait un moment de faiblesse, est-il plus insupportable à des cœurs généreux qu’une mort, oserai-je dire, insensible, qui surprend le guerrier à l’instant où il n’est pénétré que de la conscience de ses forces et du sentiment de la félicité publique ?

» Aussi ne sont-ce pas des pleurs, mais des consolations et une leçon que j’offre maintenant aux pères des guerriers dont nous célébrons la mémoire : ils savent que leurs fils naquirent soumis aux viscissitudes de la fortune.

» Heureux donc ceux qui, ou comme vos enfants, ont trouvé dans la mort, ou comme vous, dans le chagrin de leur perte, une glorieuse indemnité ! Heureux ceux pour qui la main des dieux plaça la prospérité aux bornes mêmes de la vie ! Je le sens néanmoins, il sera difficile à vos cœurs de rester pénétrés de cette vérité, lorsque vous verrez vos concitoyens heureux de la possession de ces mêmes objets qui faisaient auparavant toute votre joie. Car la vraie privation n’est point dans l’absence des biens qu’on ne connaît pas, mais dans la séparation des jouissances dont on a longtemps savouré la douceur. C’est donc ici qu’il faut rappeler toute votre constance. Ceux à qui l’âge laisse encore l’espoir d’être pères, trouveront dans de nouveaux enfants un adoucissement aux larmes qu’ils répandent aujourd’hui, et la république en retirera le double avantage d’une population plus nombreuse et d’un concours unanime au bien général. Ceux en effet qui, n’ayant point d’enfants à offrir à la patrie, n’ont pas les mêmes risques à courir, peuvent-ils apporter la même justice, la même égalité d’âme aux délibérations publiques ?

» Quant à ceux que la vieillesse a déjà blanchis, et qui ne voient que des jours sereins sur la route laissée derrière eux, le court espace qui leur reste à parcourir, leur paraîtra moins fâcheux lorsqu’ils y verront, empreinte à chaque pas, la gloire de leurs fils : la gloire ! le seul sentiment qui jamais ne vieillisse ; car dans la ruine universelle de l’homme périssant sous le poids des années, ce n’est pas, comme quelques-uns le prétendent, la passion des richesses qui survit, mais c’est la passion de l’honneur.

» Et vous, enfants, vous, frères des guerriers que je célèbre, quelle laborieuse carrière je vois s’ouvrir à vos efforts ! On prodigue volontiers les éloges à ceux qui ne sont plus. Un jour peut-être vous les surpasserez, mais vous n’obtiendrez que difficilement d’être placés, non pas à leur niveau, mais quelques degrés au-dessous d’eux ; car tout être vivant voit un concurrent avec peine. Cessez-vous d’alarmer ses prétentions ? Vous êtes sûr de sa bienveillance, mais elle est au prix de la mort, qui seule détruit la rivalité.

» Peut-être faut-il, avant de finir, m’arrêter un instant sur les devoirs des femmes réduites au veuvage.

» Voici cc qu’en peu de mots leur intérêt m’ordonne de leur dire : Femmes, votre gloire est de vous ressembler à vous-mêmes, d’obéir au vœu de la nature ; d’être ce qu’elle vous fit, d’éviter dans les assemblées des hommes la publicité des censures, même la publicité des éloges.

» J’ai satisfait à la loi ; j’ai développé les idées que les circonstances exigeaient de l’orateur. Une partie de la dette publique est déjà réellement acquittée par les honneurs rendus à la tombe des héros que nous pleurons. Le reste sera payé par la reconnaissance à leurs enfants, devenus dès ce moment les vôtres, devenus les enfants de la république qui les nourrira jusqu’à ce que l’âge leur permette de la défendre, utile récompense pour eux-mêmes, utile objet d’émulation pour ceux qui doivent entrer dans la même lice ; en effet la république qui honore magnifiquement la vertu, doit être aussi la patrie des cœurs vertueux. Allez et retirez-vous après avoir donné à la nature, à l’amitié les pleurs qu’elles réclament »104.

L’effet de ce discours fut si prodigieux, que les mères et les épouses des guerriers coururent avec transport embrasser l’orateur, quand il descendit de la tribune, et le reconduisirent en triomphe jusque dans sa maison. On le surnomma l’Olympien, parce qu’en parlant il tonnait, disait-on, comme Jupiter.