(1811) Cours complet de rhétorique « Livre troisième. Des Trois Genres principaux d’Éloquence. — Section quatrième. Genre Démonstratif. Les Panéryriques. — Chapitre VIII. De l’Oraison funèbre. »
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(1811) Cours complet de rhétorique « Livre troisième. Des Trois Genres principaux d’Éloquence. — Section quatrième. Genre Démonstratif. Les Panéryriques. — Chapitre VIII. De l’Oraison funèbre. »

Chapitre VIII.
De l’Oraison funèbre.

L’exemple de Voltaire méritoit de trouver des imitateurs, et le modèle qu’il venait de donner était bien capable d’en former. Les choses cependant restèrent dans leur état ordinaire, et les éloges funèbres continuèrent de se renfermer dans l’enceinte des temples, où la religion les avait consacrés, et où Bossuet, Fléchier et d’autres orateurs venaient d’en faire une des parties les plus brillantes de notre littérature. Cette espèce de panégyrique religieux, dont l’origine est très ancienne, a chez les peuples chrétiens un double objet : celui de proposer à l’admiration, à l’émulation, à la reconnaissance les vertus et les talents qui ont honoré l’humanité, et de faire sentir en même temps le néant de tout ce qui a brillé dans ce monde, au moment où il faut passer dans l’autre.

La philosophie de nos jours a réprouvé ce genre d’éloquence, sous prétexte que la vérité y est quelquefois blessée, comme si cette vérité était plus scrupuleusement respectée dans les autres genres que cette même philosophie autorise ou fait valoir. On n’exige pas de l’orateur qui loue la fidélité de l’historien qui raconte. Tout ce que l’on demande au panégyriste, c’est qu’il ne loue que ce qui est vraiment louable, et que son art, qui est celui de faire aimer la vertu, ne soit jamais celui d’excuser le vice. La philosophie faisait encore à 1 oraison funèbre un autre reproche : celui de n’être réservée que pour les rois et les grands de la terre, etc. De là, ces éternelles et fastidieuses déclamations contre la distinction indispensable des rangs dans un état monarchique, et en faveur d’un système d’égalité prétendue, qui n’a pu tenir contre l’expérience Mais dans le temps même où l’on accordait trop peut-être au rang et à la dignité, on comptait déjà quelques exemples d’oraisons funèbres, consacrées par la piété reconnaissante à des vertus qui n’avaient pas pour elles l’éclat du nom ou la splendeur de la dignité. De tout temps il y eut des hommes privilégiés, pour qui le monde même a cru pouvoir déroger à ses usages ; et il est beau que ce soit pour la vertu modeste et ignorée.

Le genre de l’oraison funèbre tient beaucoup de celui du sermon ; mais plus variée, plus étendue, plus élevée, elle offre plus de ressources à l’imagination, et un champ bien plus fécond en leçons utiles pour les auditeurs. Mais aussi qu’elle doit être imposante et majestueuse, la voix qui se fait entendre aux hommes, entre la tombe de l’homme et l’autel du Dieu qui juge et le héros et le panégyriste !

« La tribune sainte, dit M. de La Harpe, est pour l’éloquence un théâtre auguste, d’où elle peut de toute manière dominer sur les hommes ; mais il faut que l’orateur sache y tenir sa place. S’il vous laisse trop vous souvenir que ce n’est qu’un homme qui parle, si Dieu n’est pas toujours à côté de lui, on ne verra plus qu’un rhéteur mondain, qui adresse à des cendres les derniers mensonges de la flatterie. Au contraire, s’il est capable d’avoir toujours l’œil vers les cieux, même en louant les héros de la terre ; si, en célébrant ce qui passe, il porte toujours sa pensée et la nôtre vers ce qui ne passe point ; s’il ne perd jamais de vue ce mélange heureux, qui est à la fois le comble de l’art et de la force, alors ce sera en effet l’orateur de l’évangile, le juge des puissances, l’interprète des révélations divines ; ce sera en un mot Bossuet ».

Nous avons donné, en parlant des sermons de Bossuet, une idée du génie de ce grand homme. Nous alloua examiner maintenant ses oraisons funèbres, dont quatre surtout sont des chefs-d’œuvre d’une éloquence qui ne pouvait avoir de modèle dans l’antiquité, et que l’on n’a point égalée depuis.

L’oraison funèbre de la reine d’Angleterre est assez connue : toutes les rhétoriques en ont cité les endroits marquants ; tout le monde les a répétés, et la supériorité de ce discours sur tous les autres s’est établie d’une manière incontestable. Quel sujet en effet, et quelles sources il ouvrait à l’éloquence des choses et au sublime de la pensée ! Quel fracas d’événements sinistres à peindre, de révolutions désastreuses à retracer, de grandes scènes d’infortunes à déployer ! Un roi puissant précipité du trône dans les fers, et traîné des fers à l’échafaud ; une reine illustre par ses vertus et par son courage, contrainte de fuir à travers les mers et les orages le ressentiment injuste de ses propres sujets, et échappant comme par miracle à leurs fureurs rebelles : quelle matière pour le génie de Bossuet, et pour l’instruction des peuples et des rois ! Il n’est donc pas étonnant que ce magnifique sujet soit devenu, entre ses mains, l’un des plus beaux monuments de notre langue. Mais où ce grand homme nous paraît vraiment étonnant, c’est dans l’oraison funèbre de la duchesse d’Orléans, fille infortunée de cette même reine qu’il avait si dignement célébrée peu de mois auparavant.

Oraison funèbre de la duchesse d’Orléans.

Ici l’orateur n’avait plus, pour soutenir et pour animer sa marche, le tableau toujours intéressant des troubles des nations, des révolutions des empires : ici, tout l’intérêt repose sur une princesse aimable, qui réunissait toutes les qualités du cœur aux talents de l’esprit le plus cultivé, et qui ne mit entre la santé la plus florissante et la mort la plus affreuse, que l’intervalle de quelques heures !

Quel exorde l’orateur tire de cette circonstance, et quel dut être, sur son auditoire, l’effet de ces premières paroles !

« J’étais donc encore destiné à rendre ce devoir funèbre à très-haute et très-puissante princesse, Henriette-Anne d’Angleterre, duchesse d’Orléans ! Elle que j’avais vue si attentive pendant que je rendais le même devoir à sa mère, devait être sitôt après le sujet d’un discours semblable ! et ma triste voix était réservée à ce déplorable ministère ! Ô vanité ! ô néant ! ô mortels ignorans de leurs destinées ! l’eût-elle cru il y a dix mois ? Et vous, Messieurs, eussiez-vous pensé, pendant qu’elle versait tant de larmes en ce lieu, qu’elle dût sitôt vous y rassembler pour la pleurer elle-même ! Princesse, le digne objet de l’admiration de deux grands royaumes, n’était-ce pas assez que l’Angleterre pleurât votre absence, sans être encore réduite à pleurer votre mort ? Et la France, qui vous revit avec tant de joie, environnée d’un nouvel éclat, n’avait-elle plus d’autres pompes et d’autres triomphes pour vous au retour de ce voyage fameux, d’où vous aviez emporté tant de gloire et de si belles espérances ! Vanité des vanités, et tout est vanité ! c’est la seule parole qui me reste, c’est la seule réflexion que me permet, dans un accident si étrange, une si juste et si sensible douleur. Aussi n’ai-je point parcouru les livres sacrés, pour y trouver quelque texte que je pusse appliquer à cette princesse. J’ai pris sans étude et sans choix les premières paroles que me présente l’Ecclésiaste, où, quoique la vanité ait été si souvent nommée, elle ne l’est pas encore assez à mon gré pour le dessein que je me propose. Je veux dans un seul malheur déplorer toutes les calamités du genre humain ; et, dans une seule mort, faire voir la mort et le néant de toutes les grandeurs humaines. Ce texte, qui convient à tous les états, à tous les événements de notre vie, par une raison particulière devient propre à mon lamentable sujet, puisque jamais les vanités de la terre n’ont été si clairement découvertes, et si hautement confondues. Non, après ce que nous venons de voir, la santé n’est qu’un nom, la vie n’est qu’un songe, la gloire n’est qu’une apparence, les grâces et les plaisirs ne sont qu’un dangereux amusement : tout est vain en nous, excepté le sincère aveu que nous faisons devant Dieu de nos vanités, et le jugement arrêté qui nous fait mépriser tout ce que nous sommes ».

Mais s’il est à propos de réduire à sa juste valeur le néant de l’homme et de tout ce qui l’environne, il est à craindre cependant que le découragement ne résulte bientôt de cette première idée, et que la conviction profonde de cette vérité que nous ne sommes rien ici-bas, ne nous fasse perdre de vue ce que nous devons être un jour dans une autre patrie. Bossuet l’a senti : voyez aussi avec quelle énergie il relève les destinées et les espérances de l’homme, que la première partie de ce bel exorde venait d’accabler de l’idée de son néant.

« Mais dis-je la vérité ? L’homme que Dieu a fait à son image, n’est-il qu’un ombre ? Ce que Jésus-Christ est venu chercher du ciel en la terre, ce qu’il a cru pouvoir, sans se ravilir, racheter de tout son sang, n’est-ce qu’un rien ? Reconnaissons notre erreur. Sans doute ce triste spectacle des vanités humaines nous imposait ; et l’espérance publique, frustrée tout à coup par la mort de cette princesse, nous poussait trop loin. Il ne faut point permettre à l’homme de se mépriser tout entier, de peur que, croyant avec les impies que notre vie n’est qu’un jeu où règne le hasard, il ne marche sans règle et sans dessein au gré de ses aveugles désirs.

» Ainsi, tout est vain dans l’homme, si nous regardons le cours de sa vie mortelle ; mais tout est précieux, tout est important, si nous contemplons le terme où elle aboutit, et le compte qu’il en faut rendre ».

C’est sur cette distinction, aussi chrétienne que philosophique, qu’est fondé tout le discours.

La première partie, destinée tout entière à prouver le néant de tout ce que l’homme admire ici-bas, débute par ce morceau sur la frivolité des distinctions passagères.

« De quelque superbe distinction que se flattent les hommes, ils ont tous une même origine ; et cette origine est petite. Leurs années se poussent successivement comme des flots : ils ne cessent de s’écouler ; tant qu’enfin, après avoir fait un peu plus de bruit, et traversé un peu plus de pays les uns que les autres, ils vont tous ensemble se confondre dans un abîme, où l’on ne reconnait plus ni princes, ni rois, ni toutes ces autres qualités superbes qui distinguent les hommes ; de même que ces fleuves tant vantés demeurent sans nom et sans gloire, mêlés dans l’océan avec les rivières les plus inconnues ».

Quelle pompe dans cette figure, et quelle vérité en même temps ! Ce n’est point là un vain luxe de mots mal à propos prodigués : c’est une grande pensée rendue sensible par une grande image ; et c’est ainsi qu’on est vraiment éloquent.

Bossuet est si pénétré de la perte qu’il déplore, elle le convainc si pleinement de la fragilité des grandeurs humaines, qu’il se reproche et voudrait s’interdire jusqu’aux expressions qui en rappellent l’idée.

« La grandeur et la gloire ! (s’écrie-t-il). Pouvons-nous encore entendre ces noms, dans ce triomphe de la mort ? Non, messieurs ; je ne puis plus soutenir ces grandes paroles, par lesquelles l’arrogance humaine tâche de s’étourdir elle-même, pour ne pas s’apercevoir de son néant. Il est temps de faire voir que tout ce qui est mortel, quoi qu’on ajoute par le dehors pour le faire paraître grand, est par son fond incapable d’élévation ».

On connaît cette célèbre exclamation, dont les cœurs retentissent encore aujourd’hui :

« Ô nuit désastreuse ! ô nuit effroyable, où retentit tout à coup comme un éclat de tonnerre, cette étonnante nouvelle : Madame se meurt, Madame est morte ! »

Voilà ce qu’on trouve partout, ce que l’on cite, ce que l’on fait admirer aux jeunes gens comme un modèle de figure : mais ce qui suit, mais ce tableau où le désordre de la douleur est si bien exprimé, était-il donc moins digne d’être cité, et moins fait pour exciter l’admiration ?

« Au premier bruit d’un mal si étrange, on accourt à Saint-Cloud de toutes parts ; on trouve tout consterné, excepté le cœur de cette princesse. Partout on entend des cris ; partout on voit la douleur, et le désespoir, et l’image de la mort. Le roi, la reine, Monsieur, toute la cour, tout le peuple, tout est abattu, tout est désespéré, etc. »

Enfin le dénouement terrible approche ; le trait le plus frappant manque encore à cet éloquent tableau du néant de tout ce que notre erreur appelle et croit grand :

« Enfin, la voilà malgré ce grand cœur, cette princesse si admirée et si chérie ! la voilà telle que la mort nous l’a faite ! encore ce reste, tel quel, va-t-il disparaître : cette ombre de gloire va s’évanouir, et nous l’allons voir dépouillée même de cette triste décoration. Elle va descendre à ces demeures souterraines, pour y dormir dans la poussière avec les grands de la terre, comme parle Job : avec ces rois et ces princes anéantis, parmi lesquels à peine peut-on la placer, tant les rangs y sont pressés, tant la mort est prompte à remplir les places ».

Que cette dernière idée est sublime ! et avec quel génie les grands écrivains ont tiré parti de tout ce que présente d’imposant la pensée de la mort ! Voyez dans J.-B. Rousseau :

Sous leurs pas cependant se creusent des abîmes,
Où la cruelle Mort les prenant pour victimes,
Frappe ces vils troupeaux dont elle est le pasteur.
(Ode 3, Liv. i).

Quelle conclusion l’orateur tirera-t-il maintenant des vérités établies dans ce discours, sur les faits les plus propres à en inspirer la conviction ?

« C’est ainsi que la puissance divine, justement irritée contre notre orgueil, le pousse jusqu’au néant ; et que, pour égaler à jamais les conditions, elle ne fait de nous tous qu’une même cendre. Peut-on bâtir sur ces ruines ? Peut-on appuyer quelque grand dessein sur ce débris inévitable des choses humaines ? Mais quoi, messieurs, tout est-il donc désespéré pour nous ? etc. »

Cette transition amène naturellement la seconde partie, où l’orateur développe les motifs qui doivent nous donner une idée juste des espérances de l’homme, et de la destinée qui lui est promise.

« Il faut donc penser qu’outre le rapport que nous avons, du côté du corps, avec la nature changeante et mortelle, nous avons d’un autre côté un rapport intime avec Dieu, parce que Dieu même a mis quelque chose en nous qui peut confesser la vérité de son être, en adorer la perfection, en admirer la plénitude ; quelque chose qui peut se soumettre à sa toute-puissance, s’abandonner à sa haute et incompréhensible sagesse, se confier en sa bonté, craindre sa justice, espérer en son éternité. — Il faut, par la suite du même raisonnement, que ce qui porte en nous sa marque divine, ce qui est capable de s’unir à Dieu y soit aussi rappelé. Or, ce qui doit retourner à Dieu, qui est la grandeur primitive et essentielle, n’est-il pas grand et élevé ? C’est pourquoi, quand je vous ai dit que la grandeur et la gloire n’étaient parmi nous que des noms pompeux, vides de sens et de choses, je regardais le mauvais usage que nous faisons de ces termes, etc. »

Toute cette seconde partie n’est qu’une suite de raisonnements toujours fortifiés de leurs preuves, et appuyés partout du témoignage irréfragable des livres saints. Mais la marche nécessairement froide de la dialectique y est fréquemment interrompue par quelques-uns de ces traits qui caractérisent d’autant mieux le génie, qu’ils lui échappent plus facilement, et, pour ainsi dire, à son insu. Souvent son raisonnement n’est qu’un trait de sentiment, et sa preuve, une image brillante. Cette manière d’argumenter a son mérite, mais n’est pas celle de tous les orateurs.

« Tant que nous sommes détenus dans cette demeure mortelle, nous vivons assujétis aux changements, parce que, si vous me permettez de parler ainsi, c’est la loi du pays que nous habitons. — Mais aussitôt qu’on cesse pour nous de compter les heures, et de mesurer notre vie par les jours et par les années, sortis des figures qui passent et des ombres qui disparaissent, nous arrivons au règne de la vérité, où nous sommes affranchis de la loi des changements ».

On connaît le talent de Bossuet pour les portraits ; on sait de quelles couleurs il a peint celui de Cromwell, et combien sa nerveuse concision et la vérité énergique de son pinceau se rapprochent, en général, de la manière de Tacite, c’est-à-dire, de ce qu’il y a de plus parfait dans ce genre. Étudions le grand peintre dans un tableau d’un caractère tout opposé, et nous allons y trouver le même génie, malgré les différences essentielles du ton, des nuances et des détails. Il s’agit de la princesse qui est l’objet de l’oraison funèbre que nous analysons :

« Affable à tous avec dignité, elle savait estimer les uns sans fâcher les autres ; et quoique le mérite fût distingué, la faiblesse ne se sentait point dédaignée. Quand quelqu’un traitait avec, elle, il semblait qu’elle eût oublié son rang, pour ne se soutenir que par sa raison. On ne s’apercevait presque pas qu’on parlât à une personne si élevée : on sentait seulement au fond de son cœur qu’on eût voulu lui rendre au centuple la grandeur dont elle se dépouillait si obligeamment. Fidèle en ses paroles, incapable de déguisement, sûre à ses amis, par la lumière et la droiture de son esprit, elle les mettait à couvert des vains ombrages, et ne leur laissait à craindre que leurs propres fautes. Très reconnaissante des services, elle aimait à prévenir les injures par sa bonté ; vive à les sentir, facile à les pardonner. Que dirai-je de sa sensibilité ? Elle donnait non seulement avec joie, mais avec une hauteur d’âme qui marquait tout ensemble et le mépris du don et l’estime de la personne. Tantôt par des paroles touchantes, tantôt même par son silence, elle relevait ses présents ; et cet art de donner agréablement qu’elle a si bien pratiqué durant sa vie, l’a suivie, je le sais, jusque dans les bras de la mort ».

Comme rien n’établit et n’assure mieux la supériorité réelle d’un écrivain sur ses concurrents, que le parallèle raisonné de ses productions et des leurs, nous allons comparer ici Fléchier à Bossuet, et rapprocher le portrait de la dauphine de celui de la duchesse d’Orléans.

« Applaudie de tous (la dauphine), mais à son tour affable et civile à tous, elle prévenait ceux-ci, répondait honnêtement à ceux-là, donnant au rang et au mérite des préférences d’inclination et de justice, sans faire des mécontents ni des envieux ; conservant de sa dignité ce que lui en faisait garder la bienséance, et ne comptant pour rien ce que sa bonté lui en faisait perdre. — Vous dirai-je avec quel discernement elle jugeait des ouvrages d’esprit ? Quelle justesse, mais aussi quelle circonspection était la sienne ! Exacte sans critique, indulgente sans flatterie, louant par connaissance, excusant par inclination, et ne blâmant que par nécessité, etc. »

Nous laissons aux jeunes gens qui nous liront, le soin de faire ici la différence des deux manières, de peser avec réflexion et d’examiner avec soin ce que l’un de ces deux morceaux peut avoir d’avantage sur l’autre. C’est par ces sortes d’exercices que l’on forme son jugement et son goût : le devoir du maître est rempli, quand il a posé et développé les principes généraux ; l’application doit être l’ouvrage de l’élève, sans quoi l’un et l’autre ont perdu leur temps.

Passons à la péroraison de Bossuet. Ce n’est autre chose que la conséquence générale, naturellement déduite des vérités qu’il vient de prouver, des grandes leçons que nous donne le spectacle fréquent de la vanité des grandeurs fragiles de ce monde, et une exhortation pathétique à ne pas laisser inutile le fruit que nous en pouvons retirer.

« La providence divine pouvait-elle nous mettre en vue, ni de plus près, ni plus fortement, la vanité des choses humaines ? — Qu’y a-t-il donc qui puisse nous empêcher de recevoir sans différer ces inspirations ? Quoi ! le charme de sentir est-il si fort que nous ne jouissions rien prévoir ? Les adorateurs des grandeurs humaines seront-ils satisfaits de leur fortune, quand ils verront que dans un moment leur gloire passera à leur nom, leurs titres à leurs tombeaux, leurs biens à des ingrats, et leurs dignités peut-être à des envieux ? Que si nous sommes assurés qu’il viendra un dernier jour, où la mort nous forcera de confesser toutes nos erreurs, pourquoi ne pas mépriser par raison, ce qu’il faudra un jour mépriser par force ? Et quel est notre aveuglement, si toujours avançant vers notre fin, et plutôt mourants que vivants, nous attendons les derniers soupirs pour prendre les sentiments que la seule pensée de la mort nous devrait inspirer à tous les moments de notre vie ? Commencez aujourd’hui à mépriser les faveurs du monde ; et toutes les fois que vous serez dans ces lieux augustes, dans ces superbes palais à qui Madame donnait un éclat que vos yeux cherchent encore ; toute les fois que regardant cette grande place qu’elle remplissait si bien, vous sentirez qu’elle y manque, songez que cette gloire que vous admirez, faisait son péril en cette vie, et que dans l’autre elle est devenue le sujet d’un examen rigoureux, où rien n’a été capable de la rassurer, que cette sincère résignation qu’elle a eue aux ordres de Dieu, et les saintes humiliations de la pénitence ».