(1875) Les auteurs grecs expliqués… Aristote, Poétique « Commentaire sur la Poétique d’Artistote. — Chapitre VI. » pp. 89-94
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(1875) Les auteurs grecs expliqués… Aristote, Poétique « Commentaire sur la Poétique d’Artistote. — Chapitre VI. » pp. 89-94

Chapitre VI.

La tragédie est, etc.] On a écrit des volumes à propos de cette définition. Voyez, entre autres, la Poétique de Scaliger, livre V, chap. 6  les auteurs analysés par Goujet, Bibliothèque française, tome III, p. 180-240  Batteux, Principes de la Littérature, Ve traité  et l’article Tragédie dans les Éléments de Marmontel. — Τραγωδία [[έστì] βίων xαì λόγων ήρωϊχών μίμησις έχουσα σεμνότητα μEτ’ έπιπλοχής τινός, dit plus simplement le grammairien publié par Cramer, Anecdota Oxon., tome IV, p. 315. — Voici comment la définition d’Aristote est traduite en latin d’après l’arabe d’Averroès (voir Essai sur la Critique, p. 297 et suiv.) par Hermann l’Allemand (fol. 42, recto, éd. de Venise, 1481) : « Terminus substantialis sive intelligere faciens substantiam artis laudandi est quoniam ipsa est assimilatio et repræsentatio operationis voluntariæ virtuosæ completæ quæ habet potentiam universalem in rebus virtuosis non potentiam particularem in una quaque rerum virtuosarum. Repræsentatio, inquam, quæ generat in animabus passiones quasdam temperativas ipsarum ad miserandum aut timendum aut ad cæteras consimiles passiones quas inducit et promovet per hoc quod imaginari facit in virtuosis de honestate et munditia. » Plus bas, voici comment sont résumées les six parties constitutives de la tragédie : « Oportet ut tragœdiæ id est artis laudandi partes sex sint. Seu sermones fabulares repræsentativi et consuetudines et metrum seu pondus et credulitas et consideratio et tonus. » Dans ce latin, Aristote est absolument méconnaissable, et de tels textes ne méritent aujourd’hui d’être exhumés que comme un témoignage historique de l’altération de certaines doctrines grecques dans leur transmission en Occident par la science arabe. Au reste, on pardonnera au pauvre Hermann la barbarie inintelligible de son langage, si on en rapproche la traduction française des mêmes passages faite en 1671 par de Norville (p. 24, 25 et 28).

La Mesnardière, Poétique, chap. III : « Disons avec Aristote accommodé à nostre usage : La tragédie est la représentation sérieuse et magnifique de quelque action funeste, complète, de grande importance et de raisonnable grandeur  non pas par le simple discours, mais par l’imitation réelle des malheurs et des souffrances, qui produit par elle-même la terreur et la pitié, et qui sert à modérer ces deux mouvements de l’âme. » Racine est plus exact dans cette traduction, écrite à la marge d’un exemplaire de la Poétique : « La tragédie est donc l’imitation d’une action grave et complète, et qui a sa juste grandeur. Cette imitation se fait par un discours, un style composé pour le plaisir, de telle sorte que chacune des parties qui la composent subsiste et agisse séparément et distinctement. Elle ne se fait point par récit, mais par une représentation vive, qui, excitant la pitié et la terreur, purge et tempère ces sortes de passions, c’est-à-dire qu’en émouvant ces passions, elle leur ôte ce qu’elles sont d’excessif et de vicieux, et les ramène à un état modéré et conforme à la raison. »Racine lisait δρώντος, et non δρώντων.

La Fontaine a inséré à la fin du premier livre de sa Psyché une comparaison de la comédie et de la tragédie, qui mérite encore aujourd’hui d’être lue pour quelques observations délicates et quelques traits ingénieux. Nous n’en citerons que les lignes suivantes : « Il s’en faut bien que la tragédie nous renvoie chagrins et mal satisfaits, la comédie tout à fait contents et de belle humeur  car si nous apportons à la tragédie quelque sujet de tristesse qui nous soit propre, la compassion en détourne l’effet ailleurs, et nous sommes heureux de répandre pour les maux d’autrui les larmes que nous gardions pour les nôtres. La comédie, au contraire, nous faisant laisser notre mélancolie à la porte, nous la rend lorsque nous sortons. Il ne s’agit donc que du temps que nous employons au spectale et que nous ne saurions mieux employer qu’à la pitié…. La pitié est un mouvement charitable et généreux, une tendresse de cœur, dont tout le monde se sait bon gré…. Voilà donc déjà un plaisir qui se rencontre en la tragédie et qui ne se rencontre pas en la comédie. »

Sur la terreur et la pitié, comparez : Rhétorique, II, 5 et 8  Morale Nicom., II, 4. — En ce qui touche la célèbre purgation des passions par le drame, nous devons renvoyer d’abord à l’Essai sur l’Histoire de la Critique, p. 180 et suivantes, où nous avons exposé sur ce sujet une opinion que nous croyons devoir maintenir, malgré le dissentiment de plusieurs savants interprètes de la pensée d’Aristote, tels que M. Ch. Lévêque, dans La Science du Beau (2e édition Paris, 1872), IVe partie, chap. II  et M. Barthélemy Saint-Hilaire, dans sa nouvelle traduction de la Poétique (Paris, 1858). Cette opinion a pour principal appui le témoignage d’Aristote lui-même, dans une page de sa Politique qu’on trouve ici réimprimée à la suite de la Poétique. Elle se trouve confirmée par des rapprochements qui avaient échappé jusqu’ici à tous les critiques, dans un important mémoire de M. J. Bernays, Grundzuege der verlorenen Abhandlung des Aristoteles ueber Wirkung der Tragœdie (Breslau, 1857, in-4°). Plusieurs autres dissertations sur la même théorie d’Aristote ont été publiées en Allemagne dans ces dernières années, par M. Kock (Elbing, 1853)  par M. Spengel (Munich, 1859)  par M. Geger (Leipzig, 1860)  par M. Yorck von Wartenburg (Berlin, 1866). Plus récemment encore, nous croyons avoir présenté quelques réflexions utiles sur la moralité du drame selon le sens d’Aristote, dans la vingt-cinquième leçon de L’Hellénisme en France (1869). Parmi les travaux de nos compatriotes, voyez un important article de M. Léon Dumont, où la théorie de la purgation est rattachée aux principes de la psychologie d’Aristote, dans la Revue Scientifique du 8 novembre 1873  et une leçon d’ouverture de M. Jules Girard sur la tragédie grecque, dans la Revue Politique et Littéraire du 9 mai 1874.

Tandis que d’autres ont la musique.] C’est-à-dire la musique unie aux vers.

Par les mœurs et les pensées.] Mêmes distinctions dans la Morale Nicom., fin du livre Ier.

Et il n’y a rien au delà.] De même, Rhétorique, I, 2 : Καì παρά ταūτα οůδέν πως  Physique III, 1 : Oστε oůδέ χίνιησις οůδέ μεταbολή ούδενός έσται παρά τά είρημένα, μηδενός γε δντος παρά τά είρημένα. .

Non une manière d’être.] Je traduis ποιότης selon le sens qu’Aristote lui-même donne à ce mot dans les Catégories, chap. viii, où il dit que la ποιότης comprend comme espèces l’έξις et la διάθεσις. Cf. Métaphysique, IV, 14.

C’est par l’action qu’on est heureux ou malheureux.] Observation que l’on retrouve souvent dans Aristote, surtout dans ses traités de morale. Voyez aussi dans la Physique, II, 6, un chapitre tout classique sur ce sujet.

La fin est ce qu’il y a de plus important.] Τέλος. Voyez l’analyse qu’Aristote lui-même donne des divers sens de ce mot, dans la Métaphysique, IV, 16 et 17.

Des auteurs modernes.] Voilà une de ces observations qu’il nous est impossible de vérifier aujourd’hui que toutes les tragédies des poëtes contemporains d’Aristote sont perdues.

Les anciens poëtes.] Batteux : « On en peut juger par les premières tragédies. » Dacier dit plus clairement : « C’est une expérience que presque tous les anciens poëtes ont faite. »

En étalant les plus belles couleurs.] Aristote, sur la Génération des animaux, II, 6 : Ἅπαντα δὲ ταῖς περιγραφαῖς διορίζεται πρότερον, ϋστερον δὲ λαµϐάνει τὰ χρώµατα, ϰαὶ τὰς µαλαϰότητας, ϰαί τὰς σϰληρότητας, άτεχνὥς ὥσπερ ὑπὸ ζωγράφου τñς φύσεως δηµιουργούµενα ϰαὶ γὰρ οἱ γραφεῖς ὑπογράψαντες ταῖς γραµµαῖς οὕτως ὲναλείφουσι τοῖς χρώµασι τὸ ζῷον. Cf. De l’Ame, II, 7.

Le simple trait d’une figure.] Pline, Hist. nat., XXXV, 10, § 36 : « Parrhasius… primus symmetriam picturæ dedit, primus argutias vultus, elegantiam capilli, venustatem oris, confessione artificum in lineis extremis palmam adeptus. Hæc est in pictura summa sublimitas. Corpora enim pingere et media rerum, est quidem magni operis, sed in quo multi gloriam tulerint. Extrema corporum facere et desinentis picturæ modum includere, rarum in successu artis invenitur. Ambire enim se extremitas ipsa debet et sic desinere, ut promittat alia post se ostendatque etiam quæ occultat. » Plutarque n’est pas tout à fait d’accord sur ce point avec Aristote et Pline l’Ancien : « Les poëtes font bien des mensonges souvent avec intention, souvent aussi sans le vouloir. Avec intention, parce que pour le plaisir et le charme de l’oreille, qu’ils recherchent presque tous, la fiction leur paraît moins sévère que la vérité. En effet, ni le mètre, ni les figures, ni la pompe du style, ni la justesse des métaphores, ni l’harmonie, ni le nombre ne sauraient avoir autant de douceur et de grâce qu’une fable bien conduite. Aussi, comme, dans la peinture, le coloris fait plus que le dessin, par sa ressemblance avec la figure humaine et par l’illusion qu’il produit, de même, en poésie, une fiction probable nous frappe et nous plaît beaucoup plus qu’un arrangement pompeux de vers et de mots sans action et sans fable. Voilà pourquoi Socrate, voulant se faire poëte après avoir été toute sa vie l’athlète de la vérité, et par cela même pauvre inventeur de fictions, mit en vers les fables d’Ésope, ne pensant pas qu’il pût y avoir de poésie sans fiction. » (De la Manière d’entendre les poëtes, chap. vi.)

C’est l’affaire de la politique.] Ce passage est fort obscur. On serait tenté de croire qu’Aristote parle des orateurs plutôt que des poëtes. Ritter n’hésite pas à considérer comme une interpolation tout le morceau qui s’étend depuis παραπλήσιον jusqu’à la fin du chapitre  on retrouve pourtant quelques idées analogues dans la Rhétorique, III, 16. Dacier et Batteux opposent les mots πολιτιϰός et ῥητοριϰός comme familier et oratoire  de même Mme Dacier, dans la Préface de sa traduction de l’Odyssée, page 28, éd. de 1716. Mais Aristote fait précisément honneur à Euripide d’avoir le premier introduit dans la tragédie des mots du langage familier (Rhétorique III, 2)  ce langage ne pouvait donc être un caractère des anciens poëtes. Il est plus probable qu’Aristote oppose le caractère sérieux et sincère de l’ancienne éloquence, soit en vers, soit en prose, à l’éloquence plus savante, mais moins naturelle, dont les rhéteurs donnaient les préceptes et l’exemple. Quant à ἀρχαῖοι, c’est une expression fréquente dans Aristote, et qui se détermine d’ordinaire par le sujet dont traite le philosophe. Voyez des exemples : Métaphysique, XIV, fin : οἱ ἀρχαῖοι οµηριϰοί, et cf. XII, 1  Réfut. sophistiques, ch. :xiv : οἱ άρχαῖοι πἀντες  Politique, VIII, 3 : οἱ ὲξ ἀρχñς βΙ οἱ ἀρχαῖοι  etc.

La cinquième partie.] Les mss. donnent πέντε où on attend τὸ πέµπτον. Cela vient peut-être de quelque abréviation, comme έ, que l’inadvertance d’un copiste aura interprétée par le nom cardinal au lieu du nom ordinal : en effet, après ce qui précède, il ne restait pas cinq parties, mais deux seulement à énumérer.

Il est étranger à l’art.] Aristote trouve ici un commentateur inattendu :

« La vérité du théâtre et le rigorisme du vêtement sont-ils aussi nécessaires à l’art qu’on le suppose ? Les personnages de Racine n’empruntent rien de la coupe de l’habit  dans les tableaux des premiers peintres, les fonds sont négligés et les costumes inexacts. Les Fureurs d’Oreste ou la Prophétie de Joad, lues dans un salon par Talma en frac, faisaient autant d’effet que déclamées sur la scène par Talma en manteau grec ou en robe juive. Iphigénie était accoutrée comme Mme de Sévigné, lorsque Boileau adressait ces beaux vers à son ami :

Jamais Iphigénie, en Aulide immolée,
N’a coûté tant de pleurs à la Grèce assemblée,
Que dans l’heureux spectacle à nos yeux étalé
N’en a fait sous son nom verser la Champmeslé.

Cette correction dans la représentation de l’objet inanimé, est l’esprit des arts de notre temps : elle annonce la décadence de la haute poésie et du vrai drame, etc. » (Chateaubriand, Mémoires d’Outre-Tombe, IVe vol., 1802.)