(1853) De la rhétorique, ou De la composition oratoire et littéraire (2e éd.) « Chapitre V. des topiques ou lieux. — lieux applicables aux parties du sujet  » pp. 64-74
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(1853) De la rhétorique, ou De la composition oratoire et littéraire (2e éd.) « Chapitre V. des topiques ou lieux. — lieux applicables aux parties du sujet  » pp. 64-74

Chapitre V.

des topiques ou lieux. — lieux applicables aux parties du sujet

On conçoit quel parti l’on peut tirer, pour le développement de l’idée, de l’examen de sa nature ou de la définition ; de l’examen du signe qui la représente ou de l’étymologie ; de l’examen des éléments qui la composent ou de l’analyse. Ces sources épuisées, d’autres se présentent.

L’idée que vous exploitez peut se rattacher à une idée plus générale, elle peut renfermer en soi un plus ou moins grand nombre d’idées spéciales et individuelles ; étudiez-la donc sous le rapport du genre, sous le rapport de l’espèce.

Revenons, par exemple, à l’idée république. L’idée république est comprise dans l’idée gouvernement, état, société. Le développement de celle-ci aidera puissamment à traiter celle-là. Puis viendront les diverses espèces de républiques : aristocratique, démocratique, oligarchique, fédérative, une et indivisible ; république de Sparte, d’Athènes, de Rome, de Venise, de Suisse, des Etats-Unis ; république de l’antiquité avec les esclaves, du moyen âge avec la féodalité, de 93 avec la terreur, et bien d’autres encore.

Ce n’est pas tout. Comment une république peut-elle naître et subsister, ou dégénérer et périr ? Quels sont, quels peuvent être les résultats des diverses phases de son existence ? Voilà les causes, les effets, les antécédents, les conséquents, les circonstances.

Si nous ne saisissons pas bien ce que peut être une république, nous le comprendrons mieux en voyant ce qu’elle n’est pas. — Ce n’est, diront ses partisans, ni le despotisme capricieux d’un seul, ni la tyrannie plus capricieuse encore d’une aveugle multitude, ni… etc. Elle obéit à la loi, invisible et toute-puissante, comme le vaisseau à la force irrésistible de la vapeur qu’il cache dans ses flancs, comme l’univers au pouvoir occulte et suprême qui le dirige dans sa marche, comme… etc. — Les adversaires de la république trouveront d’autres ni et d’autres comme ; et ici nous entrons dans les similitudes, les différences, les comparaisons, les contraires.

Voyez-vous comme, à l’aide des lieux, un sujet qui peut-être vous semblait aride et borné au premier coup d’œil, s’agrandit, se féconde, se développe à l’infini ?

Ici, je ne puis m’empêcher de revenir sur les objections. Science dangereuse, a-t-on dit, semblable à celle des anciens sophistes, qui apprend à soutenir indifféremment le pour et le contre. N’est-ce pas là, en effet, comme agissent Aristote, par exemple, quand il dit, à propos des contraires : « si l’on vous allègue les lois, appelez-en à la nature, et si l’on fait parler la nature, rangez-vous du côté des lois ; » et Quintilien, quand il développe la théorie et les règles du mensonge oratoire, qu’il appelle, par euphémisme, une couleur, colorent ? — Sans doute ; mais remarquez d’abord qu’Aristote et Quintilien enseignent à argumenter dans une cause, et non simplement à développer une idée, ce qui n’est pas tout à fait la même chose : et puis, nous l’avouons, la rhétorique n’est pas l’art de se faire des opinions justes sur les choses et les hommes, c’est l’art de faire partager aux autres l’opinion quelconque que l’on s’est faite. Nous ne cesserons d’exhorter à la bonne foi et à la vertu, nous la regardons comme une des conditions sine quâ non du vrai talent ; nous sommes persuadé que, avant tout, il faut que chacun pense ce qu’il dit, que les avocats des deux parties ont l’un et l’autre l’intime conviction que la raison est de leur côté, que le fauteur de la république est aussi sincère dans son credo politique que celui de la monarchie ; mais, encore une fois, notre affaire n’est pas de leur inspirer des sentiments, mais uniquement de leur apprendre à communiquer aux autres ceux qu’ils ont. La rhétorique est cette langue d’Esope, la meilleure ou la pire des choses, selon l’emploi qu’on en fait ; mais toujours à l’abri elle-même de toute responsabilité, quel que soit ou l’usage ou l’abus. Ne nous demandons pas plus que nous ne promettons. Ceci ne contredit pas, au reste, ce que nous avons dit plus haut à propos de la moralité du sujet. On peut être de bonne foi en défendant une opinion erronée, ou ne l’est jamais en soutenant une cause immorale.

L’objection que se fait le docteur Blair est plus spécieuse ; je l’ai déjà touchée au chapitre précédent. « N’a-t-on d’autre but, dit-il, que d’étaler une faconde insupportable, que l’on ait recours aux lieux, que l’on s’empare de tous les moyens qu’ils présentent, et l’on pourra, avec la connaissance la plus superficielle de la matière, discourir à perte de vue sur tous les sujets ! Mais de telles compositions auront toujours quelque chose de faible et de commun. Pour être réellement énergique et persuasif, il faut étudier longtemps son sujet et le méditer profondément. Ceux qui indiquent aux jeunes gens d’autres sources d’invention les abusent, et en voulant donner trop de perfection à la rhétorique, ils en font, en réalité, une étude insignifiante et puérile. »

Nous avouons avec Blair, et nous l’avons posé en principe, que la méthode d’invention la plus féconde est l’examen approfondi du sujet ; qu’il y aurait puérilité à multiplier les lieux, à les faire entrer tous, de gré ou de force, dans chaque matière. Nous sommes convaincu que la méditation fait jaillir des sources imprévues et qui seraient restées rebelles à toutes les baguettes divinatoires de la rhétorique. Quintilien l’a dit lui-même : « N’allez pas croire qu’il faille, sur chaque sujet, sur chaque pensée, interroger tous les lieux communs, les uns après les autres, et frapper, pour ainsi dire, à leur porte, pour voir s’ils ne répondraient pas aux besoins de la question ; ce ne serait prouver ni expérience ni facilité. » A l’exemple de Quintilien, Vico compare ingénieusement les lieux à l’alphabet. « Ce sont, dit-il, les éléments, les lettres de l’argumentation. Qui veut s’en servir, et ne connaît pas à fond son sujet, ou ne possède pas une érudition vaste et variée, est semblable à celui qui sait les lettres, mais ne sait pas les réunir en mots. Et de même, qui prétend les utiliser tous dans chaque argument fait l’effet de celui qui voudrait faire entrer toutes les lettres dans chaque mot. »

Mais il n’en est pas moins vrai que l’emploi des lieux, indispensable quand les circonstances ne permettent pas de creuser profondément une matière, ouvre, dans tous les cas, une vaste carrière à l’esprit. Les écrivains même les plus indépendants et les plus méditatifs y ont recours. Sans doute, ils ne se disent pas, avant de composer : Je vais appeler en aide d’abord les similitudes, puis les contraires, ensuite la cause et l’effet, les antécédents, etc., mais ils le font d’habitude et à leur insu, comme ils obéissent aux règles de la logique, de la grammaire, de la poétique, sans se les remémorer toutes, avant de prendre la plume, et sans s’être formulé une résolution préalable de suivre chacune d’elles. Ouvrez quelque livre que ce soit, et vous verrez que le développement de chaque idée rentre dans un des lieux indiqués par les anciens. Aussi, tout en dispensant d’y avoir recours plus tard, croyons-nous utile d’habituer à ce genre de travail les jeunes gens qui commencent, de les accoutumer à traiter tel sujet par les circonstances, tel autre par le genre et l’espèce, et ainsi de suite. « L’esprit, dit avec raison M. Leclerc, exercé par ces méthodes artificielles, saura en profiter dans l’occasion, même à son insu, et les mettre en pratique sans y songer. »

Outre les trois topiques dont j’ai parlé dans le chapitre précédent, Cicéron et Quintilien en comptent treize autres que l’on peut réduire aux suivants :

Le genre et l’espèce ;
Les antécédents et les conséquents ;
La cause et l’effet ;
Les circonstances ou accessoires ;
Les semblables et les contraires.

On verra que, en adoptant ces expressions, nous n’y attachons pas tout à fait la même idée que les rhéteurs anciens.

Le genre et l’espèce. Vous voulez exhorter à une vertu spéciale, recommandez la vertu en général, vous développerez par le lieu genre.« Si toute vertu mérite notre admiration et nos éloges, pourquoi mépriser et blâmer celui qui oublie une injure reçue ? Cette charité, dans son excès même, n’est-elle pas une vertu ? »

L’idée, — les soldats français sont braves, — servira à la fois de développement et de preuve à celle-ci : tous les Français sont braves. « Sparte, modèle de frugalité, de tempérance et des plus hautes vertus, a disparu, et nous espérons que nos empires seront éternels ! » Ce sera le lieu espèce.

Massillon pense que la première tentation à laquelle les grands soient exposés est le plaisir. Les grands sont une espèce relativement au genre humain ; il établit d’abord que le plaisir est le premier piége tendu par le démon aux hommes en général.

« Le premier écueil de notre innocence, c’est le plaisir. Les autres passions plus tardives ne se développent et ne mûrissent, pour ainsi dire, qu’avec la raison ; celle-ci la prévient, et nous nous trouvons corrompus, avant presque d’avoir pu connaître ce que nous sommes. Ce penchant infortuné, qui souille tout le cours de la vie des hommes, prend toujours sa source dans les premières mœurs : c’est le premier trait empoisonné qui blesse l’âme ; c’est lui qui efface sa première beauté, et c’est de lui que coulent ensuite tous les autres vices. Mais ce premier écueil de la vie humaine devient comme l’écueil privilégié de la vie des grands…, etc. »

On voit que ce lieu rentre, sous plusieurs rapports, dans l’énumération. C’est une observation que vous aurez occasion de répéter à l’égard de quelques autres. Ils se touchent souvent de si près qu’on peut les confondre aisément. Cette confusion d’ailleurs ne présente pas le moindre inconvénient. Peu importe le mot, pourvu que vous compreniez bien la chose.

Les antécédents et les conséquents. Saint-Réal, dans son Histoire de la conjuration des Espagnols contre Venise, suppose un discours de Renault aux principaux conjurés. Il veut leur prouver que le ciel protége, ordonne même cette entreprise, et qu’ainsi la crainte des maux passagers qu’elle occasionnera ne doit pas les en détourner. La première partie de la proposition est développée et démontrée par les antécédents, la seconde par les conséquents. Tout l’édifice de l’admirable allocution d’Auguste à Cinna, dans Corneille, dépend de l’emploi des mêmes topiques. Depuis les premiers vers :

Tu vois le jour, Cinna, mais ceux dont tu le tiens
Furent les ennemis de mon père et les miens…

jusqu’à ce mot si énergique de situation,

Cinna, tu t’en souviens, et veux m’assassiner !

le poëte a procédé uniquement par les antécédents. C’est par les conséquents, depuis :

Quel était ton dessein et que prétendais-tu… ? etc.

jusqu’à la fin, qu’il développe l’absurdité des projets de Cinna.

La cause. On conçoit quelle abondante variété de développements découle de l’examen des causes premières ou secondes, essentielles ou accidentelles, intimes ou extérieures, brutes ou intelligentes, de tout ce qui peut être l’objet de la pensée humaine. Décrirez-vous les merveilles de la nature, l’ordre éternellement nouveau de l’univers, sans chercher à remonter aux causes contingentes et à la cause première de ces prodiges si réguliers ? Parlerez-vous des révolutions des empires, sans tenter de les faire comprendre par l’exposé des motifs qui les ont amenées ? Accuserez-vous un coupable, exalterez-vous un grand homme, sans expliquer les raisons qui ont déterminé les crimes de l’un, les vertus de l’autre ? Bourdaloue a raconté les hauts faits et les victoires du prince de Condé ; il en trouve la cause dans les éminentes qualités de son héros :

« J’appelle le principe de ces grands exploits, cette ardeur martiale, qui, sans témérité ni emportement, lui faisait tout oser et tout entreprendre ; ce feu qui, dans l’exécution, lui rendait tout possible et tout facile ; cette fermeté d’âme que jamais nul obstacle n’arrêta, que jamais nul péril n’épouvanta, que jamais nulle résistance ne lassa ni ne rebuta ; cette vigilance que rien ne surprenait ; cette prévoyance à laquelle rien n’échappait ; cette étendue de pénétration avec laquelle… ; cette promptitude à prendre son parti que… ; cette science qu’il pratiquait si bien et qui le rendait si habile à… ; cette activité… ; ce sang-froid… ; cette tranquillité… ; cette modération et cette douceur pour les siens… ; cet inflexible oubli de sa personne qui… ; etc. Car tout cela est le vif portrait que chacun de vous se fait du prince que nous avons perdu, et voilà ce qui fait les héros. »

L’effet. Lieu merveilleusement utile quand vous voulez à la fois développer et démontrer une vérité. Bernardin de Saint-Pierre, dans les Études de la nature, cherche-t-il à prouver que le sentiment de la Divinité est nécessaire à l’homme ? « Avec le sentiment de la Divinité, s’écrie-t-il, tout est grand, noble, invincible dans la vie la plus étroite ; sans lui, tout est faible, déplaisant et amer au sein même de la grandeur… » Et il continue à faire comprendre ainsi la nécessité de cette opinion consolatrice, par ses effets dans l’une et l’autre hypothèse.

Voulez-vous amplifier cette pensée : « Les hommes doivent croire en un Dieu rémunérateur et vengeur » ? Exposez quels seraient les effets de leur incrédulité sur un point si essentiel ; cet autre : « Tout ne meurt pas avec nous » ? Dites-nous les conséquences de cette opinion ; ou encore, en réunissant deux topiques, celles de l’opinion contraire. Ainsi fait Voltaire ; ainsi Massillon, dans son sermon sur la vérité d’un avenir.

« Otez aux hommes, dit Voltaire, l’opinion d’un Dieu rémunérateur et vengeur, Sylla et Marius se baignent alors avec délices dans le sang de leurs concitoyens ; Auguste, Antoine et Lépide surpassent les fureurs de Sylla ; Néron ordonne de sang-froid le meurtre de sa mère. Il est certain que la doctrine d’un Dieu vengeur était alors éteinte chez les Romains. L’athée, fourbe, ingrat, calomniateur, brigand, sanguinaire, raisonne et agit conséquemment, s’il est sûr de l’impunité de la part des hommes. Car s’il n’y a pas de Dieu, ce monstre est son Dieu à lui-même ; il s’immole tout ce qu’il désire, ou tout ce qui lui fait obstacle ; les prières les plus tendres, les meilleurs raisonnements ne peuvent pas plus sur lui que sur un loup affamé. »

« Si tout meurt avec nous, dit Massillon, les annales domestiques et la suite de nos ancêtres ne sont donc plus qu’une suite de chimères, puisque nous n’avons point d’aïeux et que nous n’aurons point de neveux. Les soins du nom et de la postérité sont donc frivoles ; l’honneur qu’on rend à la mémoire des hommes illustres, une erreur puérile, puisqu’il est ridicule d’honorer ce qui n’est plus ; la religion des tombeaux, une illusion vulgaire ; les cendres de nos pères et de nos amis, une vile poussière qu’il faut jeter au vent et qui n’appartient à personne ; les dernières intentions des mourants, si sacrées parmi les peuples les plus barbares, le dernier son d’une machine qui se dissout,… etc. »

Ce lieu se rapproche du conséquent comme le lieu cause de l’antécédent. La différence est qu’il sert plutôt à prouver, et le conséquent à développer ; celui-ci est plutôt le post hoc, celui-là le propter hoc.

Les circonstances ou accessoires. Ce lieu est encore plus vaste que tous les autres ; son principal domaine est l’éloquence judiciaire. C’est là surtout qu’il s’agit d’examiner la personne, la chose, le lieu, les facilités, les motifs, la manière, le temps, en un mot, tous les éléments d’analyse que les anciens rhéteurs avaient renfermés dans le fameux vers technique :

Quis, quid, ubi, quibus auxiliis, cur, quomodo, quando.

Le discours de Cicéron pour Milon est l’exemple le plus complet peut-être et le plus remarquable que nous offrent les annales du barreau de l’emploi de ce lieu. Mais là ne se borne pas son influence sur l’invention. Après l’énumération des parties même du sujet, c’est sur celle des circonstances que roulent presque tout entiers les tableaux, les descriptions, les récits, que le fond en soit réel ou fictif, les portraits des hommes fameux en quelque genre que ce soit, etc. Quel intérêt n’acquiert pas une narration des circonstances du lieu et du temps où la scène se passe ! Combien ces accessoires ne servent-ils pas à l’éclaircir en même temps qu’à la développer ! Pour faire connaître le chameau, Buffon décrira l’Arabie ; il peindra le printemps pour y placer la fauvette.

Nos romanciers modernes ont en général porté ce moyen d’intérêt si loin que chez eux l’accessoire, en mainte occasion, étouffe le principal. Quoi qu’il en soit, ils l’emploient continuellement, comme ils font du reste de beaucoup d’autres secrets de rhétorique, qu’ils ont usés, pour ainsi dire, jusqu’à la corde, tout en paraissant en faire fi. Les exemples qu’on pourrait tirer de leurs écrits sont innombrables ; et plusieurs, il faut l’avouer aussi, sont dignes du parallèle avec les meilleurs des siècles précédents.

Les semblables et les contraires. Le nom de ces lieux suffit pour les définir. Aux semblables se rattachent les comparaisons, les similitudes, du plus au moins, du moins au plus, du même au même, les apologues, les paraboles, les allégories, etc. Car si ces divers points appartiennent plus spécialement, par leur forme, au titre de l’élocution, nous devons constater dès à présent leur importance pour l’invention, par les développements d’idées qu’ils suggèrent.

Les contraires comprennent tout ce que les anciens appelaient repugnantia, contraria, opposita, dissimilia. Rien de plus fréquent dans les orateurs et les poëtes que l’usage des contraires et des semblables.

Bourdalouc s’adresse aux semblables pour développer l’inconséquence de celui qui nie la Providence dans le gouvernement de l’univers : « Il croit qu’un Etat ne peut être bien gouverné que par la sagesse et le conseil d’un prince ; il croit qu’une maison ne peut subsister sans la vigilance et l’économie d’un père de famille ; il croit qu’un vaisseau ne peut être bien conduit sans l’attention et l’habileté d’un pilote ; et quand il voit ce vaisseau voguer en pleine mer, cette famille bien réglée, ce royaume dans l’ordre et dans la paix, il conclut, sans hésiter, qu’il y a un esprit, une intelligence qui y préside ; mais il prétend tout autrement à l’égard du monde entier, et il veut que, sans Providence, sans prudence, sans intelligence, par un effet du hasard, ce grand et vaste univers se maintienne dans l’ordre merveilleux où nous le voyons. »

Racine fait de même pour démontrer qu’en remettant Joas à Athalie, on concourt peut-être à l’accomplissement des secrets desseins de Dieu sur cet enfant :

Pour obéir aux lois d’un tyran inflexible,
Moïse, par sa mère au Nil abandonné,
Se vit, presque en naissant, à périr condamné ;
Mais Dieu, le conservant contre toute espérance,
Fit par le tyran même élever son enfance.
Qui sait ce qu’il réserve à votre Eliacin ?…

Fléchier veut exprimer l’active capacité de M. le Tellier ; il dira ce qu’il n’était pas, pour mieux expliquer ce qu’il était, et cette ombre fera en même temps ressortir les jours de son tableau. « M. le Tellier ne ressemble pas à ces âmes oisives qui n’apportent d’autre préparation à leurs charges que celle de les avoir désirées ; qui mettent leur gloire à les acquérir et non pas à les exercer ; qui s’y jettent sans discernement et s’y maintiennent sans mérite, et qui n’achètent ces titres vains d’occupations et de dignités, que pour satisfaire leur orgueil et pour honorer leur paresse : il se fit connaître au public par l’application à ses devoirs, la connaissance des affaires, l’éloignement de tout intérêt. »

A ces exemples connus la littérature contemporaine pourrait en ajouter beaucoup d’autres. Les semblables et les contraires sont aussi des lieux favoris des écrivains de notre époque. Ouvrez Lamartine, ouvrez Victor Hugo, les Harmonies surtout et les Feuilles d’automne.

Mais, dit-on, ni l’un ni l’autre n’ont songé, en composant leurs vers, aux classifications de la rhétorique. La chose est possible, et même fort probable ; mais il n’en est pas moins vrai qu’ils ont employé les lieux communs, et que l’emploi de ces lieux a contribué au développement de leur pensée. Il n’en est pas moins vrai, comme je l’ai dit plus haut, que, si vous citez un passage quelconque d’un écrit ancien ou moderne, pour peu qu’il ait quelque étendue, il rentrera infailliblement dans un ou plusieurs des lieux définis par les rhéteurs.

J’ai cherché à bien m’expliquer au commencement du chapitre précédent : les lieux assurément ne sont pas les idées, et je ne les présente pas comme tels ; mais, s’il m’est permis de revenir, à cause de son exactitude, sur une comparaison tirée d’objets purement matériels, je dirai : Les compartiments d’une boutique ne sont pas non plus les marchandises, et cependant si le marchand est privé de ce secours, si les matériaux de son commerce gisent confusément entassés autour de lui, il perdra un temps précieux avant de mettre la main sur la denrée demandée. Souvent même, quoique présente, la cherchera-t-il vainement.

La rhétorique, qu’on ne l’oublie pas, ne donne point les idées ; elle indique où et comment on peut les découvrir, les disposer, les mettre en œuvre, les retrouver au besoin. Les lieux sont, en quelque sorte, les cases étiquetées où dorment les idées acquises. Vienne l’habitude, l’écrivain y recourra instinctivement et sans peine, comme le marchand expérimenté retrouve, les yeux fermés, les divers objets de son commerce, selon les diversités de la demande.