(1807) Principes généraux des belles-lettres. Tome II (3e éd.) « Seconde partie. Des Productions Littéraires. — Section I. Des Ouvrages en Prose. — Chapitre I. Du Discours oratoire. »
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(1807) Principes généraux des belles-lettres. Tome II (3e éd.) « Seconde partie. Des Productions Littéraires. — Section I. Des Ouvrages en Prose. — Chapitre I. Du Discours oratoire. »

Chapitre I.

Du Discours oratoire.

Le discours oratoire est le vaste champ où l’éloquence peut étaler ses plus grandes richesses les distribuant, néanmoins, d’une manière proportionnée au sujet qu’elle traite, et. au lieu où elle se montre ; soit que, dans nos temples, elle annonce aux peuples les vérités augustes de la religion, et qu’elle loue les saints et les héros ; soit que, dans le sanctuaire de la justice, elle défende la fortune, la vie et l’honneur des citoyens ; soit que, dans les sociétés littéraires, elle embrasse des objets relatifs aux sciences et aux arts ; soit qu’enfin, dans les assemblées des nations, ou dans les cabinets des rois, elle discute les intérêts des peuples et des souverains. On voit par là, que le discours oratoire est un discours composé pour des occasions publiques et brillantes. Quelque matière que traite l’orateur, il faut d’abord qu’il trouve les choses qu’il doit dire, c’est l’invention ; qu’il les mette ensuite dans un ordre convenable, c’est la disposition ; qu’il les exprime enfin de la meilleure manière, c’est l’élocution.

Ces trois opérations ont lieu, non seulement dans le discours oratoire, mais encore dans la poésie et dans les autres arts, en un mot, dans toutes les productions du génie. On sent bien que le prosateur, le poète, l’artiste qui veut faire un ouvrage, doit nécessairement inventer ou choisir le sujet, en arranger les différentes parties, et l’embellir de tous les ornements dont il est susceptible.

Article I.

De l’Invention.

Il ne s’agit point ici de cette invention, qui produit des idées neuves, ou du moins les plus solides, les plus nobles, et les plus convenables à la matière qu’on traite ; qui découvre et saisit dans les objets ce vrai beau, que les esprits ordinaires n’y voient pas, ou qui revêt d’une grâce, d’une beauté nouvelle ce qu’ils y voient ; qui, embrassant un sujet dans toute son étendue, et le circonscrivant dans ses véritables limites, crée un plan vaste, mais tout à la fois simple, clair, juste et exact. Elle est le fruit du génie, c’est-à-dire, du concert de l’imagination qui embellit les objets, et du jugement qui conduit toujours l’esprit au vrai, et par conséquent au beau ; génie que l’étude et les préceptes ne peuvent point donner, mais qu’ils peuvent seuls diriger et perfectionner.

Il est seulement question de cette invention oratoire, qui est un effet de l’art, et au moyen de laquelle, l’orateur peut aisément trouver les choses qui doivent composer son discours. L’objet qu’il se propose, est de persuader ; et pour en venir à bout, il doit, comme je l’ai déjà dit ailleurs, instruire, plaire et toucher, quoiqu’il arrive quelquefois qu’un seul de ces moyens suffit. Il doit instruire, c’est-à-dire, éclairer l’esprit, en faisant connaître la vérité ; plaire, c’est à-dire, flatter l’imagination, en faisant admirer cette vérité ; toucher, c’est-à-dire, maîtriser l’âme, en faisant sentir tout le poids et toute la force de cette vérité. Or, pour instruire, il faut qu’il fasse usage des preuves : pour plaire, il faut qu’il peigne les mœurs : pour toucher, il faut qu’il excite les passions. À chacune de ces trois choses se rapporte spécialement chacun des trois genres d’éloquence dont nous avons parlé ; le genre simple, aux preuves que l’orateur veut développer ; le genre fleuri, aux mœurs qu’il veut peindre ; le genre sublime, aux passions qu’il veut exciter. Mais il est bon d’observer ici que ces trois choses peuvent se trouver, et se trouvent quelquefois ensemble. Bien souvent l’orateur, en faisant valoir une preuve, peint en même temps les mœurs, et excite les passions.

I. Des Preuves.

L’orateur qui se propose d’instruire, doit exposer clairement la vérité qu’il veut faire connaître. Mais après l’avoir exposée, il faut qu’il l’établisse, et la prouve si solidement, qu’elle ne puisse point être révoquée en doute. Quelles sont donc les sources, où il peut puiser ses preuves ?

L’invention les lui indique : ce sont de certains chefs généraux, appelés lieux communs, parce qu’ils appartiennent à tous les genres d’oraison, à toutes les matières qui sont du ressort de l’éloquence. Ils sont intérieurs, ou extérieurs. Les lieux intérieurs sont dans le sujet même : les extérieurs sont hors du sujet-.

Lieux oratoires intérieurs.

Les principaux lieux intérieurs (car il serait trop long et même inutile de les parcourir tous) sont la définition, l’énumération des parties, la similitude les contraires et les circonstances.

Définition.

La Définition n’est, en elle-même, qu’une explication courte, simple et claire de la nature d’une chose. Mais l’orateur, loin de se borner à cette explication, s’attache à développer d’une manière étendue et ornée la nature de ce qu’il définit. Il emploie ce lieu commun, pour prouver que ce qu’il dit d’une chose, est vrai. Fléchier, dans son oraison funèbre de Turenne 6, veut faire voir combien il faut de prudence à un général, pour conduire ses soldats ; pour se faire craindre, sans se mettre en danger d’être haï ; pour se faire aimer, sans perdre un peu de l’autorité, et sans relâcher de la discipline militaire. En conséquence, il définit une armée ; et l’on va voir que cette définition est une bien forte preuve de la vérité qu’il veut établir.

« Qu’est-ce qu’une armée ? C’est un corps animé d’une infinité de passions différentes, qu’un homme habile fait mouvoir pour la défense de la patrie : c’est une troupe d’hommes armés, qui suivent aveuglément les ordres d’un chef, dont ils ne savent pas les intentions : c’est une multitude d’âmes, pour la plupart, viles et mercenaires, qui, sans songer à leur propre réputation, travaillent à celle des rois et des conquérants : c’est un assemblage confus de libertins, qu’il faut assujettir à l’obéissance ; de lâches, qu’il faut mener au combat ; de téméraires, qu’il faut retenir ; d’impatients, qu’il faut accoutumer à la confiance ».

Le père de Neuville, dans son oraison funèbre du cardinal de Fleuri 7, pour prouver que le principe de l’élévation de ce ministre fut le mérite, mais un mérite connu, estimé, éprouvé, qui ne s’élève à des emplois plus distingués, qu’en se montrant supérieur aux places qu’il occupe, nous trace cette brillante description de la cour ; description qui en est une définition bien exacte et bien vraie.

« Après avoir acquis les richesses de la littérature, et percé les profondeurs respectables de la religion, l’abbé de Fleuri paraît à la cour, avec cette physionomie heureuse, que Dieu imprime sur le front des hommes qu’il prépare aux hautes destinées. Là, sur ce théâtre changeant et mobile, où la scène varie à chaque instant ; où, sous les apparences du repos, règne le mouvement le plus rapide : dans cette légion d’intrigues cachées, de perfidies ténébreuses, de méchanceté profonde et réfléchie : dans cette région, où l’on respecte, sans estimer ; où l’on applaudit, sans approuver ; où l’on sert, sans aimer ; où l’on nuit, sans haïr ; où l’on s’offre par vanité ; où l’on se promet par politique ; où l’on se donne par intérêt : où l’on s’engage sans sincérité ; où l’on se retire, où l’on s’abandonne sans bienséance et sans pudeur : dans ce labyrinthe de détours tortueux, où la prudence marche au hasard ; où la route de la prospérité mène si souvent à la disgrâce ; où les qualités nécessaires pour avancer, sont souvent un obstacle qui empêche de parvenir ; où vous n’évitez le mépris, que pour tomber dans la haine ; où le mérite modeste est oublié, parce qu’il ne s’annonce pas ; où le mérite qui se produit, est écarté, opprimé, parce qu’on le redoute ; où les heureux n’ont point d’amis, puisqu’il n’en reste point aux malheureux : là, dès les premiers pas que l’abbé de Fleuri fait dans ces sentiers embarrassés, on croirait qu’il les a parcourus mille fois… Il apporte à la cour les talents qu’on vient y chercher ; il n’y prend aucun des vices qu’elle a coutume de donner… Les sociétés du goût le plus fin, le plus délicat et le plus difficile, le reçoivent, l’appellent et l’invitent… Il se concilie tous les esprits ; il obtient tous les suffrages ».

On peut juger, par ces deux exemples, que ce lieu commun fournit, à l’éloquence, de bien brillants morceaux. On voit aussi que l’orateur définit les choses bien autrement que le philosophe, qui en donne une définition sèche et entièrement dénuée d’ornements.

Énumération des parties.

L’Énumération des parties consiste à diviser un tout en ses parties. L’orateur en fait usage, lorsque pour établir ou pour prouver une vérité, il entre dans tous les détails qui y ont rapport. Bossuet, dans son oraison funèbre de Henriette-Marie de France 8 , reine d’Angleterre, prévient ses auditeurs que ce discours va leur offrir un de ces exemples redoutables, qui étalent aux yeux du monde sa vanité tout entière. Pour le prouver, voici comment il fait l’énumération des plus grands événements, qui composent la vie de cette princesse.

« Vous verrez, dans une seule vie, toutes les extrémités des choses humaines ; la félicité sans bornes, aussi bien que les misères ; une longue et paisible jouissance d’une des plus nobles couronnes de l’univers ; tout ce que peuvent donner de plus glorieux la naissance et la grandeur, accumulé sur une tête, qui, ensuite, est exposée à tous les outrages de la fortune ; la bonne cause d’abord suivie de bons succès, et depuis, des retours soudains ; des changements inouïs, la rébellion longtemps retenue, à la fin tout à fait maîtresse ; nul frein à la licence ; les lois abolies ; la majesté violée par des attentats jusqu’alors inconnus ; l’usurpation et la tyrannie sous le nom de liberté ; une reine fugitive, qui ne trouve aucune retraite en trois royaumes, et à qui sa propre patrie n’est plus qu’un triste lieu d’exil ; neuf voyages sur mer, entrepris par une princesse, malgré les tempêtes ; l’océan étonné de se voir traversé tant de fois, en des appareils si divers et pour des causes si différentes ; un trône indignement renversé, et miraculeusement rétabli. Voilà les enseignements que Dieu donne aux rois : ainsi fait-il voir au monde le néant de ses pompes et de ses grandeurs ».

Similitude.

La Similitude est la convenance qui se trouve entre deux ou plusieurs choses : elle n’est, au fond, qu’une comparaison. L’orateur s’en sert, lorsqu’il veut développer une vérité, la rendre plus claire et plus sensible, et la mettre à la portée des esprits les plus ordinaires. C’est ce que fait le P. Bourdaloue, dans cet endroit de son sermon sur la Providence.

« Le mondain croit qu’un état ne peut être bien gouverné que par la sagesse et le conseil d’un prince. Il croit qu’une maison ne peut subsister sans la vigilance et l’économie d’un père de famille. Il croit qu’un vaisseau ne peut être bien conduit sans l’attention et l’habileté d’un pilote ; et quand il voit ce vaisseau voguer en pleine mer, cette famille bien réglée, ce royaume dans l’ordre et dans la paix, il conclut, sans hésiter, qu’il y a un esprit, une intelligence qui y préside. Mais il prétend raisonner tout autrement à l’égard du monde entier ; et il vent que sans providence, sans prudence, sans intelligence, par un effet du hasard, ce grand et vaste univers se maintienne dans l’ordre merveilleux où nous le voyons. N’est-ce pas aller contre ses propres lumières, et contredire sa raison » ?

On peut comprendre, dans ce lieu commun, les exemples : ils servent, à appuyer les preuves et à en montrer la certitude. C’est ainsi que Massillon, dans son sermon sur le jeûne, après en avoir prouvé la nécessité, la confirme encore davantage par ces exemples.

« David 9 était un prince, que les délices de la royauté auraient dû, sans doute, amollir. Lisez dans les divins cantiques l’histoire de ses austérités, et voyez quel fut le détail triste et édifiant de sa pénitence ; et si vous croyez que le sexe vous donne là-dessus quelque privilège, Esther 10, au milieu des plaisirs d’une cour superbe, savait affliger son âme par le jeûne, et se dérober aux réjouissances publiques, pour offrir à Dieu, dans le fond d’un appartement, le pain de sa douleur et le sacrifice de ses larmes ».

Contraires.

Les Contraires sont d’un grand usage dans le discours oratoire, et y font un très bel effet : ils sont comme les ombres dans un tableau. L’orateur les emploie lorsque, voulant expliquer une chose, il dit d’abord que ce n’est pas cette chose. Cicéron emploie ce lieu commun, lorsqu’il dit que le consulat est caractérisé, non par les haches, les faisceaux, les licteurs, la robe prétexte, en un mot, par l’appareil extérieur qui l’accompagne, mais par l’activité, la sagesse, la vigilance, l’amour de la patrie, etc. C’est de cette même manière que Fléchier nous fait connaître la vraie valeur, dans cet endroit de son oraison funèbre de Turenne 11.

« Son courage, qui n’agissait qu’avec peine dans les malheurs de sa patrie, sembla s’échauffer dans les guerres étrangères ; et l’on vit redoubler sa valeur N’entendez pas par ce mot, une hardiesse vaine, indiscrète, emportée, qui cherche le danger pour le danger même ; qui s’expose sans fruit, et qui n’a pour but que la réputation, et les vains applaudissements des hommes. Je parle d’une hardiesse sage et réglée ; qui s’anime à la vue des ennemis ; qui dans le péril même pourvoit à tout et prend tous ses avantages, mais qui se mesure avec ses forces ; qui entreprend les choses difficiles, et ne tente pas les impossibles ; qui n’abandonne rien au hasard de ce qui peut être conduit par la vertu ; capable enfin de tout oser, quand le conseil est inutile, et prête à mourir dans la victoire, ou à survivre à son malheur, en accomplissant ses devoirs ».

Le même orateur nous fournit un autre bien bel exemple de ce lieu commun, dans cet endroit de son oraison funèbre de Marie-Anne-Christine-Victoire de Bavière 12 , dauphine de France.

« Si je venais déplorer ici la mort imprévue de quelque princesse mondaine, je n’aurais qu’à vous faire voir le monde avec ses vanités et ses inconstances ; cette foule de figures qui se présentent à nos yeux et s’évanouissent ; cette révolution des conditions et de fortunes qui commencent et qui finissent, qui se relèvent et qui retombent ; cette vicissitude de corruptions tantôt secrètes, tantôt visibles, qui se renouvellent ; cette suite de changements en nos corps par la défaillance de la nature, en nos âmes par l’instabilité de nos désirs ; enfin ce dérangement universel et continuel des choses humaines, qui, tout naturel et tout désordonné qu’il semble à nos yeux, est pourtant l’ouvrage de la main toute-puissante de Dieu, et l’ordre de sa providence. Mais, grâce au Seigneur, je viens louer une princesse plus grande par sa religion que par sa naissance, et vous montrer, au lieu des fragilités de la nature, les effets constants de la grâce ; des vertus évangéliques pratiquées en esprit et en vérité ; des sacrements reçus avec des sentiments d’une dévotion exemplaire ; des prières attentives et persévérantes ; une volonté soumise et conforme à la conduite de Dieu sur elle ; des souffrances unies à celles de Jésus-Christ crucifié ; des consolations venues du sein du père des miséricordes ; des espérances immobiles, fondées sur celui qui dit dans l’écriture : Je suis Dieu, je ne change point ».

Circonstances.

Les Circonstances, un des lieux oratoires les plus féconds, sont les particularités qui accompagnent une action. Elles comprennent l’action même, la personne qui l’a faite, le lieu où elle l’a faite, les moyens qu’elle a pris pour la faire, les motifs qui l’y ont engagée, la manière dont elle l’a faite, et le temps où elle l’a faite. On sent qu’elles doivent donner un grand poids et une grande force aux preuves. Un orateur qui voudra, par exemple, faire sentir toute l’énormité d’un crime, en viendra aisément à bout, s’il en rapporte toutes les circonstances. Il en sera de même d’une belle action C’est par ce moyen que Bossuet relève une des plus mémorables victoires du grand Condé 13, celle de Fribourg14. Voici ce morceau frappant :

« Arrêtez ici vos regards. Il se prépare contre le Prince quelque chose de plus formidable qu’à Rocroi15 ; et pour éprouver sa vertu, la guerre va épuiser toutes ses inventions et tous ses efforts. Quel objet se présente à mes yeux ! Ce ne sont pas seulement des hommes à combattre ; ce sont des montagnes inaccessibles ; ce sont des ravines et des précipices d’un côté ; c’est de l’autre un bois impénétrable, dont le fond est un marais ; et derrière, des ruisseaux, de prodigieux retranchements ; ce sont partout des forts élevés, et des forêts abattues qui traversent des chemins affreux ; et au-dedans, c’est Merci 16 avec ses braves Bavarois, enflés de tant de succès et de la prise de Fribourg ; Merci, qu’on ne vit jamais reculer dans les combats ; Merci, que le prince de Condé et le vigilant Turenne 17 n’ont jamais surpris dans un mouvement irrégulier, et à qui ils ont rendu ce grand témoignage, que jamais il n’avait perdu un seul moment favorable, ni manqué de prévenir leurs desseins, comme s’il eût assisté à leurs conseils. Ici donc, durant huit jours, et à quatre attaques différentes, on vit tout ce qu’on peut soutenir et entreprendre à la guerre. Nos troupes semblent rebutées autant par la résistance des ennemis, que par l’effroyable disposition des lieux ; et le Prince se vit quelque temps comme abandonné. Mais, comme un autre Machabée 18 , son bras ne l’abandonna pas, et son courage, irrité par tant de périls, vint à son secours. On ne l’eut pas plutôt vu pied à terre, forcer le premier ces inaccessibles hauteurs, que son ardeur entraîna tout après elle. Merci voit sa perte assurée : ses meilleurs régiments sont défaits : la nuit sauve les restes de son armée. Mais que des pluies excessives s’y joignent encore, afin que nous ayons, à la fois, avec tout le courage et tout l’art, toute la nature à combattre. Quelque avantage que prenne un ennemi habile autant que hardi, et dans quelque affreuse montagne qu’il se retranche de nouveau ; poussé de tous côtés, il faut qu’il laisse en proie, au duc d’Enghien19, non seulement son canon et son bagage, mais encore tous les environs du Rhin20. Voyez comme tout s’ébranle. Philipsbourg21 est aux abois en dix jours, malgré l’hiver qui approche ; Philipsbourg, qui tint si longtemps le Rhin captif sous nos lois, et dont le plus grand des rois a si glorieusement réparé la perte. Worms22, Spire23 Mayence24, Landau25, vingt autres places de nom ouvrent leurs portes. Merci ne les peut défendre, et ne paraît plus devant son vainqueur. Ce n’est pas assez : il faut qu’il tombe à ses pieds, digne victime de sa valeur ; Nordlingue26 en verra la chute ».

On a dû juger que ces lieux communs ne conviennent pas, exclusivement, au discours oratoire. Ils y sont d’un plus fréquent usage que partout ailleurs. Mais on les emploie bien souvent dans toutes sortes d’ouvrages en prose, et dans la poésie même. Il n’est pas rare que le dissertateur, le romancier, le poète, dans la vue d’instruire, de plaire ou de toucher, dormant des définitions étendues et ornées ; qu’ils entrent dans des détails ; fassent des comparaisons, mettent sous les yeux des exemples, opposent plusieurs tableaux entre eux, rapportent toutes les circonstances d’un événement, etc.

Lieux oratoires extérieurs.

Les lieux oratoires extérieurs, c’est à-dire, ceux qui sont placés hors du sujet, ne sont pas les mêmes pour toutes les espèces de discours. Chacune a les siens propres, que j’indiquerai en parcourant ces différentes espèces. Le seul lieu oratoire extérieur qui puisse trouver place dans tous les ouvrages, soit en prose, soit en vers, est l’imitation que je vais faire connaître.

Imitation.

Le mot imiter, dans le sens le plus général et le plus étendu, signifie ici, prendre l’esprit, le génie, le caractère et le style d’un auteur. L’imitateur se transforme tellement en l’auteur imité, qu’ils ne paraissent être qu’un seul et même écrivain, quoiqu’on ne puisse désigner aucun trait particulier que l’un ait emprunté de l’autre. Il semble que tous les deux ont la même manière de retenir dans leur imagination les impressions des objets, de saisir et de concevoir les idées, de les combiner et de les lier ensemble, de leur donner l’âme et la vie par le coloris de l’expression. Cette manière d’imiter exige, dans l’imitateur, non seulement l’attention la plus sérieuse sur son modèle, l’étude la plus constante et la plus réfléchie de ses ouvrages, mais encore quelque germe, quelques étincelles de son goût et de son génie.

Imiter, dans un sens moins étendu, signifie emprunter d’un auteur des pensées, des sentiments, des images que l’imitateur déguise, et qu’il embellit même, s’il est possible. Il leur imprime son esprit, son caractère, les revêt du style qui lui est particulier, et par là se les approprie, et en fait, pour ainsi dire, sa conquête légitime. On sent bien que cette manière d’imiter ne doit pas être confondue avec le plagiat, qui est un vol réel et honteux, puisque le plagiaire donne, comme étant de son invention et de sa composition, une pensée, un morceau qu’il a pris dans un autre écrivain.

Liberté d’imiter.

L’imitation est très permise : les plus grands génies de notre nation, et ceux de l’antiquité en ont fait usage. Racine convient qu’il a emprunté d’Euripide les plus beaux traits dont il a orné sa tragédie de Phèdre, et qu’il doit au même poète un bon nombre des endroits qui ont été le plus approuvé s dans son Iphigénie en Aulide. Boileau disait, en badinant, qu’il n’était qu’un gueux, revêtu des dépouilles d’Horace , dépouilles dont il s’est fait un trésor qui lui appartient incontestablement. La Fontaine, ce charmant auteur, qu’on regarde comme inimitable, a imité, lui-même, les plus célèbres fabulistes anciens, et presque tous les bons écrivains du siècle d’Auguste. On sait que Virgile, en imitant Hésiode et Théocrite, les a surpassés ; qu’il a marché sur les traces de Homère dans sa magnifique description de la descente d’Énée aux enfers, dans l’admirable peinture du bouclier de ce héros, et dans bien d’autres excellents morceaux de son Énéide. Homère lui-même, a vraisemblablement imité les écrivains qui l’ont précédé, et qui ne nous sont point parvenus. Quelques auteurs ont prétendu qu’il avait profité d’un ouvrage sur la guerre de Troie, composé par Hélène, fille du poète Musée, qui vivait environ deux cents ans avant l’auteur de l’Iliade. C’est pour avoir eu des modèles, que ces grands hommes sont devenus des modèles à leur tour.

D’ailleurs, y a-t-il quelque heureux génie, assez riche pour trouver tout dans son propre fonds, assez vigoureux pour croître de lui-même, et se soutenir sans appui ? Non, sans doute, il n’en est point : l’exemple de ces grands hommes, dont je viens de parler, en est la preuve. Attachons-nous donc, en entrant dans la carrière, à suivre les athlètes qui l’ont si glorieusement parcourue, sans que néanmoins nous nous traînions servilement sur leurs traces. Réunissons tous nos efforts pour faire disparaître la grande distance que nous voyons entre eux et nous, et tâchons du moins, si nous ne pouvons les atteindre, de nous en approcher de très près. Cherchons, en les imitant, à lutter contre nos modèles : la bonne imitation, c’est-à-dire, l’imitation adroitement déguisée, est une continuelle invention.

Manière d’imiter.

Mais il est plus difficile qu’on ne pense, de savoir bien imiter. C’est un art qui demande une grande sagacité dans l’esprit, un discernement juste et fin, un goût sûr et exquis. Il faut choisir un ou plusieurs bons modèles, y distinguer ce qui est véritablement beau, ce qui plaît également dans tous les temps et dans tous les lieux, et n’y prendre que ce qui peut convenir au genre qu’on traite, et aux mœurs du siècle pour lequel on écrit. Il y a même dans les auteurs médiocres des beautés cachées, ou mal rendues, qui n’échappent point à l’œil pénétrant de l’homme de goût. Virgile, comme on l’a dit si souvent, a trouvé de l’or dans le fumier d’Ennius.

Quand l’imitateur a saisi les bons endroits de son modèle voici à peu près la manière dont il en fait usage et se les approprie. S’il imite une pensée, il lui donne un tour différent, et le produit sous des expressions nouvelles. Ovide a dit de la fortune : « Elle n’est constante que dans son inconstance même ». Massillon a employé la même pensée à la faveur de ce nouveau tour.

« Pour nous apprendre le cas que nous devons faire des choses d’ici-bas, Dieu permet qu’elles n’aient rien de fixe et de solide, que l’inconstance même qui les agile sans cesse ».

Euripide, dans sa tragédie d’Iphigénie en Aulide, fait dire à Agamemnon : « Heureux vieillard, que je suis jaloux de ton sort ! que j’envie le bonheur de quiconque vit ignoré du monde, sans gloire et sans souci » ! Racine, en donnant un tour différent à cette pensée, l’a revêtue de cette belle image.

Heureux, qui satisfait de son humble fortune,
Libre du joug superbe où je suis attaché,
Vit dans l’état obscur où les Dieux l’ont caché !

Voyez encore de quelle manière Malherbe a imité cette pensée d’Horace : « La mort renverse, également, les palais des rois et les cabanes des pauvres ».

Le pauvre, en sa cabane où le chaume le couvre
                   Est sujet à ses lois ;
Et la garde qui veille aux barrières du Louvre,
                   N’en défend pas nos Rois.

On souscrira, sans peine, au jugement du P. Bouhours, qui trouve le tour du poète latin plus figuré et plus vif, et celui du Français, plus naturel et plus fin.

Quelquefois l’imitateur, enchérissant sur son modèle, ajoute à la beauté de la pensée qu’il imite. Horace dit d’un homme que le chagrin suit partout, et qui, pour se distraire, monte à cheval ; « Le noir chagrin est assis derrière le cavalier ». Boileau, imitant cette pensée, l’a très bien rendue par cet hémistiche :

Le chagrin monte en croupe,

mais il lui a donné un nouveau degré de hardiesse, et l’a portée au point de perfection, en ajoutant :

                                                Et galope avec lui.

Saint-Didier, dans le début de son Clovis, poème médiocre, mais où l’on trouve des morceaux heureux, dit à la muse qu’il invoque :

Ose répandre encor sur ces vérités saintes,
Les voiles enchanteurs de tes images feintes.
La noble fiction, en flattant les esprits,
Charme et conduit au vrai par des chemins fleuris,
Orne la vérité des attraits de la fable,
Et l’offre à nos regards plus belle et plus aimable.

Voltaire, imitant cette pensée dans l’invocation de sa Henriade, dit à la Vérité :

Viens, parle ; et s’il est vrai que la fable autrefois
Sut à tes fiers accents mêler sa douce voix ;
Si sa main délicate orna ta tête altière ;
Si son ombre embellit les traits de ta lumière,
Avec moi, sur tes pas, permets-lui de marcher,
Pour orner tes attraits, et non pour les cacher.

On voit assez que l’imitateur se montre ici bien supérieur à l’auteur imité. Il a le même avantage dans les autres beaux endroits de ce poème, qu’il s’est ingénieusement appropriés.

Si l’écrivain imite une suite de pensées, il les tourne de manière qu’il paraît les avoir tirées de son propre génie. En passant par son imagination, elles ont reçu, pour ainsi dire, une nouvelle création, et ont pris la couleur de son style. Le fond de ces pensées ne lui appartient point ; mais il s’en est rendu le maître, il en a fait son propre bien, par les tours et les expressions qui sont à lui. Voici un bien bel exemple de cette manière d’imiter ; Voltaire le cite, si je ne me trompe, dans une de ses lettres. Racine, dans sa tragédie de Britannicus, fait dire à Junie, qui parle à Néron :

Tout ce que vous voyez, conspire à vos désirs :
Vos jours, toujours sereins, coulent dans les plaisirs ;
L’empire en est pour vous l’inépuisable source :
Ou si quelque chagrin en interrompt la course,
Tout l’univers soigneux de les entretenir,
S’empresse à l’effacer de votre souvenir.
Britannicus est seul. Quelque ennui qui le presse,
Il ne voit, dans son sort, que moi qui s’intéresse,
Et n’a pour tout plaisir, Seigneur, que quelques pleurs
Qui lui font quelquefois oublier ses malheurs.

Massillon, dans son sermon sur l’humanité des grands, dit : « Hélas ! s’il pouvait être quelquefois permis d’être sombre, bizarre, chagrin, à charge aux autres et à soi-même, ce devrait être à ces infortunés que la faim, la misère, les calamités, les nécessités domestiques, et tous les plus noirs soucis environnent. Ils seraient bien plus dignes d’excuses, si portant déjà le deuil, l’amertume, dans le cœur, ils en laissaient échapper quelques traits au-dehors. Mais que les grands, que les heureux du monde, à qui tout rit, et que les joies et les plaisirs accompagnent partout, prétendent tirer de leur félicité même un privilège qui excuse leurs chagrins bizarres et leurs caprices ? qu’il leur soit plus permis d’être fâcheux, inquiets, inabordables, parce qu’ils sont plus heureux ? qu’ils regardent comme un droit acquis à la prospérité, d’accabler encore du poids de leur humeur, des malheureux qui gémissent déjà sons le joug de leur autorité et de leur puissance ? etc. ».

Cette imitation est des plus fines et des plus délicates. Je croirais même qu’elle pourrait échapper à l’homme, dont le discernement et le goût n’auraient été ni exercés ni cultivés par une lecture réfléchie de ces deux écrivains. Mais elle est sensible, quant au fonds des pensées, aux yeux de l’homme de lettres et du vrai connaisseur. C’est de cette manière que les grands génies imitent. On voit ici que l’orateur a cherché à lutter contre le poète.

Voici une autre imitation qui peut bien servir de modèle, quoiqu’elle ne soit pas aussi adroitement déguisée que la première. C’est encore notre Racine qui imite Euripide. Je ne rapporterai qu’une partie de ce morceau.

Dans le poète grec, Phèdre se reprochant son amour désordonné pour Hippolyte, dit :

« Je n’ignorais pas l’opprobre de cet indigne amour. Mon sexe m’en faisait assez sentir toute l’horreur. Périsse à jamais l’épouse infidèle, qui passant les bornes de la pudeur, osa la première souiller le lit de son époux !… Oui, je déteste celles qui, plus chastes en paroles qu’en effets, couvrent d’un voile de vertu leurs égarements cachés. De quel front osent-elles lever les yeux sur leurs époux ? ne craignent-elles point, que les ténèbres mêmes, complices de leurs horreurs, ne les exposent au grand jour ; que les voûtes et les murs ne prennent la parole pour les accuser ? voilà, chères amies, voilà ce qui me détermine à mourir, etc. ».

Cette même Phèdre s’exprime ainsi dans Racine :

                                           Je sais mes perfidies,
Œnone, et ne suis point de ces femmes hardies
Qui goûtant dans le crime une tranquille paix,
Ont su se faire un front qui ne rougit jamais.
Je connais mes fureurs, je les rappelle toutes.
Il me semble déjà que ces murs, que ces voûtes
Vont prendre la parole, et prêts à m’accuser,
Attendent mon époux, pour le désabuser.
Mourons. De tant d’horreurs qu’un trépas me délivre.

La Fontaine nous offre aussi dans ses œuvres posthumes, une imitation très bien faite de la description du palais du Sommeil, qu’on lit dans les métamorphoses d’Ovide. Je ne fais que l’indiquer, parce que je pense que les précédents exemples doivent suffire pour faire voir la manière dont l’homme de goût invite son modèle.

II. Des Mœurs.

Les mœurs sont, en général, les divers caractères, les habitudes bonnes ou mauvaises, les vertus, les vices des hommes, et même les usages et le commerce ordinaire de la vie. Ou peut considérer les mœurs, relativement au discours oratoire, sous deux rapports ; dans la personne de l’Orateur, et dans la personne des Auditeurs.

Mœurs dans l’orateur.

Il n’est pas douteux que l’Orateur ne doive faire paraître des mœurs bonnes, c’est-à-dire, des inclinations droites et pures, qui lui rendent l’auditeur favorable. On exige avec raison, que tout son discours annonce un homme de bien, dont les vertus égalent les lumières. C’est par là qu’il gagnera l’estime et la confiance, et qu’il réussira, plus aisément, à porter la conviction et la persuasion dans les âmes. Un des plus efficaces moyens de faire aimer la vertu, c’est de persuader qu’on l’aime soi-même. Un des plus efficaces moyens de faire goûter une vérité, c’est de persuader qu’on la connaît, et qu’on en est soi-même convaincu.

Les Païens mêmes voulaient que l’Orateur fût réellement vertueux, et le définissaient un honnête homme versé dans l’art de bien dire . On a cependant trouvé cette définition peu exacte, en ce qu’elle embrasse trop ; parce qu’il est très possible, a-t-on dit, qu’un malhonnête homme soit un excellent orateur. Mais ce malhonnête homme a dû nécessairement, d’après ce que nous avons dit ailleurs, être un homme de bien au moment où il a écrit.

D’ailleurs si cette définition n’est pas tout à fait juste et vraie, relativement à l’éloquence considérée en elle-même, elle l’est, du moins, relativement à l’éloquence considérée dans les effets sensibles, universels et durables qu’elle peut produire. Un grand orateur, par exemple, trace, dans un beau discours, des règles de conduite, auxquelles on sait qu’il ne conforme pas ses actions : il entraîne, il subjugue ses auditeurs par la chaleur et la force de son éloquence. Mais au moment même où ceux-ci sont persuadés, ils se rappellent malheureusement que celui qui leur donne des préceptes si sages, est bien loin de les mettre en pratique ; et de là, ils croient pouvoir conclure qu’il regarde, lui-même, ces préceptes comme vains et frivoles. Or, ce ressouvenir et cette idée ne doivent-ils pas, sinon effacer, du moins affaiblir la vive impression qu’ils éprouvent ?

Un autre orateur, qui joint au talent de l’éloquence, la pratique constante de la vertu, veut nous persuader de l’importance et de la nécessité d’être vertueux. En même temps que nous entendons un des plus fidèles organes de la loi, nous en voyons un des plus rigides observateurs. Aussi, ses paroles sont des traits de feu qui éclairent et pénètrent notre âme. Elles s’y gravent en caractères ineffaçables ; et si elles ne produisent pas tout le fruit qu’on avait lieu d’en attendre, c’est à notre malice ou à notre faiblesse que nous devons l’attribuer.

Les représentants d’un peuple sont assemblés, pour discuter les grandes affaires nationales : un orateur va parler. Aucun citoyen n’ignore qu’on admire en lui des connaissances étendues, un esprit profond, un discernement juste, un cœur droit et pur, dévoré de l’amour du bien général. Pleins d’estime, pénétrés d’une vénération affectueuse pour ce grand homme, tous prêtent, à son discours, une oreille attentive. Bientôt leurs cœurs sont embrasés de la même flamme qui échauffe l’orateur : les voilà prêts à tout sacrifier à la gloire et aux intérêts de la patrie.

Deux armées rangées en bataille, sont au moment d’en venir aux mains. Un général connu par sa bravoure, et couvert d’honorables blessures, harangue ses troupes. Voyez le visage enflammé, les yeux étincelants des soldats. Ne doutez pas que le courage et l’intrépidité de leur chef n’aient passé dans leur âme. Vous allez les voir au milieu des plus grands dangers, fermes dans leur poste, et y mourir, plutôt que de survivre à leur défaite. Tels sont les heureux effets de l’éloquence, lorsque l’orateur est reconnu pour un homme non moins vertueux qu’éclairé.

Mœurs dans les auditeurs.

Quant aux mœurs considérées dans la personne des auditeurs, chaque âge, chaque condition en a de particulières. Un des devoirs les plus essentiels de l’orateur est de les connaître, ainsi que les usages et le commerce ordinaire de la vie : c’est ce qu’on appelle connaître le cœur humain et le monde. Il est, sans doute, à propos que je donne ici une notion au moins générale de ces mœurs. Je ne saurais mieux y réussir qu’en prenant pour guide Aristote, qui en a fait une admirable peinture dans sa rhétorique, le modèle de tous les ouvrages en ce genre ; peinture qui sera vraie dans tous les temps et chez tous les peuples : car il s’agit ici, non de ces caractères, de ces mœurs qui varient dans chaque siècle, dans chaque nation, dans chaque individu, mais de ces caractères généraux, fondés sur la nature, et qui sont comme l’apanage de l’humanité. C’est cette nature, qui est toujours et partout la même, qu’Aristote a parfaitement connue, puisqu’en peignant ses contemporains, il a peint les hommes des siècles postérieurs, et ceux du siècle présent. Voici en substance, ce qu’il dit des mœurs des différents âges et des différentes conditions. Au reste, ceci n’est point sans exception, et ne doit s’entendre que dans une universalité morale.

« Les jeunes gens, dit-il27, sont vifs dans leurs désirs, entreprenants, adonnés à leurs plaisirs, surtout à ceux de l’amour ; inconstants, prompts à se dégoûter de ce qu’ils ont le plus ardemment souhaité : car leurs désirs sont violents, mais passagers comme la faim et la soif des malades. Ils sont colères, emportés, avides d’honneurs, incapables de souffrir le mépris et les injures, sans faire éclater leur ressentiment.

» La victoire et la prééminence les flattent, c’est-à-dire, le plaisir d’exceller et de l’emporter sur leurs égaux en adresse, en science, en talents. La possession des richesses les touche peu, parce qu’ils n’ont jamais senti l’indigence. On remarque encore en eux la crédulité, qui naît du défaut d’expérience ; la franchise et la simplicité, parce qu’ils connaissent peu les hommes, et qu’ils s’en défient encore moins.

» La vivacité de l’âge et la chaleur du sang, qui les tiennent toujours dans une espèce d’ivresse, les font vivre d’espérances, pour la plupart chimériques ; car, outre qu’ils ne se sont pas encore vus déchus de leurs espérances, le court espace qu’ils ont vécu, ne leur paraît rien : l’avenir qui leur paraît long, les frappe bien autrement. Ainsi ils se souviennent de peu de chose ; mais ils osent espérer tout, se promettre tout. De là vient qu’on les amuse, qu’on les trompe si facilement par des espérances et par des promesses spécieuses.

» La colère et l’espérance auxquelles ils se livrent volontiers, les rendent braves : la première leur ôte la crainte ; la seconde leur inspire la confiance. Ils sont susceptibles de bonté ; car ne s’étant point fait de système à part, ils suivent les opinions reçues. Ils sont généreux et magnanimes, parce que les disgrâces de la vie n’ont point encore flétri leur âme : aussi se croient-ils capables des plus grandes choses. Ils s’estiment également dignes des honneurs, qu’ils préfèrent à l’intérêt. Ce sentiment est ordinairement en eux la source d’une noble émulation.

» Leur amitié est toujours plus vive, souvent plus pure, moins suspecte d’intérêt que celle des personnes plus âgées. Mais s’ils aiment avec transport, on peut dire aussi qu’ils haïssent avec fureur : presque tous leurs sentiments sont excessifs.

» Le peu de soin qu’ils prennent de déguiser leurs défauts, les rend plus visibles. Un des plus dangereux, c’est la présomption, cette sorte d’esprit avantageux qui leur persuade qu’ils savent tout, et qui les rend affirmatifs sur les choses mêmes qu’ils ont le moins examinées. Ce caractère d’homme suffisant et décisif est d’autant plus odieux, qu’il est diamétralement opposé à la modestie, à la défiance de ses propres lumières, à la déférence que l’on doit à celle des personnes que leur âge et leur expérience rendent respectables.

» S’ils font du mal à quelqu’un, c’est plutôt pour l’insulter, que pour lui nuire ; car ils sont plus malins que dépravés. Ils sont sensibles à la pitié, parce que jugeant des autres par eux-mêmes, ils croient les hommes meilleurs qu’ils ne le sont en effet. Ils aiment la joie, l’amusement, la gaieté.

» On peut compter entre les principaux défauts des jeunes gens, l’inclination au mensonge, et l’opiniâtreté à le soutenir ; le penchant à la raillerie, l’amour-propre, la fierté, une certaine affectation à répandre des nuages et de l’obscurité sur les choses qu’on a vues ou entendues, et qui leur sont défavorables ; la mauvaise honte, la paresse, et l’amour de l’oisiveté ; le mépris des remontrances, une prévention qui se cabre contre les avis les plus sages de leurs parents, et des personnes chargées de leur éducation ; prévention funeste, qui, dans un âge plus avancé, leur coûte souvent des larmes et des regrets bien amers.

» L’âge des vieillards et celui des jeunes gens28 étant, pour ainsi dire, les deux extrémités de la vie, le caractère des premiers doit naturellement et en grande partie, être l’opposé des mœurs de la jeunesse.

» L’expérience d’une longue vie, leurs propres fautes, la fourberie des autres hommes rendent les vieillards irrésolus, timides, circonspects, difficiles, réservés à prendre des engagements, à compter sur rien, à prononcer affirmativement sur la moindre chose. S’agit-il de se déterminer ? j’y penserai, disent-ils ; il faudra voir ; cela pourra se faire, etc.

» Leur âme basse et petite, occupée de minuties, susceptible de frayeur, est toujours ouverte aux soupçons et à la défiance ; ce qui les rend sujets à prendre les choses, même les plus innocentes, en mauvaise part, et à ne former aucun attachement bien solide et durable. Ils aiment, disait un sage de la Grèce, comme s’ils devaient haïr un jour ; mais aussi ils haïssent, comme s’ils devaient aimer un jour. L’amour et la haine sont dans leur cœur sans vivacité. Il n’en est pas de même de leur passion pour les richesses : ils renferment tous leurs désirs dans les nécessités de la vie, sachant combien il est aisé de perdre et difficile d’acquérir.

» Ils sont timides à l’excès, et portés à craindre tous les maux qui peuvent arriver ; d’autant plus attachés à la vie, qu’ils touchent de plus près à son terme ; toujours mécontents et portés à se plaindre, même sans sujet ; plus attachés à l’utile par avidité, qu’à l’honnête par amour-propre ; peu sensibles à la honte, parce que plus susceptibles d’intérêt que d’honneur, ils comptent pour rien l’opinion des hommes. Rarement se repaissent-ils d’espérances : le long usage du monde et des affaires, les mauvais succès qu’ils ont éprouvés, ou dont ils ont été témoins, le peu de fond qu’il y a à faire sur les apparences les plus spécieuses, les ont prémunis contre les illusions dont se paye la jeunesse.

» Si l’espérance de l’avenir ne les occupe pas, ils s’en dédommagent sur le souvenir du passé, le temps qui leur reste à vivre n’étant rien en comparaison de celui qu’ils ont vu s’écouler : aussi sont-ils grands parleurs, avides de raconter ce qu’il ont vu ou fait autrefois ; tant le souvenir du passé les amuse !

» Leur colère est vive ; mais c’est un feu lent, peu actif, aussi prompt à s’éteindre qu’à s’allumer. Les passions dont une partie les a quittés, et l’autre est amortie par les glaces de l’âge, les agitent moins que l’intérêt ; ce qui les fait paraître modérés, plus susceptibles des impressions de la raison, que de celles de la future. S’ils font du mal, c’est plutôt pour nuire que pour insulter ; et s’ils sont sensibles à la pitié, ce n’est pas par humanité comme les jeunes gens, mais par faiblesse et par un secret retour sur eux-mêmes, se regardant comme exposés à toutes sortes de maux. Au reste, s’ils ont en partage la prudence, la maturité, et quelques autres qualités louables, elles sont bien compensées par l’humeur brusque et chagrine, par un esprit difficile et caustique, par une affectation presque continuelle à contredire, à censurer ; défauts, pour ne rien dire de plus, qui les rendent peu agréables à la société.

» Comme l’âge viril29 tient le milieu entre la jeunesse et la vieillesse, les mœurs qui lui conviennent, gardent aussi une certaine proportion, un milieu entre celles de ces deux âges. Également éloigné de la timidité commune aux vieillards, et de l’ardeur ordinaire aux jeunes gens, l’homme qui a atteint la force et la vigueur de l’âge, se gouverne avec prudence, avec raison, sans se laisser éblouir par l’espérance, ni abattre par les dangers. Il ne donne ni ne refuse indifféremment sa confiance à tout le monde. L’examen, l’attention président à ses jugements, qu’il règle bien plus sur la vérité que sur l’opinion, il n’est point esclave de l’intérêt jusqu’à négliger son honneur, ni de l’honneur jusqu’à négliger entièrement son intérêt ; mais il sait les allier et les faire concourir à ses desseins. Exempt de la sordide avarice et de la folle profusion, il use de ses richesses avec autant d’économie que de noblesse : la modération est d’ordinaire la règle de ses désirs et de ses actions. C’est par elle qu’il réprime la fougue de ses passions, qu’il unit la prudence à la valeur, et la promptitude de l’exécution à la sagesse du conseil. En un mot, tout ce que la jeunesse et la vieillesse ont de bon séparément, l’âge mûr d’ordinaire les réunit ; et de plus, tout ce qui pêche dans ces deux âges, soit par défaut, soit par excès, se corrige le plus souvent dans celui-ci, et est ramené à une certaine médiocrité toujours estimable.

» Si l’âge, dit le même Rhéteur30, influe sur les mœurs, la fortune et la condition n’y influent pas moins. Suivre les hommes, dans toutes les situations qui peuvent les faire changer d’humeur et de caractère, ce serait entrer dans un détail infini. Nous nous bornerons donc aux principales, qui sont la noblesse, l’opulence, la grandeur et la prospérité ; d’autant mieux que par ces quatre sortes d’états, on pourra juger des conditions opposées.

» Le caractère de la noblesse est de rendre amateur de la gloire ; car on aime à augmenter les avantages qu’on possède : or la noblesse est fondée sur la gloire des ancêtres. Cette ambition, lorsqu’elle ne se propose que des choses louables, et n’emploie que des moyens légitimes pour parvenir à sa fin, prend le nom d’émulation ; c’est une vertu. Se sert-elle de moyens injustes et violents ? C’est un vice, et souvent même un crime.

» Les nobles méprisent ordinairement ceux qui commencent leur noblesse, et qui se trouvent au même point où se sont trouvés leurs propres ancêtres. La gloire de ceux-ci ne leur paraît plus grande, que parce qu’ils les voient avec des yeux prévenus, et dans une perspective fort éloignée ; mais ils méprisent encore tout ce qui n’est pas noble.

» On doit mettre une grande différence entre un noble qui soutient mal la splendeur de son nom, et un noble qui ne dégénère point. L’un doit tout à sa naissance et au mérite de ses ancêtres. L’autre en imitant leurs vertus, en rehausse l’éclat par ses belles actions. Ce dernier caractère est plus rare que le premier.

» L’opulence31 a aussi un caractère particulier. Les riches communément sont superbes et insolents, parce qu’ils s’imaginent posséder tout ce qu’on peut désirer ; n’avoir besoin de personne, ou du moins pouvoir se procurer tout à prix d’argent ; ou enfin parce qu’ils pensent que la richesse leur tient lieu de tout.

» Le luxe, la vanité, l’ostentation se rencontrent aussi chez les riches. Persuadés que leur bonheur consiste dans l’opulence, ils dédaignent tout ce qui ne leur ressemble pas ; et rien ne contribue plus à les entretenir dans cette illusion, qu’une cour nombreuse de vils flatteurs qui les applaudissent, ou qui en attendent leur fortune.

» On trouve cette différence entre les mœurs des nouveaux riches, et le caractère de ceux qui l’ont toujours été, que ceux dont la fortune est nouvelle, rapide, surprenante, ont tous les défauts dont nous venons de parler, dans un bien plus haut degré que les autres. Ils sont dans une espèce d’ivresse que l’habitude a dissipée dans les premiers.

» L’opulence consiste moins dans la possession que dans l’emploi des richesses. Soit donc qu’on les ait reçues de ses pères, soit qu’on les ait acquises par son travail et par son industrie, pourvu que ce soit par des voies légitimes, elles ne peuvent que rendre un homme plus estimable, lorsqu’il en ennoblit l’usage, par des libéralités qu’il verse dans le sein de ses amis, des gens de mérite, des malheureux. Il n’est point de voie plus efficace pour fermer la bouche à l’envie.

» La grandeur et la puissance32 produisent des mœurs en partie semblables à celles des riches, et en partie meilleures car ceux qui sont élevés en dignité, sont plus sensibles à l’honneur, et plus généreux que ceux qui n’ont d’autre mérite que l’opulence. Comme ils ont occasion d’acquérir et de montrer plus de vertus, ils aiment à faire de grandes choses que leur puissance les met en état d’accomplir. Rarement les voit-on vivre dans l’oisiveté. Le travail attaché à leurs charges, le soin de maintenir leur réputation, le désir d’affermir ou d’augmenter leur crédit, les tient toujours en haleine. Ils répandent dans leurs manières plus de dignité que de fierté ; car leur rang, qui les met en vue, fait qu’ils s’observent davantage, et qu’ils gardent toujours une gravite décente. Mais aussi quand ils s’irritent et qu’ils font des maux, ce sont ordinairement des maux irréparables.

» La prospérité participe de la richesse et de la puissance : ainsi son caractère est mêlé de ceux qui sont propres à ces deux états. Deux qualités cependant s’y font surtout distinguer ; une passion extrême pour la gloire, et une confiance aveugle dans les succès passés. Il en est une troisième plus agréable et plus rare, c’est la reconnaissance pour la divinité. Mais rien n’est plus commun que de l’oublier dans l’ivresse que cause une riante fortune ».

Voilà les mœurs, les caractères que l’orateur doit étudier et connaître à fond, parce qu’il ne peut vraiment intéresser, parce qu’il ne peut donner quelque vie et quelque chaleur à son discours, qu’en distinguant et en exprimant ces mœurs des différents âges et des différentes conditions. C’est là le plus sûr et le plus agréable moyen de plaire, parce qu’il n’est personne qui ne voie, avec un plaisir très vif, une représentation fidèle du caractère et du génie des hommes, ou des usages et du commerce de la vie. Cette peinture des mœurs contribue aussi au triomphe de l’éloquence, puisque c’est par elle que l’orateur parvient plus aisément à entraîner les âmes vers ce qui est aimable et utile, et à les arracher à ce qui est odieux et nuisible. Enfin ce n’est qu’au moyen de la connaissance de ces mœurs, qu’il peut proportionner son style, ses pensées, ses réflexions, ses raisonnements à l’intelligence, aux sentiments et aux passions de ses auditeurs ; parler à la ville autrement qu’on ne parle à la campagne, à des militaires autrement qu’on ne parle à des magistrats, à des jeunes gens autrement qu’on ne parle à des hommes d’un âge mûr ; en un mot, peindre avec vérité les diverses inclinations des hommes de tous les états, en développer les causes et les effets, ainsi que les caractères des différents vices et des différentes vertus. La peinture que Massillon a tracée de l’ambition, dans son discours sur les tentations des grands, prouve bien qu’il connaissait parfaitement ce qui caractérise ce vice. La voici.

« Il rend malheureux celui qui en est possédé. L’ambitieux ne jouit de rien ; ni de sa gloire, il la trouve obscure ; ni de ses places, il veut monter, plus haut ; ni de sa prospérité, il sèche et dépérit au milieu de son abondance ; ni des hommages qu’on lui rend, ils sont empoisonnés par ceux qu’il est obligé de rendra lui-même ; ni de sa faveur, elle devient amère, dès qu’il faut la partager avec ses concurrents ; ni de son repos, il est malheureux, à mesure qu’il est obligé d’être plus tranquille… L’ambition le rend donc malheureux : mais de plus, elle l’avilit et le dégrade. Que de bassesses pour parvenir ! Il faut paraître ; non pas tel qu’on est, mais tel qu’on nous souhaite. Bassesse d’adulation ; on encense et on adore l’idole qu’on méprise : bassesse de lâcheté ; il faut savoir essuyer des dégoûts, dévorer des rebuts, et les recevoir presque comme des grâces : bassesse de dissimulation, point de sentiments à soi, et ne penser que d’après les autres : bassesse de dérèglement ; devenir les complices et peut-être les ministres des passions de ceux de qui nous dépendons, et entrer en part dans leurs désordres, pour participer plus sûrement à leurs grâces : enfin bassesse même d’hypocrisie ; emprunter quelquefois les apparences de la piété ; jouer l’homme de bien pour parvenir, et faire servir à l’ambition, la religion même qui la condamne ».

On ne peut lire les sermons de ce grand orateur, sans s’apercevoir presque à chaque page qu’il avait fait une étude bien profonde du cœur humain. Il serait aisé de le prouver par une foule d’exemples. Je me borne à celui-ci, tiré du panégyrique de Saint Benoît.

« Nul presque de tous ceux que le monde séduit et entraîne, n’est content de sa destinée ; et si l’espoir d’une condition plus heureuse s’adoucissait les peines de notre état présent, et ne liait encore nos cœurs au monde, il ne faudrait, pour nous en détromper, que les dégoûts et les amertumes vives que nous y trouvons Mais nous sommes, chacun en secret, ingénieux à nous séduire sur l’amertume de notre condition présente. Loin de conclure que le monde ne saurait faire des heureux, et qu’il faut chercher ailleurs le bonheur où nous aspirons, et que le monde ne saurait nous donner, nous nous y promettons toujours ce qui nous manque et ce que nous souhaitons : nous charmons nos ennuis présents par l’espoir d’un avenir chimérique ; et par une illusion perpétuelle et déplorable, nous rendons toujours inutiles les dégoûts que Dieu répand sur nos passions injustes, pour nous rappeler à lui par des espérances que l’événement dément toujours, mais où nous prenons de notre méprise même l’occasion de tomber dans de nouvelles ».

III. Des Passions.

Définition des passions.

Les passions sont, en général, des mouvements qui s’élèvent dans notre âme, et qui sont un effet des impressions qu’elle reçoit. Si ces impressions sont légères, les mouvements qui se font sentir dans notre âme, sont doux ; et alors on les nomme simplement sentiments. Si ces impressions sont vives, les mouvements qui agitent notre âme sont véhéments ; et alors on les nomme proprement passions.

Les objets présentés à notre âme, lui paraissent-ils agréables ou utiles ? Notre volonté se porte vers ces objets, les poursuit, les aime, et s’y attache : de là l’amour. Ces objets lui paraissent-ils désagréables ou pernicieux ? Notre volonté s’en éloigne, les fuit, et les déteste : de là la haine. Ces deux passions sont la base de toutes les autres : il n’en est absolument aucune qui ne se rapporte à l’une de ces deux-là, et qui n’en soit comme une émanation.

Ces mouvements que notre âme éprouve à la vue des objets, sont indifférents par eux-mêmes, quelque doux, quelque impétueux qu’on les suppose. Mais si vous vous réjouissez d’un bien arrivé à votre ennemi, ce sentiment de joie est bon et louable. Si, au contraire, vous vous réjouissez des revers qu’il a essuyés, ce sentiment est criminel et vicieux. Si vous vous indignez à la vue de la prospérité d’un méchant, cette indignation est louable. Si vous vous indignez à la vue de la prospérité d’un homme de bien, cette indignation est criminelle.

Ces mouvements de notre âme peuvent donc être en nous les principes des différentes vertus, ou des différents vices, selon l’objet vers lequel ils sont dirigés. Ainsi les passions sont bonnes, lorsqu’elles nous portent à quelque chose d’honnête ; mauvaises, lorsqu’elles nous portent à quelque chose de vicieux, ou même à quelque chose d’honnête d’une manière vicieuse. Chercher, par exemple, à procurer un emploi à son ami, c’est une chose honnête. Mais chercher à le faire élever à ce poste, en prenant des mesures pour en déposséder celui qui l’occupe, c’est une chose criminelle et digne de toute censure.

Puisque les passions ne sont en elles-mêmes ni bonnes ni mauvaises, il s’ensuit non seulement que l’usage n’en peut pas être répréhensible dans le discours oratoire, mais encore qu’il n’en peut être que louable, si on les dirige vers un objet qui de sa nature soit bon et utile. Ajoutons que cet usage des passions est absolument nécessaire. Ce n’est qu’en les excitant que l’orateur est vraiment éloquent : ce n’est que par elles qu’il triomphe des cœurs, y exerce un empire souverain, les arrache au vice, en leur inspirant la haine la plus forte pour tout ce qui est mauvais et criminel, les entraîne à la vertu, en leur inspirant l’amour le plus vif pour tout ce qui est bon et honnête.

Mais pour que l’orateur soit autorisé à exciter une passion quelconque, il faut que ses auditeurs aient une âme susceptible de cette passion ; que la chose pour laquelle il veut l’exciter, puisse en être un sujet, et que les motifs pour lesquels il veut l’exciter, soient justes. Ces trois préceptes sont trop clairs par eux-mêmes ; il est trop aisé d’en sentir toute l’étendue, pour qu’il soit besoin de les développer.

Moyen d’exciter les passions.

Le plus sûr moyen d’exciter les passions, est d’en être soi-même pénétré. Voulez-vous, dit Horace33, m’attendrir par le récit de vos malheurs, et me tirer des larmes, commencez à en verser vous-même. Il n’est pas possible, dit Cicéron34, que celui qui écoute, se porte à la douleur, à la haine, à l’envie, à la crainte, aux pleurs, à la pitié, si l’orateur ne se montre touché des sentiments qu’il veut inspirer aux autres. Quel est l’orateur qui pourra se flatter d’inspirer à ses auditeurs la pitié pour les malheureux, s’il ne la ressent lui-même ? Quel est le général d’armée qui fera naître dans le cœur de ses soldats la passion de la gloire, s’il n’en est lui-même dévoré ? Rappelons encore ici ce précepte si vrai et si connu, que, pour être éloquent, il faut sentir vivement, avoir une âme toute de feu : sans cela on ne pourra jamais enflammer l’âme des autres.

Mais comment sentir vivement des choses, qui n’ont qu’un rapport indirect avec nous, ou même qui nous sont purement étrangères ? Comment éprouver une émotion vive et profonde, pour la faire naître dans les autres ? Voici sur ce sujet la pensée de Quintilien.

Quoique nous ne soyons pas les maîtres de nos mouvements, dit ce Rhéteur35, nous pouvons cependant nous faire des images si vives et si justes des choses absentes, qu’elles les rendent présentes et comme exposées à nos yeux. Celui qui s’en forme de telles, est toujours puissant et fort dans ses mouvements. Par exemple, ajoute-t-il un peu plus bas, si j’ai à déplorer un assassinat, ne pourrai-je point me figurer tout ce qui vraisemblablement s’est passé en cette occasion ? Ne verrai-je point l’assassin attaquer un homme à l’improviste, lui mettre le poignard sous la gorge ; celui-ci saisi de frayeur, crier, supplier, s’enfuir, ou faire de vains efforts pour se défendre, et enfin tomber percé de coups ? Ne verrai-je point son sang couler, la pâleur de son visage, ses yeux s’éteindre, et sa bouche qui s’entrouvre pour rendre le dernier soupir ?

Il s’ensuit de la réflexion de ce judicieux écrivain, que l’orateur doit imaginer vivement, pour se pénétrer des passions qu’il veut exciter. Il ne manquera pas alors de peindre avec force, de rendre son discours passionné, et d’émouvoir, par ce moyen, les passions de ses auditeurs.

Je pourrais faire voir, par divers exemples, la manière dont les meilleurs orateurs ont excité les passions. Il suffira d’en citer un seul fourni par un grand maître, et qui peut bien servir de modèle : il est tiré d’une oraison de Cicéron contre Verrès 36, Préteur de Sicile, qui avait condamné au dernier supplice Gavius, citoyen romain. Voici, à peu près, le sens littéral de ce morceau.

« Au milieu de la place publique de Messine37, un citoyen romain était cruellement frappé de verges ; tandis que dans ses cuisantes douleurs, à travers le bruit des coups redoublés, il ne faisait entendre d’autre plainte, d’autre cri que celui-ci : Je suis citoyen romain. Il croyait qu’en réclamant ce titre, il se verrait délivré du rigoureux supplice qu’on lui faisait subir. Ce fut en vain : non seulement il ne fut point arraché à la violence et au déchirement des verges ; mais encore dans ce moment même, où sa voix gémissante répétait, sans interruption, le nom de citoyen romain, le supplice de la croix, oui de la croix, était préparé pour ce malheureux, tout meurtri de coups, et qui, jusqu’à ce jour, n’avait point vu d’exemple d’un pareil pouvoir ».

Après cette description vive et touchante, l’orateur invoquant les lois, qui défendaient de condamner au supplice des verges ou de la mort un citoyen de Rome, sans l’ordre du peuple romain, s’écrie pour faire sentir toute l’injustice de cet indigne traitement :

« Ô doux nom de la liberté, ô admirable prérogative de notre ville ! Ô loi Porcia38 ! Ô lois de Sempronius39 ! Ô puissance des Tribuns40 si désirée et quelquefois rendue au peuple romain ! Tout s’est-il évanoui, jusque-là qu’un citoyen romain, dans une des provinces du peuple romain, dans une ville de ses alliés, ait été publiquement frappé de verges par l’ordre d’un homme, que ce même peuple romain avait gratuitement honoré des haches et des faisceaux ? Si les cris douloureux, les vives supplications de ce malheureux, en proie à l’ardeur des torches brûlantes et à la rigueur des autres tourments, n’étaient pas capables de branler ton âme, ne devais-tu pas, au moins, être touché des sanglots, des larmes et des gémissements de tous les Romains présents à ce barbare spectacle. Tu as osé faire attacher à une croix un homme qui se disait citoyen romain » !

L’orateur n’en reste pas là : il j’apporte une dernière circonstance du supplice de Gavius, pour accabler Verrès de tout l’odieux qu’il mérite, en peignant aux yeux de ses juges son industrieuse cruauté.

« Tu ne peux point nier, puisque tu n’as pas craint de le dire publiquement, que tu n’aies fait planter l’instrument de son supplice dans cet endroit de la ville, qui est près du détroit, afin que celui qui se disait citoyen romain, pût du haut de cette croix jeter ses derniers regards sur l’Italie et sur sa propre maison. Oui, pères conscrits, c’est la première croix, la seule croix qui, depuis la fondation de Messine, ait été élevée en cet endroit ; et ce lieu a été choisi, afin que le malheureux Gavius comprît, en mourant, qu’un bras de mer très étroit formait la séparation de l’esclavage et de la liberté, et afin que l’Italie vît un de ses enfants mourir victime de tous les excès du pouvoir tyrannique ».

Enfin Cicéron termine ce récit passionné, et bien capable d’allumer toute l’indignation des juges contre Verrès, par ces paroles si fortes et si pathétiques.

« Si j’adressais ces plaintes, je ne dis pas à des citoyens romains, je ne dis pas à quelques-uns de nos alliés, je ne dis pas à des nations chez lesquelles notre nom fût parvenu, je ne dis pas enfin à des hommes ; mais à des bêtes sauvages, aux pierres et aux rochers les plus durs d’un affreux désert, ces êtres muets, inanimés et insensibles seraient touchés du récit d’une action si indigne et si atroce. Que doit ce donc être, lorsque je parle à l’auguste sénat de Rome, aux auteurs des lois, des jugements et de notre jurisprudence, etc. » ?

Article II.

De la Disposition.

L’invention, comme on vient de le voir, aide l’orateur à trouver les choses qu’il doit dire. La disposition lui prescrit la manière de les distribuer, de les arranger, de les lier entre elles. Le succès du discours, dit Cicéron41, dépend de la forme qu’on lui donne, et de la manière dont on le traite : car quant aux choses, aux matières des preuves, l’intelligence en est aisée. Que reste-t-il ensuite à l’art de la composition, sinon qu’il faut, 1º commencer par un exorde qui nous concilie la bienveillance des auditeurs, qui les rende attentifs, et qui les dispose à nous écouter favorablement ; 2º exposer le fait d’une manière claire, si courte et si plausible, que l’on comprenne aisément l’état de la question ; 3º établir solidement ses moyens, et renverser ceux de l’adversaire, par des raisonnements concluants et placés avec ordre, de manière que l’on sente la liaison des conséquences avec les principes ; 4º terminer le discours par une péroraison, qui puisse allumer ou éteindre les passions, selon le besoin. Voilà donc la disposition générale du discours. Les principales parties qui le composent, sont l’exorde, la narration, la confirmation et la péroraison.

I. De l’Exorde.

L’exorde est le commencement du discours. L’Orateur y doit préparer l’esprit de ses auditeurs, à recevoir favorablement les choses qu’il va leur annoncer. Il y réussira, s’il parle avec exactitude, ne disant rien qui n’ait un juste rapport au but qu’il se propose, de manière que l’exorde ne puisse convenir à aucun autre discours. Il faut qu’il ne soit pas long : il dégoûterait l’auditeur, qui, dès que le sujet lui a été annoncé, est impatient d’en connaître le fond. Si l’Orateur parle de lui-même, il prendra un ton modeste, et paraîtra même se méfier de son talent. C’est le moyen d’intéresser les auditeurs, de s’attirer leur bienveillance et de surpasser leur attente. Ainsi Bossuet, commençant l’éloge du grand Condé 42, se reconnaît au-dessous de son sujet, en disant :

« Au moment que j’ouvre la bouche, pour célébrer la gloire immortelle de Louis de Bourbon, Prince de Condé, je me sens également confondu, et par la grandeur du sujet, et, s’il m’est permis de l’avouer, par l’inutilité du travail. Quelle partie du monde habitable n’a pas ouï les victoires du Prince de Condé et les merveilles de sa vie ? On les raconte partout : le Français qui les vante, n’apprend rien à l’étranger, et quoi que je puisse aujourd’hui vous en rapporter, toujours prévenu par vos pensées, j’aurai encore à répondre au secret reproche que vous me ferez d’être demeuré beaucoup au-dessous. Nous ne pouvons rien, faibles Orateurs, pour la gloire des âmes extraordinaires. Le Sage a raison de dire que leurs seules actions peuvent les louer : toute autre louange languit auprès des grands noms ; et la seule simplicité d’un récit fidèle, pourrait soutenir la gloire du Prince de Condé » !

Comparons deux exemples qui feront connaître l’art, avec lequel l’Orateur doit commencer son exorde, pour disposer les esprits en sa faveur. Ils sont tirés des Métamorphoses d’Ovide. Après la mort d’Achille43, Ajax44 et Ulysse45 disputèrent les armes de ce Héros. Ils devaient l’un et l’autre exposer leurs prétentions, en présence des Princes confédérés, assemblés au milieu de l’armée. Ajax, qui ne savait que combattre, se lève le premier ; et bouillant de colère, il regarde, d’un œil farouche, le rivage de Sigée46 et la flotte des Grecs ; ensuite tendant les mains, il s’écrie :

« Grands Dieux ! c’est à la vue de nos vaisseaux, que nous plaidons, et Ulysse entre en concurrence avec moi. Cependant il prit la fuite, à l’approche d’Hector47, armé de ces feux destructeurs que j’affrontai, que j’éloignai de notre flotte. Il vaut donc mieux avoir une langue séduisante, qu’un bras de héros, etc. »

Cet emportement d’Ajax, ces éclats, ce reproche indirect qu’il fait aux Grecs des services qu’ils en avaient reçus, étaient bien peu propres à lui rendre ses Juges favorables. Un pareil ton dans un Orateur, et dans un Orateur surtout qui plaide sa propre cause, ne peut qu’indigner le Juge, et même le simple auditeur.

Ulysse, le plus rusé comme le plus éloquent des Grecs, après s’être levé, tient quelque temps ses yeux fixés à terre : il fait paraître une extrême affliction de la mort du Guerrier que pleure l’armée, et d’un ton soumis et respectueux, il dit :

« Illustres Grecs, si vos vœux et les miens eussent été exaucés, une si triste contestation n’aurait pas été portée devant votre Tribunal. Vous jouiriez encore de vos armes, cher Achille, et nous aurions le bonheur de vous posséder. Mais puisque les destins nous ont enlevé ce Héros (ici il fit semblant d’essuyer ses larmes), qui mérite mieux d’hériter du grand Achille, que celui par lequel les Grecs en ont joui, etc. » ?

On veut que l’exorde n’ait rien de recherché, ni de magnifique dans les pensées et dans les expressions. Cette règle doit être observée, lorsque l’Orateur veut combattre un préjugé reçu, ou détruire une fausse opinion. Il faut alors qu’il s’exprime simplement, pour s’insinuer avec art dans l’esprit de ceux qui l’écoutent. Mais il y a bien d’autres occasions où cette règle n’a pas lien. La grandeur et l’importance du sujet autorisent l’Orateur à commencer par quelques traits frappants, par des figures brillantes, par de riches comparaisons. C’est ce qu’a fait le P. Bourdaloue dans ce début d’un Sermon sur la Résurrection, et qui a pour texte ces paroles de l’Évangile : Il est ressuscité, il n’est plus ici ; voici le lieu où on l’avait mis.

« Ces paroles sont bien différentes de celles que nous voyons communément gravées sur les tombeaux des hommes. Quelque puissants qu’ils aient été, à quoi se réduisent ces magnifiques éloges qu’on leur donne, et que nous lisons sur ces superbes mausolées, que leur érige la vanité humaine ? À cette inscription hîc jacet, ce grand, ce conquérant, cet homme tant vanté dans le monde, est ici couché sous la pierre, et enseveli dans la poussière, sans que tout son pouvoir et toute sa grandeur l’en puissent tirer. Il en va bien autrement à l’égard de Jésus-Christ. À peine est-il enfermé dans le sein de la terre, qu’il en sort dès le troisième jour, victorieux et triomphant. Au lieu donc que la gloire des grands du siècle se termine au tombeau, c’est dans le tombeau que commence la gloire de ce Dieu homme ; c’est, pour ainsi dire, dans le centre de la faiblesse, qu’il fait éclater toute sa force, et jusqu’entre les bras de la mort, qu’il reprend par sa propre vertu, une vie bienheureuse et immortelle ».

Tel est aussi ce magnifique exorde de l’Oraison funèbre de Turenne 48, par Fléchier.

« Je ne puis, Messieurs, vous donner d’abord une plus haute idée du triste sujet dont je viens vous entretenir, qu’en recueillant ces termes nobles et expressifs, dont l’Écriture Sainte se sert, pour louer la vie et déplorer la mort du sage et vaillant Machabée49. Cet homme, qui portait la gloire de sa nation jusqu’aux extrémités de la terre ; qui couvrait son camp d’un bouclier, et forçait celui des ennemis avec l’épée ; qui donnait à des Rois ligués contre lui, des déplaisirs mortels, et réjouissait Jacob50 par ses vertus et par ses exploits, dont la mémoire doit être éternelle : cet homme, qui défendait les villes de Juda51, qui domptait l’orgueil des enfants d’Ammon52 et d’Esaü53, qui revenait chargé des dépouilles de Samarie54, après avoir brûlé, sur leurs propres autels, les Dieux des nations étrangères : cet homme, que Dieu avait mis autour d’Israël55 comme un mur d’airain, où se brisèrent tant de fois toutes les forces de l’Asie, et qui, après avoir défait de nombreuses armées, déconcerté les plus fiers et les plus habiles généraux des rois de Syrie56, venait tous les ans, comme le moindre des Israélites, réparer avec ses mains triomphantes les ruines du sanctuaire, et ne voulait d’autre récompense des services qu’il rendait à sa patrie, que l’honneur de l’avoir servie : ce vaillant homme poussant enfin, avec un courage invincible, les ennemis qu’il avait réduits à une fuite honteuse, reçut le coup mortel, et demeura comme enseveli dans son triomphe. Au premier bruit de ce funeste accident, toutes les villes de Judée57 furent émues. Des ruisseaux de larmes coulèrent des yeux de tous leurs habitants : ils furent quelque temps saisis, muets, immobiles. Un effort de douleur rompant enfin ce long et morne silence, d’une voix entrecoupée que formaient dans leurs cœurs la tristesse, la piété, la crainte, ils s’écrièrent : Comment est mort cet homme puissant, qui sauvait le peuple d’Israël ! À ces cris Jérusalem58 redoubla ses pleurs ; les voûtes du Temple s’ébranlèrent ; le Jourdain59 se troubla, et tous ses rivages retentirent du son de ces lugubres paroles : Comment est mort cet homme puissant, qui sauvait le peuple d’Israël » ?

Il est des conjonctures où l’Orateur peut éclater avec force dans son début : c’est lorsqu’il est agité d’une passion extrêmement vive, et dont le sujet ne peut être que louable. Voyez sur quel ton Cicéron commence ses Oraisons contre Catilina. Ce fier Romain conspirait contre sa patrie. Le sénat, instruit de ses complots, était assemblé. Cicéron allait parler : Catilina entre. L’orateur frémit d’indignation : il part comme la foudre, et s’écrie :

« Jusqu’à quand enfin, Catilina60, abuseras-tu de notre patience ? serons-nous encore longtemps le jouet de ta fureur ? quelles seront les bornes de ta hardiesse effrénée ? Quoi ! ni la garde qui veille à la sûreté publique, ni la crainte du peuple, ni ton arrêt déjà prononcé dans le cœur de tous les gens de bien, ni le respect dû à ce lieu sacré, ni l’aspect de ces augustes sénateurs n’ont pu ébranler ton insolente audace ! Ne vois-tu pas que tes complots perfides sont dévoilés ; que la conjuration est découverte ; qu’aucun de nous n’ignore ce que tu as fait cette nuit et la nuit précédente ; à quelle coupable assemblée tu as présidé ; quelles résolutions plus coupables encore y ont été prises ? Ô temps ! ô mœurs ! Le sénat le sait, le consul le voit ; et ce traître respire ! Que dis-je, il respire ! il met dans le sénat un pied téméraire ; il prend part aux délibérations de ce corps vénérable ; il jette sur chacun de nous des regards sanguinaires ; il marque de l’œil la place où il veut enfoncer le poignard ».

Un orateur sacré qui expose une grande vérité déjà connue, peut aussi commencer son exorde d’une manière frappante et qui produise une forte impression sur l’esprit de ses auditeurs. C’est ce que fait Massillon dans son Sermon sur l’impénitence finale.

« Si vous n’avez pas frémi, en m’entendant prononcer ces paroles, les plus terribles, sans doute, qu’on lise dans nos divines écritures : je m’en vais ; vous me chercherez, et vous mourrez dans votre péché ; je ne vois plus de vérités dans la religion, capables de vous toucher ».

À la fin de l’exorde, l’orateur distribue son sujet en ses parties ; c’est-à-dire, qu’il en tire plusieurs propositions, qui, disposées avec ordre, indiquent la marche qu’il va suivre pour le traiter : c’est ce qu’on appelle division. Ces différentes propositions doivent renfermer le sujet du discours dans toute son étendue, et tendre au même but, sans rentrer l’une dans l’autre, parce qu’alors il s’en trouverait une qui serait inutile. Quand on divise, dit Fénelon61 62, il faut diviser simplement, naturellement ; il faut que ce soit une division, qui se trouve toute faite dans le sujet même ; une division, qui éclaircisse, qui range les matières, qui se retienne aisément, et qui aide à retenir tout le reste ; enfin une division, qui fasse voir la grandeur du sujet et de ses parties. Bourdaloue traitant le Mystère de la Passion sur ce texte ; les Juifs demandent des prodiges ! etc., veut faire voir qu’on y en découvre un des plus éclatants. Voici comment il divise son sujet.

« Vous n’avez peut-être considéré jusqu’à présent la mort du Sauveur, que comme le mystère de son humilité et de sa faiblesse ; et moi je vais vous montrer que c’est dans ce mystère, qu’il a fait paraître toute l’étendue de sa grandeur et de sa puissance : ce sera la première partie. Le monde jusqu’à présent n’a regardé ce mystère, que comme une folie ; et moi, je vais vous faire voir que c’est dans ce mystère, que Dieu a fait éclater plus hautement sa sagesse : ce sera la seconde partie ».

II. De la Narration.

Après l’exorde, vient la narration, qui consiste à instruire l’auditeur du fond du sujet. S’il s’agit d’un fait, l’orateur le raconte avec toutes ses circonstances, en faisant ressortir les plus favorables et les plus frappantes. S’il faut établir une vérité, combattre une erreur, examiner une question, l’orateur l’expose dans une juste étendue, en faisant entrevoir le germe des preuves qu’il a dessein d’employer. La narration oratoire considérée comme le récit d’un fait, ou comme l’exposition d’un sujet quelconque, doit être courte et simple. La brièveté exclut les choses reprises de plus haut qu’il n’est nécessaire, les circonstances triviales, les détails superflus, les longues réflexions, les raisonnements étendus. La simplicité n’admet que les ornements naturels, et rejette les figures hardies, les périodes travaillées avec beaucoup de soin, en un mot, le style pompeux et magnifique. Un beau modèle de narration oratoire est le morceau suivant de l’Oraison funèbre du président de Lamoignon 63, par Fléchier.

« Je ne veux que vous faire souvenir de la cause célèbre de ces Étrangers, que l’espérance du gain avait attirés des bords du Levant, pour porter en Europe les richesses de l’Asie. Contre la liberté des mers et la fidélité du commerce, des armateurs français leur avaient enlevé, et leurs richesses, et le vaisseau qui les portait. Ceux qui devaient les secourir, aidaient eux-mêmes à les opprimer. On avait oublié pour eux, non seulement cette pitié commune qu’on a pour tous les malheureux, mais encore cette politesse singulière que notre nation a coutume d’avoir pour les étrangers. Éloignés de leurs amis par tant de terres et par tant de mers, dans un pays où l’on ne pouvait les entendre, où l’on ne voulait pas même les écouter, ils eurent recours à M. de Lamoignon, comme à un homme incorruptible, qui prendrait le parti des faibles contre les puissants, et qui débrouillerait ce chaos d’incidents et de procédures, dont on avait enveloppé leur cause. Il le fit : il alluma tout son zèle contre l’avarice ; il leva les voiles qui couvraient ce mystère d’iniquité, et rapporta durant trois jours, au conseil du roi, cette affaire, avec tant d’ordre et de netteté, qu’il fit restituer à ces malheureux ce qu’ils croyaient avoir perdu, et les obligea d’avouer, ce qu’ils avaient eu peine à croire, qu’on pouvait trouver parmi nous de la fidélité et de la justice ».

Quoique la narration doive être simple, il y a cependant des occasions où elle peut être animée, brillante et pathétique. Massillon, dans son Oraison funèbre de Louis XIV, rappelle le souvenir de la perte, que ce monarque avait faite de plusieurs princes et princesses de sa maison. L’orateur ne pouvait raconter ces tristes événements, sans se livrer à de grands mouvements, et sans remuer les passions. Aussi la peinture qu’il en fait, est vraiment sublime. La voici.

« Que vois-je ici, et quel spectacle attendrissant, même pour nos neveux, quand ils en liront l’histoire ! Dieu répand la désolation et la mort sur toute la maison royale. Que de têtes augustes frappées ! Que d’appuis du trône renversés ! Le jugement commence par le premier-né64 : sa bonté nous promettait des jours heureux ; et nous répandîmes ici nos prières et nos larmes sur ses cendres chères et augustes : mais il nous restait encore de quoi nous consoler. Elles n’étaient pas encore essuyées nos larmes ; et une princesse aimable65, qui délassait Louis des soins de la royauté, est enlevée, dans la plus belle saison de son âge, aux charmes de la vie, à l’espérance d’une couronne, et à la tendresse des peuples, qu’elle commençait à regarder et à aimer comme ses sujets. Vos vengeances, ô mon Dieu, se préparent encore de nouvelles victimes ! Ses derniers soupirs souillent la douleur et la mort, dans le cœur de son royal époux66 : les cendres du jeune prince se hâtent de s’unir à celles de son épouse : il ne lui survit que les moments rapides qu’il faut, pour sentir qu’il l’a perdue ; et nous perdons avec lui les espérances de sagesse et de piété, qui devaient faire revivre le règne des meilleurs rois, et les anciens jours de paix et d’innocence. Arrêtez, grand Dieu ! montrerez-vous encore votre colère et votre puissance contre l’enfant qui vient de naître ? Voulez-vous tarir la source de la race royale ; et le sang de Charlemagne67 et de Saint-Louis68, qui ont tous combattu pour la gloire de votre nom, est-il devenu pour vous comme le sang d’Achab, et de tant de rois impies dont vous exterminiez toute la postérité ? Le glaive est encore levé ; Dieu est sourd à nos larmes, à la tendresse et à la piété de Louis. Cette fleur naissante, et dont les premiers jours étaient si brillants, est moissonnée69 ; et si la cruelle mort se contente de menacer celui qui est encore attaché à la mamelle, ce reste précieux que Dieu voulait nous sauver de tant de pertes, ce n’est que pour finir cette triste et sanglante scène, par nous enlever le seul des trois princes70, qui nous restait encore, pour présider à son enfance, et le conduire ou l’affermir sur le trône ».

III. De la Confirmation.

La confirmation est cette partie du discours, dans laquelle l’Orateur prouve le fait qu’il a raconté, ou la vérité qu’il a exposée. Il doit tirer toutes ses preuves du fond du sujet, et les lier tellement entre elles, qu’elles ne fassent qu’un tout, d’où découle naturellement la conclusion qui renferme la proposition générale. Il s’appliquera surtout à les développer avec netteté et précision, à les présenter sous un jour si lumineux, que les personnes les moins intelligentes puissent les comprendre, et en sentir la force et la certitude. L’éloquence, dit Cicéron71, veut qu’on s’accommode au goût et à l’oreille au peuple : elle songe à gagner et à toucher les esprits ; et dans ce but qu’elle se propose, les raisons doivent être pesées, non dans la balance des savants, mais dans celle du sens commun et de la multitude.

En observant ce précepte, on doit éviter deux défauts considérables. Le premier, c’est de prouver les choses qui sont claires par elles-mêmes, que tout le monde connaît, et que personne ne conteste : il suffit de les supposer, ou de les énoncer. Le second, c’est d’insister sur une preuve, quand on l’a suffisamment éclaircie et développée : affecter de l’épuiser, ce serait l’affaiblir, et fatiguer l’auditeur par des répétitions inutiles. L’orateur peut dans la confirmation s’attacher à plaire et à toucher. Il doit même revêtir ses preuves des grâces de la diction, de l’éclat des figures qui peuvent leur convenir. La beauté du style ne sert qu’à les faire valoir davantage ; et l’auditeur, dont l’oreille et l’imagination sont agréablement flattées, n’en est que mieux disposé à suivre et à goûter les raisonnements de l’orateur.

On recommande assez communément aux orateurs d’imiter, dans l’arrangement des preuves, les généraux d’armée, qui placent, aux premiers rangs, les soldats robustes et braves ; dans le milieu, ceux dont on suspecte le courage, et aux derniers rangs, des troupes d’élite, pour assurer la victoire. Les fortes preuves doivent en général être mises au commencement du discours ; les moins convaincantes dans le milieu ; et les plus décisives, à la fin. Mais comme il est des circonstances, qui obligent un habile capitaine à former un autre plan dans l’arrangement de ses troupes ; il y a de même des occasions, où l’orateur doit suivre un autre ordre dans la disposition de ses preuves. C’est à lui à se laisser conduire par sa matière, et à observer les règles particulières, que chaque sujet peut lui prescrire. Voici un bien bel exemple de confirmation, que nous fournit Démosthène dans sa troisième Philippique, où il anime les Athéniens par l’espérance d’un meilleur succès dans la guerre contre Philippe, si, à l’exemple de ce Prince, ils veulent s’appliquer sérieusement au soin de leurs affaires.

« Si vous êtes résolus d’imiter Philippe72, ce que jusques ici vous n’avez pas fait ; si chacun veut s’employer de bonne foi pour le bien public, les riches en contribuant de leurs biens, les jeunes en prenant les armes ; enfin pour tout dire en peu de mots, si vous voulez ne vous attendre qu’à vous-mêmes, et vaincre cette paresse qui vous lie les mains, en vous entretenant de l’espérance de quelques secours étrangers ; vous réparerez bientôt, avec l’aide des dieux, vos fautes et vos pertes, et vous tirerez vengeance de votre ennemi. Car ne vous imaginez pas que cet homme soit un dieu, qui jouisse d’une félicité fixe et immuable. Il est craint, haï, envié, et par ceux-là même qui paraissent les plus dévoués à ses intérêts. En effet, on doit présumer qu’ils sont remués par les mêmes passions, que le reste des hommes. Mais tous ces sentiments demeurent maintenant comme étouffés et engourdis, parce que votre lenteur et votre nonchalance ne leur donnent point lieu d’éclater ; et c’est à quoi il faut que vous remédiez. Car voyez où vous en êtes réduits, et quelle est l’insolence de cet homme. Il ne vous laisse pas le choix de l’action ou du repos. Il use de menaces ; il parle dit-on, d’un ton fier et arrogant. Il ne se contente plus de ses premières conquêtes ; il y en ajoute tous les jours de nouvelles ; et pendant que vous temporisez, et que vous demeurez tranquilles, il vous enveloppe et vous investit de toutes parts. En quel temps donc, en quel temps agirez-vous comme vous le devez ? Quel événement attendez-vous ? Quelle nécessité faut-il qui survienne pour vous y contraindre ? Ah ! l’état où nous sommes n’en est-il pas une ? Pour moi, je ne connais point de nécessité plus pressante pour des hommes libres, qu’une situation d’affaires pleine de honte et d’ignominie. Ne voulez-vous jamais faire autre chose, qu’aller par la ville vous demander les uns aux autres : que dit-on de nouveau ? Eh quoi ! y a-t-il rien de plus nouveau, que de voir un homme de Macédoine se rendre maître des Athéniens, et faire la loi à toute la Grèce ? Philippe est-il mort ? dit l’un. Non, il n’est que malade, répond l’autre. Mort ou malade, que vous importe ; puisque s’il n’était plus, vous vous feriez bientôt un autre Philippe par votre mauvaise conduite ? Car il est bien plus redevable de son agrandissement à votre négligence, qu’à sa valeur ».

Ce morceau est plein d’éloquence, mais de cette éloquence mâle et solide, qui rejette toutes sortes d’ornements, qui dédaigne le vain luxe des paroles, pour ne s’attacher qu’aux choses, qui laisse l’auditeur pleinement convaincu et sans réplique. En voici un dans le genre brillant et fleuri : il est tiré de l’oraison de Cicéron pour Marcellus : on n’en trouve pas de plus beau dans aucun orateur, soit ancien, soit moderne. Le consul Marcellus73 avait pris le parti de Pompée74 contre César75, qui étant devenu vainqueur, l’exila de Rome, et le rappela ensuite à la prière du sénat. Cicéron faisant valoir cet acte de clémence, dit au dictateur, qu’en rétablissant Marcellus, il s’est acquis une gloire supérieure à celle que toutes ses victoires peuvent lui mériter, parce qu’en effet d’autres partagent avec lui l’honneur de ses triomphes, tandis que la clémence est une vertu qu’il ne partage avec personne. On va voir qu’il prouve d’abord cette proposition par un magnifique éloge de César, et ensuite par trois raisons qu’il développe d’une manière non moins solide que brillante.

« Je pense souvent en moi-même, et je me fais un vrai plaisir de le publier, que les hauts faits de nos plus célèbres guerriers, ceux des plus illustres potentats, ceux des plus belliqueuses nations de l’univers, ne peuvent être comparés aux vôtres ; qu’on examine la grandeur des guerres, ou la multitude des batailles, ou la variété des pays, ou la rapidité du succès, ou la diversité des entreprises. Vous avez soumis, par vos victoires, un grand nombre de régions, séparées les unes des autres par de vastes espaces, et vous les avez parcourues en conquérant, avec autant de vitesse qu’aurait pu faire un voyageur. Il faudrait s’aveugler volontairement, pour ne pas convenir que de tels exploits ont une grandeur, qui passe presque tout ce que nos idées peuvent nous en représenter. Il y a néanmoins encore quelque chose de plus grand et de plus admirable.

I. Car pour ce qui est des actions guerrières, il se trouve des gens qui prétendent en diminuer l’éclat, en soutenant que le soldat en partage la gloire avec le chef, qui dès là ne peut se l’approprier. En effet, la valeur des troupes, l’avantage des lieux, les secours des alliés, les armées navales, la facilité des convois, tout cela sans doute contribue beaucoup à la victoire. La fortune, surtout, se croit en droit de s’en attribuer la plus grande partie, et se regarde presque comme la seule et unique cause des heureux succès. Mais ici vous n’avez point de compagnon ni de concurrent, qui puisse vous disputer la gloire que voire clémence vient de vous acquérir. Quelque brillante qu’elle soit, et elle l’est infiniment, vous la possédez seul tout entière. Ni le soldat, ni l’officier, ni les troupes de pied, ni celles de cavalerie, ne peuvent y prétendre. La fortune même, cette fière maîtresse des événements humains, ne peut rien vous dérober de cet honneur : elle vous le cède entièrement, et avoue qu’il vous appartient en tout et en propre, puisque la témérité et le hasard ne se trouvèrent jamais où président la sagesse et la prudence.

II. Vous avez soumis des peuples innombrables, répandus en beaucoup de pays différents, formidables par leur férocité, pourvus abondamment de tout ce qui est nécessaire pour se défendre. Mais après tout, vous n’avez vaincu pour lors que ce qui était de nature et de condition à être vaincu ; car il n’est rien de si puissant ni de si redoutable, dont le fer et la force ne puissent enfin venir à bout. Mais se dompter soi-même, étouffer son ressentiment ; mettre un frein à la victoire ; relever un ennemi abattu, un ennemi considérable par sa naissance, par son esprit, par son courage, et non seulement le relever, mais le faire monter à un plus haut point de fortune qu’il n’était avant sa chute ; en user ainsi, c’est se rendre, je ne dis pas comparable aux plus grands hommes, mais presque semblable aux dieux.

III. Vos conquêtes, César, se liront à la vérité dans nos annales, et dans celles de presque tous les peuples ; et la postérité la plus reculée ne se taira jamais sur vos louanges. Mais lorsqu’on lit, ou qu’on entend le récit des guerres et des batailles, il arrive, je ne sais comment, que l’admiration qu’elles excitent, est en quelque sorte troublée par le cri tumultueux des soldats, et par le son éclatant des trompettes. Au contraire, le récit d’une action où paraissent la clémence, la douceur, la justice, la modération, la sagesse, principalement si elle est faite malgré la colère, toujours ennemie des réflexions, et dans la victoire, naturellement superbe et insolente ; le récit, dis-je, de cette action, même dans des histoires qui sont faites, produit en nous une si douce et si vive impression d’estime et d’amour pour ceux qui en sont les auteurs, que nous ne pouvons nous empêcher de les chérir, quand bien même nous ne les aurions jamais connus. Vous donc, que nous avons le bonheur de voir de nos yeux, dont nous connaissons les dispositions et les sentiments les plus intimes ; vous, dont les desseins ne tendent qu’à conserver à la république tout ce que la fureur de la guerre a épargné ; par quelles louanges, par quelles démonstrations de zèle et de respect, pourrons-nous vous témoigner notre reconnaissance ? Oui, César, tout est sensible ici à une telle générosité ; même ces murailles, qui voudraient, ce semble, marquer leur allégresse de ce que vous allez leur rendre leur ancien éclat, et rétablir le sénat dans son ancienne autorité ».

La réfutation fait partie de la confirmation : elle consiste à détruire les difficultés qui pourraient être proposées contre les raisons que l’orateur a fait valoir. On peut y suivre la même méthode que dans la confirmation ; ou s’en écarter, en commençant par réfuter les plus fortes, ou les moins solides, selon que l’exige le sujet. On peut aussi, suivant les circonstances, répondre séparément à chaque objection, ou se contenter de les réunir toutes en un seul corps, et d’en faire sentir le faux, par une raison générale et victorieuse.

IV. De la Péroraison.

La péroraison est la dernière partie du discours, et n’est ni la moins importante, ni la moins difficile à traiter. C’est ici principalement que le style doit être plein, nerveux, véhément, et surtout précis : les pensées doivent s’y succéder avec la plus grande rapidité. Il faut que l’orateur, en ne disant rien de faible, rien d’inutile, y fasse une courte récapitulation des preuves les plus solides qu’il a développées, de ce qu’il a dit de plus essentiel et de plus frappant, et qu’il représente dans un tableau raccourci, mais où les objets soient bien distingués, tout ce qui peut faire la plus vive et la plus forte impression sur l’auditeur. Il déploiera toutes les ressources de son art, il mettra en usage tout ce que l’éloquence a de tours séduisants et de mouvements impétueux ; enfin il animera cette partie de son discours de toute la chaleur, de tout le feu du sentiment, pour exciter les grandes passions, et maîtriser les âmes.

Cicéron possédait ce talent au suprême degré. La plupart de ses péroraisons sont du plus grand pathétique. Celle de la harangue pour Milon, accusé d’avoir fait assassiner le tribun Clodius, homme de mauvaises mœurs, est un vrai chef-d’œuvre. Il y excite presque toutes les passions des juges : il leur inspire de l’indignation contre les accusateurs, de l’estime pour l’accusé, de l’amour pour sa vertu, de l’admiration pour ses sentiments, de la reconnaissance même pour les services qu’il avait rendus à la république, enfin de la haine pour la mémoire de Clodius, et de l’horreur pour ses forfaits.

Il n’est point de figures qui ne puissent trouver place dans la péroraison. Les plus nobles, les plus fortes et les plus touchantes, telles que l’interrogation, l’apostrophe, la prosopopée, etc., sont celles que l’orateur doit y employer, comme étant les plus propres à donner au discours cette véhémence et cette impétuosité, qui ébranlent et transportent les cœurs. Eschine en fournit un très bel exemple dans la péroraison de sa harangue de la Couronne, dont il est à propos que je dise le sujet. Démosthène s’étant noblement acquitté de la commission qu’on lui avait donnée de faire réparer les murs d’Athènes, Ctésiphon, illustre citoyen de cette ville, persuada aux Athéniens de lui décerner, pour prix de son zèle et de sa probité, une couronne d’or. Eschine s’éleva contre ce décret : il accusa même celui qui l’avait rendu, et attaqua personnellement Démosthène. Cette grande cause fut plaidée devant toute la Grèce.

« Vous donc, messieurs, lorsqu’à la fin de sa harangue, Démosthène invitera les confidents et les complices de sa lâche perfidie à se ranger autour de lui ; vous de votre côté, messieurs, figurez-vous voir autour de cette tribune où je parle, les anciens bienfaiteurs de la république rangés en ordre de bataille, pour repousser cette troupe audacieuse. Imaginez-vous entendre Solon76, qui par tant d’excellentes lois, prit soin de munir le gouvernement populaire, ce philosophe, ce législateur incomparable, vous conjurer avec une douceur et une modestie dignes de son caractère, que vous vous gardiez bien d’estimer plus les phrases de Démosthène, que vos serments et vos lois. Imaginez-vous entendre Aristide77, qui sut, avec tant d’ordre et de justesse, répartir les contributions imposées aux Grecs pour la cause commune, ce sage dispensateur, qui en mourant ne transmit à ses filles d’autre succession que la reconnaissance publique, qui les dota ; imaginez-vous, dis-je, l’entendre déplorer amèrement la façon injurieuse, dont nous foulons aux pieds la justice, et vous adresser la parole en ces termes : Eh quoi ! parce que Arythmies de Zélie78, cet asiatique qui passait par Athènes79, où il jouissait même du droit d’hospitalité, avait apporté de l’or des Mèdes dans la Grèce, vos pères se portèrent presque à l’envoyer au dernier supplice, et du moins le bannirent, non de la seule enceinte de leur ville, mais de toute l’étendue des terres de leur obéissance ; et vous ne rougirez point d’adjuger à Démosthène, qui véritablement n’a pas apporté de l’or des Mèdes, mais qui de toutes parts a touché tant d’or pour vous trahir, et qui maintenant jouit encore du fruit de ses forfaits ; vous dis-je, vous ne rougirez point de lui adjuger une couronne d’or ? Pensez-vous que Thémistocle80, et les héros qui moururent aux batailles de Marathon81 et de Platée82 ; pensez-vous que les tombeaux mêmes de vos ancêtres n’éclatent point en gémissements, si vous couronnez un homme qui, de son propre aveu, n’a cessé de conspirer avec les barbares à la ruine des Grecs ? Pour moi, ô terre ! ô soleil ! ô vertu ! et vous, source du juste discernement, lumières naturelles et acquises, par lesquelles nous démêlons le bien d’avec le mal, je vous en atteste ; j’ai de mon mieux secouru l’état, et de mon mieux plaidé sa cause. J’aurais souhaité que mon discours eût pu répondre à la grandeur et à l’importance de l’affaire. Du moins je puis me flatter d’avoir rempli mon ministère selon mes forces, si je n’ai pu le faire selon mes désirs. Vous, magistrats, et sur les raisons que vous venez d’entendre, et sur celles que suppléera votre sagesse, prononcez en faveur de la patrie un jugement, tel que l’exacte justice le prescrit, et que l’utilité publique le demande ».

On s’attend, sans doute, à lire, après cette péroraison, celle de la harangue de Démosthène. La voici.

« Au reste, messieurs, il faut que le citoyen naturellement vertueux (car en parlant de moi, je me restreins à ce terme, pour moins irriter l’envie) possède ces deux qualités ; savoir, dans les exercices de l’autorité, un courage ferme et inébranlable, pour maintenir la république en sa prééminence, et de plus, dans chaque conjoncture et dans chaque action particulière, un zèle à toute épreuve ; car ces sentiments dépendent de nous, et la nature nous les donne : mais pour le pouvoir et la force, ils nous viennent d’ailleurs. Or, ce zèle, vous trouverez absolument qu’il ne se démentit jamais en moi ; jugez-en par les actions ; ni lorsqu’on demandait ma tête, ni lorsqu’on me traduisait au tribunal des Amphictyons83, ni lorsqu’on s’efforçait de m’ébranler par des menaces, ni lorsqu’on tentait de m’amorcer par des promesses, ni lorsqu’on lâchait sur moi ces hommes maudits comme autant de bêtes féroces ; jamais en aucune façon je ne me suis départi de mon zèle pour vous. Quant au gouvernement, dès que je commençai à y avoir part, je suivis la droite et juste voie de conserver les prérogatives, les forces, la gloire de ma patrie, de les accroître, et de me consacrer entièrement à ce soin. Aussi, lorsque d’autres puissances prospèrent, on ne me voit point me promener avec un visage content et serein dans la place publique, étendre une main caressante, et d’une voix de congratulation, annoncer la bonne nouvelle à des gens, que je crois qui la manderont en Macédoine84. On ne me voit pas non plus, au récit des événements heureux pour Athènes85, trembler, gémir, baisser les yeux vers la terre, à l’exemple de ces impies qui diffament la république ; comme si, par de telles manœuvres, ils ne se diffamaient pas eux-mêmes. Ils ont toujours l’œil au-dehors ; et lorsqu’ils voient quelque potentat profiter de nos malheurs, ils font valoir ses prospérités, et publient qu’on doit mettre tout en œuvre pour éterniser ses succès. Dieux immortels, qu’aucun de vous n’exauce de semblables vœux ; mais rectifiez plutôt l’esprit et le cœur de ces hommes pervers. Que si leur malice invétérée est incurable, poursuivez-les sur terre et sur mer, et exterminez-les totalement. Quant à nous, détournez au plutôt de dessus nos têtes les malheurs qui nous menacent, et accordez-nous une pleine sûreté ».

Les deux discours dont je viens de citer, la péroraison, sont les chefs-d’œuvre du barreau d’Athènes. On a dû remarquer que l’éloquence d’Eschine, quoique brillante et fleurie, est néanmoins solide et énergique ; mais que celle de Démosthène est plus serrée, plus nerveuse et plus véhémente. Je croirais sans peine que le lecteur, qui ne connaissait pas ces deux harangues, et qui en ignorait le succès, a jugé, à la simple lecture de ces deux morceaux, qu’Eschine succomba. Il perdit en effet sa cause, et fut exilé. La ville de Rhodes fut le lieu de sa retraite. Il y établit une école d’éloquence, et commença par lire à ses auditeurs sa harangue, qui lui mérita de leur part de très grands éloges. Mais après qu’il eut lu celle de Démosthène, les acclamations et les applaudissements redoublèrent. Eh ! que serait-ce donc, dit alors Eschine, si vous l’aviez entendu lui-même ? Mot bien digne de louange dans la bouche d’un rival !

Nos bons orateurs ont traité cette partie du discours oratoire avec un succès distingué. Il n’en est aucun dans lequel on ne trouve des péroraisons admirables. Celle de l’oraison funèbre du grand Condé 86, par Bossuet, est un des plus beaux modèles qu’on puisse citer en notre langue. Il n’est pas possible de lire ce morceau, sans être vivement ému ; et je ne crains point qu’on me reproche de l’avoir rapporté tout entier. Ce grand orateur venant de peindre son Héros, prêt à rendre le dernier soupir dans les sentiments les plus sublimes et les plus affectueux, que la religion inspire au vrai chrétien, s’écrie :

« Que se faisait-il dans cette âme ? Quelle nouvelle lumière lui apparaissait ? Quel soudain rayon perçoit la nue, et faisait comme évanouir en ce moment, avec toutes les ignorances des sens, les ténèbres mêmes, si je l’ose dire, et les saintes obscurités de la foi ? Que deviennent alors ces beaux titres, dont notre orgueil est flatté ? Dans l’approche d’un si beau jour, et dès la première atteinte d’une si vive lumière, combien promptement disparaissent tous les fantômes du monde ! Que l’éclat de la plus belle victoire paraît sombre ! Qu’on en méprise la gloire, et qu’on veut de mal à ces faibles yeux, qui s’y sont laissé éblouir ! Venez, Peuples, venez maintenant ; mais venez plutôt, Princes et Seigneurs, et vous qui jugez la terre, et vous qui ouvrez aux hommes les portes du ciel, et vous, plus que tous les autres, Princes et Princesses, nobles rejetons de tant de Rois, lumières de la France, mais aujourd’hui obscurcies, et couvertes de votre douleur comme d’un nuage ; venez voir le peu qui nous reste d’une si auguste naissance, de tant de grandeur, de tant de gloire. Jetez les yeux de toutes parts ; voilà ce qu’ont pu faire la magnificence et la piété, pour honorer un héros : des titres, des inscriptions, vaines marques de cc qui n’est plus ; des figures qui semblent pleurer autour d’un tombeau, et de fragiles images d’une douleur que le temps emporte avec tout le reste ; des colonnes qui semblent vouloir porter jusqu’au ciel le magnifique témoignage de notre néant : et rien enfin ne manque dans tous ces honneurs, que celui à qui on les rend. Pleurez donc sur ces faibles restes de la vie humaine, pleurez sur cette triste immortalité que nous donnons aux Héros. Mais approchez en particulier, ô vous qui courez avec tant d’ardeur dans la carrière, de la gloire, âmes guerrières et intrépides ; quel autre fut plus digne de vous commander ? Mais dans quel autre avez-vous trouvé le commandement plus honnête ? Pleurez donc ce grand Capitaine, et dites en gémissait : voilà celui qui nous menait dans les hasards ; sous lui se sont formés tant de renommés Capitaines., que ses exemples ont élevés aux premiers honneurs de la guerre. Son ombre eût pu encore gagner des batailles ; et voilà que dans son silence, son nom même nous anime, et ensemble il nous avertit que, pour trouver à la mort quelque reste de nos travaux, et ne pas arriver sans ressource à notre éternelle demeure avec le Roi de la terre, il faut encore servir le Roi du ciel. Servez donc ce roi immortel et si plein de miséricorde, qui vous comptera un soupir et un verre d’eau donné en son nom, plus que tous les autres ne feront jamais votre sang répandu ; et commencez à compter le temps de vos utiles services, du jour que vous vous serez donnés a un maître si bienfaisant. Et vous, ne viendrez-vous pas à ce triste monument, vous, dis-je, qu’il a bien voulu mettre au rang de ses amis ? Tous ensemble, en quelque degré de sa confiance, qu’il vous ait reçus, environnez ce tombeau, versez des larmes avec des prières ; et admirant dans un si grand Prince une amitié si commode et un commerce si doux, conservez le souvenir d’un Héros dont la bonté avait égalé le courage. Ainsi puisse-t-il toujours vous être un cher entretien : ainsi puissiez-vous profiter de ses vertus ; et que sa mort, que vous déplorez, vous serve à la fois de consolation et d’exemple. Pour moi, s’il m’est permis, après tous les autres, de venir rendre les derniers devoirs à ce tombeau ; ô Prince, le digne sujet de nos louanges et de nos regrets, vous vivrez éternellement dans ma mémoire : votre image y sera tracée, non point avec cette audace qui promettait la victoire ; non, je, ne veux rien voir en vous de ce que la mort y efface : vous aurez dans cette image des traits immortels ; je vous y verrai tel que vous étiez à ce dernier jour, sons la main de Dieu, lorsque sa gloire sembla commencer à vous apparaître. C’est là que je vous verrai plus triomphant qu’à Fribourg87 et à Rocroi88, et ravi d’un si beau triomphe, je dirai en actions de grâces ces belles paroles du bien-aimé disciple : la véritable victoire, celle qui met sous nos pieds le monde entier, c’est notre foi. Jouissez, Prince, de cette victoire, jouissez-en éternellement par l’immortelle vertu de ce sacrifice. Agréez ces derniers efforts d’une, voix qui vous fut connue ; vous mettrez fin à tous ces discours. Au lieu de déplorer la mort des autres, grand Prince, dorénavant je veux apprendre de vous à rendre la mienne sainte. Heureux, si averti par ces cheveux blancs, du compte que je dois rendre de mon administration, je réserve au troupeau que je dois nourrir de la parole de vie, les restes d’une voix qui tombe, et d’une ardeur qui s’éteint ».

Article III.

De l’élocution.

Quand l’orateur a trouvé les choses qui doivent composer son discours, et qu’il les a placées dans leur véritable point de vue, il faut qu’il s’applique à les embellir, à leur donner une espèce d’âme par la force et les grâces de l’expression : voilà en quoi consiste l’élocution. C’est à elle que l’éloquence doit principalement cette puissance irrésistible, ces charmes victorieux qui portent la lumière, la conviction dans les esprits, et qui la rendent la souveraine des cœurs. Un peintre qui veut composer un tableau, imagine d’abord le dessin, observe ensuite les proportions, et achève enfin son ouvrage, en donnant à l’objet qu’il peint, ce coloris qui lui est propre, et qui enlève tous les suffrages. Ce que fait le peintre par les couleurs, l’orateur le fait par l’élocution. Elle comprend les figures, le style et ses différentes espèces, dont j’ai déjà parlé.

Je me bornerai donc à dire ici que, pour réussir dans l’élocution, il faut bien penser, bien sentir, et écrire comme l’on pense et comme l’on sent ; qu’il ne faut ni prodiguer les figures, ni les placer sans discernement ; elles doivent naître du fond du sujet, tirer leur source dans le cœur même de l’orateur, dans les passions qui l’animent, dans les sentiments dont il est pénétré. Il faut surtout s’attacher à bannir du discours oratoire ces pensées stériles, qui ne sont que brillantes, et qui ne disent rien pour l’instruction de l’auditeur. En un mot, l’orateur doit avoir sans cesse présente à l’esprit cette réflexion de Cicéron89: Le discours est un composé de choses et de paroles : les paroles n’ont point de fondement, si elles ne sont appuyées sur les choses ; et les choses n’ont point de grâce, si elles ne sont ornées par les paroles.